12 Une manufacture

En plein midi, Perrin sentait sur sa tête la chaleur du soleil d’Amadicia, tandis qu’il chevauchait Steppeur vers les toits d’Almizar sous des nuages blancs filant dans le ciel, à cent miles au sud-ouest d’Amador. Impatient, il maintenait son bai au trot. Des deux côtés de la route, des fermes s’étendaient à perte de vue dans toutes les directions. Des moutons aux queues épaisses et du bétail tacheté de noir paissaient dans des prairies encloses de murets de pierre, et des hommes et des adolescents labouraient les champs, ou ensemençaient ceux déjà labourés. C’était sans doute jour de lessive. Derrière les maisons, il voyait de grandes bassines suspendues au-dessus des feux, et les femmes et les jeunes filles qui étendaient sur de longues cordes des chemises, des blouses et des draps. Il y avait peu de végétation sauvage, seulement quelques fourrés, soigneusement taillés pour fournir du bois de chauffage.

Il projeta son esprit vers l’extérieur, cherchant des loups, et ne trouva rien. Pas surprenant. Les loups restaient à l’écart des régions très peuplées. Le vent forcit, et il resserra sa cape en simple drap brun autour de lui. La seule cape de soie qu’il possédait était doublée de fourrure, trop chaude pour la saison. Sa tunique de soie verte brodée d’argent faisait l’affaire. Ça et la fibule qui fermait sa cape, deux têtes de loups en or et argent. C’était un cadeau de Faile. Elle lui avait toujours paru trop élégante pour la porter, mais il l’avait repêchée au fond d’un coffre le matin même, pour compenser la simplicité de sa cape. Il était surpris par les cinq caravanes de Rétameurs campées dans les champs autour de la ville. D’après Elyas, il y avait toujours des réjouissances quand deux caravanes se rencontraient, et quand elles étaient trois, c’étaient des fêtes à n’en plus finir. Des rassemblements plus importants se produisaient rarement, sauf en été, le dimanche. Il regrettait presque de ne pas avoir amené Aram, malgré le risque que Masema en apprenne trop. S’il pouvait passer quelque temps parmi son peuple, il déciderait peut-être d’abandonner son épée. C’était la meilleure solution qu’avait trouvée Perrin à ce problème épineux mais qui, sans doute, ne marcherait pas. Aram aimait son épée, peut-être trop. Mais il ne pouvait pas le renvoyer. C’était lui qui la lui avait pratiquement mise dans la main. La Lumière seule savait ce qu’il deviendrait s’il basculait dans le camp de Masema.

— Vous étudiez les Tuatha’ans et vous froncez les sourcils, Mon Seigneur, dit la générale Khirgan de sa voix traînante.

Il la comprenait un peu mieux, malgré son accent, depuis qu’ils avaient passé quelque temps ensemble.

— Vous avez eu des problèmes avec eux sur vos terres ? Chez nous, nous n’avons rien qui leur ressemble, mais je sais que les indigènes cherchent à les chasser. Apparemment, ce sont de grands voleurs.

Elle et Mishima étaient élégants aujourd’hui, en capes bleues bordées de rouge et de jaune, et tuniques rouges à manchettes bleues et revers bordés de jaune. Les trois petits galons bleus verticaux, semblables aux minces plumes des casques seanchans, qui ornaient son sein gauche, indiquaient son rang, comme les deux de Mishima. La douzaine de soldats qui chevauchaient derrière eux étaient en armures rayées et casques peints, et armés de lances à pointe d’acier inclinées exactement selon le même angle. Les gens de Faile qui suivaient les Seanchans, douze également, avaient fière allure en tuniques tairenes aux manches bouffantes à rayures de satin, et sombres tuniques cairhienines rayées sur la poitrine aux couleurs de leurs maisons. Pourtant, malgré leurs épées, ils avaient l’air beaucoup moins dangereux que les soldats et semblaient le savoir. Chaque fois que le vent soufflait de derrière, il apportait à Perrin des odeurs d’irritation dont il doutait qu’elles viennent des Seanchans. L’odeur des soldats annonçait le calme, l’attente, en loups qui savent qu’on aura bientôt besoin de leurs dents.

— Ah, ils volent une poule de temps en temps, générale, dit Neald en riant, tordant l’une de ses fines moustaches cirées, mais je ne dirais pas que ce sont de grands voleurs.

Il avait apprécié l’étonnement des Seanchans devant le portail qui les avait amenés ici, et il continuait à s’en vanter un peu, parvenant même à parader en selle.

Il était difficile de se rappeler que, s’il n’avait pas gagné cette tunique noire, il travaillerait encore dans la ferme de son père, envisageant peut-être de se marier prochainement avec une voisine.

— Les grands voleurs ont besoin de courage, et les rétameurs n’en ont pas une bribe.

Pelotonné dans sa cape sombre, Balwer grimaça, ou peut-être sourit. Parfois il était difficile de voir la différence chez ce petit homme desséché, à moins que Perrin ne pût percevoir son odeur. Tous deux accompagnaient Perrin alors qu’une sul’dam grisonnante, liée à une damane aux cheveux noirs et gris, accompagnait Khirgan et Mishima. Pour les Seanchans, une sul’dam et une damane comptaient pour une seule personne quand elles étaient liées par la laisse en métal. Il se serait contenté de venir seulement avec Neald, ou Neald et Balwer, mais Tallanvor avait dit vrai sur les Seanchans et le protocole. Les pourparlers s’étaient éternisés pendant trois jours, et bien qu’ils aient passé un certain temps à discuter s’ils suivraient le plan de Perrin ou s’ils l’intégreraient à celui de Tylee – qui avait cédé vers la fin parce qu’il n’avait rien de mieux à proposer –, une bonne partie en avait été consacrée au nombre de personnes que chaque parti pourrait amener. Il fallait que ce soit le même nombre pour chacun, et la Générale de Bannière voulait venir avec cent soldats et une paire de damanes. Pour l’honneur. Elle avait été stupéfaite qu’il soit prêt à venir avec moins, et avait accepté seulement quand il lui avait fait remarquer que tous les admirateurs de Faile étaient nobles dans leur pays. Il avait l’impression qu’elle s’était sentie lésée parce que les membres de sa propre escorte étaient de moindre rang. Cette alliance était purement temporaire, sinon délicate, et la Générale de Bannière en avait autant conscience que lui.

— Par deux fois, ils nous ont offert un abri quand nous en avions besoin, moi et mes compagnons, sans rien demander en échange, dit doucement Perrin. Mais ce que je me rappelle le mieux à leur sujet, c’est quand les Trollocs ont cerné le Champ d’Emond. Les Tuatha’ans se tenaient debout dans le pré, nos enfants survivants et les leurs attachés sur leur dos. Ils ne pouvaient pas combattre – ce n’est pas dans leur culture –, mais si les Trollocs nous renversaient, ils étaient prêts à emmener nos enfants en lieu sûr.

Neald eut un toussotement embarrassé et détourna les yeux. Il rougit. Malgré toute son expérience, à dix-sept ans il était encore jeune. Cette fois, il n’y eut aucun doute sur le sourire de Balwer.

— Je crois que votre vie ressemble à un roman, dit la générale, l’invitant à en raconter davantage.

— J’aimerais mieux que ma vie soit plus ordinaire, répondit-il. Les romans ne sont pas pour un homme qui désire la paix…

— Un jour, j’aimerais beaucoup voir certains de ces Trollocs dont j’entends parler partout, dit Mishima quand le silence commença à s’éterniser.

Une nuance d’amusement se perçut dans son odeur, pourtant il caressait la poignée de son épée.

— Non, vous n’aimeriez pas, lui dit Perrin. Vous en aurez l’occasion, tôt ou tard, mais ça ne vous plaira pas.

Le balafré comprit et hocha solennellement la tête, tout amusement disparu. Enfin, il devait commencer à croire que les Trollocs et les Myrddraals n’étaient pas que des inventions de voyageurs. S’il avait encore des doutes, le moment viendrait bientôt où il n’en aurait plus aucun.

Entrant dans Almizar et dirigeant leurs chevaux vers l’extrémité nord de la ville sur un étroit chemin pour charrettes, Balwer s’éclipsa. Medore l’accompagna. C’était une grande jeune femme presque aussi noire que Tylee, aux yeux bleu foncé, habillée en braies sombres et tunique d’homme aux manches bouffantes rayées rouge, une épée à la ceinture. Balwer chevauchait voûté, et Medore se tenait très droite et fière, fille de Haut Seigneur jusqu’au bout des ongles, et chef des gens de Faile, elle suivait Balwer plutôt qu’elle ne l’accompagnait. Curieusement, ces jeunes gens semblaient avoir accepté d’obéir aux ordres du petit homme maniaque. Ce qui les rendait beaucoup moins encombrants qu’ils ne l’avaient été autrefois. En fait, ils se rendaient parfois utiles de certaines façons, ce que Perrin aurait cru impossible. La Générale de Bannière n’objecta rien à leur départ, mais elle les suivit pensivement des yeux.

— C’est gentil de la part de la Dame d’aller visiter la servante d’une amie, dit-elle rêveusement.

C’était l’histoire que Balwer lui avait racontée, à savoir qu’il connaissait une femme qui habitait à Almizar que Medore voulait rencontrer, si elle était toujours vivante.

— Medore est très gentille, répondit Perrin. C’est dans nos habitudes d’être gentils avec les serviteurs.

Tylee lui lança un regard. Il se rappela tout de même qu’il ne fallait pas la prendre pour une imbécile. Mais il faut dire que Balwer avait été pris de frénésie à l’idée de saisir sa chance de trouver des informations sur ce qui arrivait en Amadicia occupée par les Seanchans. Perrin, lui, n’arrivait pas à s’y intéresser. Maintenant, seule Faile comptait. Plus tard, il pourrait s’intéresser à d’autres problèmes.

Juste au nord d’Almizar, les murets en pierre qui séparaient les champs avaient été abattus pour former une vaste étendue de terre nue, qui semblait avoir été passée à la herse, les mottes desséchées et émiettée. Une grande et étrange créature, avec deux hommes encapuchonnés accroupis sur son dos, y courait gauchement sur deux pattes qui paraissaient grêles pour sa taille. Grise et parcheminée, elle était plus grande qu’un cheval, avec un long cou serpentin et une mince queue encore plus longue qu’elle tenait très raide et parallèle au sol. Tout en courant, elle battait ses ailes nervurées comme celles des chauves-souris, dont l’envergure égalait la longueur de la plupart des barges. Il avait déjà vu des animaux semblables, mais en vol et de loin. Tylee lui avait dit qu’on les appelait des rakens. Lentement, la créature prit lourdement son envol, dépassa de justesse le faîte des arbres à l’extrémité du champ. Perrin tourna la tête pour suivre des yeux le raken qui montait lentement dans le ciel, toute gaucherie disparue. Ça alors, ce serait quelque chose de voler sur une de ces bêtes ! Il chassa cette idée, honteux et furieux de s’être laissé distraire.

La Générale de Bannière ralentit son bai et fronça les sourcils. À l’autre bout du champ, des hommes nourrissaient quatre autres de ces animaux bizarres, leur tendant de grands paniers où ils plongeaient leur museau corné, engouffrant la nourriture. Perrin préféra ne pas imaginer ce qu’ils mangeaient.

— Il devrait y avoir davantage de rakens ici, marmonna-t-elle. S’il n’y en a pas plus…

— Nous prendrons ce qu’il y a et nous continuerons, dit Perrin. Nous savons déjà où se trouvent les Shaidos.

— J’aime assurer mes arrières, répondit-elle, ironique, talonnant sa monture.

Devant une ferme voisine, qui semblait avoir été réquisitionnée par les Seanchans, une douzaine de soldats jouaient aux dés sur des tables disposées au hasard devant une chaumière. D’autres entraient et sortaient d’une grange en pierre. Il ne vit pas trace de chevaux, à part les deux attelés à un chariot vide par deux hommes en drap grossier. Perrin supposa que les autres étaient des soldats. Près de la moitié étaient des femmes, les mâles aussi petits que les femelles pour la plupart, et très minces quand ils étaient plus grands ; aucun n’était armé d’une épée, mais ils étaient tous en tunique bleu ciel très ajustée, avec une paire de couteaux dans des fourreaux cousus à leurs bottes moulantes.

Mat se sentirait comme chez lui avec cette bande, se dit-il, les regardant lancer les dés en riant des bons résultats ou en grognant des mauvais. Les couleurs tourbillonnèrent dans sa tête, et pendant un instant, il vit Mat s’enfonçant à cheval dans une forêt, suivi d’une file de cavaliers et de chevaux de bât. Il chassa l’image de son esprit, sans même se demander ce que Mat allait faire dans une forêt, ni qui l’accompagnait. Seule Faile comptait. Ce matin-là, il avait fait un cinquante et unième nœud au cordon de cuir qu’il portait dans sa poche. Cinquante et un jours qu’elle était prisonnière. Il espérait qu’elle l’était toujours, ce qui signifierait qu’elle était encore vivante. Si elle était morte… Sa main se crispa sur le manche du marteau pendu à son ceinturon, au point que ses phalanges blanchirent.

Il réalisa que la Générale de Bannière et Mishima l’observaient, Mishima avec méfiance, Tylee pensivement.

— Un instant, j’ai cru que vous étiez sur le point de tuer les pilotes, dit-elle avec calme. Vous avez ma parole. Nous libérerons votre femme. Ou nous la vengerons.

Perrin prit une inspiration saccadée, et lâcha son marteau. Il fallait que Faile soit vivante. Alyse avait dit qu’elle était sous sa protection. Mais quelle protection l’Aes Sedai pouvait-elle lui assurer alors qu’elle portait elle-même le blanc des gai’shains ?

— Partons d’ici. Nous perdons du temps.

Combien d’autres nœuds devrait-il faire à son cordon ? La Lumière fasse que ce soit très peu !

Démontant, il tendit ses rênes à Carlon Belcelona, un Tairen glabre au long nez et au menton trop étroit. Carlon avait l’habitude de se tripoter le menton ou de se passer la main dans les cheveux, comme se demandant pourquoi ils étaient attachés sur sa nuque en une queue-de-cheval qui lui arrivait aux épaules. Il n’y avait pas chez lui d’autres signes de sa stupide ambition d’imiter les manières des Aiels, pas plus que chez ses camarades. Balwer leur avait donné ses instructions, et au moins ils y obéissaient. La plupart se dirigeaient déjà vers les tables, laissant leurs montures aux autres, certains sortant des pièces d’argent, d’autres offrant des gourdes de vin. Étrangement, les soldats refusaient, même s’il semblait que quiconque pourvu d’argent fût le bienvenu parmi eux.

Sans leur accorder plus qu’un coup d’œil, Perrin coinça ses gantelets dans son ceinturon et suivit les deux Seanchans à l’intérieur, rejetant sa cape en arrière pour découvrir sa tunique de soie. Il avait appris une chose de Balwer. Les informations pouvaient être très utiles, et on ne savait jamais laquelle se révélerait plus précieuse que l’or. Mais il ne trouverait pas ici la seule information qui l’intéressait.

La grande salle de la ferme était remplie de tables tournées face à la porte, auxquelles des clercs lisaient des papiers ou écrivaient. Les seuls sons perceptibles étaient le grattement des plumes sur le papier et la toux persistante d’un homme. Les hommes étaient en braies et tuniques marron foncé, les femmes en robe de la même couleur. Certains avaient une broche en argent ou en cuivre, en forme de plume d’oie. Les Seanchans avaient des uniformes pour tous les métiers, semblait-il. Un homme aux joues rondes assis au fond de la salle, qui arborait deux plumes en argent sur sa poitrine, se leva dès l’entrée de Tylee et s’inclina très bas, tendant sa tunique sur son ventre. Leurs bottes résonnèrent sur le parquet quand ils se dirigèrent vers lui entre les tables. Il ne se redressa pas avant qu’ils n’arrivent devant lui.

— Tylee Khirgan, dit-elle sèchement. Je veux parler avec le commandant de cette place.

— À vos ordres, Générale de Bannière, répondit-il, obséquieux.

Il s’inclina une fois de plus et sortit en hâte par une porte située derrière lui.

Le clerc qui toussait, un jeune homme au visage lisse, plus jeune que Perrin, et qui, à en juger par son apparence, aurait pu venir des Deux Rivières, fut secoué de quintes violentes et se couvrit la bouche de la main. Il s’éclaircit bruyamment la gorge, mais la toux sèche persista.

Mishima le regarda en fronçant les sourcils.

— Ce garçon ne devrait pas être là s’il est malade, grommela-t-il. Et si c’est contagieux ? On entend parler de toutes sortes d’étranges maladies. Un homme vigoureux le matin peut être mort le soir, sans qu’on sache de quoi. On m’a parlé d’une femme devenue folle en moins d’une heure. Tous ceux qui la touchaient devenaient fous eux aussi. En trois jours, elle et tous ceux de son village qui n’avaient pas fui sont morts.

Il fit un geste particulier, formant un rond avec le pouce et l’index, les autres doigts repliés.

— Vous savez bien qu’il ne faut pas croire ces rumeurs ni les répéter, lui dit la Générale de Bannière d’un ton tranchant, faisant le même geste.

Le gros clerc reparut, tenant la porte à un homme au visage creux portant un couvre-œil sur l’orbite droite.

Une cicatrice blanche et boursouflée lui barrait le front, passait derrière le couvre-œil et descendait sur la joue. Aussi petit que les soldats à l’extérieur, il portait une tunique d’un bleu plus foncé, avec deux petits galons blancs sur la poitrine, et avait les mêmes fourreaux cousus à ses bottes.

— Blasic Faloun, Générale de Bannière, dit-il en s’inclinant, tandis que le gros clerc retournait vivement à sa place. En quoi puis-je vous servir ?

— Capitaine Faloun, nous devons parler en…

Tylee s’interrompit quand le jeune homme qui toussait bondit sur ses pieds, renversant son tabouret qui résonna bruyamment sur les dalles.

Portant les mains à son ventre, il se plia en deux et vomit un liquide noir qui se décomposa en de minuscules scarabées détalant dans toutes les directions. Quelqu’un jura dans le silence de mort. Le jeune homme regarda les insectes, horrifié et incrédule. Les yeux dilatés, il regarda tout autour de la salle, en secouant la tête, et ouvrit la bouche comme pour parler. À la place, il se plia en deux et vomit un autre flot de liquide noir, plus abondant, qui là encore se décomposa en scarabées courant dans tous les sens. La peau de son visage se parchemina, comme si d’autres insectes lui sortaient du crâne. Une femme hurla, en un long glapissement d’épouvante. Soudain, tous les clercs se mirent à brailler et à sursauter, renversant les tabourets et même les tables, esquivant frénétiquement les formes noires papillonnantes. L’homme vomit encore et encore, tombant à genoux, puis s’affala de tout son long, secoué de tremblements désarticulés, tout en vomissant toujours plus d’insectes en un flot continu. Il semblait devenir plus… plat. Dégonfler. Les spasmes cessèrent, mais les scarabées noirs continuèrent à sortir de sa bouche béante et à se répandre sur le sol. Enfin le torrent d’insectes diminua et cessa. Ce qui restait du jeune homme ressemblait à une outre vide. Les cris continuèrent, naturellement. La moitié des clercs étaient montés sur les tables qui n’avaient pas été renversées, les hommes comme les femmes, jurant ou priant de toute la force de leurs poumons. L’autre moitié était sortie en courant. Les petits scarabées noirs détalaient partout sur le sol. La salle empestait la terreur.

— J’ai entendu une rumeur, dit Faloun d’une voix rauque.

La sueur perlait à son front. Il sentait la peur.

— Elle venait de l’est. Sauf qu’il s’agissait de mille-pattes. De petits mille-pattes noirs.

Des scarabées trottinèrent vers lui, et il recula en jurant, avec le même geste qu’avaient fait Tylee et Mishima.

Perrin écrasa les scarabées sous sa botte. Ils lui faisaient dresser les cheveux sur la tête, mais rien ne comptait à part Faile. Rien !

— Ce sont simplement des vrilles du bois. On en trouve pratiquement partout où il y a du vieux bois.

Le jeune homme fut agité d’un spasme, leva les yeux, et eut un autre spasme en voyant les yeux de Perrin. Avisant la hache de Perrin pendue à son ceinturon, il décocha un bref coup d’œil à la Générale de Bannière.

— Ces insectes ne viennent pas du bois. Ils sont l’œuvre de l’Aveugleur d’Âmes !

— C’est possible, répondit Perrin avec calme, supposant que Aveugleur d’Âmes était un autre nom du Ténébreux. Cela ne fait aucune différence.

Il déplaça son pied, révélant les carcasses écrasées de sept ou huit insectes.

— Ils peuvent être tués. Et je n’ai pas de temps à perdre avec des bestioles que je peux écraser.

— Nous devons nous entretenir en privé, capitaine, ajouta Tylee.

Son odeur empestait la peur, mais étroitement contrôlée. La main de Mishima s’était figée sur l’étrange geste. Sa peur était presque aussi maîtrisée que celle de la générale.

Faloun se ressaisit visiblement. Il évitait quand même de regarder les insectes.

— À vos ordres, Générale de Bannière. Atal, descendez de cette table et faites… faites balayer ces… choses. Et assurez-vous que Mehtan est correctement préparé pour les rites. Quelle que soit sa mort, il est tombé en service.

Le gros clerc s’inclina avant de descendre de la table avec précaution, et de nouveau quand il posa les pieds par terre.

— Voulez-vous me suivre, Générale de Bannière ?

À l’origine, son bureau avait dû être une chambre à coucher. Désormais, il était meublé d’une table sur laquelle avaient été posées des boîtes plates remplies de papiers, et d’une autre table, plus grande, couverte de cartes lestées d’encriers, de pierres et de petites figurines de cuivre. Près d’un mur, un râtelier en bois contenait des rouleaux, qui devaient être d’autres cartes. La cheminée en pierre grise était froide. Faloun leur fit signe de s’asseoir sur des chaises dépareillées posées sur le sol nu, et offrit de faire venir du vin. Il parut déçu quand Tylee refusa. Peut-être avait-il lui-même besoin d’un verre pour se calmer les nerfs. Une légère odeur d’effroi lui collait encore à la peau.

Tylee commença :

— J’ai besoin de remplacer six rakens, capitaine, et de dix-huit morat’rakens de plus. Et d’une compagnie complète de rampants. Celle que j’avais est quelque part en Amadicia, en route vers l’ouest, et impossible à trouver.

Faloun grimaça.

— Générale de Bannière, si vous avez perdu des rakens, vous savez que les effectifs sont au plus bas, parce que…

Il tourna son œil unique vers Perrin et s’éclaircit la gorge avant de continuer.

— Vous demandez les trois quarts des animaux qui me restent. Pourriez-vous faire avec moins ? Un ou deux, par exemple ?

— Quatre, dit fermement Tylee, et douze pilotes. Je m’en contenterai.

Quand elle le voulait, sa voix traînante de Seanchane pouvait se faire tranchante.

— D’après ce que j’entends, cette région est aussi tranquille que Seandar, mais je vous en laisserai quatre.

— À vos ordres, Générale de Bannière, soupira Faloun. Puis-je voir les ordres, s’il vous plaît ? Tout doit être enregistré. Depuis que j’ai perdu la capacité de voler moi-même, je passe mon temps à manier la plume comme un clerc.

— Seigneur Perrin ? dit Tylee. Il sortit de sa poche le document signé par Suroth.

Faloun haussa les sourcils de plus en plus haut à mesure qu’il lisait, puis il tâta légèrement le sceau de cire qu’il ne contesta pas plus que la Générale. Il semblait que les Seanchans étaient habitués à ces choses. Il parut soulagé de le leur rendre, et s’essuya machinalement les mains sur sa tunique. Il étudia Perrin, s’efforçant de le faire subrepticement. Perrin vit sur son visage la question que la Générale de Bannière avait déjà posée. Qui était-il pour avoir ce document ?

— J’ai besoin d’une carte de l’Altara, capitaine, si vous en avez une, dit Tylee. Je pourrai m’arranger si vous n’en avez pas, mais dans le cas contraire, c’est encore mieux. Le quart nord-ouest du pays, voilà ce qui m’intéresse.

— La Lumière vous favorise, Générale de Bannière, dit le capitaine, se penchant pour prendre un rouleau en bas du râtelier. J’ai exactement ce qu’il vous faut. Par erreur, elle figurait parmi les cartes de l’Amadicia qu’on m’a remises. J’avais oublié son existence avant que vous en parliez. C’est une chance peu commune pour vous, dirais-je.

Perrin secoua légèrement la tête. C’était le hasard, pas l’influence du ta’veren. Même Rand n’était pas assez ta’veren pour provoquer des coïncidences pareilles. Les couleurs tourbillonnèrent. Il les anéantit avant qu’elles ne prennent forme.

Une fois que Faloun l’eut déroulée sur la table, la Générale de Bannière l’étudia jusqu’à ce qu’elle eût trouvé ses repères. La carte était assez grande pour couvrir toute la table, et montrait exactement ce qu’elle voulait : les étroites bandes de l’Amadicia et du Ghealdan, bien détaillées, avec les noms des villes et des villages, des fleuves et des rivières, en tout petits caractères. Perrin savait qu’il avait sous les yeux un bel exemplaire de cartographie, bien meilleur que les autres. Cela pouvait-il être une œuvre de ta’veren ? Non, c’était impossible.

— Ils trouveront mes soldats ici, dit-elle de sa voix traînante, posant un doigt sur la carte. Ils vont partir immédiatement. Un pilote par raken, et pas d’affaires personnelles. Ils voleront léger, et aussi rapidement que possible. Je veux qu’ils soient à pied d’œuvre avant demain soir. Les autres morat’rakens transporteront les rampants. J’espère partir dans quelques heures. Qu’ils se préparent et se rassemblent.

— Des charrettes, dit Perrin.

Neald ne pouvait pas créer un portail assez large pour des chariots.

— Tout ce qu’ils apporteront devra être transporté dans des charrettes, et non des chariots.

Faloun articula silencieusement le mot, n’en croyant pas ses oreilles.

— Des charrettes, acquiesça Tylee. Veillez-y, capitaine.

Perrin sentit chez l’officier un tumulte intérieur, qu’il interpréta comme le désir de poser des questions, mais il se contenta de répondre :

— À vos ordres, Générale de Bannière. Ce sera fait.

Quand ils quittèrent le capitaine, la grande salle était très agitée. Les clercs couraient dans tous les sens, balayant avec frénésie ou écrasant les insectes avec leurs balais. Des femmes pleuraient en maniant les balais et des hommes semblaient avoir envie de pleurer aussi. La salle empestait toujours la terreur. Pas trace du mort, mais Perrin remarqua que les clercs contournaient l’endroit où il était tombé, refusant de le toucher. Ils s’efforçaient de ne pas marcher sur les insectes, ce qui les obligeait à marcher constamment sur la pointe des pieds. Quand Perrin se dirigea vers la porte en les écrasant bruyamment sous ses bottes, ils s’immobilisèrent pour le regarder fixement.

Dehors, c’était plus calme. Les soldats de Tylee se tenaient toujours debout en file près de leurs chevaux. Neald affectait un air d’indifférence décontractée, allant jusqu’à bâiller en se tapotant la bouche. La sul’dam caressait la tête de sa damane tremblante en murmurant des paroles apaisantes, et les soldats en tuniques bleues, plus nombreux qu’à leur arrivée, s’étaient regroupés et parlaient d’un air inquiet. Les Cairhienins et les Tairens se ruèrent pour entourer Perrin, menant leurs chevaux par la bride et parlant tous en même temps.

— Est-ce vrai, Mon Seigneur ? demanda Camaille, le visage pâle et crispé d’inquiétude.

— Quatre hommes sont sortis en portant quelque chose dans une couverture, renchérit son frère Barmanes mal à l’aise, mais ils détournaient les yeux de leur fardeau.

« On dit qu’il vomissait des scarabées », « On dit que les scarabées l’ont rongé de l’intérieur pour sortir », « La Lumière nous vienne en aide, mais ils balayent les scarabées par la porte ; nous allons être tués », « Que mon âme soit réduite en cendres, c’est le Ténébreux qui se libère », et bien d’autres remarques encore moins sensées.

— Taisez-vous ! dit Perrin.

Miracle, ils se turent !

Généralement ils se montraient susceptibles à son égard, quand Perrin leur donnait des ordres, sachant qu’ils servaient Faile, et pas lui. Là, ils le regardaient fixement, attendant qu’il apaise leur crainte.

— Effectivement, un homme a vomi des scarabées et il est mort, mais c’étaient des scarabées ordinaires qu’on trouve partout dans le vieux bois. Il est probable qu’ils étaient l’œuvre du Ténébreux, c’est vrai, mais cela n’a rien à voir avec la libération de Dame Faile, et donc, cela ne nous concerne pas. Alors calmez-vous, et retournez à vos affaires !

Curieusement, ils obéirent. Plus d’une joue s’empourpra, et l’odeur de crainte fut remplacée – ou supprimée – par l’odeur de la honte de s’être laissé envahir par la panique. Ils se remirent en selle, et leur propre nature reprit le dessus. D’abord un, ensuite un autre, ils se mirent à se vanter des exploits qu’ils accompliraient en libérant Dame Faile, tous plus extraordinaires les uns que les autres. Ils savaient tous que ces vantardises étaient extravagantes, parce que chacune provoquait le rire des autres.

De nouveau, la Générale de Bannière l’observait, réalisa-t-il en prenant les rênes de Steppeur des mains de Carlon. Que voyait-elle ? Que croyait-elle pouvoir apprendre ?

— Pourquoi tous les rakens sont-ils partis ? demanda-t-il.

— Nous sommes sans doute arrivés en deuxième ou troisième position, répondit-elle en se mettant en selle. Je dois toujours me procurer un a’dam. Je voulais croire que je le pouvais, mais autant regarder la situation en face. Ce bout de papier va devoir passer une sérieuse épreuve, maintenant, et s’il échoue, inutile de se procurer un a’dam.

— Pourquoi échouerait-il ? Ça a marché ici.

— Faloun est un soldat, Mon Seigneur. Maintenant, nous aurons à parler à un fonctionnaire impérial.

Mettant un dédain infini dans ce dernier mot, elle fit pivoter son cheval. Il n’eut d’autre choix que de monter et la suivre.

Almizar était une ville considérable et prospère. