27 Une simple boîte en bois

En Altara, le soleil de midi était chaud, mais une forte brise fouettait la cape de Rand. Ils étaient au sommet de la colline depuis deux heures maintenant. Une grosse masse de nuages noirs, dérivant lentement du nord au-dessus d’une brume de chaleur bleutée, annonçait de la pluie et de la fraîcheur. L’Andor n’était qu’à quelques miles dans cette direction, au-delà de basses collines couvertes de pins, de chênes et de lauréoles. Cette frontière avait vu d’innombrables passages de bétail dans les deux sens au cours des générations. Elayne regardait-elle la pluie tomber à Caemlyn ? La cité était à cent cinquante lieues à l’est, trop loin pour qu’elle soit plus qu’une faible présence dans sa tête. Aviendha, en Arad Doman, était encore plus loin. Il n’avait pas pensé que les Sagettes pouvaient l’emmener. Quand même, elle serait en sécurité au milieu de centaines de milliers d’Aiels, autant qu’Elayne derrière les murailles de Caemlyn. Tai’daishar piaffa et agita la tête, impatient de repartir. Rand lui flatta l’encolure. L’étalon était capable d’atteindre la frontière en moins d’une heure, mais aujourd’hui, ils iraient vers l’ouest.

Comme il devait faire impression à la réunion prévue ce jour, il avait choisi ses vêtements avec soin. Mais il n’avait pas coiffé la Couronne d’Épées seulement dans ce but. La moitié des petites épées, nichées dans la large bande de feuilles de laurier, pointaient vers le bas, la rendant inconfortable à porter et lui rappelant constamment son poids, en or et en responsabilité.

Une petite ébréchure à une feuille s’enfonçait dans sa tempe, lui rappelant la bataille contre les Seanchans où elle avait été faite. Une bataille perdue. Sa tunique de soie vert foncé était brodée d’or aux manches, aux épaules et sur le haut col ; une boucle incrustée d’or en forme de dragon fermait son ceinturon, et il tenait le Sceptre du Dragon, deux pieds de lance avec un long pompon vert et blanc sous la pointe en acier poli. Si la Fille des Neuf Lunes l’identifiait comme étant une partie de lance seanchane, elle devrait aussi voir les dragons que les Vierges avaient sculptés autour de la moitié restante. Aujourd’hui, il ne portait pas de gants. Sur le dos de ses mains, les têtes de dragons à la crinière dorée brillaient au soleil d’un éclat métallique. Quel que fût son rang parmi les Seanchans, elle saurait qui elle affrontait.

Un imbécile. Le rire dément de Lew Therin résonna dans sa tête. Un imbécile qui va tomber dans un piège. Rand ignora le fou. C’était peut-être un piège, mais il s’y était préparé. Le risque en valait la peine. Il avait besoin de cette trêve. Il pouvait écraser les Seanchans, mais à quel prix ? De nouveau, il regarda vers le nord. Au-dessus de l’Andor, le ciel était sombre, à part quelques nuages blancs qui dérivaient très haut, comme des flocons. La Dernière Bataille approchait. Il devait prendre le risque.

Près de lui, Min tripotait les rênes de sa jument grise, avec un sentiment de suffisance, et cela l’irritait. Elle lui avait soutiré une promesse dans un moment de faiblesse et refusait de l’en libérer. Il pouvait la rompre. Il le devait. Comme si elle entendait ses pensées, elle le regarda. Son visage, encadré de bouclettes lui arrivant aux épaules était lisse, mais le lien transmettait de la suspicion et de la colère. Elle tentait de réprimer ses sentiments, pourtant, elle ajusta les manchettes de sa tunique richement brodée comme quand elle vérifiait ses couteaux. Bien sûr, elle n’utiliserait pas une de ses lames contre lui.

L’amour d’une femme peut être violent, murmura Lews Therin. Parfois, elles blessent un homme plus qu’elles ne le veulent. Parfois même, elles le regrettent. Il paraissait sensé pour le moment, mais Rand fit taire la voix.

— Vous devriez nous laisser partir en reconnaissance plus loin, Rand al’Thor, dit Nandera.

Sur la crête aux arbres clairsemés, elle et les deux douzaines de Vierges étaient voilées. Certaines avaient leur arc à la main, flèche encochée. Les autres se tenaient sous les arbres, loin de la colline, montant la garde pour éviter les surprises désagréables.

— Le terrain est dégagé jusqu’au manoir, mais je flaire toujours le piège.

Il y avait eu un temps où les mots tels que « manoir » et « maison » lui paraissaient bizarres à prononcer, mais maintenant, elle était depuis longtemps dans les Terres Humides.

— Nandera dit vrai, marmonna Alivia, d’un ton boudeur, faisant avancer son hongre.

Apparemment, la femme aux cheveux d’or lui en voulait de ne pas partir avec lui, mais la réaction qu’elle avait eue en entendant à Tear l’accent de ses compatriotes rendait cela impossible. Elle reconnaissait avoir été ébranlée, mais prétendait que c’était la surprise. Pourtant, il ne pouvait pas prendre le risque.

— Vous ne pouvez pas faire confiance à un membre du Haut Sang, surtout pas à une fille d’impératrice, puisse-t-elle…

Elle referma brusquement la bouche, et elle lissa inutilement ses jupes bleu foncé, grimaçant à ce qu’elle avait quasiment dit. Il avait confiance en elle, même quand sa vie était en jeu, mais son instinct lui déconseillait de la mettre face à face avec la femme qu’il allait rencontrer. Le lien transmit de la colère non dissimulée. Min n’aimait pas la voir près de Rand.

— Je flaire un piège, moi aussi, dit Bashere, remuant son épée dans son fourreau.

Il était habillé simplement, en casque et plastron luisants, seule sa tunique de soie grise le distinguant des quatre-vingt-un lanciers saldaeans déployés autour de la colline. Ses épaisses moustaches tombantes se hérissaient presque derrière les barreaux de sa visière.

— Je donnerais dix mille couronnes pour savoir combien elle a d’hommes. Et combien de damanes. La Fille des Neuf Lunes est l’héritière de leur trône, mon ami.

Il avait été choqué quand Alivia le lui avait révélé. Personne à Ebou Dar ne lui en avait parlé, comme si c’était sans importance.

— Ils peuvent prétendre contrôler le pays loin vers le sud, mais je parie qu’une petite armée assure sa sécurité.

— Et si nos éclaireurs trouvent cette armée, rétorqua Rand avec calme, sommes-nous certains qu’ils ne seront pas vus ?

Nandera émit un son dédaigneux.

— Ne partons pas du principe que vous êtes la seule qui a des yeux, lui dit-il. S’ils pensent que nous projetons de les attaquer ou de kidnapper l’héritière, tout est perdu.

C’était peut-être pour ça qu’ils avaient gardé le secret sur cette expédition. L’héritière impériale serait une cible d’enlèvement plus tentante qu’une noble de haut rang.

— Montez juste la garde pour vous assurer qu’ils ne nous prennent pas par surprise. Si ça tourne mal, Bashere, vous savez quoi faire. De plus, elle a peut-être une armée, mais moi aussi, et pas si petite que ça.

Bashere ne put qu’approuver de la tête. En plus des Saldaeans et des Vierges, le sommet était également encombré d’Asha’man, d’Aes Sedai et de Liges, plus de vingt-cinq en tout, un groupe en soi aussi formidable qu’une petite armée. Ils se mélangeaient avec une facilité surprenante, et montraient peu de signes extérieurs de tension. Certes, Toveine, une petite Rouge à la peau cuivrée, fronçait bien les sourcils sur Logain, mais Gabrelle, sombre Brune aux yeux noirs, lui parlait avec amitié, presque avec coquetterie. C’était peut-être pour ça que Toveine fronçait les sourcils, bien que la désapprobation parût plus probable que la jalousie. Adrielle et Kurin se tenaient par la taille quoique la belle femme fût assez grande pour dominer l’Asha’man domani, alors qu’il était ordinaire et grisonnant. Sans parler qu’il avait lié la Grise contre sa volonté. Beldeine, élevée au châle récemment, avait encore l’allure d’une jeune Saldaeane. Elle tendait la main de temps en temps pour toucher Manfor, et il lui souriait chaque fois. Elle l’avait lié, ce qui avait été un choc, mais apparemment l’homme aux cheveux blonds avait été plus que consentant. Aucun n’avait demandé son avis à Rand avant le liage.

Les plus étranges, peut-être, étaient Jenare, pâle et robuste en robe d’équitation grise brodée de rouge sur la jupe, et Kajima, d’âge mûr, à l’air de bureaucrate, qui portait ses cheveux comme Narishma en deux tresses terminées par une clochette d’argent. Elle rit à ce que lui dit Kajima, et murmura quelque chose qui le fit rire à son tour. Une Rouge plaisantant avec un homme capable de canaliser ! Taim avait peut-être effectué des changements, quelles qu’aient été ses intentions. Et peut-être que Rand al’Thor vivait un rêve. Les Aes Sedai étaient célèbres pour leur dissimulation. Mais une Rouge pouvait-elle dissimuler à ce point ?

Pourtant, tout le monde n’était pas aimable. Ayako foudroyait Rand au point que ses yeux paraissaient presque noirs, mais considérant ce qui arrivait à un Lige quand son Aes Sedai mourait, la petite Blanche avait des raisons de craindre que Sandomere affronte un danger possible. Le lien de l’Asha’man différait de celui du Lige, à certains égards, mais à d’autres il était identique, et personne ne savait l’effet de la mort d’un Asha’man sur la femme qu’il avait liée. Elza fronçait les sourcils sur Rand, elle aussi, une main sur l’épaule de son grand et mince Lige Fearil, comme si elle retenait par le collier son chien de garde qu’elle allait lâcher sur quelqu’un. Pas sur Rand, sans doute, mais il s’inquiétait pour celui qui se montrerait menaçant. Il avait donné des ordres à ce sujet, et comme elle avait juré, elle devait les respecter. Mais une Aes Sedai était capable de trouver des failles dans n’importe quoi.

Merise parlait fermement à Narishma, ses deux Liges attendant à cheval un peu à l’écart. Impossible de se tromper sur la façon dont cette femme austère gesticulait, se penchant vers lui pour lui parler à voix basse. Elle lui donnait des instructions. Rand n’apprécia pas en la circonstance, mais il ne pouvait pas faire grand-chose. Merise n’avait prêté aucun serment, et elle l’ignorerait en ce qui concernait ses Liges. Ou n’importe quoi d’autre, d’ailleurs.

Cadsuane observait Rand. Elle et Nynaeve portaient tous leurs bijoux ter’angreals. Nynaeve s’efforçait d’afficher le calme d’une Aes Sedai. Elle semblait s’y exercer beaucoup depuis qu’elle avait expédié Lan. Une partie de la longueur de la crête séparait sa jument brune rebondie du bai de Cadsuane, naturellement. Nynaeve ne l’admettrait jamais, mais Cadsuane l’intimidait.

Logain vint se placer entre Rand et Bashere, son hongre noir caracolant. La robe du cheval était presque de la même couleur que sa tunique et sa cape.

— Le soleil est au-dessus de nous. C’est le moment de descendre ? dit-il, avec à peine une nuance interrogative.

Prendre des ordres l’irritait.

— Sandomere ! Narishma ! cria-t-il sans attendre la réponse.

Merise retint Sandomere par la manche encore un instant avant de le laisser rejoindre Logain. Narishma, hâlé par le soleil et avec ses tresses à clochettes, paraissait des années plus jeune que Rand, bien qu’ayant quelques années de plus. Assis sur sa monture, droit comme une épée, il salua Logain de la tête, ce qui provoqua un nouveau froncement de sourcils. Sandomere dit encore quelques mots à Ayako avant de monter sur son cheval pommelé, et elle lui toucha la cuisse quand il fut en selle. Ridé et le crâne dégarni sur le devant, avec une barbe grisonnante taillée en pointe et huilée, il la faisait paraître juvénile plutôt que sans âge. Il avait maintenant un dragon rouge et or épinglé à son col, et l’épée en argent. Comme tous les Asha’man présents sur la colline, même Manfor. Il n’avait été élevé que récemment au grade de Consacré, mais il avait été l’un des premiers à venir à la Tour Noire, quand celle-ci n’existait pas encore. La plupart de ceux qui avaient commencé avec lui étaient morts. Même Logain n’avait pas nié que Narishma méritait ces insignes.

Logain avait eu assez de bon sens pour ne pas appeler Cadsuane et Nynaeve. Elles rejoignirent Rand, se plaçant à sa droite et à sa gauche, chacune le scrutant brièvement, le visage si lisse qu’elles auraient pu ne penser à rien. Leurs regards se rencontrèrent, et Nynaeve détourna vivement les yeux. Cadsuane eut un petit reniflement. Min approcha aussi. On ne devrait jamais faire de promesses au lit. Il ouvrit la bouche, et elle haussa un sourcil, le regardant dans les yeux. Le lien transmit quelque chose de dangereux.

— Reste derrière moi quand nous arriverons là-bas, lui recommanda-t-il, ce qui n’était pas du tout ce qu’il voulait dire.

Le danger se transforma en ce qu’il avait appris à reconnaître comme de l’amour. Il y avait aussi une sorte d’amusement ironique dans le lien.

— Oui, si je veux, espèce de berger débile, dit-elle, avec âpreté, exactement comme si le lien ne lui transmettait pas ses véritables sentiments.

Pour difficiles qu’ils fussent à décrypter.

— Si nous faisons cette folie, finissons-en, dit Cadsuane avec fermeté, talonnant son bai pour descendre la pente.

Non loin de la colline, des fermes commencèrent à apparaître le long d’une route sinueuse traversant la forêt. Les cheminées des chaumières fumaient, pour la préparation du déjeuner. De temps en temps, ils voyaient des femmes et des jeunes filles assises dehors au soleil en train de filer. Des hommes en grossières tuniques arpentaient les champs clôturés de murets, vérifiant les semis, au milieu de jeunes garçons qui arrachaient les mauvaises herbes. Dans les prés, paissaient des bœufs brun et blanc, et broutaient des moutons à queue noire, généralement gardés par un ou deux gamins armés d’arcs ou de lance-pierres. Dans ces forêts, il y avait des loups et des léopards qui appréciaient le goût du bœuf et du mouton. Certains mirent leur main en visière pour mieux voir ces passants, se demandant sans aucun doute qui pouvaient être ces gens venus rendre visite à Dame Deirdru. Car il n’y avait sûrement aucune autre raison à leur présence, à eux qui se dirigeaient vers le manoir isolé. Mais aucun ne semblait nerveux ou effrayé, ils poursuivaient simplement leur travail quotidien. La rumeur d’une armée dans la région les aurait sans doute bouleversés, et ce genre de rumeur se propageait à la vitesse d’un feu de forêt. Étrange. Les Seanchans ne pouvaient pas Voyager, ni arriver sans que la nouvelle les précède. Très étrange.

Il sentit que Logain et les deux autres saisissaient le saidin. Logain s’en emplit au maximum. Narishma et Sandomere un peu moins. Mais ils étaient les plus puissants de tous les Asha’man et tous deux avaient été aux Sources de Dumai. Logain avait prouvé qu’il tenait bien sa place en d’autres lieux, dans d’autres batailles. Si c’était un piège, ils étaient prêts, et l’autre camp ne le saurait pas avant qu’il ne soit trop tard. Rand ne saisit pas la Source. Il sentait Lews Therin tapi dans sa tête. Ce n’était pas le moment de donner au fou l’occasion de s’emparer du Pouvoir.

