Egwene savait dès le départ que son étrange captivité serait difficile, mais elle pensait qu’embrasser la souffrance comme faisaient les Aiels serait la partie la plus facile. Après tout, elle avait été énergiquement battue quand elle avait payé son toh aux Sagettes pour avoir menti, chacune à son tour lui donnant un coup de ceinture ; elle avait donc de l’expérience. Mais embrasser la souffrance ne voulait pas dire simplement y céder plutôt que la combattre. Il fallait attirer la souffrance en soi, en faire une partie de soi-même. Aviendha disait qu’on devait être capable de sourire et de rire au plus fort de la souffrance. Ce n’était pas si facile que ça.
À l’aube du premier matin, dans le bureau de Silviana, elle fit de son mieux tandis que la Maîtresse des Novices abattait violemment une dure semelle sur ses fesses nues. Elle ne fit aucun effort pour étouffer ses sanglots, ni plus tard, ses hurlements. Quand ses jambes avaient envie de se détendre, elle les laissait s’agiter jusqu’à ce que la Maîtresse des Novices les immobilise sous l’une des siennes, puis elle laissait ses orteils tambouriner sur le sol tandis qu’elle remuait la tête. Elle essayait d’attirer la souffrance en elle, de l’aspirer. La souffrance faisait partie des fonctions vitales comme la respiration. C’était ainsi que les Aiels voyaient la vie. Mais, par la Lumière, que c’était douloureux !
On lui permit enfin de se relever, après une séance qui lui parut très longue, et elle tressaillit quand son jupon et sa robe entrèrent en contact avec sa chair. Le drap blanc semblait lourd comme du plomb. Elle tenta d’accueillir avec joie la chaleur cuisante. Mais c’était dur. Vraiment très dur. Pourtant, les sanglots cessèrent rapidement d’eux-mêmes, et les flots de larmes se tarirent. Elle ne se tordit pas de douleur, elle ne renifla pas. Elle s’étudia dans le miroir aux dorures écaillées. Combien de milliers de femmes s’y étaient-elles regardées au cours des ans ? Son visage était encore rouge, mais il paraissait déjà… apaisé. Malgré la brûlure cuisante à son postérieur, elle se sentait calme. Peut-être devait-elle chanter ? Sortant un mouchoir de lin blanc de sa manche, elle essuya soigneusement ses larmes.
Silviana l’observa, l’air satisfait, avant de remettre la pantoufle dans un petit cabinet en face du miroir.
— Je crois que j’ai obtenu votre attention dès le début, sinon j’aurais frappé plus fort, dit-elle, ironique, tapotant son chignon sur sa nuque. D’ailleurs, je doute de vous revoir bientôt. Peut-être aimerez-vous savoir que j’ai posé des questions comme vous le vouliez. Melare avait déjà commencé à questionner. La femme est Leane Sharif, quoique la Lumière seule sache…
Sa voix mourut, et elle traîna son siège derrière son bureau et s’assit.
— Elle s’inquiétait beaucoup à votre sujet. Plus pour vous que pour elle. Vous devrez lui rendre visite si vous en avez le temps. Je donnerai des instructions. Elle est dans une cellule ouverte. Et maintenant, vous feriez bien de vous presser si vous voulez manger quelque chose avant votre premier cours.
— Merci, dit Egwene qui se tourna vers la porte.
Silviana poussa un gros soupir.
— Et la révérence, mon enfant ?
Trempant sa plume dans l’encrier monté sur argent, elle écrivit quelque chose dans le livre des punitions, d’une écriture nette et précise.
— Je vous reverrai à midi. Il semble que vous allez manger debout vos deux premiers repas à la Tour.
Egwene aurait pu en rester là, mais durant la nuit, en attendant que les Députées se rassemblent dans le Tel’aran’rhiod, elle avait décidé de l’attitude à adopter. Elle avait l’intention de lutter, mais elle devait le faire en donnant l’impression qu’elle se soumettait. Au moins dans une certaine mesure. Dans les limites qu’elle s’imposerait elle-même. Refuser tous les ordres la ferait simplement paraître entêtée – et aboutirait peut-être à la faire enfermer dans sa cellule, où elle ne servirait à rien –, mais il y avait des ordres auxquels elle ne devait pas obéir, si elle voulait conserver des bribes de dignité. Et ça, c’était indispensable. Plus que des bribes. Elle ne pouvait pas leur permettre de nier qui elle était.
— Le Siège d’Amyrlin ne fait la révérence à personne, dit-elle calmement, sachant parfaitement quelle réaction elle provoquerait.
Le visage de Silviana se durcit, et elle reprit sa plume.
— Je vous verrai à l’heure du dîner également. Je suggère que vous sortiez sans en dire davantage, sauf si vous avez envie de passer toute la journée couchée sur mes genoux.
Egwene sortit sans un mot. Et sans faire la révérence. Elle faisait un numéro d’équilibriste, sur un fil suspendu au-dessus d’une fosse profonde. Mais elle ne pouvait pas faire autrement.
À sa surprise, Alviarin faisait les cent pas dans le couloir, enveloppée dans son châle frangé de blanc, les bras croisés sur les épaules, le regard perdu au loin. Elle savait que cette femme n’était plus la Gardienne d’Elaida, mais ignorait pourquoi. Espionner dans le Tel’aran’rhiod ne permettait de voir que des détails ; c’était le reflet incertain du monde de la veille à bien des égards. Alviarin devait l’avoir entendue hurler, mais curieusement, Egwene n’en ressentit aucune honte. Elle livrait une étrange bataille. Quand on se bat, on reçoit des blessures. La Blanche généralement glaciale n’avait pas l’air si froid aujourd’hui. En fait, elle semblait passablement agitée, les lèvres entrouvertes et le regard furieux. Egwene ne la salua pas, et Alviarin se contenta de la regarder de travers avant d’entrer chez Silviana. Un numéro d’équilibriste.
Un peu plus loin dans le couloir, deux Rouges surveillaient les lieux, l’une au visage rond, l’autre mince, le regard froid toutes les deux, avec leur châle drapé sur les bras pour mettre bien en évidence les longues franges rouges. Elles n’étaient pas là par hasard. Elles n’étaient pas exactement des gardes. Elle ne leur fit pas la révérence, à elles non plus. Elles la regardèrent, impassibles.
Avant d’avoir fait quelques pas sur les dalles rouges et vertes, elle entendit des hurlements de douleur s’élever derrière elle, à peine étouffés par l’épaisse porte de Silviana. Ainsi Alviarin subissait une punition, et difficilement, pour se mettre à hurler si tôt. À moins qu’elle ne s’efforce aussi d’embrasser la souffrance, ce qui paraissait improbable. Egwene aurait bien voulu savoir pourquoi Alviarin était punie. Un général avait des éclaireurs, et des yeux-et-oreilles pour l’informer sur l’ennemi. Elle, elle n’avait que ses propres sens, et le peu qu’elle pouvait apprendre dans le Monde Invisible. Pourtant les moindres bribes d’informations pouvaient s’avérer utiles, et elle devait en obtenir le plus possible.
Elle retourna dans sa minuscule chambre du quartier des novices pour se laver le visage à l’eau fraîche et se peigner. Le peigne, qui se trouvait dans son aumônière lors de sa capture, était l’un des rares objets qu’elle possédait. Pendant la nuit, ses vêtements avaient disparu, remplacés par le blanc des novices, mais les jupons et les robes pendus au mur à des chevilles étaient bien à elle. Mis de côté quand elle avait été élevée au grade d’Acceptée, ils avaient toujours, cousus dans l’ourlet, une petite étiquette à son nom. La Tour n’était pas gaspilleuse. On ne savait jamais quand une nouvelle apprentie ferait la même taille qu’une ancienne. Mais le fait de ne porter que le blanc des novices ne faisait pas d’elle une des leurs pour autant, quoiqu’en pensent Elaida et les autres.
Elle attendit pour sortir que le rouge à ses joues s’estompe et d’avoir l’air aussi calme qu’elle se sentait. Quand on a peu d’armes, l’apparence peut en être une. Les deux mêmes Rouges l’attendaient dans la galerie, pour la suivre.
La salle à manger où les novices prenaient leurs repas se trouvait au premier niveau de la Tour, à côté de la cuisine principale. C’était une grande salle aux murs blancs, aux dalles de toutes les couleurs des Ajahs, et meublée de tables dont chacune pouvait asseoir six à huit femmes sur de petits bancs. Plus d’une centaine de femmes en blanc étaient assises à ces tables, bavardant en mangeant. Leur nombre devait faire la fierté d’Elaida. La Tour n’avait pas eu tant de novices depuis des années. Sans aucun doute, la nouvelle que la Tour était divisée avait dû suffire à mettre dans bien des têtes le désir d’aller à Tar Valon. Egwene ne fut pas impressionnée. Ces femmes remplissaient à peine la moitié de la salle et encore, et il y en avait une semblable à l’étage supérieur, fermée depuis des siècles. Quand elle aurait gagné la Tour, cette seconde salle serait rouverte, et les novices devraient manger par services, pratique oubliée depuis bien avant les Guerres Trolloques.
Nicola l’aperçut dès qu’elle entra – il semblait qu’elle la guettait – et donna un coup de coude aux deux novices qui l’entouraient. Une onde de silence se propagea autour de la table, et toutes les têtes se tournèrent vers Egwene quand elle descendit l’allée centrale de son pas glissé, sans regarder ni à droite ni à gauche.
Elle était à mi-chemin de la porte de la cuisine quand une petite novice aux longs cheveux noirs tendit soudain son pied qui la fit trébucher. Retrouvant son équilibre juste avant de tomber, elle se retourna avec froideur. Un nouvel accrochage. La jeune fille avait le teint pâle d’une Cairhienine. À cette distance, Egwene fut certaine qu’elle serait testée comme Acceptée à moins qu’elle n’ait d’autres faiblesses. Mais la Tour savait comment corriger cela.
— Quel est votre nom ? demanda-t-elle.
— Alvistere, répondit la jeune fille, son accent confirmant son teint. Pourquoi voulez-vous le savoir ? Pour rapporter à Silviana ? Cela ne servirait à rien. Toutes diront qu’elles n’ont rien vu.
— C’est pitoyable, Alvistere. Vous aspirez à devenir Aes Sedai et à renoncer à la possibilité de mentir, et pourtant, vous voulez que d’autres mentent à votre place. Ne voyez-vous pas que c’est illogique ?
Alvistere rougit.
— Qui êtes-vous pour me faire la morale ?
— Je suis le Siège d’Amyrlin. Prisonnière, mais toujours Siège d’Amyrlin.
Les grands yeux d’Alvistere se dilatèrent, et des murmures bourdonnèrent dans la salle tandis qu’Egwene entrait dans la cuisine. Elles n’avaient pas cru qu’elle revendiquerait son titre alors qu’elle était en blanc et dormait parmi elles. Autant les détromper tout de suite.
La cuisine était une grande pièce haute de plafond, dallée de gris. Les broches étaient immobiles dans la grande cheminée, alors que les fours et les poêles entretenaient une telle fournaise qu’elle aurait dû se mettre à transpirer immédiatement si elle n’avait pas su comment ignorer la chaleur. Elle avait souvent travaillé dans cette cuisine, et il semblait certain qu’elle y travaillerait encore. Des salles à manger l’entouraient sur trois côtés, pour les Aes Sedai, les Acceptées et les novices. Laras, la Maîtresse de Cuisine, en tablier d’un blanc immaculé où l’on aurait pu tailler trois robes de novices, circulait au milieu des visages luisants de sueur, agitant sa cuillère en bois comme un sceptre pour diriger les cuisinières, aides-cuisinières et les marmitons qui se ruaient pour exécuter ses ordres, comme ceux d’une reine. Peut-être même plus vite. Une reine n’aurait sans doute pas donné un coup de sceptre à celles qui se remuaient trop lentement.
