8 Œufs de dragon

Il faisait encore nuit le lendemain matin quand Luca fit lever le camp. Dans le fracas et les cris, Mat se réveilla raide d’avoir couché par terre, si tant est qu’il ait réussi à dormir avec ces satanés dés. Luca, en bras de chemise, courait dans tous les sens avec une lanterne, donnait des ordres et gênait le travail plus qu’il ne l’accélérait. Petra s’arrêta d’atteler les quatre chevaux de la roulotte qu’il partageait avec Clarine pour lui expliquer les raisons du départ. Avec la lune déclinante, à demi cachée par les arbres, une lanterne posée sur le siège du cocher répandait l’unique clarté dont ils disposaient, telle une flaque de lumière jaune tremblotante cent fois reproduite à travers le camp. Clarine, absente, promenait les chiens qui passeraient la plus grande partie de la journée enfermés dans le chariot.

— Hier…

L’hercule branla du chef et caressa le cheval le plus proche qui attendait patiemment que la dernière courroie soit bouclée, comme si l’animal avait manifesté des signes de nervosité. À cause de la fraîcheur de la nuit, il s’était emmitouflé dans une tunique noire, et portait un bonnet tricoté sur la tête. Sa femme, qui craignait qu’il tombe malade avec le froid et les courants d’air, veillait à ce qu’il reste en bonne santé.

— Nous sommes partout des étrangers, vous comprenez. Or beaucoup de gens pensent qu’on peut exploiter les étrangers. Mais si nous l’acceptons une seule fois, bien d’autres les imiteront. Parfois le magistrat du lieu, ou celui supposé tel, respecte la loi à notre égard, mais ça n’est pas toujours le cas, parce que nous sommes des étrangers et que le lendemain, nous serons partis. Tout le monde pense que les étrangers sont des vauriens. Alors nous devons nous défendre nous-mêmes, lutter pour ce qui nous appartient. Mais une fois qu’on a fait ça, le moment est venu de partir. C’est la même chose que lorsque nous n’étions que quelques douzaines avec Luca, en comptant les palefreniers, quoiqu’à l’époque, on aurait levé le camp dès l’arrivée des soldats. On ne perdait pas autant d’argent en partant précipitamment, dit-il avec ironie, branlant du chef.

Peut-être pensait-il à la cupidité de Luca ou aux dimensions que le spectacle avait prises. Il poursuivit :

— Ces trois Seanchans ont des amis qui n’aimeront pas les voir humiliés. Cette Porte-Bannière l’a fait, mais vous pouvez être sûr qu’ils s’en prendront à nous, parce qu’ils pensent pouvoir nous frapper, et pas elle. Peut-être que leurs officiers respecteront leur règlement, comme elle l’a fait, mais on ne peut pas en être certains. Mais ce qui est certain, c’est que ces individus feront du grabuge si on reste un jour de plus.

C’était le discours le plus long que Mat l’eût jamais entendu prononcer. Petra s’éclaircit la gorge, comme embarrassé d’avoir tant parlé.

— Bon, dit-il, retournant à ses harnais, Luca va vouloir bientôt partir. Vous devriez vous occuper de vos chevaux.

Mat ne voulait rien de tel. Le plus merveilleux quand on possède de l’or, ce ne sont pas les biens qu’on peut s’acheter, mais plutôt les services pour faire faire le travail par d’autres. Dès qu’il réalisa que le cirque se préparait à prendre la route, il réveilla les quatre Bras Rouges dans la tente qu’ils partageaient avec Chel Vanin, pour atteler son chariot et celui de Tuon, pour qu’ils sellent Pips, et soignent la rasoir selon ses instructions. Le voleur de chevaux – il n’en avait pas volé un seul depuis que Mat le connaissait – s’était réveillé le temps de dire qu’il se lèverait au retour de ses camarades, puis s’était retourné et ronflait déjà avant qu’Haman et les autres n’aient fini d’enfiler leurs bottes. Les talents de Vanin étaient tels qu’aucun ne protesta, à part les grognements habituels sur le lever matinal, mais tous, sauf Haman, auraient protesté si on les avait laissés dormir jusqu’à midi. Quand ces talents seraient nécessaires, ils seraient payés au centuple, et ils le savaient, même Fergin. Le maigre Bras Rouges ne brillait pas par son intelligence, sauf en ce qui concernait la vie militaire où il était dégourdi. Enfin, assez dégourdi.

Le cirque quitta Jurador avant que le soleil ne monte au-dessus de l’horizon, tel un long serpent de chariots cahotant dans le noir sur la large route, derrière la monstrueuse roulotte de Luca, tirée par ses six chevaux. Le chariot de Tuon venait juste derrière, avec Gorderan comme cocher, un homme assez large pour être un hercule lui-même, et Tuon et Selucia, bien emmitouflées et encapuchonnées, coincées de chaque côté. Les chariots de l’intendance, les cages des animaux et les chevaux de remonte formaient l’arrière-garde. Les sentinelles seanchanes les regardèrent partir, silencieuses silhouettes en armure, arpentant le périmètre du camp. Des formes fantomatiques se tenaient en lignes bien droites au milieu des tentes, tandis que des voix fortes faisaient l’appel et que les hommes répondaient. Mat retint son souffle jusqu’à ce que ces cris réguliers s’estompent derrière lui. La discipline est vraiment une chose merveilleuse. Pour les autres, en tout cas.

Il chevauchait Pips près du chariot des Aes Sedai, à peu près au milieu de la longue file, tressaillant légèrement chaque fois que la tête de renard refroidissait contre sa peau. Joline ne perdait pas de temps. Fergin, tenant les rênes, parlait de chevaux et de femmes avec Metwyn. Tous deux étaient heureux comme des cochons dans un champ de luzerne, mais il faut dire qu’ils n’avaient aucune idée de ce qui se passait dans le chariot. Au moins, le médaillon se rafraîchissait seulement. Elles n’utilisaient que de petites quantités de Pouvoir. Pourtant, ça lui déplaisait d’être si proche d’un canalisage. D’après son expérience, les Aes Sedai avaient plus d’un mauvais tour dans leurs escarcelles et n’étaient pas avares de les disperser, et tant pis pour ceux qui se trouvaient sur leur chemin.

Il aurait aimé voyager à côté de Tuon, pour parler avec elle, et peu importait que Selucia et Gorderan entendent leur conversation. Mais il ne faut jamais se montrer trop empressé avec une femme, au risque qu’elle en profite ou qu’elle disparaisse comme une goutte d’eau sur un gril brûlant. Tuon trouvait déjà assez de façons de profiter de lui, et il avait trop peu de temps pour se lancer à sa poursuite. Tôt ou tard, elle prononcerait les mots concluant la cérémonie du mariage, et il devrait vite découvrir qui elle était, ce qui n’avait jamais été facile jusque-là. Cette petite femme faisait tout paraître simple. Mais comment un homme pouvait-il être marié à une femme qu’il ne connaissait pas encore ? Pire, il fallait qu’elle voie en lui autre chose qu’un Joujou. Être marié à une femme n’ayant aucun respect pour lui, ce serait porter un cilice d’orties jour et nuit. Pire, il fallait qu’il lui inspire de l’amour, ou il serait forcé de se cacher de sa propre épouse pour l’empêcher de faire de lui un da’covale. Et pour couronner le tout, il lui restait peu de temps avant de la renvoyer à Ebou Dar. Une belle panade ! Un loisir bien agréable pour un héros de légende, sauf que Mat Cauthon n’était pas un foutu héros. Il fallait pourtant le faire, et sans le temps ni l’espace pour faire des faux pas.