— Cadsuane, Nynaeve, vous feriez bien d’embrasser la Source maintenant. Nous approchons.

— Je tiens la saidar depuis que nous avons quitté la colline, répliqua Nynaeve.

Cadsuane renifla avec dédain et le regarda comme s’il était idiot.

Rand réprima une grimace. Sa peau ne le picotait pas, il n’avait pas la chair de poule. Elles avaient masqué leur capacité, et, cela l’avait empêché de sentir le Pouvoir en elles. Les hommes avaient eu l’avantage sur les femmes en ce qui concernait le canalisage, mais maintenant ils l’avaient perdu. Certains Asha’man tentaient de comprendre comment reproduire ce que Nacelle avait fait, à savoir trouver un tissage permettant aux hommes de détecter ceux des femmes, mais sans succès. Pour le moment, Rand avait trop de pain sur la planche.

S’ils suivaient la route assez longtemps, ils arriveraient dans quelques miles au village nommé Carrefour du Roi, où un pont de bois enjambait la rivière Reshalle. Avant cela, la route traversait une large clairière encadrée de deux colonnes de pierre, sans grilles ni clôture. Une centaine de toises plus loin, au bout d’une allée boueuse, se dressait le manoir de Dame Deirdru, un édifice à un étage en pierre grise, qui ne se distinguait d’une ferme que par ces deux colonnes de pierre et la grande porte à deux battants. Les écuries et les dépendances avaient le même caractère pratique et dépouillé. Personne en vue, pas de palefreniers, pas une servante allant recueillir les œufs, pas d’hommes dans les champs. Aucune fumée ne sortait des hautes cheminées. Cela sentait bien le piège. Mais la campagne était tranquille, les paysans placides. Il n’y avait qu’une façon d’en avoir le cœur net.

Rand fit passer Tai’daishar entre les deux colonnes, et les autres suivirent. Min n’écouta pas son avertissement. Elle poussa son gris entre Tai’daishar et la jument de Nynaeve, et le gratifia d’un grand sourire. Le lien transmit de la nervosité, mais elle sourit.

Quand il fut à mi-chemin de la maison, la porte s’ouvrit et deux femmes en sortirent, l’une en gris foncé, l’autre en bleu à panneau rouge sur le corsage, avec des jupes jusqu’à la cheville. Le soleil scintillait sur leur laisse. Deux autres apparurent, puis deux encore, jusqu’à ce qu’elles soient trois paires debout de chaque côté de la porte. Quand il eut parcouru les trois quarts de la distance, une petite femme franchit le seuil, très noire, en robe blanche plissée, la tête couverte d’une écharpe transparente lui voilant le visage. La Fille des Neuf Lunes. On l’avait décrite à Bashere, jusqu’à son crâne rasé. Une certaine tension dans ses épaules dont il n’avait pas eu conscience, disparut. Qu’elle fût là écartait la possibilité d’un piège. Les Seanchans n’auraient pas fait prendre de risque à l’héritière de leur trône dans une entreprise si dangereuse. Il tira sur ses rênes et démonta.

Nynaeve l’imita, disant juste assez fort à l’attention de Rand :

— L’une d’elles canalise. Je ne vois rien, donc elle a masqué sa capacité et inversé le tissage – et je me demande bien comment les Seanchans ont appris ça ! – mais elle canalise. Une seulement ; il n’y en a pas assez pour deux.

Ses ter’angreals ne lui disaient pas si c’était la saidar ou le saidin, mais il était improbable que ça vienne d’un homme.

Je vous avais bien dit que c’était un piège, grogna Lews Therin. Je vous l’avais bien dit !

Rand feignit de vérifier la sangle de sa selle.

— Peux-tu dire laquelle ? demanda-t-il doucement.

Il n’embrassa toujours pas le saidin. Impossible de savoir ce que ferait Lews Therin en la circonstance s’il parvenait à en reprendre le contrôle. Logain tripotait aussi sa sangle, et Narishma regardait Sandomere inspecter les sabots de sa monture. Ils avaient entendu. La petite femme attendait sur le seuil, immobile, mais sans aucun doute intriguée par l’intérêt apparent qu’ils portaient à leurs chevaux.

— Non, répondit sombrement Cadsuane. Mais je peux y remédier. Quand nous serons plus près.

Elle rejeta sa cape en arrière comme pour découvrir une épée, faisant osciller ses ornements en or.

— Reste derrière moi, dit-il à Min, et, à son soulagement, elle hocha la tête.

Elle fronçait légèrement les sourcils, et le lien transmettait de l’inquiétude. Mais pas de peur. Elle savait qu’il la protégerait.

Laissant les chevaux, il s’avança vers les sul’dams et les damanes, Nynaeve et Cadsuane à sa droite et à sa gauche à quelque distance. Logain, la main sur la poignée de son épée, comme si c’était son arme principale, marchait de l’autre côté de Cadsuane, Narishma et Sandomere derrière Nynaeve. La petite femme noire se mit à avancer lentement vers eux, retroussant sa jupe plissée.

Brusquement, à pas plus de dix pas, son image… tremblota. Pendant un instant, elle parut plus grande que la plupart des hommes, toute vêtue de noir, le visage étonné, et bien qu’elle fût toujours voilée, sa tête était couverte de courts cheveux noirs ondulés. Un instant avant qu’elle ne reprenne sa première apparence, la démarche hésitante et lâchant ses jupes, survint un autre tremblotement, et la grande femme se dressa de nouveau devant eux, les traits déformés par la fureur derrière le voile. Il reconnut ce visage bien qu’il ne l’eût jamais vu. Lew Therin le connaissait, et cela suffisait.

— Semirhage, dit-il en état de choc.

Et soudain, tout sembla arriver en même temps.

Il embrassa la Source et trouva Lew Therin qui cherchait à s’en emparer. Semirhage fit claquer ses doigts, et une petite boule de feu fila vers lui. Elle cria peut-être quelque chose. Il ne pouvait pas sauter sur le côté ; Min était juste derrière lui. S’efforçant de saisir le saidin, il lança en avant la main tenant le Sceptre du Dragon avec l’énergie du désespoir. Le monde sembla exploser.

Il avait la joue pressée contre le sol humide, réalisa-t-il. Des points noirs flottaient devant sa vision et tout semblait flou. Où était-il ? Que s’était-il passé ? Il avait la tête cotonneuse. Quelque chose lui entrait dans les côtes. La poignée de son épée. Juste au-dessus, ses anciennes blessures s’étaient transformées en boules de souffrance. Lentement il réalisa qu’il regardait le Sceptre du Dragon, ou plutôt ce qu’il en restait. La pointe et quelques pouces calcinés de la hampe gisant à trois toises de lui. De petites flammes dansantes consumaient le long gland. La Couronne d’Épées était tombée un peu plus loin.

Brusquement, il réalisa qu’il sentait quelqu’un canaliser le saidin. On brandissait la saidar et il en avait la chair de poule. Le manoir. Semirhage ! Il poussa sur ses bras pour se relever et retomba avec un cri rauque. Lentement, il leva son bras gauche endolori pour regarder sa main. Seul restait un moignon calciné. Un os sortant d’une manchette émettait de fines volutes de fumée. Mais on continuait à utiliser le Pouvoir autour de lui. Ses gens luttaient pour leur vie. Ils étaient peut-être mourants. Min ! Il s’efforça de se relever, et de nouveau échoua.

Min était accroupie près de lui. Tentant de lui faire un bouclier de son corps, réalisa-t-il. Le lien était plein de chagrin et de compassion. Pas de souffrance physique. Il l’aurait su si elle avait la moindre blessure. Elle ressentait sa souffrance.

— Ne bouge pas, dit-elle. Tu es… blessé.

— Je sais, dit-il d’une voix rauque.

Il chercha à saisir le saidin, et, miracle, cette fois Lews Therin ne tenta pas de l’en empêcher. Le Pouvoir l’emplit, et cela lui donna la force de se relever en poussant sur son autre main, tout en préparant quelques méchants tissages. Ignorant sa tunique boueuse, Min saisit son bras valide pour le maintenir debout. Mais la bataille était terminée.

Semirhage était debout, très raide, bras ballant à ses côtés, ses jupes collées à ses jambes, sans aucun doute enveloppée d’un flux d’Air. Le manche d’un couteau de Min sortait de son épaule, et elle devait avoir été protégée d’un écran, mais son beau visage noir était méprisant. Elle avait déjà été prisonnière, brièvement, pendant la Guerre de l’Ombre. Elle avait échappé à la détention en effrayant ses geôliers au point qu’ils l’avaient aidée à s’évader.

D’autres étaient plus grièvement blessés. Une petite sul’dam noire et une grande damane pâle, réunies par un a’dam, gisaient sur le sol, regardant le soleil de leurs yeux déjà vitreux, et deux autres, à genoux, se blottissaient l’une contre l’autre, les cheveux collés par le sang inondant leurs visages. Les autres étaient debout, aussi raides que Semirhage, et il voyait des écrans sur trois damanes. Elles semblaient frappées par la foudre. Une svelte sul’dam brune pleurait doucement. Narishma avait le visage en sang et sa tunique semblait roussie. Sandomere aussi. Un os sortait de sa manche gauche, blanc barbouillé de rouge, jusqu’au moment où Nynaeve tira énergiquement son bras et remit l’os en place. Grimaçant de douleur, il émit un grognement. Elle entoura la fracture avec ses mains, et quelques instants plus tard, il fléchissait le bras et remuait les doigts en murmurant des remerciements. Logain semblait indemne, comme Nynaeve et Cadsuane, qui étudiaient Semirhage comme une Brune aurait observé un animal exotique inconnu.

Soudain, des portails s’ouvrirent tout autour du manoir, livrant passage à des Asha’man, Aes Sedai et Liges montés, à des Vierges voilées, et à Bashere galopant à la tête de ses cavaliers. Un Asha’man et une Aes Sedai liés étaient capables d’ouvrir un portail considérablement plus grand que Rand ne le pouvait à lui seul. Ainsi, quelqu’un était parvenu à donner le signal, soleil rouge dans le ciel. Tous les Asha’man étaient pleins de saidin, et Rand supposa que toutes les Aes Sedai étaient pleines de saidar. Les Vierges commencèrent à se déployer dans les bois.

— Aghan, Hamad, fouillez la maison ! beugla Bashere. Matoun, lanciers en formation ! Ils vont nous tomber dessus dès qu’ils pourront !

Deux soldats plantèrent leur lance dans le sol, sautèrent à terre et coururent vers le manoir en tirant leur épée, tandis que les lanciers se rangeaient sur deux files.

Ayako sauta à bas de sa monture et se précipita vers Sandomere, sans même se donner la peine de retrousser ses jupes. Merise chevaucha jusqu’à Narishma avant de démonter devant lui, et de lui prendre la tête entre ses mains sans prononcer un mot. Il fut agité d’un spasme, son corps s’arqua et sa tête faillit échapper aux mains de Merise tandis qu’elle le Guérissait. Elle avait du mal à utiliser la méthode de Guérison de Nynaeve.

Ignorant la confusion, Nynaeve resserra ses jupes de ses mains sanglantes et courut à Rand.

— Oh, Rand, dit-elle quand elle vit son bras. Je suis désolée. Je… Je ferai ce que je pourrai, mais ce ne sera pas comme avant, ajouta-t-elle, les yeux remplis d’angoisse.

Sans un mot, il lui tendit son bras gauche, qui pulsait de souffrance. Curieusement, il sentait toujours sa main. Il avait l’impression de pouvoir serrer le poing avec ses doigts qui n’étaient plus là. Sa chair de poule s’intensifia quand elle tira plus profondément sur la saidar, les volutes de fumée disparurent de sa manchette, et elle lui saisit le bras au-dessus du poignet. Tout son membre commença à le picoter, et la souffrance s’en écoula. Lentement, la peau noircie fut remplacée par une peau lisse qui semblait suinter du moignon, jusqu’à recouvrir la petite bosse qui avait été le gras de sa paume. C’était miraculeux. Le dragon écailleux rouge et or repoussa aussi, dans la mesure du possible, se terminant par un fragment de crinière dorée. Il sentait toujours toute sa main.

— Je suis désolée, répéta Nynaeve. Laisse-moi te sonder pour voir si tu as d’autres blessures.

Elle n’attendit pas la réponse bien entendu. Elle lui prit la tête entre ses mains, et frissonna des pieds à la tête.

— Tu as quelque chose aux yeux, dit-elle en fronçant les sourcils. J’ai peur d’y toucher avant de savoir ce que c’est. La plus petite erreur pourrait te rendre aveugle. Tu vois bien ? Combien de doigts ?

— Deux. Je vois très bien, mentit-il.

Les points noirs avaient disparu, mais il voyait toujours comme s’il était sous l’eau, et il avait envie de cligner les yeux devant un soleil qui semblait briller dix fois plus fort que dans la réalité. Ses vieilles blessures le faisaient souffrir.

Bashere démonta devant lui et fronça les sourcils sur le moignon de son bras gauche. Débouclant son casque, il l’ôta et le mit sous son bras.

— Au moins, vous êtes vivant, dit-il, bourru. J’ai vu des hommes blessés plus grièvement.

— Moi aussi, répondit Rand. Mais il faudra que je réapprenne à manier l’épée.

Bashere hocha la tête. La plupart des épées se tenaient à deux mains. Rand se baissa pour ramasser la couronne d’Illian, mais Min lui lâcha le bras, la ramassa et la lui tendit. Il la posa sur sa tête.

— Il faudra que je trouve de nouvelles façons de tout faire.

— Tu dois être en état de choc, dit lentement Nynaeve. Tu viens juste de subir une blessure très grave. Tu ferais mieux de t’allonger. Seigneur Davram, faites apporter une selle pour lui soulever les pieds.

— Il n’est pas en état de choc, déclara Min, tristement.

Le lien était saturé de tristesse. Elle lui avait repris le bras, comme pour le maintenir debout.

— Il a perdu une main, mais il n’y a rien à y faire, et il l’a déjà laissé derrière lui.

— Imbécile heureux, marmonna Nynaeve.

Sa main, tachée du sang de Sandomere, se leva pour se refermer sur sa tresse, mais elle la rabaissa brusquement.

— Tu viens d’être grièvement blessé. C’est normal de le regretter. C’est normal d’être accablé.

— Je n’ai pas le temps, lui dit-il.

La tristesse de Min menaçait de noyer le lien. Par la Lumière, il était vivant ! Pourquoi était-elle si triste ?

Nynaeve marmonna « imbécile heureux » et « entêtement masculin » mais elle n’avait pas terminé.

— Les blessures à ton flanc se sont rouvertes, gronda-t-elle. Tu ne saignes pas abondamment, mais tu saignes. Je vais peut-être enfin pouvoir y faire quelque chose.

Mais malgré ses efforts, rien ne changea. Il continua à sentir le filet de sang glissant sur ses côtes. Les blessures étaient toujours une boule puissante de souffrance. Finalement, il écarta sa main.

— Tu as fait ce que tu pouvais, Nynaeve. C’est suffisant.

— Imbécile, s’insurgea-t-elle. Ça ne peut pas être suffisant puisque tu saignes encore !

— Qui est la grande femme ? demanda Bashere.

Il comprenait enfin. Inutile de perdre du temps sur ce qui ne pouvait pas se réparer.

— Ils n’ont pas essayé de la faire passer, elle, pour la Fille des Neuf Lunes, non ? Pas après m’avoir dit que c’était une petite chose.

— Si, dit Rand, lui expliquant brièvement.

— Semirhage ? murmura Bashere, incrédule. Comment en êtes-vous sûr ?

— Elle est Anath Dorje, et non… ce que vous l’appelez, dit d’une voix traînante une sul’dam aux cheveux de miel.

Elle avait des yeux noirs en amandes et des cheveux striés de gris. Elle semblait la plus âgée des sul’dams et la moins effrayée. Non qu’elle n’eût pas l’air d’avoir peur, mais elle le cachait bien.

— C’est la Voix de la Vérité de la Haute Dame.

— Taisez-vous, Falendre, dit Semirhage avec froideur, la regardant par-dessus son épaule.

Son regard promettait des souffrances. La Dame de Souffrance savait tenir ses promesses. Des prisonniers s’étaient tués en apprenant qui les avait capturés, des hommes et des femmes qui étaient parvenus à s’ouvrir les veines avec leurs dents ou leurs ongles.

Pourtant, Falendre sembla ne pas comprendre.

— Vous ne me commandez pas, dit-elle avec mépris. Vous n’êtes même pas so’jhin.

— Comment pouvez-vous en être sûre ? demanda Cadsuane, ses ornements en or, lunes et étoiles, oiseaux et poissons, oscillant quand elle regarda alternativement Rand et Semirhage.

Semirhage lui épargna l’effort d’inventer un mensonge.

— Il est fou, dit-elle froidement.

Debout comme une statue, le manche du couteau de Min sortant de sa clavicule, et le devant de sa robe noire luisant de sang, elle avait le port d’une reine sur son trône.

— Graendal pourrait l’expliquer mieux que moi. La folie est sa spécialité. Je vais quand même essayer. Vous avez entendu parler de gens qui entendent des voix dans leur tête ? Parfois, les voix appartiennent aux morts. Lanfear prétendait qu’il savait des choses de notre propre Ère, des choses que seul Lews Therin Telamon pouvait savoir. À l’évidence, il entend la voix de Lews Therin. Cela ne fait aucune différence que cette voix soit réelle. En fait, cela aggrave sa situation. Même Graendal échouait généralement à accomplir la réintégration avec quelqu’un qui entendait une voix réelle. Je crois comprendre que la descente dans la folie définitive peut être… abrupte.

Ses lèvres s’incurvèrent en un sourire qui n’atteignit pas ses yeux noirs.

Le regardaient-ils différemment ? Le visage de Logain était un masque de pierre, indéchiffrable. Bashere semblait ne pas en croire ses yeux. Nynaeve était bouche bée, les yeux dilatés. Le lien… Pendant un long moment, le lien fut plein de… torpeur. Si Min se détournait de lui, il ne savait pas s’il pourrait le supporter. Mais ce serait la meilleure chose pour elle. Pourtant, la compassion et la détermination, fortes comme des montagnes, remplacèrent bientôt la torpeur. Elle resserra les mains sur son bras, et il voulut poser la main sur les siennes. Trop tard, il se rappela et retira brusquement son moignon, mais pas avant qu’il ne l’ait touchée. Rien dans le lien ne bougea d’un cheveu.

Cadsuane se rapprocha de la grande femme et leva les yeux sur elle. La Réprouvée ne semblait pas l’impressionner davantage que le Dragon Réincarné.

— Vous êtes très calme pour une prisonnière. Plutôt que nier l’accusation, vous vous enlisez.

Semirhage eut un sourire glacial pour Cadsuane.

— Pourquoi devrais-je nier ce que je suis ? dit-elle avec orgueil. Je suis Semirhage.

Quelqu’un soupira son air, et plusieurs sul’dams et damanes se mirent à trembler et à pleurer. Une jolie sul’dam blonde vomit soudain sur son corsage, et une autre, sombre et trapue, fut prise d’un haut-le-cœur.

Cadsuane se contenta de hocher la tête.

— Je suis Cadsuane Melaidhrin. Il me tarde d’avoir de longues conversations avec vous.

Semirhage ricana. Elle n’avait jamais manqué de courage.

— Nous pensions qu’elle était la Haute Dame, dit Falendre, avec à la fois de la vivacité et de l’hésitation.

Elle était sur le point de claquer des dents, mais elle se força à parler.

— Nous trouvions que c’était un honneur. Elle nous a emmenées dans une salle du Palais Tarasin où il y avait… un trou dans l’air. Nous sommes passées à travers et nous nous sommes retrouvées ici. Je le jure sur mes yeux ! Nous pensions que c’était la Haute Dame.

— Donc, aucune armée ne se précipite vers nous, déduisit Logain.

À son ton, on n’aurait su dire s’il en était déçu ou soulagé. Il dégaina d’un pouce et renfonça violemment son épée dans le fourreau.

— Qu’est-ce qu’on va faire d’elles ? demanda-t-il, montrant de la tête les sul’dams et les damanes. Les envoyer à Caemlyn comme les autres ?

— Nous les renverrons à Ebou Dar, répondit Rand.

Cadsuane se retourna pour le regarder, son visage arborant un parfait masque serein d’Aes Sedai. Pourtant, il doutait fort qu’elle fût sereine. La mise à la laisse des damanes était une abomination que les Aes Sedai ressentaient personnellement. Nynaeve était tout ce qu’on voulait, sauf sereine. Les yeux furibonds, serrant sa tresse d’une main sanglante, elle ouvrit la bouche, mais Rand la devança.

— J’ai besoin de cette trêve, Nynaeve. Le fait de faire des prisonnières de ces femmes n’est pas le bon moyen de l’obtenir. Ne discute pas. Elles pourront transmettre que je veux rencontrer la Fille des Neuf Lunes. L’héritière du trône est la seule qui puisse signer une trêve.

— Ça ne me plaît toujours pas, dit-elle avec fermeté. Nous pourrions libérer les damanes. Les autres suffiraient pour transmettre le message.

Les damanes qui n’avaient pas encore pleuré éclatèrent en sanglots. Certaines supplièrent les sul’dams de les sauver. Nynaeve verdit, mais elle leva les bras au ciel et cessa de discuter.

Les deux soldats que Bashere avait envoyés dans la maison, en sortirent, jeunes hommes à la démarche chaloupée, plus habitués à chevaucher qu’à marcher. Hamad avait une barbe noire luxuriante dépassant de son casque, et une cicatrice barrait son visage. Aghan avait une épaisse moustache comme Bashere, et portait une boîte en bois sans couvercle sous le bras. Ils s’inclinèrent devant Bashere.

— La maison est déserte, mon Seigneur, déclara Aghan, mais il y a du sang séché sur les tapis dans plusieurs pièces. On dirait un abattoir, mon Seigneur. Je crois que ceux qui habitaient ici sont morts. Cela se trouvait près de la grande porte. Ça m’a paru insolite, alors je vous l’apporte.

Il lui tendit la boîte. À l’intérieur, il y avait un a’dam roulé, et un certain nombre de petits cercles segmentés en métal noir, certains grands, d’autres petits.

Rand fit le geste d’y plonger la main gauche, avant de se souvenir. Min sentit son mouvement et lui lâcha le bras droit pour qu’il puisse prendre quelques-unes de ces pièces en métal noir. Nynaeve suspendit sa respiration.

— Tu sais ce que c’est ? demanda-t-il.

— Ce sont des a’dams pour hommes, répondit-elle avec colère. Egeanin avait dit qu’elle les jetterait dans l’océan ! Nous avions confiance en elle, et elle en a fait faire une copie !

Rand remit les objets dans la boîte. Il y avait six grands cercles et cinq laisses argentées. Semirhage avait prévu que des Asha’man l’accompagneraient.

— Elle pensait vraiment nous capturer tous.

Cette idée aurait dû le faire frissonner. Il avait l’impression de sentir Lews Therin frémir. Personne n’avait envie de tomber entre les mains de Semirhage.

— Elle leur a crié de nous entourer d’écrans, mais elles n’ont pas pu parce que nous tenions déjà tous le Pouvoir. Si Cadsuane et moi nous n’avions pas eu nos ter’angreals, je ne sais pas ce qui se serait passé.