Une grande partie de la nourriture était disposée sur des plateaux en argent, en bois sculpté ou dorés, que des femmes emportaient dans la salle à manger principale des sœurs. Il ne s’agissait pas de servantes avec la Flamme de Tar Valon sur la poitrine, plutôt de femmes pleines de dignité, en drap bien coupé orné parfois de quelques broderies, servantes personnelles des sœurs qui devraient affronter la longue remontée des étages jusqu’aux quartiers des Ajahs.
Toute Aes Sedai pouvait manger dans son appartement si elle le désirait, mais cela l’obligeait à canaliser pour réchauffer son repas, et la plupart aimaient manger en compagnie. Du moins en était-il ainsi autrefois. Ce flot continu de femmes portant des plateaux couverts d’un linge confirmait que la Tour Blanche était parcourue de failles. Elle aurait dû s’en réjouir. Elaida siégeait sur une estrade prête à s’effondrer sous elle. Mais la Tour était son foyer. Elle ne ressentit que de la tristesse. Et de la colère contre Elaida. Elle méritait d’être destituée simplement pour ce qu’elle avait fait à la Tour depuis qu’elle avait gagné l’étole et le sceptre !
Laras la regarda longuement, rentrant son triple menton jusqu’à ce qu’elle en ait quatre, puis elle se retourna en brandissant sa cuillère et regardant par-dessus l’épaule d’une aide-cuisinière. Laras avait autrefois aidé Siuan et Leane à s’évader, de sorte que sa fidélité envers Elaida était discutable. En aiderait-elle une autre maintenant ? En tout cas, elle s’efforçait d’éviter de regarder du côté d’Egwene. Une autre aide-cuisinière qui ne la distinguait pas des autres novices, une femme souriante, lui tendit un plateau en bois avec une grande tasse de thé fumant et une assiette de pain, d’olives, et de fromage grumeleux, qu’elle emporta à sa table.
De nouveau, le silence se fit et tous les yeux se braquèrent sur elle. Elles savaient qu’elle avait été convoquée chez la Maîtresse des Novices. Elles attendaient pour voir si elle déjeunerait debout. Bien qu’elle eût très envie de s’installer avec précaution sur le banc de bois, elle s’assit normalement. Ce qui raviva sa souffrance, bien sûr. Pas aussi forte qu’avant, mais assez pour qu’elle remue sur son siège avant qu’elle ne se contrôle. Curieusement, elle ne ressentait pas le désir de grimacer ou de se contorsionner. De se lever, oui, mais pas de se plaindre. La souffrance faisait partie d’elle-même. Elle l’acceptait sans résister. Elle voulait l’accueillir de bonne grâce, mais cela était encore difficile.
Elle rompit un morceau de pain – il y avait aussi des charançons ici, apparemment – et, lentement, les conversations reprirent dans la salle, étouffées parce que les novices ne devaient pas faire trop de bruit. À sa table aussi on se remit à parler, mais aucune ne fit un effort pour l’inclure. C’était aussi bien. Elle n’était pas là pour se faire des amies parmi les novices. Ni pour qu’elles la considèrent comme l’une d’entre elles. Son but était autre.
Quittant la salle avec les novices après avoir rapporté son plateau à la cuisine, elle trouva deux Rouges qui l’attendaient. L’une était Katerine Alruddin, en gris à taillades rouges, une masse de cheveux noir corbeau ondulant jusqu’à sa taille, et son châle déployé sur ses coudes.
— Buvez ça, ordonna impérieusement Katerine, lui tendant une tasse en étain de sa main fine. Tout !
L’autre Rouge, au sombre visage carré, ajusta son châle avec impatience et grimaça. Apparemment, cela lui déplaisait d’être assimilée à une servante. Ou peut-être était-ce ce qu’il y avait dans la tasse qui lui déplaisait.
Réprimant un soupir, Egwene but. La légère infusion de racine fourchue avait l’apparence et le goût d’une eau légèrement teintée, avec une faible saveur mentholée. Presque un souvenir de menthe plutôt que le goût lui-même. Elle en avait bu sa première tasse peu après son réveil, les Sœurs Rouges de service impatientes d’en avoir fini avec l’écran et d’aller vaquer à leurs occupations. Katerine avait un peu laissé passer l’heure, mais même sans cette tasse, Egwene doutait qu’elle aurait pu canaliser vigoureusement avant un bon moment. Certainement pas avec assez de force pour que ce soit utile.
— Je ne veux pas être en retard à mon premier cours, dit-elle en lui rendant la tasse.
Katerine la prit, tout en semblant surprise qu’elle ait bu. Egwene suivit les novices avant que la sœur puisse faire une objection. Ou penser à la rappeler à l’ordre parce qu’elle n’avait pas fait la révérence.
Ce premier cours, dans une pièce où dix novices occupaient des bancs prévus pour plus de trente, ressemblait au désastre auquel elle s’attendait. L’instructrice, Idrelle Menford, était une femme dégingandée aux yeux durs, qui était déjà Acceptée quand Egwene était arrivée à la Tour. Elle portait toujours la robe blanche aux sept bandes de couleur à l’ourlet et aux poignets. Egwene prit place à l’extrémité d’un banc en ignorant ses douleurs. À peine moins fortes. Boire la souffrance.
Debout sur une petite estrade, Idrelle la regarda avec plus qu’une lueur de satisfaction de la revoir en blanc. Cela adoucissait presque son froncement de sourcils, un trait permanent chez elle.
— Vous avez toutes dépassé le stade de créer de simples boules de feu, dit-elle à la classe, mais voyons de quoi est capable notre nouvelle élève. Elle avait très bonne opinion d’elle, vous savez.
Plusieurs novices gloussèrent bêtement.
— Faites une boule de feu, Egwene. Allez-y, mon enfant.
Une boule de feu ? C’était l’une des premières choses qu’apprenaient les novices. Où voulait-elle en venir ?
S’ouvrant à la Source, Egwene embrassa la saidar, la laissa l’envahir. La racine fourchue ne laissait passer qu’un filet du Pouvoir, alors qu’elle avait l’habitude d’en accueillir des torrents. Cependant, le Pouvoir lui apporta la vie et la joie de la saidar, une conscience exacerbée d’elle-même et de ce qui l’entourait. Ce qui signifia que son postérieur endolori lui parut encore plus meurtri. Elle ne bougea pas. Respirer la souffrance. Elle percevait la faible odeur de savon des novices après la toilette matinale, voyait une petite veine pulser sur le front d’Idrelle. Une partie d’elle-même avait envie de la frapper d’un flux d’Air, mais étant donné la quantité de Pouvoir à sa disposition, Idrelle l’aurait à peine senti. À la place, elle canalisa une petite boule de feu vert qui flotta devant elle. Petite chose pâle et transparente, pitoyable.
— Très bien, dit Idrelle, sarcastique.
Bien sûr, elle avait voulu commencer en montrant à toutes la faiblesse du canalisage d’Egwene.
— Relâchez la saidar. Maintenant, Mesdemoiselles…
Egwene ajouta une boule bleue, puis une brune et une grise, les faisant tourner les unes autour des autres.
— Relâchez la Source ! ordonna Idrelle avec brusquerie.
Une boule jaune rejoignit les autres, puis une blanche, et enfin, une rouge. Après quoi elle ajouta des anneaux de feu autour des boules tournoyantes. En commençant par la rouge cette fois, la plus petite, jusqu’à la verte, la plus grosse. Si elle avait pu choisir une Ajah, elle aurait pris la Verte. Sept anneaux de feu tournèrent, dans sept directions différentes, autour de sept boules de feu qui exécutaient une danse compliquée en leur centre. Elles étaient peut-être petites et pâles, mais c’était quand même une démonstration impressionnante que cette division de ses flux de quatorze façons différentes. Jongler avec le Pouvoir n’était pas tellement plus facile que jongler avec les mains.
— Arrêtez ça ! vociféra Idrelle. Arrêtez !
L’aura de la saidar enveloppa l’instructrice, et une verge de Feu frappa Egwene en travers du dos.
— J’ai dit arrêtez !
La verge frappa une seconde, puis une troisième fois.
Egwene continua calmement à faire tournoyer les anneaux et danser les boules. Après les coups de semelle de Silviana, il était facile de boire la souffrance des coups d’Idrelle. Sinon de l’accueillir avec joie. Serait-elle jamais capable de sourire pendant qu’on la battrait ?
Katerine et l’autre Rouge apparurent sur le seuil.
— Que se passe-t-il ici ? demanda la sœur aux cheveux de jais.
Sa compagne ouvrit de grands yeux devant le spectacle créé par Egwene. Il était improbable que l’une ou l’autre fût capable de diviser ainsi ses flux.
Toutes les novices se levèrent d’un bond et firent la révérence à l’entrée des Aes Sedai. Egwene resta assise. Nerveuse, Idrelle déploya ses jupes aux bandes multicolores.
— Elle ne veut pas arrêter, gémit-elle. Je lui ai dit d’arrêter, mais elle ne veut pas.
— Arrêtez ça, Egwene, ordonna fermement Katerine.
Egwene continua, jusqu’à ce que la femme rouvre la bouche.
Alors, elle relâcha la saidar et se leva.
Katerine referma brusquement la bouche et prit une profonde inspiration. Son visage conserva la sérénité de l’Aes Sedai, mais ses yeux flamboyaient.
— Courez au bureau de Silviana et dites-lui que vous avez désobéi à votre instructrice et perturbé la classe. Allez !
S’arrêtant le temps de rajuster ses jupes – quand elle obéissait, elle s’efforçait de le faire sans empressement – Egwene passa entre les deux Rouges et remonta le couloir.
— Je vous ai dit de courir, dit sèchement Katerine.
Un flux d’Air frappa son postérieur encore sensible. Accepter la souffrance. Un autre coup. Boire la souffrance. Un troisième, assez fort pour la faire chanceler. Accueillir la souffrance.
— Lâchez-moi, Jezrail, gronda Katerine.
— Pas question, dit l’autre sœur avec un fort accent tairen. Vous allez trop loin, Katerine. Une tape ou deux, c’est permis, mais la punir davantage est réservé à la Maîtresse des Novices. Par la Lumière, à ce rythme-là, elle sera incapable de marcher jusqu’au bureau de Silviana.
Katerine inspira bruyamment.
— Très bien, dit-elle enfin. Mais elle peut ajouter « désobéissance à une sœur » à la liste de ses offenses. Je vérifierai, Egwene, alors n’allez pas croire que vous pouvez oublier.
Quand elle entra dans le bureau de la Maîtresse des Novices, Silviana haussa les sourcils.
— Déjà ? Allez chercher le soulier dans le cabinet, mon enfant, et dites-moi ce que vous avez fait.
Après deux autres cours, et deux visites au bureau de Silviana – elle refusait qu’on se moque d’elle, et si une Acceptée ne supportait pas qu’elle fasse quelque chose mieux qu’elle, elle n’avait qu’à ne pas la lui demander – plus le rendez-vous de midi, Silviana décida qu’elle serait Guérie au début de chaque journée.
— Sinon, vous seriez bientôt trop meurtrie et vous saigneriez. Mais ne pensez pas que je cognerai moins fort. Si vous avez besoin d’être Guérie trois fois par jour, je n’en frapperai que plus fort pour compenser. S’il le faut, je recourrai à la ceinture et aux verges. Parce que je veux vous mettre du plomb dans la tête, mon enfant. Croyez-moi sur ce point.
Ces trois cours, laissant trois Acceptées très embarrassées, eurent un autre résultat. Ils se transformèrent en leçons particulières avec une Aes Sedai, normalement réservées aux Acceptées. Elle devait monter l’interminable rampe en spirale décorée de tapisseries jusqu’aux quartiers des Ajahs, où les sœurs se tenaient sur le seuil comme des gardes. En vérité, c’étaient vraiment des gardes. Les visiteuses d’autres Ajahs n’étaient pas les bienvenues. En fait, elle ne voyait jamais d’Aes Sedai près du quartier d’une autre Ajah.
À part les Députées, elle rencontrait rarement des sœurs dans les couloirs autrement qu’en groupes, toujours portant leur châle, généralement suivies de près par leurs Liges, mais cela n’avait rien à voir avec la peur qui étreignait le camp hors les murs. Ici, c’étaient des sœurs de la même Ajah, et quand deux groupes se croisaient, elles se regardaient de travers quand elles ne se foudroyaient pas. Au plus fort de l’été, il faisait toujours frais dans la Tour, mais l’air semblait à la fois fiévreux et glacé quand des sœurs d’Ajahs différentes étaient trop proches. Même les Députées marchaient vite. Les rares réalisant qui elle était la regardaient avec insistance, mais la plupart semblaient avoir la tête ailleurs. Pevara Tazanovni, jolie Députée potelée des Rouges, faillit lui rentrer dedans un jour – elle n’allait pas s’effacer, même pour une Députée –, mais Pevara avait continué comme si elle n’avait rien remarqué. Une autre fois, Doesine Alwain, mince comme un garçon bien qu’élégante, fit la même chose, en grande conversation avec une autre Sœur Jaune. Ni l’une ni l’autre ne la regarda. Elle aurait bien voulu savoir qui était l’autre Jaune.
Elle connaissait les noms des dix « taupes » que Sheriam et les autres avaient introduites à la Tour pour saper le pouvoir d’Elaida, et elle aurait aimé prendre contact avec elles, mais elle ne connaissait pas leurs visages. Citer leur nom n’aurait eu d’autre résultat que d’attirer l’attention sur elles. Elle espérait que l’une d’elles lui glisserait un mot, mais aucune ne se manifesta. Elle devrait se battre seule, à part Leane, à moins qu’elle ne surprenne quelque chose dans les conversations lui permettant de mettre des visages sur ces noms.
Elle n’oubliait pas Leane, bien sûr. Dès son second soir à la Tour, elle descendit dans les cellules ouvertes après le dîner, bien qu’elle fût épuisée. C’est dans ces quelques pièces du premier sous-sol qu’on installait les femmes capables de canaliser, quand elles n’étaient pas à l’isolement complet. Chacune contenait une grande cage en dentelle de fer allant du sol en pierre au plafond, avec autour un espace de quatre pas de large et des torchères en fer pour l’éclairage. Devant la cellule de Leane, deux Brunes étaient assises sur des bancs alignés contre le mur avec un Lige, homme à la large carrure et au très beau visage aux tempes grisonnantes. Il leva les yeux à l’arrivée d’Egwene, puis se remit à aiguiser sa dague sur une pierre.
L’une des Brunes était Felaana Bevaine, mince, avec de longs cheveux blonds et brillants, comme si elle les brossait plusieurs fois par jour. Elle s’arrêta d’écrire sur un pupitre dans un carnet relié en cuir, le temps de dire :
— Tiens, c’est vous ? Bon, Silviana a dit que les visites vous sont permises, mon enfant, mais ne lui donnez rien sans le montrer à Dalevien ou à moi, et ne faites pas d’histoires.
Puis elle se remit à écrire. Dalevien, trapue, ses cheveux noirs coupés court striés de gris, ne leva à aucun moment les yeux de l’étude comparée qu’elle faisait de deux livres, ouverts l’un sur chaque genou. L’aura de la saidar brillait autour d’elle, et elle maintenait un écran autour de Leane, mais elle n’avait aucune raison de regarder une fois qu’il avait été tissé.
Egwene se rua vers la cage, passa les mains à travers la dentelle de fer pour saisir celles de Leane.
— Silviana m’a dit qu’elles croient enfin qui vous êtes, dit-elle en riant, mais je ne m’attendais pas à vous voir entourée d’un tel luxe.
C’était un luxe, comparé aux minuscules cellules où les sœurs étaient enfermées en attendant leur procès, avec du jonc par terre en guise de matelas, et une couverture uniquement si l’on avait de la chance, mais l’installation de Leane paraissait raisonnablement confortable. Elle avait un lit étroit qui paraissait plus doux que ceux des novices, un fauteuil à dossier droit avec un coussin bleu à pompons, et une table encombrée de trois livres et d’un plateau avec les restes de son dîner. Il y avait même une table de toilette, avec une cuvette et un broc ébréchés, et un miroir plein de bulles. De plus, un paravent cachait le pot de chambre.
Leane rit aussi.
— Oh, je suis très populaire ! dit-elle avec entrain.
Même son attitude semblait langoureuse, image même de la Domanie séductrice, bien qu’elle fut en simple drap.
— J’ai eu un flot ininterrompu de visiteuses toute la journée, de toutes les Ajahs sauf la Rouge. Même les Vertes tâchent de me convaincre de leur enseigner comment on Voyage, et elles veulent surtout me mettre la main dessus parce que je prétends être maintenant une Verte.
Elle frissonna, trop ostentatoire pour que ce soit vrai.
— Ce serait aussi détestable que de me retrouver avec Melare et Desala. Quelle femme odieuse, cette Desala !
Son sourire s’évanouit comme la rosée au soleil.
— Elles m’ont dit qu’on vous mettrait en blanc. Mieux vaut ça, je suppose. Elles vous donnent de la racine fourchue ? À moi aussi.
Surprise, Egwene regarda vers la sœur qui tenait l’écran, et Leane renifla avec dédain.
— C’est la coutume. Si je n’étais pas entourée d’un écran, je pourrais taper sur une mouche sans la tuer, mais la coutume veut que toute femme dans une cellule ouverte soit entourée d’un écran. Mais vous, elles vous laissent circuler librement ?
— Pas exactement, dit Egwene avec ironie. Il y a deux Rouges qui m’attendent à la porte pour me ramener dans ma chambre et pour m’entourer d’un écran pendant leur sommeil.
Leane soupira.
— Bon, je suis dans une cellule, on vous surveille, et nous sommes toutes les deux abreuvées de racine fourchue.
Elle lança un coup d’œil en coin aux deux Brunes. Felaana était toujours concentrée sur ses textes. Dalevien tourna en même temps une page de chaque livre, et se mit à marmonner entre ses dents. Le Lige devait avoir l’intention de se raser avec sa dague pour l’aiguiser à ce point. Il semblait surtout concentrer son attention sur la porte, mais Leane baissa quand même la voix.
— Alors, quand nous évadons-nous ?
— Nous ne nous évadons pas, répondit Egwene. Puis elle lui exposa ses raisons et son plan en chuchotant, tout en surveillant les sœurs du coin de l’œil.
Elle raconta à Leane tout ce qu’elle avait vu et fait. Il était difficile de dire combien de fois elle avait été punie ce jour-là, et comment elle s’était comportée pendant ses fessées, mais il était nécessaire de convaincre Leane qu’on ne la briserait pas.
— Je vois qu’un assaut est hors de question, mais j’espérais…
Le Lige remua et Leane se tut. Il rengainait simplement sa dague. Croisant les bras et étendant les jambes, il se renversa contre le mur, les yeux sur la porte. Il semblait pouvoir se lever en un clin d’œil.
— Laras m’a aidée à m’évader une fois, poursuivit doucement Leane, mais je ne sais pas si elle le referait.
Elle frissonna, et cette fois, ce fut un frisson authentique. Elle avait été neutralisée quand Laras les avait aidées à s’évader, Siuan et elle.
— De toute façon, c’était plus pour Min que pour Siuan ou moi. Elle est dure, Silviana Brehon. Juste, paraît-il, mais assez dure pour briser du fer. Êtes-vous absolument certaine, Mère ?
Egwene répondit par l’affirmative, et Leane soupira une fois de plus.
— Eh bien, nous serons deux vers rongeant leurs racines, n’est-ce pas ?
Ça n’était pas une question.
Elle rendit visite à Leane tous les soirs où l’épuisement ne la traînait pas directement au lit après le dîner, et la trouva étrangement optimiste pour une prisonnière confinée dans sa cellule. Le flot incessant des visiteuses continuait, et elle glissait dans chaque conversation des questions suggérées par Egwene. Ces visiteuses ne pouvaient pas ordonner qu’une Aes Sedai soit punie, même une Aes Sedai enfermée dans une cellule, mais certaines furent assez furieuses pour le regretter, et de plus, entendre ces choses d’une sœur avait plus de poids que si elles provenaient d’une femme qu’elles considéraient comme une novice. Leane pouvait même argumenter ouvertement, du moins jusqu’à ce que la sœur s’en aille dignement. Mais beaucoup restaient. Certaines étaient d’accord avec elle. Avec prudence, avec hésitation, mais elles étaient d’accord. Certaines Vertes décidèrent que, puisqu’elle avait été neutralisée et qu’elle n’était donc plus Aes Sedai, elle avait le droit de demander son admission dans l’Ajah de son choix quand elle le redeviendrait. Toutes n’étaient pas d’accord, loin de là, c’était mieux qu’aucune. Egwene commença à trouver que Leane avait plus d’influence qu’elle-même, qui pouvait aller « librement » à sa guise. Elle n’était pas vraiment jalouse. Ce qu’elles faisaient était capital, et peu importait celle qui agissait le mieux. Mais il y avait des moments où cela rendait le pèlerinage chez Silviana beaucoup plus dur. Elle avait quand même quelques succès. Si on veut.
Ce premier après-midi, dans le salon encombré de Bennae Nalsad la Brune shienarane lui demanda d’exécuter toute une série de tissages. Bennae était assise dans un fauteuil à dossier droit à côté de la cheminée en marbre veiné de brun. Egwene, très mal à l’aise, dans un autre. Elle n’avait pas été invitée à s’asseoir, mais Bennae ne l’en avait pas empêchée pour autant.
Egwene exécuta chaque tissage jusqu’à ce que Bennae lui demande avec naturel le tissage du Voyage. Après quoi, elle sourit et croisa les mains sur ses genoux. La sœur se renversa dans son fauteuil et ajusta ses jupes de soie brune. Bennae avait des yeux bleus et perçants, et des cheveux noirs, retenus dans un filet, abondamment striés de gris. Elle avait des taches d’encre sur deux doigts, et une autre d’un côté du nez. Elle tenait une tasse de thé, mais n’en avait pas offert à Egwene.
— Vous n’avez presque plus rien à apprendre sur le Pouvoir, mon enfant, surtout en considérant vos merveilleuses découvertes, et d’ailleurs peu importe comment vous les avez faites. Mais cela ne veut pas dire que vous n’avez rien à apprendre. Vous avez eu peu de cours de novice avant d’être…
La Brune fronça les sourcils sur sa robe blanche et s’éclaircit la gorge.
— Et peu de leçons sur… bon, plus tard. Dites-moi, si vous pouvez, quelle erreur commit Shein Chunla qui provoqua la Troisième Guerre du Mur de Garen ? Quelles furent les causes de la Grande Guerre de l’Hiver entre l’Andor et le Cairhien ? Qu’est-ce qui causa la Rébellion Weilin, et comment elle se termina ? La plupart des livres d’histoire semblent être des traités militaires, et le plus important est de savoir comment elles ont commencé et se sont terminées et pourquoi. Beaucoup de guerres n’auraient pas eu lieu si les peuples avaient fait attention aux fautes commises par les autres. Eh bien ?
— Shein n’a fait aucune erreur, répondit lentement Egwene, mais vous avez raison. J’ai beaucoup à apprendre. Je ne sais même pas les noms des autres batailles.
Elle se leva et se servit du thé au pichet d’argent posé sur une petite table, où se trouvaient, en plus du plateau, un lynx empaillé et le crâne d’un serpent, aussi gros que le crâne d’un homme !
Bennae fronça les sourcils, mais ça n’était pas à cause du thé. Elle le remarqua à peine.
— Shein n’a commis aucune erreur ? Que voulez-vous dire, mon enfant ? Elle a aggravé la situation de la pire façon possible.
— Bien avant la Troisième Guerre du Mur de Garen, dit Egwene, retournant à son fauteuil, Shein faisait strictement ce que l’Assemblée lui demandait.
Elle avait peut-être des lacunes dans d’autres époques de l’histoire, mais Siuan l’avait instruite exhaustivement des fautes commises par les autres Amyrlins. Et cette question en particulier lui donnait une ouverture. Se rasseoir normalement exigea un effort.
— De quoi parlez-vous ?
— Elle s’efforça de gouverner la Tour d’une main de fer, ne faisant jamais de compromis sur rien, écrasant l’opposition. L’Assemblée s’en lassa, mais les Députées ne purent pas se mettre d’accord sur une remplaçante. Alors, plutôt que de la déposer, elles firent pire. Elles la laissèrent en place et lui imposèrent une pénitence chaque fois qu’elle tentait de donner un ordre.
Elle savait qu’elle parlait trop, mais il fallait qu’elle aille jusqu’au bout. L’immobilité sur le bois dur du fauteuil lui était difficile. Accueillir la souffrance.
— L’Assemblée gouvernait Shein et la Tour. Mais les Députées elles-mêmes firent bien des erreurs, essentiellement parce que chaque Ajah avait ses propres objectifs, et qu’il n’y avait pas une main pour les façonner toutes en vue d’un but unique pour le bien de la Tour. Le règne de Shein fut marqué par des guerres dans le monde entier. Les sœurs finirent par se lasser de la mauvaise gouvernance de l’Assemblée. Au cours d’une des six mutineries ayant eu lieu dans l’histoire de la Tour, Shein et l’Assemblée furent destituées. On dit qu’elle est morte à la Tour de mort naturelle, mais en fait, elle a été étouffée dans son lit cinquante et un ans plus tard, après la découverte d’un complot pour la remettre sur le Siège d’Amyrlin.
— Des mutineries ? dit Bennae, incrédule. Six ? Exilée et étouffée ?
— Tout est consigné dans les histoires secrètes du Treizième Dépôt. Mais je n’aurais pas dû vous dire ça, je suppose.
Egwene but une gorgée de thé et grimaça. Il était rance. Pas étonnant que Bennae n’ait pas touché au sien.
— Des histoires secrètes ? Un Treizième Dépôt ? Si une telle chose existait, je crois que je serais au courant, et pourquoi dites-vous que vous n’auriez pas dû m’en parler ?
— Parce que, selon la loi, l’existence des histoires secrètes comme leur contenu, ne peut être connue que de l’Amyrlin, de sa Gardienne, et des Députées. D’elles, et des bibliothécaires qui s’occupent des archives. La loi elle-même fait partie du Treizième Dépôt. Cela non plus je n’aurais pas dû le dire. Mais si vous pouvez y avoir accès, ou questionner quelqu’un qui sait, vous verrez que j’ai raison. Six fois dans l’histoire de la Tour, quand l’Amyrlin était source de conflits ou dangereusement incompétente, et que l’Assemblée n’était pas intervenue, les sœurs se sont soulevées pour la destituer.
Elle n’aurait pas pu planter la graine plus profond. Ou mieux enfoncer le clou avec un marteau.
Bennae la fixa un long moment, puis porta sa tasse à ses lèvres. Elle cracha dès que le thé eut touché sa langue, et se mit à tamponner les taches sur sa robe avec un mouchoir bordé de dentelle.
— La Guerre du Grand Hiver, dit-elle d’une voix rauque, posant sa tasse par terre près de son fauteuil, commença tard dans l’année 671…
Elle ne recommença pas à mentionner des histoires secrètes et des mutineries, c’était inutile. Plus d’une fois pendant la leçon, elle laissa sa phrase en suspens, fronçant les sourcils sur quelque chose situé au-delà d’Egwene, et Egwene ne douta pas de ce que c’était.
Plus tard ce jour-là, Lirene Doirellin dit, faisant les cent pas devant sa cheminée :
— Oui, Elaida a commis ici une grosse faute.
La sœur cairhienine était à peine plus petite qu’Egwene, mais sa façon de darder nerveusement les yeux lui donnait un air de proie pourchassée. Ses jupes vert foncé n’avaient que quatre discrètes taillades rouges, bien qu’elle ait déjà été Députée.
— La proclamation qu’elle a faite, en plus de sa tentative d’enlèvement, n’aurait pas pu être mieux calculée pour éloigner davantage al’Thor de la Tour. Oh, elle en a fait des erreurs, Elaida !
Egwene aurait aimé poser des questions sur al’Thor et l’enlèvement, mais Lirene ne lui en donna pas l’occasion et continua à énumérer les fautes d’Elaida en faisant les cent pas, les yeux vigilants et se tordant les mains inconsciemment. Egwene ne savait pas si cette séance pouvait être qualifiée de succès, mais à coup sûr, ce n’était pas un échec. Et elle avait appris quelque chose. Toutes ses explorations n’étaient pas aussi réussies, bien sûr.
— Ceci n’est pas une discussion, dit Pritalle Nerbaijan, d’un ton calme, mais le regard fiévreux.
Son appartement ressemblait plus à celui d’une Verte que d’une Jaune, avec plusieurs épées nues accrochées aux murs, et une tapisserie de soie représentant des hommes combattant des Trollocs. Elle serrait la poignée de la dague glissée dans sa ceinture en argent tressé. Pas un simple couteau, une dague à lame d’un pied de long, au pommeau couronné d’une émeraude. Pourquoi avait-elle accepté de faire la leçon à Egwene, c’était un mystère, étant donné son horreur de l’enseignement. Peut-être parce que c’était Egwene ?
— Vous êtes ici pour une leçon sur les limites du Pouvoir. Leçon de base, convenant à une novice.
Egwene avait envie de remuer sur le trépied que Pritalle lui avait donné pour s’asseoir, mais au lieu de se concentrer sur la douleur cuisante à son postérieur, elle décida de l’absorber. De l’accueillir. Elle avait déjà fait trois visites chez Silviana depuis le début de la journée, et elle en sentait venir une quatrième, avec le déjeuner dans une heure.
— J’ai dit simplement que si Shemerin a pu être dégradée du rang d’Aes Sedai à celui d’Acceptée, alors le pouvoir d’Elaida n’a plus de limite. En tout cas, c’est ce qu’elle pense. Mais si vous acceptez ça, ce n’est pas vraiment le cas.
Pritalle resserra la main sur sa dague à s’en faire blanchir les phalanges, mais sans s’en apercevoir.
— Puisque vous pensez tout savoir mieux que moi, dit-elle avec froideur, alors vous pourrez aller voir Silviana quand nous aurons fini.
Succès partiel, peut-être. Egwene ne pensait pas que la colère de Pritalle s’adressait à elle.
— J’attends de vous un comportement correct, lui avait dit fermement Serancha Colvine un autre jour.
Le mot adéquat pour décrire la sœur Grise, c’était « pincée ». Bouche pincée, et nez pincé qui semblait continuellement détecter une mauvaise odeur. Même ses pâles yeux bleus semblaient pincés de désapprobation. Sans cela, elle aurait été jolie.
— Comprenez-vous ?
— Je comprends, répondit Egwene, s’asseyant sur le tabouret placé devant le fauteuil à dossier droit de Serancha.
La matinée était fraîche, et un petit feu brûlait dans l’âtre. Boire la souffrance. Accueillir la souffrance.
— Réponse incorrecte, dit Serancha. La réponse correcte aurait été une révérence et « Je comprends, Serancha Sedai ». J’ai l’intention de faire la liste de vos fautes pour que vous l’apportiez à Silviana quand nous aurons fini. Recommençons. Comprenez-vous, mon enfant ?
— Je comprends, répéta Egwene sans se lever.
Serancha s’empourpra. À la fin, sa liste couvrait quatre pages d’une écriture serrée. Elle avait passé plus de temps à écrire qu’à instruire.
Puis il y eut Adelorna Bastine. La Verte saldaeane parvenait à être majestueuse bien que mince et pas plus grande qu’Egwene. Et elle avait un air autoritaire et royal qui aurait été intimidant si Egwene s’en était laissé imposer.
— Il paraît que vous provoquez partout des histoires, dit-elle, prenant une brosse en ivoire sur une table en marqueterie près de son fauteuil. Si vous cherchez à m’en faire, vous apprendrez que je sais me servir de ceci.
Egwene comprit, sans le vouloir. Trois fois, Adelorna la coucha sur ses genoux, et elle savait effectivement se servir de la brosse autrement que pour lisser ses cheveux. De sorte que la leçon d’une heure en dura deux.
— Puis-je partir maintenant ? demanda enfin Egwene, essuyant calmement ses joues du mieux qu’elle put avec un mouchoir déjà humide.
Respirer la souffrance, absorber le feu.
— Je suis censée aller chercher de l’eau pour les Rouges, et je ne veux pas être en retard.
Adelorna fronça les sourcils sur sa brosse avant de la reposer sur la table qu’Egwene avait renversée deux fois en agitant les jambes. Puis elle fronça les sourcils sur Egwene, comme s’efforçant de voir à travers son crâne.
— Je voudrais que Cadsuane soit à la Tour, murmura-t-elle. Je crois qu’elle relèverait le défi que vous posez.
Il lui sembla détecter une nuance de respect dans le ton.
Ce jour fut décisif à certains égards. Pour commencer, Silviana décida qu’Egwene serait Guérie deux fois par jour.
— On dirait que vous provoquez les coups, mon enfant. C’est de l’entêtement pur, et je ne le supporterai pas. Vous ferez face à la réalité. La prochaine fois que vous viendrez me voir, nous verrons comment vous aimez la ceinture.
La Maîtresse des Novices lui releva son jupon sur le dos, puis fit une pause.
— Quoi, vous souriez ? Ai-je dit quelque chose de comique ?
— J’ai juste pensé à quelque chose de drôle, répondit Egwene.
Rien d’important.
Rien d’important pour Silviana, en tout cas. Elle avait réalisé comment il fallait accueillir la souffrance. Elle ne livrait pas une unique bataille, elle faisait la guerre, et chaque fois qu’elle était battue, chaque fois qu’on l’envoyait chez Silviana, c’était le signe qu’elle avait livré un nouveau combat et refusé de céder. La souffrance était une croix d’honneur. Elle hurlait et gesticulait de toutes ses forces pendant que le soulier s’abattait. Après, quand elle essuyait ses larmes, elle fredonnait doucement en elle-même. C’était facile d’accueillir une croix d’honneur.
Dès le second jour de sa captivité, l’attitude des novices envers elle commença à changer. Areina travaillait aux écuries où Nicola venait souvent la voir, et elles semblaient si proches qu’Egwene se demandait si elles n’étaient pas compagnes de lit, toujours à proximité l’une de l’autre avec des sourires mystérieux. Il semblait que Nicol et Areina aient régalé les novices d’histoires sur elle. Très exagérées, d’ailleurs. Les deux femmes faisaient d’elle un mélange de toutes les figures légendaires du passé, avec Birgitte Arc-d’Argent et Amaresu elle-même, emportant l’Épée du Soleil au combat. Une moitié la considéraient avec un respect mêlé de crainte, l’autre moitié étaient furieuses pour une raison inconnue, ou ouvertement dédaigneuses. Bêtement, certaines tentèrent d’imiter son comportement lors des cours, mais une série de visites à Silviana y mit bientôt bon ordre. Le troisième jour, au repas de midi, près de deux douzaines de novices mangèrent debout, rouges d’embarras. Dont Nicola. Et, curieusement, Alvistere. Au dîner, elles n’étaient plus que sept, et le quatrième jour, seules Nicola et la Cairhienine restèrent debout. Puis l’on n’en parla plus. Elle pensait que certaines lui en voudraient de continuer à refuser de céder, alors qu’on les avait remises au pas si vite. Au contraire, le nombre de celles qui étaient furieuses ou méprisantes diminua, et l’on commençait à la respecter. Aucune ne tenta de devenir son amie, ce qui était aussi bien. Malgré sa robe blanche, elle était Aes Sedai, et il était inconvenant pour une Aes Sedai de se lier d’amitié avec une novice. Il y avait trop de risque que la novice en tire vanité, ce qui lui poserait des problèmes. Les novices se mirent à lui demander des conseils, de l’aide pour apprendre leurs leçons. Une poignée seulement au début, mais leur nombre augmenta tous les jours. Elle voulait bien les aider à apprendre, ce qui consistait essentiellement à leur donner confiance en elles, à convaincre une jeune femme que la prudence était sage, ou à exécuter avec elles toutes les étapes d’un tissage compliqué. Les novices n’avaient pas le droit de canaliser hors de la présence d’une Aes Sedai ou d’une Acceptée, même si elles le faisaient presque toutes en secret, mais elle était une sœur. Pourtant, elle refusait d’en aider plus d’une à la fois. Si des groupes se constituaient, le bruit s’en répandrait bientôt, et elle ne serait pas la seule à aller voir Silviana. Elle faisait ce trajet aussi souvent que nécessaire, mais elle ne voulait en être la cause pour d’autres. Et quant aux conseils… Les novices étant strictement gardées à l’écart des hommes, les conseils étaient faciles. Quoique les tensions provoquées par l’amour entre femmes pouvaient être aussi graves que celles provoquées par les hommes.
Un soir, revenant d’une nouvelle séance chez Silviana, elle entendit Nicola parler à deux novices à peine âgées de quinze ou seize ans. Egwene se souvenait très peu de sa jeunesse. Il lui semblait que ça datait d’une autre vie. Marah était une Murandienne trapue aux yeux bleus et espiègles, Namene était une grande et mince Domanie qui pouffait tout le temps.
— Demandez à la Mère, disait Nicola.
Quelques novices avaient pris l’habitude de l’appeler ainsi, quoique jamais à portée d’oreilles d’une femme qui ne fût pas en blanc. Elles étaient étourdies mais pas stupides.
— Elle est toujours prête à donner des conseils.
Namene se tortilla en pouffant nerveusement.
— Je ne voudrais pas la déranger.
— De plus, continua Marah d’une voix mélodieuse, on dit qu’elle donne toujours les mêmes conseils.
— Et ce sont de bons conseils, dit Nicola, levant une main et comptant sur ses doigts. Obéir aux Aes Sedai. Obéir aux Acceptées. Travailler dur. Travailler encore plus dur.
Se dirigeant vers sa chambre, Egwene sourit. Elle avait été incapable d’obliger Nicola à se comporter correctement quand elle était ouvertement l’Amyrlin, mais elle semblait avoir réussi déguisée en novice. Remarquable.
Il y avait encore une chose qu’elle pouvait faire pour elles : les réconforter. Pour impossible que cela parût au premier abord, l’intérieur de la Tour changeait. Les femmes se perdaient en cherchant des pièces où elles étaient allées des douzaines de fois. Des femmes sortaient des murs ou y entraient, souvent vêtues de robes démodées, parfois bizarrement affublées de robes qui semblaient de simples longueurs de tissus enroulées autour de leur corps, de tabars brodés arrivant à la cheville, et autres choses encore plus étranges. Par la Lumière, à quelle époque une femme aurait-elle voulu porter une robe dont le corsage mettait toute la poitrine à nu ? Egwene pouvait en discuter avec Siuan dans le Tel’aran’rhiod, alors elle savait que c’étaient des signes avant-coureurs de la Tarmon Gai’don. Des pensées déplaisantes, auxquelles il n’y avait rien à faire. Il fallait l’accepter, et ce n’était pas comme si Rand lui-même n’était pas le héraut de la Dernière Bataille. À la Tour, certaines sœurs devaient savoir aussi ce que cela signifiait, mais obsédées par leurs propres affaires, elles ne faisaient aucun effort pour réconforter les novices qui pleuraient d’effroi. Alors, Egwene les réconfortait.
— Le monde est plein d’étranges merveilles, dit-elle à Coride, jeune blonde qui sanglotait à plat ventre sur son lit.
Ayant un an de moins qu’elle, Coride n’était encore qu’une adolescente malgré une année et demie passée à la Tour.
— Pourquoi s’étonner si certaines de ces merveilles apparaissent dans la Tour Blanche ? Quel endroit plus approprié ?
Elle ne leur parlait jamais de la Dernière Bataille ; ce qui ne leur aurait guère remonté le moral.
— Mais elle est entrée dans le mur ! gémit Coride, relevant la tête, le visage rouge et marbré et les joues luisantes de larmes. Un mur ! Et aucune d’entre nous n’a pu trouver la salle de classe. Pedra n’a pas pu non plus, et ça l’a mise de mauvaise humeur. Or, elle n’est jamais de mauvaise humeur. Elle avait peur, elle aussi !
— Mais je parie que Pedra ne s’est pas mise à pleurer.
Egwene s’assit au bord du lit, assez fière de ne pas grimacer. Les matelas des novices n’étaient pas connus pour leur moelleux.
— Les morts ne peuvent pas nuire aux vivants, Coride. Ils ne peuvent pas nous toucher. Ils semblent ne même pas nous voir. De plus, c’étaient des initiées ou des servantes de la Tour. C’était leur foyer autant que le nôtre. Quant au fait que les chambres et les couloirs ne sont plus où ils sont censés être, rappelez-vous que la Tour est un lieu merveilleux. Rappelez-vous cela, et ça ne vous effrayera plus.
L’argument lui parut faible, mais Coride s’essuya les yeux et jura qu’elle n’aurait plus jamais peur. Malheureusement, elles étaient cent deux comme elle, pas toutes si facilement rassurées. Cela suffisait pour qu’Egwene soit encore plus furieuse qu’elle ne l’était déjà contre les sœurs de la Tour.
Ses jours ne se passaient pas uniquement à assister aux cours, à réconforter les novices et à visiter Silviana, quoique cette dernière activité occupât malheureusement une grande partie de son temps. Silviana ne s’était pas trompée en disant qu’elle n’aurait pas beaucoup de temps libre. On confiait constamment des corvées aux novices. C’étaient souvent des activités factices, car la Tour avait plus de mille domestiques, sans compter les ouvriers, mais les travaux physiques forgeaient le caractère, ainsi que l’avait toujours cru la Tour. De plus, cela fatiguait assez les novices pour les empêcher de penser aux hommes. Mais elle était plus accablée de corvées que les autres. Certaines lui étaient données par des sœurs qui la considéraient comme une fugitive, d’autres par Silviana dans l’idée que la fatigue émousserait sa volonté de rébellion.
Tous les jours, après chaque repas, elle récurait les marmites avec du gros sel et une brosse dure dans l’office de la cuisine principale. De temps en temps, Laras passait la tête par la porte, mais elle ne disait jamais rien. Et elle ne se servait jamais de sa longue cuillère à pot, même quand Egwene se massait les reins, au lieu de récurer les grandes marmites. Laras distribuait abondamment des claques aux aide-cuisinières et aux marmitons qui essayaient de jouer des tours à Egwene, comme c’était l’habitude avec les novices de service à la cuisine. Comme elle le leur rappelait à chaque claque, c’était parce qu’elles avaient tout le temps de jouer quand elles n’étaient pas au travail. Cependant, Egwene remarqua qu’elle n’avait pas la main si leste quand elles voulaient se moquer d’une vraie novice ou lui verser de l’eau froide dans le dos. Il semblait que ce fut une sorte d’alliée. Si elle pouvait seulement trouver le moyen de se servir d’elle…
Elle portait des seaux d’eau, suspendus aux extrémités d’une longue perche posée en travers de ses épaules, à la cuisine, au quartier des novices, à celui des Acceptées, et tout en haut, à celui des Aes Sedai. Elle apportait aux sœurs leurs repas dans leur chambre, ratissait les allées du jardin, arrachait les mauvaises herbes, faisait des commissions pour les sœurs, balayait et lavait les sols, cirait les parquets à quatre pattes… Elle ne cherchait jamais à se dérober à ces tâches, et pas seulement parce qu’elle ne voulait pas donner à quiconque un prétexte pour la traiter de paresseuse. En un sens, elle considérait ces corvées comme des punitions, pour ne pas s’être bien préparée avant de transformer en cuendillar la chaîne du port. Les punitions devaient être supportées avec dignité. Autant qu’on pouvait en avoir en récurant les sols, en tout cas.
De plus, ses visites au quartier des Acceptées lui donnaient l’occasion d’apprendre comment elles la considéraient. Elles étaient trente et une à la Tour, mais à n’importe quelle heure il y en avait toujours qui instruisaient les novices ou qui prenaient des leçons elles-mêmes, de sorte qu’il n’y en avait jamais plus de dix ou douze dans les chambres. L’annonce de son arrivée se répandait rapidement, et elle ne manquait jamais d’auditrices. Au début, beaucoup essayaient de l’accabler sous les ordres, surtout Mair, une Arafelline rondelette aux yeux bleus, et Asseil, une mince Tarabonaise aux cheveux blonds et aux yeux marron ; elles étaient novices quand Egwene était arrivée à la Tour, et déjà jalouses de sa rapide accession au rang d’Acceptée quand elle en était partie. Constamment, elles lui disaient : « Allez chercher ça » ou « Portez ça là-bas ». Pour toutes, elle était celle qui avait causé tant de problèmes, celle qui croyait être le Siège d’Amyrlin. Elle portait des seaux d’eau à en avoir les reins brisés, sans se plaindre, mais elle refusait d’obéir à leurs ordres. Ce qui lui valait d’autres visites à la Maîtresse des Novices, bien sûr. Mais à mesure que les jours passaient et que ses visites à Silviana restaient sans effet, ce flot d’injonctions diminua et finit par cesser tout à fait. Même Mair et Asseil n’avaient pas vraiment eu l’intention d’être méchantes, mais simplement de se comporter comme elles croyaient le devoir en la circonstance, et elles ne savaient plus quoi faire avec elle.
Certaines Acceptées avaient peur des morts qui marchaient et des changements de la Tour, et chaque fois qu’elle voyait un visage livide ou des yeux larmoyants, elle leur disait la même chose qu’aux novices. Non pas en s’adressant directement à l’intéressée ; ce qui l’aurait cabrée au lieu de l’apaiser, mais en feignant de se parler à elle-même. Cela marchait aussi bien avec les Acceptées qu’avec les novices. Beaucoup sursautaient quand elle commençait, ou ouvraient la bouche comme pour lui dire de se taire, mais aucune ne le faisait, et elle laissait toujours derrière elle un visage pensif. Les Acceptées continuaient à sortir sur la galerie quand elle arrivait, mais elles la regardaient en silence, comme se demandant qui elle était. Éventuellement, elle le leur apprendrait. À elles, et aussi aux sœurs.
Au service des Députées ou des sœurs, une femme en blanc debout dans un coin faisait rapidement partie du décor, même si elle était connue. Si elles la remarquaient, elles changeaient de conversation, mais Egwene entendait des bribes, souvent concernant des complots pour venger un léger affront infligé par une autre Ajah. Curieusement, beaucoup de sœurs semblaient considérer les sœurs de la Tour avec plus d’hostilité que celles campées devant la ville, et les Députées n’étaient guère différentes. Cela lui donnait envie de les gifler. Certes, c’était de bon augure pour leurs relations quand la Tour serait réunifiée, mais quand même !
Elle apprit aussi d’autres choses. L’incroyable désastre qui avait frappé une expédition envoyée contre la Tour Noire. Certaines sœurs semblaient ne pas le croire, mais elles tentaient de se convaincre que c’était impossible. D’autres sœurs avaient été capturées après une grande bataille et forcées de jurer allégeance à Rand. Elle en avait entendu parler, et elle n’aimait pas plus que les sœurs l’idée d’être liée à un Asha’man. Être ta’veren ou le Dragon Réincarné n’était pas une excuse. Aucune Aes Sedai n’avait jamais juré allégeance à un homme. Les sœurs et les Députées discutaient quant à savoir qui était à blâmer, Rand et les Asha’man étant en tête de liste. Mais un nom revenait encore et toujours. Elaida do Avriny a’Roihan.
Elles parlaient aussi de Rand, et de la façon de le trouver avant la Tarmon Gai’don. Elles savaient qu’elle était proche, malgré leur incapacité à consoler les novices et les Acceptées, et elles aspiraient désespérément à lui mettre la main dessus.
Parfois, elle risquait un commentaire, sur Shemerin dépouillée du châle contrairement à la coutume, une allusion à l’édit d’Elaida concernant Rand, et qui était le plus sûr moyen pour qu’il reste sur ses positions. Elle manifestait de la sympathie pour les sœurs liées à des Asha’man et pour celles capturées aux Sources de Dumai – en laissant échapper le nom d’Elaida – ou regrettait la saleté des rues de Tar Valon, autrefois impeccablement propres. Là, inutile de mentionner le nom d’Elaida ; elles savaient qui était responsable de Tar Valon. Parfois, ces commentaires lui valaient d’autres visites à Silviana ou des corvées supplémentaires, mais curieusement, assez rarement. Elle notait avec soin les sœurs qui lui demandaient juste de se taire. Ou, mieux encore, qui se taisaient. Certaines hochaient même la tête avant de se ressaisir. Quelques corvées menaient à des rencontres intéressantes.
Le matin de son deuxième jour, elle péchait des détritus dans le Jardin Aquatique, avec un long râteau en bambou. Il y avait eu un orage la nuit précédente, et les vents violents avaient projeté des feuilles et des herbes dans les bassins, au milieu des nénuphars et des iris en bouton, et même un moineau mort qu’elle enterra discrètement dans un parterre de fleurs. Deux Rouges, debout sur un pont enjambant l’un des bassins, appuyées sur la dentelle de pierre du garde-corps, les observaient, Egwene et les poissons tournant au-dessous d’elles dans des volutes de rouge, d’or et de blanc. Une demi-douzaine de corneilles surgirent d’un lauréole, et partirent en silence vers le nord. Des corneilles ! Les domaines de la Tour étaient pourtant dotés d’écrans contre les corneilles et les corbeaux ! Les Rouges ne semblèrent pas l’avoir remarqué.
Elle était accroupie près d’un bassin, se lavant les mains après l’enterrement de ce pauvre moineau, quand Alviarin apparut, son châle frangé de blanc étroitement resserré autour d’elle, comme si la matinée était encore glaciale. C’était la troisième fois qu’elle voyait Alviarin, et chaque fois elle était seule. Pourtant, elle avait vu des groupes de Blanches dans les couloirs. Était-ce un indice ? Auquel cas, un indice de quoi ? La propre Ajah d’Alviarin l’évitait, pour une raison inconnue. La pourriture ne pouvait pas avoir pénétré si profondément !
Lorgnant les Rouges, Alviarin s’approcha d’Egwene sur l’allée de graviers serpentant entre les bassins.
— Vous êtes tombée bien bas, dit-elle quand elle fut toute proche. Ce doit être très dur.
Egwene se redressa, s’essuya les mains sur sa jupe et reprit son râteau.
— Je ne suis pas la seule.
Elle avait eu une autre séance avant l’aube dans le bureau de Silviana, et en sortant, elle avait vu Alviarin qui attendait pour y entrer. C’était un rituel quotidien pour la Blanche et le sujet des bavardages des novices, toutes les langues avançant des hypothèses sur le « pourquoi ».
— Ma mère disait toujours : « Ne pleure pas sur ce que tu ne peux pas changer. » Un bon conseil en la circonstance, non ?
Alviarin rougit légèrement.
— Mais vous semblez quand même pleurer beaucoup. Tout le temps, selon certaines. N’aimeriez-vous pas éviter cela ?
Egwene ratissa une nouvelle feuille de chêne et la fit tomber dans le seau en bois de feuilles mortes posé à ses pieds.
— Votre loyalisme envers Elaida n’est pas très fort, non ?
— Pourquoi dites-vous ça ? demanda Alviarin, soupçonneuse.
Avec un coup d’œil aux deux Rouges qui maintenant semblaient s’intéresser davantage aux poissons qu’à Egwene, elle se rapprocha, l’invitant à baisser la voix.
Egwene pécha un long brin d’herbe, venu sans doute des plaines au-delà de la rivière. Devait-elle parler de la lettre que cette femme avait envoyée à Rand, lui promettant quasiment la Tour Blanche à ses pieds ? Non ; cette information pouvait se révéler précieuse, mais du genre à ne pouvoir être utilisée qu’une fois.
— Elle vous a dépouillée de l’étole de Gardienne et a ordonné que vous soyez punie. Cela n’incite guère au loyalisme.
Le visage d’Alviarin resta lisse, mais ses épaules se détendirent. Les Aes Sedai avaient rarement une réaction aussi visible. Elle devait ressentir une tension phénoménale pour se contrôler si mal.
De nouveau, elle lança un coup d’œil vers les Rouges.
— Réfléchissez à votre situation, murmura-t-elle. Si vous voulez vous évader, ce pourrait être possible.
— Je suis contente de ma situation, dit simplement Egwene.
Alviarin haussa les sourcils, incrédule, mais avec un nouveau regard vers les Rouges – l’une d’elles les observait maintenant, au lieu de regarder les poissons – elle s’éloigna d’un pas glissé à la limite du trot.
Tous les deux ou trois jours, elle apparaissait pendant qu’Egwene s’acquittait de ses corvées, et bien qu’elle ne lui offrît jamais ouvertement son aide pour s’évader, elle prononçait fréquemment le mot, et commença à manifester de la frustration qu’Egwene ne morde pas à l’hameçon. Mais c’était un appât. Egwene se méfiait d’elle. C’était peut-être à cause de cette lettre, sûrement destinée à attirer Rand à la Tour et dans les griffes d’Elaida, ou peut-être sa façon d’attendre qu’Egwene fasse le premier pas, voire la supplie. Dans ce cas, il était probable qu’Alviarin pose ses conditions. Mais, elle n’avait nulle intention de s’évader, à moins qu’il n’y ait pas d’autre choix, c’est pourquoi elle répondait toujours la même chose :
— Je suis contente de ma situation.
Bientôt, Alviarin grinça des dents à cette réponse.
Le quatrième jour, elle était à quatre pattes lavant les dalles bleues et blanches quand les bottes de trois hommes escortant une sœur en soie grise abondamment brodée de rouge, la dépassèrent. Quelques pas plus loin, les pas s’arrêtèrent.
— C’est elle, dit une voix d’homme avec l’accent d’Illian. On me l’avait montrée. Je crois que je vais lui parler.
— Ce n’est qu’une novice parmi d’autres, Mattin Stepaneos, lui rétorqua la sœur. Vous vouliez vous promener dans les jardins.
Egwene trempa sa brosse dans l’eau savonneuse et attaqua d’autres dalles.
— Que la Fortune m’emporte, Cariandre, c’est peut-être la Tour Blanche, mais je suis toujours le légitime Roi d’Illian, et je veux m’entretenir avec elle – avec vous comme chaperon, ça reste correct –, mais je veux lui parler. On m’a dit qu’elle a grandi dans le même village qu’al’Thor.
Une paire de bottes, brillantes comme des miroirs, s’approcha d’Egwene.
Alors, elle se releva, la brosse dégoulinante dans une main. De l’autre, elle balaya les cheveux de son visage. Elle s’abstint de se frictionner les reins, malgré l’envie qu’elle en avait.
Mattin Stepaneos était trapu et presque totalement chauve, avec une barbe blanche soigneusement taillée à la mode d’Illian, et un visage creusé de rides. Il avait le regard perçant et furieux. Une armure lui aurait mieux convenu que sa tunique de soie verte brodée d’abeilles d’or sur les manches et les revers.
— Juste une novice parmi d’autres ? murmura-t-il. Je crois que vous vous trompez, Cariandre.
La Rouge dodue s’éloigna des deux domestiques portant sur la poitrine la Flamme de Tar Valon et rejoignit le chauve. Son regard désapprobateur effleura brièvement Egwene avant de se reporter sur lui.
— C’est une novice très souvent punie chargée de nettoyer le sol. Venez. Les jardins devraient être agréables, ce matin.
— Ce qui serait agréable, dit-il, ce serait de parler à quelqu’un d’autre qu’à des Aes Sedai. Et uniquement de l’Ajah Rouge, puisque vous vous arrangez pour que je ne rencontre pas les autres. Pour couronner le tout, les domestiques que vous m’avez assignés pourraient aussi bien être muets et je crois que les Gardes de la Tour ont aussi ordre de tenir leur langue en ma présence.
Il se tut en voyant deux autres Rouges approcher. Nesita, grassouillette aux yeux bleus et méchante comme la gale, hocha aimablement la tête à l’adresse de Cariandre, tandis que Barasine tendait à Egwene la tasse en étain maintenant trop familière. L’Ajah Rouge semblait chargée d’elle – en tout cas, toutes ses surveillantes et gorilles étaient des Rouges – et elles dépassaient rarement une heure avant d’apparaître avec l’infusion de racine fourchue. Elle la but et rendit la tasse. Nesita sembla déçue qu’elle n’ait pas protesté ou refusé de boire, mais cela lui paraissait inutile. Elle l’avait fait une fois, et Nesita avait aidé à lui verser dans la gorge l’infusion nauséabonde, à l’aide d’un entonnoir qu’elle avait dans son escarcelle. Cela aurait manqué de dignité devant Mattin Stepaneos.
Il regarda l’échange silencieux avec intérêt et perplexité, malgré Cariandre qui le tirait par la manche, cherchant à l’entraîner vers les jardins.
— Les sœurs vous apportent de l’eau quand vous avez soif ? demanda-t-il quand Nesita et Barasine s’éloignèrent.
— C’est une infusion dont elles pensent qu’elle améliorera mon humeur, lui dit-elle. Vous avez bonne mine, Mattin Stepaneos. Pour un homme qu’Elaida a kidnappé.
Cette histoire aussi faisait jaser les novices.
Cariandre émit un son sifflant et ouvrit la bouche, mais il parla le premier, les dents serrées.
— Elaida m’a empêché d’être assassiné par al’Thor.
La Rouge hocha la tête avec approbation.
— Pourquoi croyez-vous qu’il représente un danger pour vous ? demanda Egwene.
— Il a assassiné Morgase à Caemlyn, grogna-t-il. Et Colavaere au Cairhien. Il a détruit la moitié du Palais Tarasin en la tuant, paraît-il. Et j’ai entendu parler de Hauts Seigneurs tairens empoisonnés ou poignardés. Et combien d’autres souverains a-t-il éliminés, détruisant ensuite leurs cadavres ?
De nouveau, Cariandre hocha la tête en souriant. On aurait cru entendre un gamin réciter sa leçon. Cette femme ne comprenait-elle donc rien aux hommes ? Il grinça des dents encore plus fort et serra les poings.
— Colavaere s’est pendue, dit Egwene d’un ton patient. Plus tard, le Palais du Soleil a été endommagé par des gens cherchant à tuer le Dragon Réincarné, peut-être des Réprouvés. Et d’après Elayne Trakand, sa mère a été tuée par Rahvin. Rand a annoncé qu’il soutiendrait ses revendications au Trône du Lion et au Trône du Soleil. Il n’a tué aucun des nobles cairhienins s’étant révoltés contre lui, ni aucun des Hauts Seigneurs rebelles. En fait, il en a nommé un gouverneur de Tear.
— Je crois que c’est assez… commença Cariandre, remontant son châle sur ses épaules, mais Egwene continua sur sa lancée.
— N’importe quelle sœur aurait pu vous dire tout ça. Si elle voulait. Si elles se parlaient entre elles. Demandez-vous pourquoi vous ne voyez que des Sœurs Rouges. Avez-vous vu des sœurs de deux Ajahs différentes, n’importe lesquelles, se parler entre elles ? Vous avez été kidnappé et transporté sur un navire en perdition.
— C’est plus qu’assez, la coupa sèchement Cariandre. Quand vous aurez fini de laver cette pièce, vous irez chez Silviana pour qu’elle vous punisse d’avoir tiré au flanc. Et pour avoir manqué de respect à une Aes Sedai.
Egwene soutint calmement son regard furibond.
— Quand j’en aurai terminé ici, j’aurai à peine le temps de me laver avant ma leçon avec Kiyoshi. Pourrai-je aller chez Silviana après ?
Cariandre ajusta son châle, interloquée par son calme.
— C’est votre problème, répondit-elle enfin. Venez, Mattin Stepaneos. Vous lui avez donné l’occasion de paresser suffisamment.
Elle n’eut pas le temps de se changer, ni même de peigner ses cheveux en désordre après sa séance chez Silviana. Elle voulait avant tout avoir quelque espoir d’arriver à temps pour sa leçon avec Kiyoshi sans courir. Elle arriva quand même en retard. La svelte Grise était à cheval sur la propreté et la ponctualité, ce qui lui valut de hurler et de gigoter une fois de plus sous le fouet de Silviana à peine une heure plus tard. En plus d’embrasser la souffrance, quelque chose d’autre l’aida à supporter ce mauvais traitement. Le souvenir de l’air pensif de Mattin Stepaneos enfilant le couloir avec Cariandre et le fait qu’il l’avait regardée à deux reprises par-dessus son épaule, prouvaient qu’elle avait planté une nouvelle graine.
À l’aube du septième jour de sa captivité, elle montait des seaux d’eau, cette fois au quartier de l’Ajah Blanche, quand elle s’arrêta pile, avec l’impression d’avoir reçu un coup de poing dans le ventre. Deux femmes en châle frangé de gris descendaient vers elle la rampe, suivies par deux Liges. L’une était Melavaire Someinellin, une Cairhienine trapue en fin drap gris, aux cheveux noirs striés de blanc. L’autre, aux yeux bleus et aux cheveux miel foncé, était Beonin !
— Ainsi, c’est vous qui m’avez trahie, dit-elle, furieuse.
Une idée la frappa. Comment avait-elle pu la trahir après lui avoir juré allégeance ?
— Vous devez être de l’Ajah Noire !
Melavaire se redressa de toute sa taille, ce qui n’allait pas très loin vu qu’elle avait plusieurs pouces de moins qu’Egwene, et planta ses poings sur ses hanches en ouvrant la bouche pour la tancer d’importance. Egwene avait déjà eu une leçon avec elle, et bien qu’elle fût généralement gentille, elle pouvait être redoutable quand elle était en colère.
Beonin posa une main sur le bras replet de l’autre.
— Laissez-moi lui parler seule à seule, Melavaire.
— J’espère que vous parlerez vertement, dit Melavaire avec raideur. Seulement penser à une telle accusation… ! Seulement mentionner certaines choses… !
Branlant du chef l’air écœuré, elle alla quelques pas plus loin dans le couloir, suivie de son Lige, trapu et encore plus large qu’elle, véritable ours fait homme, quoiqu’il évoluât avec la grâce coutumière des Liges.
Beonin fit un geste et attendit que son propre Lige, mince, au visage barré d’une cicatrice, les rejoigne. Elle ajusta son châle plusieurs fois.
— Moi, je n’ai rien trahi du tout, dit-elle doucement. Je ne vous aurais jamais juré allégeance, sauf que l’Assemblée voulait me faire flageller si elle avait appris les secrets que vous détenez. Peut-être même plus d’une fois. Une assez bonne raison pour jurer, non ? Je n’ai jamais prétendu vous aimer, pourtant j’ai respecté mon serment jusqu’à votre capture. Mais vous n’êtes plus Amyrlin, d’accord ? Pas en tant que captive, alors qu’il n’y avait aucun espoir de vous sauver, quand vous avez refusé de l’être. Et vous êtes de nouveau novice. Il y a donc deux raisons pour que ce serment ne soit plus valide. L’idée de rébellion est morte. La rébellion est terminée. La Tour sera bientôt réunie, et je n’en serai pas fâchée.
Soulevant la perche posée en travers de ses épaules, Egwene posa ses seaux et croisa les bras. Elle s’était efforcée de rester calme depuis sa capture – enfin, sauf quand elle était punie –, mais cette rencontre aurait mis la patience d’une pierre à l’épreuve.
— Vous vous justifiez longuement, dit-elle, ironique. Cherchez-vous à vous convaincre vous-même ? Cela ne marchera pas, Beonin. Si la rébellion est terminée, où est le flot des sœurs venant fléchir le genou devant Elaida et accepter ses pénitences ? Par la Lumière, quoi d’autre avez-vous trahi ? Tout ?
Probable. Elle était allée plusieurs fois dans le bureau d’Elaida dans le Tel’aran’rhiod, mais sa boîte de correspondance était toujours vide. Maintenant, elle savait pourquoi.
Beonin s’empourpra.
— Je vous l’ai dit, je n’ai trahi per… !
Elle termina sur un bruit étranglé, et porta une main à sa gorge comme si elle refusait de laisser sortir le mensonge. Cela prouvait qu’elle n’était pas de l’Ajah Noire, mais révélait aussi quelque chose d’autre.
— C’est vous qui avez trahi les taupes. Sont-elles toutes dans les cellules du sous-sol ?
Beonin lança un coup d’œil dans le couloir. Melavaire parlait avec son Lige, qui baissait la tête pour la rapprocher de la sienne. Il était quand même plus grand qu’elle. Tervail, le Lige de Beonin, la regardait, l’air inquiet. Tous trois étaient trop loin pour avoir entendu, mais Beonin se rapprocha et baissa la voix.
— Elaida les fait surveiller, mais je crois que les Ajahs gardent pour elles ce qu’elles savent. Peu de sœurs désirent en dire à Elaida plus qu’elles ne doivent. C’était nécessaire, vous comprenez. Je ne pouvais guère retourner à la Tour sans le dire. Cela aurait finalement été découvert.
— Alors, vous devrez les avertir.
Egwene fut incapable de cacher son mépris. Cette femme coupait les cheveux en quatre ! Elle profitait du moindre prétexte pour décider que son serment n’avait plus de valeur, puis elle trahissait celle-là même qu’elle avait aidée à choisir. Sang et fichues cendres !
Beonin garda le silence un long moment, tripotant son châle, puis déclara enfin :
— J’ai déjà averti Meidani et Jennet.
C’étaient les deux Grises faisant partie des taupes.
— J’ai fait ce que j’ai pu pour elles. Les autres doivent nager ou couler toutes seules. Des sœurs ont été agressées simplement pour être allées trop près des quartiers d’une autre Ajah. Moi, je ne veux pas retourner dans mon appartement uniquement vêtue de mon châle et de marques de fouet juste pour essayer…
— Pensez-y comme à une punition, l’interrompit Egwene.
Par la Lumière ! Des sœurs agressées ! La situation était encore pire qu’elle le croyait. Elle dut se rappeler qu’un sol bien pourvu en fumier aiderait ses graines à germer.
De nouveau, Beonin jeta un coup d’œil dans le couloir, et Tervail fit un pas vers elle avant qu’elle ne secouât la tête. Malgré ses joues empourprées, son visage restait lisse, mais intérieurement, ce devait être le chaos.
— Vous savez que je pourrais vous envoyer chez la Maîtresse des Novices ? dit Beonin d’une voix tendue. Il paraît que vous passez la moitié de vos journées à gémir chez elle. D’autres visites ne vous plairaient sans doute pas, non ?
Egwene lui sourit. Moins de deux heures plus tôt, elle était parvenue à sourire quand la courroie de Silviana avait cessé de frapper. Là, c’était plus difficile.
— Et qui peut dire sur qui ou quoi je pourrais moucharder pendant ces gémissements ? Sur vous, par exemple ?
Tout le sang se retira du visage de Beonin, la laissant pâle comme une morte. Non, elle ne voulait pas que ça se sache.
— Vous vous êtes sans doute persuadée vous-même. Je ne suis peut-être plus Amyrlin, mais il est temps de commencer à croire que je le suis toujours. Vous allez avertir les autres, quel que soit le risque pour vous. Dites-leur de ne pas m’approcher à moins que je leur demande de me contacter. On n’a que trop attiré l’attention sur elles. Mais à partir de maintenant, vous viendrez me voir tous les jours au cas où j’aurais des consignes pour elles, comme c’est le cas aujourd’hui.
Rapidement, elle lui donna la liste des sujets à l’ordre du jour : Shemerin dépouillée du châle, la complicité d’Elaida dans les désastres de la Tour Noire et des Sources de Dumai, et toutes les graines qu’elle avait plantées. Désormais, elle ne sèmerait plus ses graines une à une, mais les répandrait par poignées à la volée.
— Je ne peux pas parler au nom des autres Ajahs, dit Beonin quand elle eut fini, mais dans l’Ajah Grise, les sœurs évoquent souvent ces sujets. Ces derniers temps, les yeux-et-oreilles sont actifs. Des choses qu’Elaida voudrait garder secrètes sortent au grand jour. Il en est de même dans les autres Ajahs, c’est sûr. Peut-être n’est-il pas utile que je…
— Avertissez-les et transmettez-leur mes instructions, Beonin.
Egwene remit la longue perche sur ses épaules, cherchant la position la plus confortable. Deux ou trois Blanches la battraient avec une pantoufle ou une brosse à cheveux et l’enverraient chez Silviana si elle était en retard. Embrasser la souffrance, et même l’accueillir, ne signifiait pas qu’il fallait la rechercher inutilement.
— Rappelez-vous que c’est une punition que je vous donne.
— Je ferai ce que vous dites, répondit Beonin à contrecœur.
Ses yeux se durcirent soudain, mais ça n’était pas à cause d’Egwene.
— Ce serait agréable de voir Elaida déposée, dit-elle d’un ton mauvais avant de se retourner pour rejoindre Melavaire.
Cette rencontre marquante, qui s’était transformée en une victoire inattendue, laissa Egwene très satisfaite de sa journée, même si Ferane lui reprocha sa lenteur. Bien qu’enveloppée, la Blanche avait le bras aussi énergique que celui de Silviana.
Ce soir-là, elle se traîna jusqu’aux cellules ouvertes après le dîner, malgré son désir d’aller se coucher. À part ses leçons et ses séances avec Silviana – la dernière juste avant le repas du soir –, elle avait passé pratiquement tout le reste de la journée à monter des seaux d’eau. Elle avait mal au dos et aux épaules, aux bras et aux jambes. Elle chancelait de fatigue. Curieusement, elle ne souffrait plus de migraines depuis qu’elle était prisonnière. Elle n’avait plus aucun de ces cauchemars qui la troublaient même si elle ne se les rappelait jamais. Mais ce soir-là, elle se dit qu’elle était bonne pour un violent mal de tête. Il lui serait difficile de distinguer les vrais rêves, et elle en avait eu d’agréables ces derniers temps, de Rand, Mat, Perrin et même de Gawyn.
Trois Sœurs Blanches qu’elle connaissait de vue gardaient Leane : Nagora, svelte, avec des cheveux clairs roulés sur la nuque, qui se tenait très droite pour compenser sa petite taille ; Norine, ravissante avec ses grands yeux rêveurs, souvent aussi distraite qu’une Brune, et Miyasi, grande et potelée avec des cheveux gris acier, femme sévère qui ne supportait pas les sottises et qui en voyait partout. Nagora, entourée de l’aura de la saidar, tenait l’écran de Leane, mais elles discutaient un détail qu’Egwene ne put comprendre. Elle ne pouvait même pas distinguer s’il y avait deux ou trois points dans leur argumentation. Bien qu’elles n’élèvent pas la voix, ne brandissent pas le poing, et que leurs visages demeurent des masques d’Aes Sedai, la froideur de leur voix ne laissait aucun doute sur le fait que, si elles n’avaient pas été des Aes Sedai, elles auraient hurlé, sinon échangé des coups. Elle aurait aussi bien pu passer inaperçue, vu l’attention qu’elles lui accordèrent à son arrivée.
Surveillant les trois du coin de l’œil, elle s’approcha aussi près que possible de la dentelle métallique et s’y agrippa des deux mains. Par la Lumière, ce qu’elle était fatiguée !
— J’ai vu Beonin aujourd’hui, dit-elle doucement. Elle est ici, à la Tour. Elle prétend que son serment envers moi n’est plus valable parce que je ne suis plus le Siège d’Amyrlin.
Leane en resta bouche bée et s’approcha assez pour frôler les barreaux de fer.
— C’est elle qui nous a trahies ?
— L’impossibilité inhérente aux structures dissimulées est évidente, dit fermement Nagora, d’une voix glaciale. Évidente.
— Elle le nie et je la crois, murmura Egwene. Mais elle a reconnu avoir trahi les taupes. Pour le moment, Elaida les fait juste surveiller, mais j’ai dit à Beonin de les avertir et elle a promis de le faire. Elle dit qu’elle a déjà prévenu Meidani et Jennet, mais pourquoi les trahirait-elle pour le leur dire ensuite ? Elle a ajouté qu’elle aimerait qu’Elaida soit déposée. Pourquoi aurait-elle fui pour rejoindre Elaida si elle espère qu’elle soit déposée ? Elle a pratiquement admis qu’aucune autre n’a abandonné notre cause. Quelque chose m’échappe, mais je suis trop fatiguée pour comprendre de quoi il s’agit.
Elle bâilla à s’en décrocher la mâchoire, un bâillement qu’elle eut du mal à dissimuler derrière sa main.
— Des structures dissimulées sont régies par quatre ou cinq axiomes du sixième ordre de rationalité, dit Miyasi, tout aussi fermement.
— Le prétendu sixième ordre de rationalité a été abandonné par toute personne pourvue d’un intellect digne de ce nom, intervint Norine, un peu sèchement. Mais les structures dissimulées sont fondamentales pour toute possibilité de compréhension de ce qui se passe tous les jours ici, dans la Tour. La réalité elle-même change de jour en jour.
Leane jeta un coup d’œil vers les Blanches.
— Certaines pensent qu’Elaida a des espionnes parmi nous. Si Beonin en faisait partie, le serment qu’elle vous a prêté l’aurait retenue jusqu’à ce qu’elle se convainque que vous n’étiez plus Amyrlin. Mais si on ne l’a pas reçue ici comme elle l’espérait, elle a peut-être changé d’avis. Beonin a toujours été ambitieuse. Si on ne lui a pas donné son dû… ajouta Leane, ouvrant les mains.
— La logique est toujours applicable au monde réel, dit Miyasi, dédaigneuse, mais seule une novice irait penser que le monde réel peut s’appliquer à la logique. Les idéaux doivent être les premiers principes. Pas le monde terre à terre.
Nagora referma la bouche, lui lançant un regard noir, comme si elle lui avait enlevé les paroles de la bouche.
Rougissant légèrement, Norine se leva et se dirigea vers Egwene. Les deux autres la suivirent des yeux. Elle sembla sentir leur regard car elle ajusta son châle avec gêne, d’abord d’un côté, puis de l’autre.
— Vous avez l’air épuisée, mon enfant. Allez vous coucher.
Egwene ne désirait rien plus que son lit, mais avant cela, elle avait une question à poser.
— Leane, les sœurs qui vous rendent visite posent-elles toujours les mêmes questions ?
— Je vous ai dit d’aller vous coucher, l’intima Norine, tapant dans ses mains comme si cela pouvait la faire obéir.
— Oui, dit Leane, je vois ce que vous voulez dire. On peut lui faire confiance dans une certaine mesure.
— Une toute petite mesure, renchérit Egwene.
Norine planta les poings sur ses hanches. Son visage, sa voix et sa présence n’avaient plus rien de distrait.
— Puisque vous ne voulez pas aller dormir, vous pouvez monter chez la Maîtresse des Novices et lui dire que vous avez désobéi à une sœur.
— Bien sûr, dit-elle, se retournant pour partir.
Elle avait sa réponse – Beonin n’avait rien dit du Voyage, et cela signifiait qu’elle n’avait sans doute rien ajouté d’autre ; peut-être pouvait-on lui faire confiance, dans une faible mesure. De plus, Nagora et Miyasi se montraient menaçantes. La dernière chose qu’elle voulait, c’était être traînée de force chez Silviana, ce dont Miyasi au moins était capable. Elle avait les bras encore plus vigoureux que Ferane.
Le matin de son neuvième jour à la Tour, avant l’aube, Doesine elle-même vint dans sa petite chambre pour sa séance matinale de Guérison. Dehors, la pluie faisait rage. Les deux Rouges qui l’avaient surveillée pendant son sommeil lui donnèrent son infusion de racine fourchue, fronçant les sourcils sur Doesine, puis s’en allèrent. La Sœur Jaune renifla avec dédain quand la porte se referma derrière elles. Elle utilisait l’ancienne méthode de Guérison – qui coupait le souffle à Egwene comme si elle était plongée dans de l’eau glaciale – et la laissait avec un appétit féroce. Et un postérieur indemne. Mais l’ancienne méthode, utilisée chaque fois qu’on l’avait Guérie depuis sa capture, réaffirmait que Beonin avait gardé le silence sur certains secrets ; comment elle y était parvenue, ça restait un mystère. Beonin elle-même avait dit que la plupart des sœurs pensaient que les histoires de nouveaux tissages n’étaient que des rumeurs.
— Bon sang ! Vous n’avez pas l’intention de vous rendre, mon enfant ? dit Doesine tandis qu’Egwene enfilait sa robe.
Son langage contredisait son apparence élégante, en bleu brodé d’or, avec des saphirs aux oreilles et dans les cheveux.
— Le Siège d’Amyrlin peut-elle jamais se rendre ? demanda Egwene, sortant la tête par l’encolure de sa robe.
Puis elle replia les bras en arrière pour attacher les nombreux boutons en corne.
Doesine renifla une fois de plus, mais sans dédain.
— Courageuse conduite, mon enfant. Mais je parie quand même que Silviana vous mettra sur le droit chemin avant longtemps.
Elle sortit cependant sans la réprimander pour s’être donné le titre de Siège d’Amyrlin.
Egwene avait un autre rendez-vous avec la Maîtresse des Novices avant le petit déjeuner – jusque-là, elle n’y avait pas manqué un jour – et faisant un effort pour faire mentir Doesine, elle cessa de pleurer dès que la sangle de Silviana arrêta de tomber. Quand elle se releva au bout de la table de travail, munie d’un coussin de cuir sur lequel s’appuyaient les pénitentes, sa surface usée seule savait par combien de femmes, et que son jupon et sa jupe retombèrent sur sa peau en feu, elle n’eut aucun tressaillement. Elle acceptait la chaleur douloureuse, elle et s’y réchauffait, comme elle l’aurait fait en plein hiver devant une cheminée. En ce moment, il y avait une forte ressemblance entre son postérieur et le feu ronflant dans l’âtre. Pourtant, en se regardant dans la glace, elle vit son visage lisse et serein.
— Comment Shemerin a-t-elle pu être réduite au rang d’Acceptée ? demanda-t-elle, essuyant ses larmes avec un mouchoir. J’ai enquêté, et il n’y a aucune disposition sur son cas dans la loi de la Tour.
— Combien de fois vous a-t-on envoyée chez moi à cause de ces enquêtes ? demanda Silviana, suspendant la sangle dans le cabinet à côté du coussin de cuir et des verges. Je pensais que vous auriez renoncé depuis longtemps.
— Curiosité. Comment, puisqu’il n’y a aucune disposition ?
— Aucune disposition, mon enfant, dit Silviana avec douceur, mais aucune interdiction non plus. Un vide juridique qui… Bon, laissons cela ? Ce ne serait pour vous qu’un moyen de vous faire fouetter une fois de plus.
Branlant du chef, elle s’assit à sa table de travail et y posa les mains.
— Le problème, c’est que Shemerin l’a accepté. D’autres sœurs lui ont dit d’ignorer cet édit ; mais elle a réalisé qu’une plaidoirie ne ferait pas changer d’avis l’Amyrlin, et elle a rejoint le quartier des Acceptées.
L’estomac d’Egwene grogna, impatient de déjeuner. Mais elle n’en avait pas terminé. Elle avait effectivement une conversation avec Silviana, même si le sujet en était bizarre.
— Mais pourquoi se serait-elle enfuie ? Sans doute que ses amies se sont efforcées de la faire revenir à la raison.
— Certaines, oui, dit Silviana avec ironie. D’autres…
Elle remua les mains comme les deux plateaux d’une balance, levant d’abord l’une, puis l’autre.
— D’autres ont voulu la forcer à revenir à la raison. J’ai fait de ses visites des punitions privées, mais elle manquait de votre…
Elle s’arrêta brusquement, se renversant dans son fauteuil, et regardant Egwene par-dessus ses mains jointes :
— Bon, vous m’incitez à papoter. Ce n’est pas interdit mais assez incorrect en la circonstance. Allez déjeuner, lui ordonna-t-elle, prenant sa plume. Je vous inscris de nouveau pour midi, vu que vous n’avez pas l’intention de faire la révérence, ajouta-t-elle avec une nuance de résignation dans la voix.
Quand Egwene entra dans la salle à manger des novices, la première qui la vit se leva, et soudain, tous les bancs raclèrent bruyamment les dalles quand toutes les autres se levèrent aussi. Elles restèrent immobiles en silence tandis qu’Egwene descendait l’allée centrale vers la cuisine. Soudain, Ashelin, une jolie Altarane potelée, se précipita vers la cuisine. Avant qu’Egwene n’arrive à la porte, Ashelin en ressortit avec le plateau de thé, de pain, d’olives et de fromage. Egwene tendit la main vers le plateau, mais la jeune fille au teint olivâtre se hâta vers la table la plus proche et posa le plateau devant un banc vide, puis recula avec une légère révérence. Par chance pour elle, l’escorte d’Egwene ce jour-là ne choisit pas ce moment pour jeter un coup d’œil dans la salle à manger.
Un coussin rapiécé reposait sur le banc devant le plateau d’Egwene. Egwene le prit et le posa au bout de la table avant de s’asseoir. Accueillir la souffrance lui semblait facile. Elle baignait dans la chaleur de ses propres feux. Un faible chuintement parcourut l’assistance, un soupir collectif. Les novices ne se rassirent que lorsqu’elle jeta une olive dans sa bouche.
Elle faillit la recracher – elle était presque pourrie –, mais comme elle mourait de faim à cause de la Guérison, elle ne recracha que le noyau qu’elle déposa sur son assiette puis avala une gorgée de thé pour se rincer la bouche. Il y avait du miel dans le thé ! Les novices n’avaient droit au miel qu’en des occasions spéciales. Elle s’efforça de ne pas sourire en dévorant tout le contenu de son assiette. Qu’il lui était difficile de contenir sa satisfaction : d’abord Doesine – une Députée ! – puis la résignation de Silviana, et enfin ça ! Elle était en train de gagner sa guerre.