Bien que ce départ fût le plus matinal de tous, ses espoirs que les Seanchans aient suffisamment effrayé Luca pour qu’il voyage plus vite s’évanouirent bientôt. À mesure que le soleil montait dans le ciel, ils passèrent devant des fermes en pierre accrochées au flanc des collines, avec, de temps en temps, un hameau niché près de la route au milieu des champs gagnés sur la forêt. Les habitants, immobiles, admiraient bouche bée la longue file qui s’étirait sur la route, que les enfants accompagnaient en courant jusqu’à ce que leurs parents les rappellent. Au milieu de l’après-midi, le cirque arriva près d’un bourg plus important. Carrefour de Runnien, près de la rivière du même nom qu’on aurait pu traverser à pied en moins de vingt pas n’était en rien comparable à Jurador, mais comprenait quand même quatre auberges, dont chacune à deux étages de pierre coiffés de tuiles vertes ou bleues. Près d’un demi-mile de terre battue séparait le village de la rivière, où les marchands pouvaient parquer leurs chariots pour la nuit. Le long de la route, les fermes et leurs champs formaient une mosaïque d’une bonne lieue, et peut-être davantage au-delà des collines, de l’autre côté de la chaussée. En tout cas, ils couvraient toutes les collines à perte de vue. Cela convint à Luca.

Ordonnant d’ériger le mur en toile dans la clairière, près de la rivière, pour abreuver facilement les animaux, il entra fièrement dans le village paré de sa tunique et de sa cape d’un rouge aveuglant, et brodées de tant d’étoiles et de comètes dorées qu’un Rétameur en aurait rougi de honte. L’immense banderole bleu et rouge fut tendue à l’entrée, chaque chariot disposé à sa place, le matériel des artistes déchargé, et le mur de toile presque érigé le temps qu’il en revienne, escorté de trois hommes et trois femmes. Bien que le village ne soit pas très loin d’Ebou Dar, leurs vêtements auraient pu venir d’une autre planète. Les hommes étaient habillés de courtes tuniques aux couleurs éclatantes, brodées de motifs anguleux sur les épaules et les manches, et portaient de larges braies sombres enfoncées dans des bottes montant jusqu’aux genoux. Les femmes, leurs tresses enroulées en chignon sur le haut de la tête, étaient en robes presque aussi criardes que la tenue de Luca, leurs jupes étroites couvertes de fleurs de l’ourlet à la taille. Ils portaient tous un long couteau à la ceinture, dont ils touchaient le manche chaque fois que quelqu’un les regardait ; c’était leur seul point commun. Il s’agissait du maire du village, des quatre aubergistes et d’une mince femme en rouge, au visage parcheminé et aux cheveux blancs, que les autres appelaient respectueusement Mère. Comme le maire ventru avait le crâne dégarni cerné d’une couronne de cheveux blancs, et que les quatre aubergistes grisonnaient, Mat en conclut qu’elle devait être la Sagette du village. Il lui sourit et porta la main à son chapeau à son passage. Elle le gratifia d’un regard perçant accompagné d’un reniflement dédaigneux, comme l’aurait fait Nynaeve. Oui, une Sagette, pas de doute.

Luca leur fit visiter le camp, avec de grands sourires et de grands gestes, s’arrêtant ici et là pour qu’un jongleur ou une équipe d’acrobates se produisent quelques instants devant ses hôtes. Puis son sourire se transforma en grimace dès qu’ils partirent et furent hors de vue.

— Entrée gratuite pour eux, leur mari ou leur femme, et tous les enfants, gronda-t-il à l’adresse de Mat, et je suis censé déguerpir si un marchand arrive. Ils ne me l’ont pas dit aussi brutalement, mais ils ont été assez clairs, surtout la Mère Darvale. Comme si ce trou perdu attirait suffisamment de marchands pour remplir la place ! Des voleurs et des chenapans, Cauthon, voilà ce qu’ils sont ! Les gens de la campagne sont tous des voleurs et des chenapans, et un honnête homme comme moi est à leur merci.

Il eut bientôt calculé ce qu’il pourrait gagner ici malgré les entrées gratuites. Il ne cessa jamais tout à fait de râler, même quand, à l’entrée, la queue s’étira presque aussi loin qu’à Jurador. Il se plaignit de ce qu’il aurait pu gagner en restant trois ou quatre jours de plus dans la ville du sel. Il est probable qu’il serait resté jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de queue. Peut-être que ces trois Seanchans avaient agi comme des ta’verens. C’était peu probable, mais agréable à envisager, maintenant que c’était passé.

C’est à ce rythme qu’ils avançaient. Au mieux, deux malheureuses lieues par jour, parfois trois, sans se presser. Généralement, Luca trouvait toujours une petite ville ou un groupe de villages qui semblait l’appeler. Ou plutôt leur argent. Même si les hameaux sur leur route ne justifiaient pas une halte, ils ne faisaient jamais plus de quatre lieues avant que Luca n’ordonne de s’arrêter. Il ne voulait pas prendre le risque de camper avec tous les chariots à la queue leu leu sur la route. S’ils ne donnaient pas de représentation, Luca aimait trouver une clairière où les chariots pouvaient être installés pas trop près les uns des autres. Faute de mieux, il négociait parfois avec un fermier l’emplacement d’une prairie en friche. Le lendemain, il ne cessait de se plaindre de la dépense si la location lui avait coûté plus d’un sou en argent. Luca tenait bien serrés les cordons de la bourse !

Des convois de chariots de marchandises les croisaient dans les deux sens, avançant à bonne vitesse et soulevant de petits nuages de poussière sur la route en terre battue. Les marchands voulaient apporter leurs articles au marché le plus vite possible. De temps en temps, ils voyaient une caravane de Rétameurs. Curieusement, ils se dirigeaient tous vers Ebou Dar, mais progressaient aussi lentement qu’eux. Peu probable que d’autres rattrapent le cirque. Deux ou trois lieues par jour, et ces maudits dés qui cliquetaient dans sa tête ! Mat se demandait sans cesse ce qui les attendait après chaque tournant, ou ce qui pouvait les rattraper. C’était assez pour lui donner des boutons.

La toute première nuit, au voisinage du Carrefour de Runnien, il s’approcha d’Aludra. Près de sa roulotte bleu vif elle avait érigé un petit enclos, de huit pieds de haut, pour lancer ses fleurs nocturnes. Elle se redressa, les yeux flamboyants, quand il souleva le rabat et se baissa pour entrer. Une lanterne posée par terre près du mur dispensait assez de lumière pour qu’il voie qu’elle tenait une boule noire de la taille d’un gros melon. Carrefour de Runnien était assez petit pour ne mériter qu’une seule fleur nocturne. Elle ouvrit la bouche pour le mettre dehors. Même Luca n’avait pas le droit d’entrer.

— Des tubes de lancement, dit-il vivement, montrant les tubes en bois cerclés de fer, de la même taille que lui et de près d’un pied de diamètre, dressés devant elle à la verticale sur une large base en bois. C’est pour ça que vous recherchez un fondeur de cloches. Pour faire des tubes de lancement en bronze.

L’idée semblait ridicule – avec quelque effort, deux hommes pouvaient soulever l’un des tubes dans la roulotte qui les transportait avec ses autres fournitures ; un tube en bronze exigerait un palan –, mais c’était la seule qui lui était venue à l’esprit.

La lanterne posée derrière elle, la pénombre cachait son expression. Elle garda le silence un long moment.

— Quel jeune homme intelligent, dit-elle enfin.

Elle branla du chef, faisant cliqueter ses tresses emperlées. Elle eut un rire de gorge.

— Je devrais apprendre à tenir ma langue. J’ai toujours des ennuis quand je fais des promesses à des jeunes gens intelligents. Mais n’allez pas penser que je vais vous révéler des secrets qui vous feraient rougir. Vous vous partagez déjà entre deux femmes, semble-t-il, et moi, je ne veux pas participer à ça.

— Alors, j’ai raison ? dit-il, à peine capable de dissimuler son incrédulité.

— Vous avez raison.

Et, d’un geste languissant, elle lui lança la fleur nocturne. Il la rattrapa avec un juron de surprise, et n’osa respirer que lorsqu’il fut sûr de la tenir solidement. L’enveloppe semblait en cuir très rigide, avec une mèche dépassant sur le côté. Il connaissait un peu les petites fusées d’artifice, et savait qu’elles n’explosaient qu’avec du feu ou si l’intérieur était mis au contact de l’air, quoique un jour il en eût ouvert une sans qu’elle explose. Pourtant, qui pouvait dire ce qui faisait exploser une fleur nocturne ? Celle qu’il avait ouverte avait été assez petite pour tenir dans sa main. Quelque chose d’aussi gros que ce melon les réduirait sans doute en bouillie, Aludra et lui.

Brusquement, il réalisa qu’elle ne lui aurait pas lancé la boule si ç’avait été dangereux. Il la passa d’une main à l’autre pour se donner une contenance.

— Comment des tubes de lancement en bronze feraient-ils de meilleures armes ?

C’était ça qu’elle voulait, des armes pour se venger des Seanchans qui avaient détruit la Guilde des Illuminateurs.

— Ils me semblent déjà assez effrayants.

Aludra lui arracha des mains la fleur nocturne, marmonnant entre ses dents des paroles peu flatteuses sur les empotés, et la tournant pour en examiner le cuir. Peut-être que la boule n’était pas aussi inoffensive qu’il l’avait cru.

— Un bon tube de lancement, dit-elle quand elle fut sûre qu’il n’avait pas endommagé l’enveloppe, pourra envoyer cette charge à trois cents pas à la verticale, et plus loin à l’horizontale si l’on l’incline selon un angle donné. Mais pas assez loin pour ce que j’ai en tête. Une charge assez grosse pour aller plus loin ferait éclater le tube. Avec un tube en bronze, je pourrais expédier quelque chose d’un peu plus petit à près de deux miles. Ralentir l’amorce pour laisser la charge aller aussi loin, c’est assez facile. Avec un tube en métal plus petit mais plus lourd, il n’y aurait qu’une explosion de la charge sans les couleurs.

Mat siffla entre ses dents, imaginant des explosions qui éclateraient au milieu des ennemis. Un bien méchant feu d’artifice ! Ce serait aussi efficace que d’avoir des Aes Sedai dans son camp, ou quelques Asha’man. Mieux même. Les Aes Sedai devaient être en danger pour se servir du Pouvoir comme d’une arme. Bien qu’il eût entendu des rumeurs faisant état de centaines d’Asha’man, ils étaient plus nombreux à chaque récit. De plus, si les Asha’man se comportaient comme les Aes Sedai, ils décideraient où l’on aurait besoin d’eux et prendraient la bataille en main. Il commença à envisager comment utiliser les tubes en bronze d’Aludra et repéra immédiatement un problème évident. Tout l’avantage était perdu si l’ennemi arrivait de la mauvaise direction ou passait derrière, ou encore s’il fallait des palans pour les utiliser…

— Ces tubes de lancement en bronze…

— Des dragons, l’interrompit-elle. Les tubes de lancement sont destinés à faire s’épanouir les fleurs. Pour le délice des yeux. Je les appellerai « dragons ». Les Seanchans hurleront quand mes dragons mordront, dit-elle d’un ton tranchant comme un silex.

— Des dragons, soit ! Ils seront lourds et difficiles à déplacer. Pourrez-vous les monter sur roues ? Comme un chariot ou une charrette ? Seront-ils trop lourds pour être tirés par des chevaux ?

— Ravie de constater que vous n’avez pas seulement un joli minois, dit-elle en riant.

Montant les trois barreaux de l’échelle pliante jusqu’au niveau du haut du tube, elle y introduisit la fleur nocturne, l’amorce dirigée vers le sol. La boule glissa un peu, puis s’arrêta, formant un petit dôme au bout du tube.

— Passez-moi ça, dit-elle, montrant un pieu aussi long et épais qu’un gourdin.

Elle le tint à la verticale et recouvrit de cuir un bout pour qu’il enfonce la fleur nocturne un peu plus bas dans le tube. Cela ne semblait pas demander beaucoup d’effort.

— J’ai déjà dessiné des plans pour les chars destinés aux dragons. Quatre chevaux pourraient facilement en tirer un, avec un second pour les œufs, et non des fleurs nocturnes. Des œufs de dragon. Vous comprenez, j’ai beaucoup réfléchi à la manière d’utiliser mes dragons, pas seulement à leur réalisation.

Abaissant le gourdin, elle descendit de l’échelle et prit la lanterne.

— Venez. Je dois faire fleurir le ciel, puis j’ai envie de manger et de dormir.

Juste en dehors de l’enclos de toile se dressait un râtelier en bois plein d’objets encore plus bizarres : un bâton fourchu, des pincettes de la taille de Mat, d’autres outils en bois tout aussi insolites. Posant la lanterne par terre, elle plaça le bâton dans le râtelier et prit une boîte carrée en bois sur une étagère.

— Vous voulez maintenant apprendre à faire les poudres secrètes, je suppose ? Bon, je vous l’ai promis. C’est moi la Guilde maintenant, ajouta-t-elle avec amertume, ouvrant le couvercle.

La boîte en bois dur comportait des trous percés au vilebrequin, une mince tige sortant de chaque trou. Elle en prit une et remit le couvercle.

— C’est moi qui détiens le secret.

— Je veux que vous veniez avec moi. Je connais quelqu’un qui se fera un plaisir de payer pour couler autant de dragons en bronze que vous le voudrez. Il est capable de faire travailler pour vous tous les fondeurs depuis l’Andor jusqu’à Tear.

Bien qu’il évitât de prononcer le nom de Rand, les couleurs tournoyèrent dans sa tête et formèrent durant un instant l’image de Rand – tout habillé, louée soit la Lumière ! – en conversation avec Loial à la clarté d’une lampe dans une pièce lambrissée. D’autres personnes étaient présentes, mais la scène, centrée sur Rand, disparut trop vite pour que Mat pût distinguer qui c’était. Il était pratiquement sûr que ce qu’il voyait était ce qui se passait en ce moment même, pour impossible que cela parût. Ça lui ferait plaisir de revoir Loial, mais qu’il soit réduit en cendres, il devait bien y avoir un moyen de chasser ces idées hors de sa tête !

— Et s’il n’est pas intéressé (les couleurs reparurent, mais il résista et elles s’évanouirent), je peux payer moi-même pour en faire fondre des centaines. Beaucoup en tout cas.

La Bande finirait par combattre les Seanchans et très probablement les Trollocs. Et à ce moment-là, il serait prêt. Inutile de se voiler la face. S’il évitait le combat cette maudite nature de ta’veren le propulserait en plein milieu de cette satanée panade. Alors il était prêt à verser de l’or comme de l’eau si cela lui donnait le moyen de tuer ses ennemis avant qu’ils ne soient assez près pour lui trouer la peau.

Aludra pencha la tête, avec une moue pensive sur ses lèvres en boutons de roses.

— Qui est cet homme si puissant ?

— Cela doit rester un secret entre nous. Thom et Juilin le savent, de même qu’Egeanin, Domon, et les Aes Sedai, Teslyn et Joline. Plus Vanin et les Bras Rouges, mais personne d’autre, et je ne veux pas que ça change.

Sang et cendres, il y avait déjà trop de gens qui savaient ! Il attendit qu’elle acquiesce de la tête avant de poursuivre :

— Le Dragon Réincarné.

Les couleurs tournoyèrent, et bien qu’il les combattît, elles formèrent un instant les images de Rand et Loial. Cela n’allait pas être aussi facile qu’il lui avait semblé.

— Vous connaissez le Dragon Réincarné ? dit-elle, sceptique.

— Nous avons grandi dans le même village, gronda-t-il, luttant déjà contre les couleurs.

Cette fois, elles faillirent fusionner avant de s’évanouir.

— Si vous ne me croyez pas, demandez à Teslyn et Joline. Demandez à Thom. Mais seulement quand vous serez en tête à tête. C’est un secret, n’oubliez pas.

— La Guilde est toute ma vie depuis mon enfance.

Elle gratta une tige sur un côté de la boîte, qui s’enflamma. Il sentit une odeur de soufre.

— Maintenant, ce sont les dragons qui sont ma vie. Les dragons, et ma vengeance contre les Seanchans.

Elle se pencha et approcha la flamme d’une longue amorce noire passant sous la toile de l’enclos, secoua la tige pour l’éteindre, puis la jeta. Crépitant et sifflant, la flamme courut le long de la mèche.

— Je pense que je vous crois, dit-elle, lui tendant sa main libre. Quand vous partirez, je vous suivrai. Et vous m’aiderez à fabriquer de nombreux dragons.

Pendant qu’il lui serrait la main, il eut un instant l’impression que les dés s’étaient arrêtés, mais un battement de cœur plus tard, ils s’étaient remis à cliqueter.

Ce devait être son imagination. Après tout, cet accord conclu avec Aludra pouvait aider la Bande, et incidemment Mat Cauthon, à rester en vie, mais n’avait rien de fatidique en soi. Il aurait toujours à livrer des batailles. Malgré les meilleures stratégies, et même avec des hommes bien entraînés, la chance avait toujours sa part, même pour lui. Ces dragons n’y changeraient rien. Mais les dés étaient-ils aussi bruyants qu’avant ? Il décida que non, mais comment pouvait-il en être sûr ? Jusque-là, ils n’avaient jamais ralenti avant de s’arrêter. Ce devait être son imagination.

Un bruit sourd leur parvint de l’intérieur de l’enclos et une fumée âcre tourbillonna au-dessus du mur de toile. Quelques instants plus tard, la fleur nocturne jaillit dans le noir au-dessus de Carrefour de Runnien, en une grosse boule rouge entourée de rayons verts. Elle s’épanouit encore et encore dans ses rêves, cette nuit-là et les suivantes. Alors, elle fleurissait au milieu d’une charge de cavalerie et des escadrons de lanciers, déchirant les chairs comme il avait vu les pierres déchirées par les feux d’artifice. Dans ses rêves, il s’efforçait d’attraper ces choses avec ses mains, de les arrêter, mais elles pleuvaient en flots ininterrompus sur les champs de bataille. Il en pleurait. Et bizarrement, le roulis des dés sonnait comme un rire. C’était celui du Ténébreux.

Le lendemain matin, au moment où le soleil pointait à l’horizon dans un ciel sans nuage, il était assis sur les marches de sa roulotte verte, taillant délicatement son bâton d’if noir avec un couteau tranchant. Egeanin et Domon sortirent. Curieusement, ils semblaient s’être habillés de leurs plus beaux atours. Il n’était pas le seul à avoir acheté des étoffes à Jurador, mais sans la promesse de l’or de Mat pour les motiver, les costumières travaillaient encore pour Egeanin et Domon. La Seanchane aux yeux bleus portait une robe vert vif abondamment brodée de minuscules fleurs blanches et jaunes sur le col et tout le long des manches. Une écharpe fleurie maintenait sa perruque en place. Domon, l’air bizarre avec un casque de cheveux coupés court et sa barbe d’Illian, avait brossé sa tunique brune élimée pour qu’elle semble presque propre. Ils se glissèrent près de Mat et s’éloignèrent en hâte sans un mot. Il n’y pensa plus jusqu’à leur retour, une heure plus tard. Ils annoncèrent que Mère Darvale venait de les marier au village. Il ne put empêcher sa mâchoire de s’affaisser. Le visage sévère et les yeux perçants d’Egeanin donnaient une assez bonne idée de son caractère. Qu’est-ce qui avait pu pousser Domon à épouser cette femme ? Autant se marier avec un ours ! Réalisant qu’il était en train de le fusiller du regard, il se leva précipitamment et s’inclina.

— Félicitations, Maître Domon. Félicitations, Maîtresse Domon. Que la Lumière brille sur votre couple.

Que pouvait-il dire d’autre ?

Les yeux de Domon continuèrent à lancer des éclairs, comme s’il entendait les pensées de Mat. Egeanin ricana :

— Je m’appelle Leilwin Sans-Bateau, Cauthon, dit-elle de sa voix traînante. C’est le nom qui m’a été donné, et celui auquel je répondrai jusqu’à ma mort. Il m’a aidée à prendre la décision que j’aurais dû prendre voilà des semaines.

Fronçant les sourcils, elle regarda Domon en coin.

— Vous comprenez pourquoi je ne peux pas prendre votre nom, Bayle ?

— Non, jeune fille, répondit gentiment Domon, posant une grosse main sur son épaule, mais je vous prendrai avec le nom qui vous plaira tant que vous accepterez d’être ma femme. Je vous l’ai déjà dit.

Elle sourit, posa la main sur la sienne, et il se mit à sourire aussi. Par la Lumière, ils lui donnaient la nausée. Si le mariage inspirait à un homme ce genre de sourire béat…

C’est la raison pour laquelle il se retrouva dans une tente à rayures vertes, appartenant à deux frères cracheurs de feu et avaleurs de sabres. Même Thom reconnaissait qu’ils avaient du talent. Comme ils étaient populaires auprès des autres artistes, on leur trouva aisément un autre abri. Cette tente lui coûta autant que la roulotte ! Tout le monde sachant qu’il possédait de l’or à gogo, les deux frères se contentèrent de soupirer quand il tenta de marchander pour faire baisser le loyer. Les jeunes mariés ayant besoin d’intimité, il était plus que content de la leur accorder, surtout si ça le dispensait d’être témoin de leurs regards de merlans frits. De plus, il en avait assez de coucher par terre une nuit sur deux. Au moins, dans la tente, il avait son propre lit de camp et plus de place que dans la roulotte. Il disposait d’une table de toilette juste pour lui, d’un fauteuil à dossier droit à peu près stable, d’un solide tabouret et d’une table assez grande pour y poser une assiette, une coupe et deux lampes en cuivre. Il laissa dans la roulotte son coffre qui contenait l’or. Seul un fieffé imbécile tenterait de voler Domon et Egeanin Sans-Bateau. Elle s’obstinait à utiliser ce nom, mais il était certain qu’elle reviendrait à la raison. Après la première nuit passée près de la roulotte des Aes Sedai, la tête de renard fraîche contre sa peau pendant la moitié de la nuit, il fit dresser sa tente en face de la roulotte de Tuon, en s’assurant que les Bras Rouges la déplacent avant que personne d’autre ne revendiquât la place.

— Est-ce vous qui allez me surveiller, maintenant ? demanda froidement Tuon la première fois qu’elle la vit.

— Non, répondit-il. C’est seulement pour vous voir plus souvent.

Par la Lumière, c’était la pure vérité… enfin, s’éloigner des Aes Sedai comptait aussi dans sa décision. Elle agita les doigts à l’intention de Selucia, et toutes les deux furent prises de fou rire avant de retrouver leur sérieux et de réintégrer la roulotte pourpre avec une dignité royale. Ah, les femmes !

Il n’était pas souvent seul dans sa tente. Après la mort de Nalesean, il avait pris Lopin comme valet. Le robuste Tairen au visage carré et à la longue barbe ne cessait d’entrer, inclinant sa tête chauve pour demander ce que « Mon Seigneur » voudrait manger pour son prochain repas, s’enquérir si « Mon Seigneur » voulait du vin ou du thé, ou s’il apprécierait une assiettée de figues confites. Lopin était très fier de sa capacité à dénicher des friandises réputées introuvables. Ou bien, il fouillait dans les coffres pour voir s’il y avait des vêtements à raccommoder, à nettoyer ou à repasser. D’après lui, il en trouvait toujours, même si Mat n’en voyait pas la nécessité. Nerim, le valet mélancolique de Talmanes, l’accompagnait souvent, surtout parce que le maigre Cairhienin grisonnant s’ennuyait. Mat ne comprenait pas comment on pouvait se morfondre quand on n’avait rien à faire.

Noal passait de temps à autre pour raconter ses histoires, et Olver pour une partie de pierres ou de Serpents et Renards, quand il ne jouait pas avec Tuon. Thom venait aussi pour jouer aux pierres, et pour lui communiquer les rumeurs qu’il avait entendues, caressant ses longues moustaches quand il racontait les plus juteuses. Juilin lui faisait ses propres rapports, toujours accompagné d’Amathera. L’ancienne Panarch du Tarabon était assez jolie pour que Mat comprenne l’intérêt que lui portait le preneur-de-larrons, avec sa bouche en bouton de rose faite pour le baiser. Elle s’accrochait au bras de Juilin comme si elle répondait à ses sentiments, mais ses grands yeux se tournaient toujours craintivement vers la roulotte de Tuon, même quand ils étaient à l’intérieur de la tente, et c’est tout juste si Juilin parvenait à l’empêcher de se jeter à genoux et de se prosterner chaque fois qu’elle apercevait Tuon ou Selucia. Elle faisait la même chose avec Egeanin, et aussi avec Bethamin et Seta. Étant donné qu’Amathera n’avait été da’covale que pendant quelques mois, cela donnait la chair de poule à Mat. Tuon avait-elle vraiment l’intention de faire de lui un da’covale quand ils seraient mariés ?

Il leur demanda de cesser de lui rapporter les rumeurs concernant Rand. Combattre les couleurs dans sa tête était trop fatigant, et il perdait la bataille trop souvent.

Parfois, c’était très bien, mais parfois il surprenait Rand et Min en des moments intimes, et il semblait que ces deux-là s’accouplaient souvent. D’ailleurs, les rumeurs étaient toujours les mêmes. Le Dragon Réincarné était mort, tué par les Aes Sedai, par les Asha’man, par les Seanchans, ou par une douzaine d’autres assassins. Ou bien il se cachait, rassemblait secrètement une armée, des versions qui changeaient d’un village à l’autre, d’une auberge à l’autre. Le seul fait évident, c’était que Rand n’était plus au Cairhien et que personne ne savait où il était. Le Dragon Réincarné s’était évanoui.

Cela semblait effrayer tous ces fermiers, villageois, et citadins altarans, qui étaient aussi inquiets que les marchands nomades. Aucun n’en savait plus sur le Dragon Réincarné que les rumeurs qu’ils colportaient, pourtant sa disparition les effrayait. Thom et Juilin étaient catégoriques sur ce point, jusqu’à ce qu’il leur dise d’arrêter. Si le Dragon Réincarné était mort, qu’est-ce que le monde allait devenir ? C’était la question que se posaient les gens le matin au petit déjeuner et le soir devant une bière, et sans doute aussi en allant se coucher. Mat aurait pu leur dire que Rand était bien vivant – ces maudites visions l’en assuraient –, mais expliquer comment il le savait, c’était une autre histoire. Même Thom et Juilin étaient sceptiques au sujet des couleurs. Les marchands et les autres l’auraient pris pour un fou. Et s’ils le croyaient, cela ne ferait que susciter des rumeurs à son sujet, sans parler du risque que les Seanchans se lancent à sa poursuite. Tout ce qu’il voulait, c’était chasser ces maudites couleurs hors de sa tête.

Les artistes avaient été surpris par son déménagement, ce qui n’était pas étonnant. D’abord, il s’était enfui avec Egeanin – Sans-Bateau puisqu’elle y tenait – qui avait Domon pour serviteur. Désormais, ils étaient mariés, et Mat ne vivait plus dans leur roulotte. Certains artistes semblaient penser que c’était bien fait pour lui étant donné qu’il courtisait Tuon, pourtant beaucoup l’assuraient curieusement de leur sympathie. Les hommes compatissaient, se plaignant de l’inconstance des femmes – du moins en leur absence – et certaines célibataires, acrobates, contorsionnistes et costumières, commençaient à le regarder trop chaleureusement. Il aurait apprécié qu’elles ne lui lancent pas des œillades juste devant Tuon. La première fois, il avait été tellement stupéfait que ses yeux s’étaient exorbités. Et Tuon qui semblait trouver ça amusant ! Seul un imbécile croit qu’il sait ce qu’une femme a dans la tête, juste parce qu’elle arbore un sourire.

Il continua à déjeuner avec elle tous les midis et arrivait de bonne heure le soir pour leur partie de pierres, de sorte qu’elle devait le nourrir encore. La vérité, c’est que si une femme cuisine régulièrement pour un homme, ça signifie qu’elle est presque séduite. Enfin, il dînait avec elle quand elle le laissait entrer dans la roulotte. Un jour, il trouva le loquet fermé et il ne parvint pas à convaincre Tuon ou Selucia de lui ouvrir. Il semblait qu’un oiseau soit entré à l’intérieur pendant la journée, un très mauvais présage apparemment. Elles devaient toutes les deux passer la nuit en prière et en contemplation pour éviter une catastrophe quelconque. Leur vie semblait dirigée par toutes sortes de curieuses superstitions. L’une ou l’autre faisait d’étranges signes avec ses mains si elle voyait une toile d’araignée déchirée avec une araignée dedans. Tuon lui expliqua avec beaucoup de sérieux que si on balayait une toile d’araignée avant d’en faire sortir son occupante, c’était la mort assurée d’un proche dans le mois. Quand un vol d’oiseaux tournait en rond plus d’une fois, elles prédisaient une tempête, ou encore, elles dispersaient une file de fourmis en marche, comptaient combien de temps il fallait aux insectes pour reformer la file et prédisaient ainsi le nombre de jours de beau temps, et peu importait si ça ne se réalisait pas. Oh ! il avait plu une fois après un vol de corbeaux, mais ça n’avait rien d’une tempête, c’était juste un jour gris et pluvieux.

— À l’évidence, Selucia s’est trompée dans ses calculs pour les fourmis, dit Tuon, posant une pierre blanche sur l’échiquier avec cette courbure si gracieuse de ses doigts.

Selucia, qui regardait par-dessus son épaule, en corsage blanc et jupe brune divisée, hocha la tête. Comme d’habitude, elle portait même à l’intérieur une écharpe sur ses courts cheveux blonds, en soie rouge et or ce jour-là. Tuon en brocart de soie bleu, avait revêtu une tunique à la coupe étrange qui lui couvrait les hanches, et une jupe divisée si étroite qu’elle ressemblait à de larges braies. Elle passait beaucoup de temps à donner aux costumières des instructions détaillées sur ce qu’elle voulait, et la plupart du temps, c’étaient des formes qu’il n’avait jamais vues avant. Ce devait être dans un style seanchan, pensait-il, bien qu’elle se fût fait faire quelques robes d’équitation de modèle courant, pour ne pas susciter de commentaires quand elle sortait. La pluie crépitait doucement sur le toit de la roulotte.

— À l’évidence, ce que nous disaient les oiseaux a été modifié par les fourmis. Rien n’est jamais simple, Joujou. Vous devez connaître ces choses. Je ne veux pas que vous soyez ignorant.

Mat hocha la tête, comme s’il était d’accord, et posa sa pierre noire. Elle traitait de superstition le malaise que lui inspiraient les corbeaux et les fourmis !

— Que savez-vous du Dragon Réincarné ? lui demanda-t-elle un autre soir.

Il s’étrangla en avalant une gorgée de vin. Les couleurs tournoyant dans sa tête se dissipèrent dans une quinte de toux. Le vin avait un goût de vinaigre. Même Nerim avait du mal à en trouver du bon, ces temps-ci.

— Eh bien, c’est le Dragon Réincarné, dit-il quand il put parler, essuyant son menton avec sa main.

Un instant, il vit Rand manger à une grande table noire.

— Qu’est-ce qu’il y a de plus à savoir ?

Selucia remplit sa coupe dans la foulée.

— Beaucoup de choses, Joujou. Pour commencer, il doit s’agenouiller devant le Trône de Cristal avant la Tarmon Gai’don. Les prophéties sont claires sur ce point, mais je n’ai pas réussi à savoir où il se trouve. C’est encore plus urgent si c’est lui qui a sonné le Cor de Valère, comme je le soupçonne.

— Le Cor de Valère ? s’exclama Mat d’une voix défaillante. Les Prophéties ont dit ça ? On l’a donc retrouvé ?

— Oui, si quelqu’un en a joué ! répondit-elle, ironique. Les rapports que j’ai vus sur l’endroit où il a été sonné, un lieu qui s’appelle Falme, sont très inquiétants. Très inquiétants. S’emparer de la personne, homme ou femme, qui a sonné du Cor de Valère peut être aussi important que de s’emparer du Dragon Réincarné lui-même. Allez-vous oui ou non placer une pierre, Joujou ?

Il plaça sa pierre, mais il était tellement secoué que les couleurs tournoyèrent et se dispersèrent sans former d’image. En fait, il eut du mal à arracher le nul pour une partie qui s’annonçait gagnante pour lui.

— Vous avez très mal joué vers la fin, murmura Tuon, fronçant les sourcils sur l’échiquier où les pierres blanches et les noires avaient été remises en place.

Il l’avait quasiment vue se mettre à réfléchir à ce qu’ils disaient quand il avait commencé à mal jouer. Parler avec elle, c’était comme marcher sur une corniche instable à flanc de falaise. Au moindre faux pas, Mat Cauthon serait aussi mort qu’un jeune mouton. Sauf qu’il devait marcher sur la corniche. Sang et cendres ! il n’avait pas le choix. Bien sûr, il en éprouvait du plaisir. Plus il passait de temps avec elle, plus il avait d’occasions de mémoriser ce visage en forme de cœur, de sorte qu’il pouvait le voir juste en fermant les yeux. Mais il y avait toujours des embûches qui l’attendaient au tournant. Ça aussi, il le voyait.

Pendant plusieurs jours après lui avoir offert le petit bouquet de fleurs en soie, il ne lui apporta pas de présent. Il croyait détecter des signes de désappointement quand il apparaissait les mains vides. Puis, quatre jours après avoir quitté Jurador, juste comme le soleil paraissait au-dessus de l’horizon dans un ciel pratiquement sans nuage, il les fit sortir de la roulotte pourpre, elle et Selucia. En réalité, il voulait voir Tuon, mais quand il s’agissait de les séparer, Selucia se comportait comme si elle était son ombre. Il l’avait fait remarquer une fois, en plaisantant, et les deux femmes avaient continué à parler comme s’il n’avait rien dit. Heureusement, il savait que Tuon pouvait rire d’une blague, alors que, par moments, elle semblait totalement dénuée du sens de l’humour. Selucia s’enroula dans une tunique dont la capuche recouvrait son écharpe rouge, et le lorgna avec suspicion, comme à son habitude. Tuon ne s’embarrassait jamais d’une écharpe, pourtant ses cheveux courts étaient moins visibles une fois relevé le capuchon de sa tunique bleue.

— Fermez les yeux, Précieuse, dit-il. J’ai une surprise pour vous.

— J’adore les surprises, dit-elle, posant les mains sur ses grands yeux.

Un court instant, elle sourit.

— Certaines surprises, Joujou.

Cela sonnait comme une menace. Selucia se tenait tout contre son épaule, et bien qu’elle semblât parfaitement à son aise, quelque chose lui dit qu’elle était tendue comme un chat aux aguets. Il soupçonna qu’elle n’aimait pas les surprises.

— Attendez ici, dit-il contournant la roulotte.

Quand il revint, il conduisait par la bride Pips et la jument rasoir, tous deux sellés et harnachés. La jument piaffait joyeusement, frétillant à la perspective de se dégourdir les jambes.

— Vous pouvez regarder maintenant. J’ai pensé qu’une promenade vous ferait plaisir.

Ils avaient plusieurs heures devant eux ; le spectacle aurait pu être annulé tant il y avait peu d’activité dans le camp. Seules quelques cheminées crachaient de la fumée.

— Elle est à vous, ajouta-t-il, pétrifié.

Pas de doute cette fois. Il avait dit que la jument était à elle, et les dés ne rebondissaient plus aussi bruyamment dans sa tête. Ce n’est pas qu’ils avaient ralenti, il en était sûr. Il y avait eu plusieurs jeux de dés, avant ; l’un s’était arrêté quand il avait conclu son marché avec Aludra, et un autre quand il avait dit à Tuon que la jument était à elle. C’était bizarre en soi – comment lui faire cadeau d’un cheval pouvait-il être fatidique pour lui ? – mais, par la Lumière, c’était déjà assez inquiétant quand il n’y avait que deux dés à la fois lui donnant leur avertissement. Combien de paires restait-il à rebondir dans sa tête ? Combien d’autres moments fatidiques l’attendaient-ils au tournant pour lui tomber dessus ?

Tout sourires, Tuon s’approcha aussitôt de la rasoir, l’examinant aussi minutieusement qu’il l’avait fait lui-même. Après tout, elle dressait des chevaux pour s’amuser. Des chevaux et des damanes, que la Lumière le protège. Il réalisa que Selucia l’observait, aussi inexpressive qu’un masque. À cause de la jument, ou parce qu’il était devenu raide comme un piquet ?

— Elle est de race rasoir, dit-il, tapotant le nez de Pips.

Le hongre, qui ne manquait pas d’exercice, semblait gagné par l’impatience de la rasoir.

— Les Domanis du Sang ne montent que des rasoirs, et il est peu probable que vous en voyiez jamais une autre en dehors de l’Arad Doman. Quel nom lui donnerez-vous ?

— Cela porte malheur de baptiser un cheval avant de l’avoir monté, répondit Tuon en prenant les rênes.

Elle était toujours rayonnante ; ses yeux brillaient.

— C’est vraiment un très bel animal, Joujou. Un merveilleux cadeau. Ou bien vous avez l’œil très exercé, ou bien vous avez eu de la chance.

— J’ai l’œil très exercé, Précieuse, dit-il avec prudence.

Elle semblait plus émerveillée que ne le justifiait le cadeau.

— Si vous le dites… Où est la monture de Selucia ?

Il siffla entre ses dents, et Metwyn apparut avec un cheval pommelé entièrement sellé. Il arborait un sourire triomphal, que Mat ignora ostensiblement. Le Bras Rouges cairhienin avait parié qu’il ne réussirait pas à se débarrasser de Selucia, mais il n’y avait pas de quoi en faire tout un plat ! Mat jugeait que le hongre pommelé, âgé de dix ans, serait assez doux pour Selucia – d’après son expérience, les servantes des grandes dames n’étaient jamais que des cavalières passables –, mais Selucia l’inspecta aussi minutieusement que Tuon. Et quand elle eut fini, elle gratifia Mat d’un regard exprimant clairement qu’elle monterait le cheval pour ne pas faire d’histoire, mais qu’il n’était pas digne d’elle. Les femmes peuvent résumer beaucoup de choses en un seul regard. Une fois sortie du champ où campait le cirque, Tuon mit la jument au pas un moment sur la route, puis au trot, et enfin au petit galop. Ici, la route d’argile jaune était parsemée d’arêtes d’anciens pavés, sans danger pour un cheval bien ferré. Mat s’était assuré que la rasoir l’était. Mat monté sur Pips resta au niveau de Tuon, pour avoir le plaisir de la regarder. Quand Tuon était contente, sa mine sévère disparaissait et le ravissement brillait sur son visage. Cependant, Selucia s’arrangeait pour s’interposer entre eux deux. Le chaperon redoutable, le sourire en coin, jouissait de le voir frustré.

Au début, ils eurent la route toute à eux, à part quelques charrettes de fermiers. Au bout d’un moment, une caravane de Rétameurs se profila devant eux, en une longue file de roulottes clinquantes cahotant lentement en direction du sud. Les gros chiens qui couraient à côté étaient la seule protection des Rétameurs. Le cocher du chariot de tête rouge, comme la tunique de Luca, bordé de jaune et dont les roues étaient jaune et vert vif, se leva à moitié pour regarder Mat, puis se rassit en disant quelque chose à la femme assise près de lui. Ils étaient sans aucun doute rassurés par la présence de deux femmes qui accompagnaient Mat. Les Rétameurs étaient des gens prudents. S’ils s’étaient sentis en danger, tous les cochers de la caravane auraient fouetté les chevaux pour s’enfuir.

Mat le salua de la tête au moment où ils se croisèrent. Le haut col du cocher maigre et grisonnant était aussi vert que les roues de son véhicule, et la robe de sa femme était striée de rayures bleues. Le cocher grisonnant lui répondit de la main.

Brusquement, Tuon fit pivoter sa jument et partit au galop au milieu des arbres, sa cape ballonnant derrière elle. En un éclair, Selucia s’élança à sa suite. Arrachant son chapeau pour ne pas le perdre, Mat fit tourner Pips et suivit. Des cris s’élevèrent des chariots, mais Mat les ignora. Son attention était concentrée sur Tuon. Il aurait bien voulu savoir ce qu’elle mijotait.

Pips eut bientôt rattrapé le hongre et laissa derrière lui Selucia furieuse qui cravachait sa monture avec ses rênes. Tuon et la rasoir conservaient leur avance tandis que le terrain montait en pente douce vers les collines. Des oiseaux effrayés s’envolaient derrière les sabots des deux animaux, vols de colombes grises et de cailles mouchetées, parfois de tétras à collier brun. Il suffisait qu’un seul effraye la jument, et c’était le désastre. Tuon galopait comme une démente, sans jamais ralentir, s’écartant légèrement de sa trajectoire quand la végétation était trop dense, franchissant sans hésiter les troncs des arbres abattus par la dernière tempête. Du coup, il galopait lui-même comme un fou pour ne pas la perdre, grimaçant chaque fois qu’il devait faire franchir un obstacle à Pips. Il enfonçait les talons de ses bottes dans les flancs de sa monture pour la faire accélérer, tout en sachant que Pips galopait déjà aussi vite qu’il pouvait. Il avait trop bien choisi, en achetant cette maudite rasoir. Ils continuèrent à monter à travers la forêt.

Aussi brusquement qu’elle avait démarré, Tuon tira sur ses rênes à plus d’un mile de la route. Les arbres centenaires étaient largement espacés. Les pins noirs atteignaient des hauteurs de quarante pieds, et les branches des immenses chênes frôlaient le sol puis se redressaient vers le ciel. Un épais tapis de plantes rampantes recouvrait des rochers à demi enterrés. Seules quelques herbes pointaient à travers l’humus.

— Votre animal est meilleur qu’il n’en a l’air, dit cette folle, flattant l’encolure de la jument, quand il la rejoignit.

En toute innocence, elle semblait contente de l’agréable promenade.

— Finalement, peut-être que vous avez l’œil exercé.

Comme sa capuche était rabattue en arrière, il vit sa courte chevelure luisante comme de la soie noire. Il réprima l’envie de la caresser.

— Peu importe, grommela-t-il, recoiffant rageusement son chapeau.

Il savait qu’il aurait dû lui parler avec douceur.

— Vous montez toujours comme une folle ? Vous auriez pu rompre le cou de cette jument avant même qu’elle ait reçu un nom. Vous auriez pu vous blesser. J’ai promis de vous ramener chez vous indemne, et j’ai bien l’intention de le faire. Si vous risquez de vous tuer chaque fois que vous montez, je ne vous laisserai plus sortir.

À peine les avait-il prononcées qu’il regretta ses paroles. Un homme était capable de prendre une telle menace à la légère, peut-être, avec un peu de chance, mais une femme… Maintenant, il ne lui restait plus qu’à attendre l’explosion. Les fleurs nocturnes d’Aludra ne seraient rien en comparaison.

Elle remonta sa capuche doucement. Elle l’étudia, penchant la tête d’un côté, puis de l’autre. Finalement, elle opina.

— Je la nomme Akein. Cela veut dire « hirondelle ».

Mat battit des paupières. C’était tout ? Cette femme l’étonnerait toujours.

— Quel est cet endroit, Joujou ? dit-elle, fronçant les sourcils sur les arbres. Ou devrais-je plutôt dire, qu’était ce lieu autrefois ? Le savez-vous ?

Que voulait-elle dire par « qu’était ce lieu autrefois ? » C’était une forêt, voilà tout ! Soudain, ce qu’il avait pris pour un gros rocher, juste devant lui, à demi caché sous d’épaisses lianes, prit l’aspect d’une énorme tête en pierre, légèrement penchée d’un côté. Une tête de femme, pensa-t-il ; les formes arrondies et lisses représentaient sans doute des bijoux dans ses cheveux. La statue dans son entier devait être immense. Elle dépassait le sol d’un empan, pourtant seuls les yeux et le haut du crâne étaient visibles. Un long affleurement rocheux blanc sur lequel poussaient les racines d’un chêne était en fait un morceau de colonne spiralée. Tout autour d’eux, il distinguait des fûts de colonnes et des grosses pierres sculptées qui, à l’évidence, avaient fait partie de quelque édifice majestueux, et ce qui avait été une épée en pierre de deux empans de long, le tout à demi enterré. On retrouvait souvent des ruines de cités et de monuments, dont peu, même parmi les Aes Sedai, connaissaient l’origine. Ouvrant la bouche pour dire qu’il ne savait pas, il aperçut entre les arbres trois hautes collines alignées, à environ un mile. Celle du milieu avait le sommet fendu en forme de coin, tandis que celle de gauche avait des encoches. Là, il sut. Il ne pouvait guère y avoir de telles collines ailleurs.

Elles avaient été baptisées les « Danseuses », à l’époque de Londaren Cor, capitale de l’Eharon. En ce temps-là, la route derrière eux avait été pavée et traversait le cœur de la cité qui s’étendait sur des miles. Les gens disaient que la sculpture que les Ogiers pratiquaient à Tar Valon, avait été perfectionnée à Londaren Cor. Naturellement, les habitants de toutes les cités construites par les Ogiers clamaient que la leur était plus belle que Tar Valon, confirmant ainsi que Tar Valon était le modèle. Il lui restait quelques souvenirs de la cité – un bal dans le Palais de la Lune, la fête dans les tavernes à soldats où se tortillaient des danseuses en voiles transparents, à la Procession des Flûtes pendant la Bénédiction des Épées –, mais curieusement, il avait un autre souvenir de ces collines, datant de près de cinq cents ans après que les Trollocs avaient détruit Londaren Cor et qu’Eharon avait péri dans le feu et le sang. Pourquoi avait-il été nécessaire que Nerevan et Esandara envahissent Shiota, comme on nommait alors le pays, il ne le savait pas. Ces vieux souvenirs étaient pleins de lacunes. Il ne savait pas non plus pourquoi on avait nommé ces collines les Danseuses, ni ce qu’était la Bénédiction des Épées. Mais il se rappelait qu’il était un seigneur d’Esandara s’étant battu au milieu de ces collines, et il se souvenait les avoir vues quand il avait reçu une flèche dans la gorge. Baignant dans son sang, il devait être tombé à pas plus d’un demi-mile du lieu où il se trouvait en ce moment.

Par la Lumière, ce que je déteste me rappeler mon agonie, pensa-t-il. Cette pensée se transforma en braise brûlante dans son cerveau. Une braise qui brûlait de plus en plus fort. Il se rappelait la mort de tous ces hommes. Et qu’il avait été… mourant.

— Joujou, vous ne vous sentez pas bien ?

Tuon rapprocha sa jument et scruta son visage. Ses grands yeux s’emplirent d’inquiétude.

— Vous êtes pâle comme la lune.

— Je suis frais comme un gardon, marmonna-t-il.

Elle était assez près pour qu’il l’embrasse s’il penchait un peu la tête, mais il ne bougea pas. Il ne pouvait pas. Il pensait si furieusement qu’il n’avait plus d’énergie pour bouger. La Lumière seule savait comment, les Eelfinns avaient rassemblé les souvenirs pour les introduire dans sa tête. Pourtant, comment pouvaient-ils recueillir des souvenirs sur un mort ? Un mort dans le monde des hommes. Il était certain qu’ils n’étaient jamais venus de ce côté de cette porte tordue du ter’angreal, plus d’une minute à chaque fois. Il pensa à une méthode, qui ne lui plut pas, mais pas du tout. Peut-être qu’ils créaient un lien avec tout humain qui les visitait, ce qui leur permettait de copier tous les souvenirs de ces hommes jusqu’au moment de leur mort. Dans certains de ces souvenirs, il avait les cheveux blancs, dans d’autres, il n’avait que quelques années de plus que maintenant, mais il n’y en avait pas de son enfance ni de son adolescence. D’ailleurs, qu’est-ce qu’ils faisaient avec les souvenirs ? Ils devaient avoir des raisons pour les rassembler, autres que les introduire dans la tête de quelqu’un ! Non, il cherchait seulement à éviter la conclusion logique. Qu’il soit réduit en cendres, les maudits renards étaient juste à l’intérieur de sa tête ! Il fallait que ce soit ça. C’était la seule explication qui avait un sens.

— Vous avez l’air sur le point de vomir, dit Tuon, faisant reculer la rasoir avec une grimace. Qui dans le cirque peut bien avoir des herbes médicinales ? J’ai certaines connaissances en ce domaine.

— Je vais bien, je vous l’ai dit.

À la vérité, il avait vraiment envie de vomir. Les renards dans sa tête étaient mille fois pires que les dés. Les Eelfinns pouvaient-ils voir à travers son regard ? Par la Lumière, qu’allait-il faire ? Il doutait qu’une Aes Sedai pût l’en Guérir. Il serait obligé de vivre avec.

Arrivant au petit galop, Selucia les regarda tous les deux, comme se demandant ce qu’ils avaient bien pu mijoter. Pourtant, elle ne s’était pas pressée pour les rattraper, leur accordant ce moment d’intimité. C’était encourageant.

— La prochaine fois, vous monterez cette douce créature et je monterai votre hongre, dit-elle à Mat. Haute Dame, des gens de la caravane nous suivent avec des chiens. Ils sont à pied, mais ils nous rejoindront bientôt. Les chiens n’aboient pas.

— Ce sont donc des chiens de garde dressés, dit Tuon, rassemblant ses rênes. À cheval, nous pouvons les éviter assez facilement.

— Pas la peine d’essayer, c’est inutile, lui dit Mat.

Il aurait dû s’y attendre.

— Ces gens sont des Rétameurs, poursuivit-il, des Tuatha’ans, et ils ne présentent un danger pour personne. Ils ne pratiquent pas la violence, même si leur vie en dépend. C’est la pure vérité. Mais ils vous ont vue filer à toute vitesse, et moi me lancer à votre poursuite. Maintenant que les chiens ont trouvé notre piste, ils nous suivront jusqu’à notre retour au cirque s’il le faut, pour s’assurer que je ne vous ai pas enlevée ou blessée. Allons à leur rencontre, pour éviter les ennuis et de perdre du temps.

Luca contrairement à Mat se souciait sans doute comme d’une guigne qu’une bande de Rétameurs retarde le départ du cirque. Selucia fronça les sourcils avec indignation, et agita furieusement les doigts. Tuon éclata de rire.

— Joujou veut commander aujourd’hui, Selucia. Je vais le laisser faire pour voir comment il se débrouille.

Très gentil de sa part !

Ils revinrent donc sur leurs pas, en contournant les arbres abattus cette fois, même si, parfois, Tuon rassemblait ses rênes comme si elle voulait en sauter un, jetant un sourire malicieux à Mat. Bientôt, ils arrivèrent en vue des Rétameurs qui couraient comme un vol de papillons au milieu des arbres derrière leurs énormes chiens. À part le cocher grisonnant du chariot de tête, ils semblaient tous à peine aborder la force de l’âge. Le conducteur de la caravane devait être un Chercheur. Mat démonta, et un instant plus tard, Tuon et Selucia l’imitèrent.

Les Rétameurs s’arrêtèrent, rappelant leurs chiens. Les gros animaux se couchèrent immédiatement, la langue pendante, bientôt rattrapés par leurs maîtres. Aucun n’était armé. Bien que Mat ne portât aucune arme visible, ils le lorgnèrent avec méfiance. Les hommes s’attroupèrent devant lui, tandis que les femmes entouraient Tuon et Selucia pour pouvoir les interroger. Soudain, il lui vint à l’idée que Tuon pouvait en faire un jeu en prétendant qu’il la harcelait. Elle et Selucia auraient ainsi l’occasion de s’éloigner sur leurs montures, tandis qu’il resterait là, bloqué par les Rétameurs. Ils ne feraient rien de plus. À moins qu’il ne se fraye de force un chemin à travers leur groupe, ils pouvaient le retenir ici pendant des heures, pour laisser aux deux femmes le temps de s’échapper.

Le cocher grisonnant s’inclina, mains jointes sur la poitrine.

— Que la paix soit sur vous et les vôtres, Mon Seigneur. Pardonnez notre intrusion, mais nous craignions que nos chiens n’aient effrayé les chevaux des dames.

Mat le salua de la même façon.

— La paix soit sur vous, Chercheur, et sur tout le Peuple. Les chevaux des dames n’étaient pas effrayés. Les dames sont parfois… impétueuses.

Que disaient les femmes ? Il tenta en vain de les écouter.

— Vous savez des choses sur le Peuple, Mon Seigneur ?

Le Chercheur semblait surpris, et à juste titre. Les Tuatha’ans se tenaient à l’écart de toute agglomération plus importante qu’un modeste village. Ils rencontraient rarement quelqu’un en tunique de soie.

— Quelques-unes seulement, répondit Mat.

Très peu. Il se rappelait avoir rencontré des Rétameurs, mais c’était la première fois qu’il leur parlait. Que pouvaient bien dire ces fichues femmes ?

— Puis-je vous poser une question ? J’ai vu passer plusieurs de vos caravanes ces derniers jours, et qui se dirigeaient toutes vers Ebou Dar. Y a-t-il une raison ?

L’homme hésita, jetant un regard vers les femmes. Elles continuaient à chuchoter, et il se demandait pourquoi leur conversation durait si longtemps.

— C’est à cause d’un peuple qu’on appelle les Seanchans, Mon Seigneur, dit-il enfin. La rumeur se répand parmi le peuple que la sécurité et la justice règnent là où gouvernent les Seanchans. Ailleurs… vous comprenez, mon Seigneur ?

Mat comprenait. Comme les gens du cirque, les Rétameurs étaient partout des étrangers, à la réputation usurpée de voleurs. Ils ne volaient pas plus que les autres. On leur reprochait de persuader les jeunes de se joindre à eux. Et pour couronner le tout, les Rétameurs ne se battaient pas si on essayait de les voler ou de les chasser.

— Faites attention, Chercheur. Leur sécurité a un prix, et certaines de leurs lois sont dures. Vous savez ce qu’ils font aux femmes capables de canaliser ?

— Merci de votre sollicitude, Mon Seigneur, dit l’homme calmement, mais très peu de nos femmes ont le don de canaliser, et s’il s’en trouve une, nous ferons ce que nous avons toujours fait : nous l’emmènerons à Tar Valon.

Brusquement, les femmes s’esclaffèrent. Le Chercheur se détendit visiblement. Si les femmes riaient, c’est que Mat n’était pas du genre à les frapper ou tuer pour abuser d’elles. Quant à Mat, il fronça les sourcils. Dans ce rire, rien ne lui plaisait.

Les Rétameurs prirent congé, le Chercheur s’excusant encore de les avoir importunés. Les femmes jetèrent des regards en arrière, riant sous cape. Certains hommes se penchèrent vers elles en marchant, à l’évidence leur posant des questions, mais elles secouèrent la tête, tout en jetant de nouveaux coups d’œil en arrière, hilares.

— Qu’est-ce que vous leur avez dit ? leur demanda Mat avec aigreur.

— Oh ça, ça ne vous regarde pas, Joujou, répondit Tuon.

Selucia éclata de rire.

Elle caqueta, plutôt. Il décida qu’il valait mieux ne pas savoir. Ça amuse les femmes de planter des aiguilles dans un homme.

Загрузка...