Elle frissonna.

Il regarda la grande Réprouvée, et elle lui rendit son regard, parfaitement calme. Froide. Sa réputation de tortionnaire était si grande qu’il était facile d’oublier à quel point elle était dangereuse par ailleurs.

— Nouez les écrans autour des autres, de sorte qu’ils se dénouent dans quelques heures, et renvoyez-les quelque part près d’Ebou Dar.

Un instant, il crut que Nynaeve allait encore discuter, mais elle se contenta de secouer sa tresse et se détourna.

— Qui êtes-vous pour demander une audience avec la Haute Dame ? demanda Falendre.

Elle souligna le titre pour une raison inconnue.

— Je m’appelle Rand al’Thor. Je suis le Dragon Réincarné. Si elles avaient pleuré en entendant le nom de Semirhage, elles se perdirent en lamentations en entendant le sien.

L’ashandarei en travers de sa selle, Mat attendait sur Pips entre les arbres, entouré de deux mille arbalétriers montés. Le soleil était couché depuis peu, les événements devaient bouger. Les Seanchans seraient durement frappés ce soir dans une demi-douzaine de camps. Le clair de lune filtrant à travers les branches donnait juste assez de lumière pour qu’il distingue le visage de Tuon dans l’obscurité. Elle avait insisté pour rester près de lui, ce qui signifiait que Selucia était près d’elle sur sa monture, bien sûr, le foudroyant comme d’habitude. Cela, la pénombre ne le cachait pas. Tuon devait être malheureuse à l’idée de ce qui allait se passer ce soir, mais rien n’en paraissait sur son visage. À quoi pensait-elle ? Son expression était celle d’un magistrat sévère.

— Votre projet suppose une bonne part de chance, dit Teslyn.

Même dans l’ombre, son visage était dur. Elle remua sur sa selle, ajustant sa cape.

— Il est trop tard pour tout changer, mais cette partie peut certainement être abandonnée.

Il aurait préféré avoir Bethamin ou Seta, ni l’une ni l’autre liée par les Trois Serments, et connaissant toutes les deux les tissages que les damanes utilisaient comme armes. Les Aes Sedai s’horrifiaient du fait que Bethamin et Seta connaissaient les tissages. Leilwin avait carrément refusé de combattre n’importe quel Seanchan, sauf pour se défendre elle-même ; Bethamin et Seta auraient pu faire la même chose, ou découvrir à la dernière minute qu’elles ne pouvaient pas agir contre leurs concitoyens. Mais les Aes Sedai avaient refusé de laisser les deux femmes participer, après quoi ni l’une ni l’autre n’avait ouvert la bouche. Ces deux-là étaient trop dociles devant les Aes Sedai pour effrayer une oie.

— Que la grâce vous favorise, Teslyn Sedai, mais le seigneur Mat a de la chance, dit le capitaine Mandevwin.

Le borgne trapu était avec la bande depuis ses premiers jours au Cairhien, et il avait bien gagné ses mèches grises, maintenant cachées sous son casque vert de fantassin, dans des batailles contre le Tear et l’Andor.

— Je me souviens des moments où nous étions inférieurs en nombre, avec des ennemis à droite et à gauche, et où il avait fait danser la bande autour d’eux. Pas pour s’enfuir, non, mais pour les battre. De magnifiques batailles !

— Une magnifique bataille est une bataille qu’on n’a pas besoin de livrer, énonça Mat, plus sèchement qu’il n’en avait l’intention.

Il n’aimait pas les batailles. On peut se faire trouer la peau au cours d’une bataille. Il s’y faisait prendre involontairement, c’est tout. La plus grande partie de cette fameuse danse avait été pour s’enfuir discrètement. Mais pas question de fuir ce soir, ni les jours suivants.

— Notre part dans l’action est importante, Teslyn.

Qu’est-ce qui retenait Aludra, qu’elle soit réduite en cendres ?

L’attaque contre le camp de ravitaillement devait déjà être engagée, avec juste assez de force pour que les soldats qui le défendaient pensent qu’ils pouvaient tenir jusqu’à l’arrivée des renforts, tout en décidant qu’il leur fallait des renforts.

— Je veux frapper les Seanchans, les frapper si fort et si vite, qu’ils réagiront à la situation au lieu de se tenir à leurs propres plans.

Dès que ces mots eurent quitté sa bouche, il aurait voulu les rattraper.

Tuon se pencha vers Selucia, pour échanger des chuchotements. Il faisait trop sombre pour leur maudit langage des doigts, et il n’entendit pas un seul mot de ce qu’elles disaient. Il l’imaginait. Elle avait promis de ne pas le trahir, et cela devait inclure qu’elle ne trahirait pas ses plans, mais elle devait souhaiter reprendre sa promesse. Il aurait dû la laisser avec Reimon ou l’un des autres. Cela aurait été plus sûr que de l’avoir auprès de lui. Il aurait pu la faire ligoter, et Selucia aussi.

Et sans doute Setalle également. Cette maudite femme prenait toujours le parti de Tuon.

Le bai de Mandevwin piaffa, et il lui flatta l’encolure de sa main gantée de fer.

— Vous ne pouvez pas nier que la chance joue un rôle dans une bataille, quand vous trouvez une faille inattendue dans les défenses de l’ennemi. La chance est avec vous dans les batailles, mon Seigneur. Je l’ai vu de mes yeux.

Mat grogna et ajusta son chapeau avec irritation.

— Fleur nocturne verte, cria quelqu’un d’en haut. Deux ! Vertes toutes les deux !

Des raclements de pieds lui annoncèrent qu’on descendait précipitamment.

Mat poussa un soupir de soulagement. Le raken s’éloignait, en direction de l’ouest. Il avait compté là-dessus – la plus grande formation militaire fidèle aux Seanchans se trouvait à l’ouest. Reimon aurait envahi le camp de ravitaillement en quelques minutes, anéantissant les défenseurs et s’emparant de provisions dont ils avaient grand besoin.

— Allez, Vanin, dit-il. Le gros homme talonna sa monture, la lançant dans la nuit au petit galop.

Il n’irait pas plus vite que le raken, mais s’il apportait le message à temps…

— C’est l’heure, Mandevwin.

Un mince soldat sauta d’une branche basse, tenant une lunette d’approche qu’il tendit au Cairhienin.

— En selle, Londraed, dit Mandevwin, fourrant la lunette dans l’étui cylindrique suspendu à sa selle. Connl, en formation par quatre.

Une courte chevauchée les amena à une étroite route de terre battue serpentant à travers de basses collines, que Mat avait évitées jusque-là. Il y avait peu de fermes et encore moins de villages dans cette région, mais il ne voulait pas que se répande la rumeur selon laquelle de grands groupes d’hommes d’armes se trouvaient dans les parages. Pas avant qu’il ne le veuille, en tout cas. Pour le moment, il fallait qu’il soit rapide et que la rumeur ne le précède pas. Les fermes qu’ils croisaient étaient des formes noires au clair de lune. On n’entendait pas le bruit mat des sabots et les crissements du cuir des selles, à part, de temps en temps, l’appel flûté d’un oiseau de nuit ou l’ululement d’une chouette. Ils traversèrent un village où seule une poignée de chaumières et une minuscule auberge en pierre étaient éclairées. Les villageois passèrent les têtes par les portes et les fenêtres pour les regarder. Ils pensaient sans aucun doute qu’il s’agissait de soldats fidèles aux Seanchans. Il n’en restait guère d’autres en Altara. Quelqu’un les acclama, mais ne fut pas suivi.

Mat chevauchait au côté de Mandevwin, Tuon et Selucia derrière. De temps en temps, il jetait un coup d’œil par-dessus son épaule. Ce n’était pas pour s’assurer qu’elle était toujours là – il ne doutait pas qu’elle tiendrait parole et ne s’évaderait pas –, ni même pour vérifier qu’elle suivait l’allure, la rasoir ayant une superbe foulée. Non, il aimait juste la regarder au clair de lune. Il avait tenté de l’embrasser de nouveau la veille, et elle lui avait donné un tel coup de poing qu’il avait cru qu’elle lui avait cassé une côte. Mais elle l’avait embrassé cette nuit, juste avant le départ. Une seule fois, et elle lui avait dit de ne pas être trop gourmand quand il avait voulu lui donner un deuxième baiser. Elle fondait dans ses bras pendant qu’il l’embrassait, et se changeait en glace quand elle reculait. Qu’allait-il faire d’elle ? Une grosse chouette passa au-dessus d’eux, les ailes battant sans bruit. Y verrait-elle un présage ? Sans doute.

Il n’aurait pas dû passer tant de temps à penser à elle, pas ce soir. En vérité, il dépendait de la chance, dans une certaine mesure. Les trois mille lanciers que Vanin avait trouvés, essentiellement des Altarans avec quelques Seanchans, seraient ou ne seraient pas ceux dont Maître Roidelle avait indiqué la position sur sa carte, même s’ils n’avaient pas été très loin de l’endroit indiqué, mais il était impossible de savoir avec certitude vers quelle direction ils s’étaient dirigés depuis. Vers le nord-est, peut-être, vers la Passe de Malvide et au-delà, la Trouée de Molvaine. Il semblait que, sauf pour la dernière étape, les Seanchans aient évité la route de Lugard pour déplacer leurs soldats, sans aucun doute pour cacher leur nombre et leur destination en empruntant les routes de campagne. Mais ce n’était pas absolument sûr. S’ils n’étaient pas allés trop loin, c’était la route qu’ils emprunteraient pour se rendre au camp de ravitaillement. Mais s’ils avaient chevauché plus loin qu’il le croyait, ils pouvaient avoir emprunté une autre route. Donc aucun danger, juste une nuit perdue. Leur commandant avait aussi la possibilité de couper droit à travers les collines. Ce qui risquait de se révéler épineux s’il décidait de rejoindre cette route au mauvais endroit.

Environ quatre miles après le village, ils firent une halte là où deux pentes douces encadraient la route. Les cartes de Maître Roidelle étaient précises, tout comme celles d’autres cartographes. Cependant Roidelle avait acquis les meilleures. Mat reconnut l’endroit comme s’il l’avait déjà vu.

Mandevwin fit pivoter son cheval.

— Admar, Eyndel, emmenez vos hommes sur la pente nord. Madwin, Dongal, sur la pente sud. Un homme sur quatre pour tenir les chevaux.

— Entravez les montures, dit Mat, et donnez-leur leur picotin pour les empêcher de hennir.

Ils allaient affronter des lanciers. Si la situation tournait mal, et qu’ils cherchaient à s’enfuir, les lanciers les pourchasseraient comme une bande de cochons sauvages. Une arbalète ne sert pas à grand-chose en selle, surtout si on tente de fuir. Il fallait absolument gagner.

Le Cairhienin le regarda fixement, son expression cachée par les barreaux de sa visière, mais il n’hésita pas.

— Entravez les chevaux et mettez-leur les musettes, ordonna-t-il.

— Nommez-en quelques-uns pour monter la garde au nord et au sud, lui dit Mat. La chance peut se retourner contre vous.

Mandevwin hocha la tête et donna l’ordre.

Les arbalétriers se séparèrent et montèrent la pente légèrement boisée, leurs tuniques sombres et leurs plastrons verts se fondant dans les ombres. Les armures luisantes étaient très bien pour les parades, mais elles pouvaient refléter le clair de lune aussi bien que le soleil. D’après Talmanes, le plus difficile, ç’avait été de convaincre les lanciers de renoncer à leurs plastrons étincelants et les nobles à leurs dorures. Les fantassins avaient tout de suite compris. Pendant quelques instants, on entendit le bruissement des hommes et des chevaux marchant dans l’humus et traversant les broussailles, puis le silence retomba. De la route, Mat n’aurait pas pu dire s’il y avait quelqu’un sur ces pentes. Il ne lui restait plus qu’à attendre.

Tuon et Selucia lui tinrent compagnie, de même que Teslyn. Une bonne brise s’était levée, soufflant de l’ouest, et fouettait leurs capes, mais bien sûr, les Aes Sedai ignoraient ces petits désagréments, bien que Teslyn tînt la sienne fermée. Selucia laissa le vent emporter sa cape, mais Tuon fermait la sienne de la main.

— Vous seriez mieux au milieu des arbres, lui dit Mat. Ils vous couperaient le vent.

Un instant, elle fut secouée d’un rire silencieux.

— Ça me plaît de vous voir prendre vos aises au sommet de la colline, dit-elle de sa voix traînante.

Mat cligna des yeux. Sommet ? Colline ? Il était sur Pips, au milieu de cette maudite route avec ces foutues rafales qui transperçaient sa tunique comme si l’hiver revenait. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ?

— Faites attention à Joline, le prévint inopinément Teslyn. Elle est… infantile… à certains égards, et vous la fascinez comme un nouveau jouet fascine un enfant. Elle vous liera si elle décide de vous convaincre d’accepter. Peut-être même si vous ne réalisez pas que vous acceptez.

Il ouvrit la bouche pour dire qu’il n’y avait pas la moindre chance que ça arrive, mais Tuon le devança.

— Elle ne peut pas l’avoir, dit-elle sèchement.

Elle inspira, et poursuivit d’un ton amusé :

— Joujou m’appartient. Tant que j’ai envie de jouer avec lui. Je ne le donnerai jamais à une marath’damane. Vous me comprenez, Tessi ? Dites-le à Rosi. C’est le nom que j’ai l’intention de lui donner. Ça aussi, vous pouvez le lui dire.

Les violentes rafales n’avaient pas affecté Teslyn, mais elle frissonna en entendant son nom de damane. Toute sérénité d’Aes Sedai envolée, la rage déforma son visage.

— Qu’est-ce que j’entends… !

— Laissez tomber, toutes les deux ! dit Mat. Je ne suis pas d’humeur à vous écouter vous lancer des piques.

— Très bien, Joujou, vous revoilà autoritaire, commenta Tuon avec entrain.

Se penchant vers Selucia, elle lui murmura quelque chose, et la suivante s’esclaffa bruyamment.

Voûtant les épaules et resserrant sa cape autour de lui, il s’appuya sur le pommeau de sa selle et scruta la nuit à la recherche de Vanin. Ah, les femmes ! Il donnerait toute sa chance – enfin, la moitié – pour arriver à les comprendre.

— Qu’est-ce que vous croyez accomplir avec des raids et des embuscades ? dit Teslyn, et pas pour la première fois. Les Seanchans vont finir par envoyer davantage de soldats à votre poursuite.

Elle et Joline avaient tenté de fourrer leur nez dans ses plans, de même qu’Edesina dans une moindre mesure, jusqu’à ce qu’il les chasse. Les Aes Sedai croyaient tout savoir, et même si Joline avait quelque connaissance de la guerre, il n’avait pas besoin de conseils. Les recommandations des Aes Sedai ressemblaient étrangement à des ordres. Cette fois pourtant, il décida de lui répondre.

— Je compte bien qu’ils enverront davantage de soldats, Teslyn, dit-il, toujours cherchant Vanin du regard. Toute l’armée qu’ils ont dans la Trouée de Molvaine, en fait. Une grande partie, en tout cas. Il y a plus de chances qu’ils utilisent celle-là qu’une autre. Tous les renseignements que Thom et Juilin ont glanés, indiquent qu’ils se dirigent en masse sur l’Illian. Je pense que l’armée de la Trouée de Molvaine est destinée à les protéger d’une attaque venant du Murandy ou de l’Andor. Mais pour nous, ils représentent le bouchon de la bouteille. Je veux m’en débarrasser pour pouvoir passer.

Après quelques minutes de silence, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Immobiles sur leurs montures, les trois femmes le regardaient. Il regrettait de ne pas avoir assez de lumière pour voir leurs expressions. Pourquoi diable le fixaient-elles comme ça ? Il se remit à chercher Vanin, mais il sentait toujours leurs regards dans son dos.

D’après le changement du croissant de la lune, environ deux heures passèrent, le vent forcissant peu à peu. Ce fut assez pour que la nuit devienne froide. Régulièrement, il cherchait à convaincre les femmes de s’abriter sous les arbres, mais elles refusaient avec entêtement. Lui, il devait rester là, pour intercepter Vanin sans avoir à crier – les lanciers le suivraient de près ; peut-être de très près si leur commandant était un imbécile – mais pas elles. Il soupçonna que Teslyn s’obstinait pour imiter Tuon et Selucia. C’était absurde, mais c’était comme ça. Quant à savoir pourquoi Tuon refusait, il n’aurait su le dire, sauf si elle restait là pour le plaisir de l’entendre s’érailler la voix.

Finalement, le vent apporta le bruit de chevaux au galop, et il se redressa sur sa selle. Vanin sortit de la nuit au trot. Vanin tira sur ses rênes et cracha un jet de salive par un vide entre deux dents.

— Ils sont derrière moi, à peu près à un mile, mais ils sont mille de plus que ce matin. Celui qui commande connaît son affaire. Ils vont vite, sans crever leurs montures.

— Si vous devez vous battre à un contre deux, vous allez peut-être reconsidérer… commença Teslyn.

— Je n’ai pas l’intention d’engager une bataille rangée, l’interrompit Mat. Et je ne peux pas me permettre le luxe de laisser quatre mille lanciers dans la nature pour me créer des problèmes. Rejoignons Mandevwin.

Les arbalétriers, un genou à terre au sommet de la colline du nord, n’émirent aucun son quand il traversa leurs lignes avec les femmes, se contentant de s’écarter pour les laisser passer. Il aurait préféré qu’ils se soient déployés sur deux rangs, mais il devait couvrir un vaste front. Les arbres clairsemés les protégeaient peu du vent et les hommes se recroquevillaient dans leur cape. Malgré tout, toutes les arbalètes étaient tendues, un carreau en place. Mandevwin avait vu Vanin arriver et savait ce que ça signifiait.

Le Cairhienin faisait les cent pas derrière la ligne jusqu’à ce que Mat arrive et démonte. Mandevwin fut soulagé d’apprendre qu’il n’avait plus besoin de surveiller leurs arrières. Il hocha pensivement la tête en apprenant qu’il y avait mille lanciers de plus que prévu, et envoya un homme chercher les guetteurs sur la crête pour prendre leur place dans la ligne. Si Mat Cauthon ne se laissait pas abattre, lui non plus. Mat avait oublié la bande. Ils avaient en lui une confiance absolue. Autrefois, cela lui donnait des boutons. Ce soir, il en était content.

Une chouette ulula à deux reprises quelque part derrière lui, et Tuon fit le signe pour écarter le mauvais œil.

— Est-ce que c’est un présage ? demanda-t-il, juste pour dire quelque chose.

— Je suis contente que vous commenciez à vous y intéresser, Joujou. Peut-être que je finirai par parvenir à vous éduquer, dit-elle, les yeux limpides au clair de lune. Une chouette qui ulule deux fois signifie que quelqu’un va mourir.

Et cela mit fin à la conversation.

Bientôt, les Seanchans apparurent au trot, quatre de front, et lance à la main. Vanin avait raison de dire que leur commandant connaissait son affaire. Au petit galop un certain temps, puis au trot, les chevaux pouvaient couvrir une bonne distance rapidement. Les imbéciles voulaient les faire galoper tout le temps, et se retrouvaient avec des bêtes blessées ou mortes. Seuls les quarante premiers portaient l’armure segmentée et l’étrange casque des Seachans. Dommage. Il ne savait pas comment les Seanchans réagiraient aux pertes de leurs alliés Altarans. Mais ils ne seraient pas indifférents aux pertes des leurs.

Quand le milieu de la colonne fut juste devant lui, une voix grave sur la route cria soudain :

— Bannière ! Halte !

Ces deux mots avaient été prononcés de la voix traînante habituelle des Seanchans. Ceux en armure segmentée s’arrêtèrent pile. Les autres en désordre.

Mat prit une profonde inspiration. Ça, c’était l’œuvre d’un ta’veren. Ils n’auraient pas pu être mieux placés s’il avait donné l’ordre lui-même. Il posa une main sur l’épaule de Teslyn. Elle flancha un peu, mais il fallait qu’elle réagisse rapidement.

— Bannière ! cria la voix grave. Montez !

En bas, les soldats commencèrent à obéir.

— Maintenant, dit doucement Mat.

La tête de renard se glaça sur sa poitrine, et soudain, une boule de feu flotta au-dessus de la route, baignant les soldats d’une lumière sinistre. Ils n’eurent que le temps d’un battement de cœur pour retenir leur respiration. Sous Mat, tout le long de la ligne, un millier de cordes d’arbalètes se détendirent dans un claquement sec et un millier de carreaux s’enfoncèrent dans la formation, perçant les plastrons, renversant les hommes, faisant cabrer et hennir les chevaux, pendant que mille autres les frappaient de l’autre côté. Tous ne firent pas mouche, mais peu importait avec de lourdes arbalètes. Les hommes tombaient, les jambes brisées, à moitié arrachées. Ils se cramponnaient à des moignons de bras, s’efforçant d’arrêter le sang. Les hommes criaient aussi fort que les chevaux.

Il observa un arbalétrier qui se baissa pour attacher à la corde les deux crochets de la manivelle, pendus par un cordon à sa ceinture, il adapta la manivelle à la détente de l’arbalète renversée, mais quand il se redressa, la corde sortit de la rainure. Pourtant, une fois debout, il adapta la manivelle à la crosse, actionna un petit levier sur le côté. Trois tours de manivelle, et la corde se tendit.

— Dans les arbres ! cria la voix grave. Foncez avant qu’ils ne rechargent ! Exécution !

Certains essayèrent de monter à cheval pour charger, d’autres jetèrent rênes et lances pour tirer leur épée. Aucun n’arriva jusqu’aux arbres. Deux mille autres carreaux les frappèrent, fauchant les soldats, les traversant pour tuer ceux qui venaient derrière ou abattant les chevaux. Sur la colline, les hommes recommencèrent à tourner furieusement leurs manivelles, mais c’était inutile. Sur la route, un cheval bougeait faiblement. Les seuls lanciers qui remuaient cherchaient frénétiquement quelque chose pour se faire des garrots. Le vent apporta le bruit de chevaux au galop. Certains avaient peut-être des cavaliers. La voix grave ne criait plus.

— Mandevwin, cria Mat, nous en avons fini ici. Faites monter les hommes. On a à faire ailleurs.

— Vous devez rester pour aider les blessés, dit Teslyn avec fermeté. Les lois de la guerre l’exigent.

— C’est une guerre d’un nouveau genre, répondit-il durement.

Par la Lumière, le silence s’était fait sur la route, mais il entendait encore les cris.

— Ils devront attendre les leurs pour avoir de l’aide.

Tuon murmura quelque chose entre ses dents. Il pensa que c’était : « un lion ne peut pas faire miséricorde », mais c’était ridicule.

Rassemblant ses hommes, il leur fit descendre la pente nord de la colline. Inutile que les survivants voient combien ils étaient. Dans quelques heures, ils effectueraient leur jonction avec les hommes de l’autre colline, et quelques heures plus tard encore, avec Carlomin. Avant le lever du soleil, ils frapperaient de nouveau les Seanchans. Il avait l’intention de les mettre en déroute, afin d’enlever pour lui ce maudit bouchon.

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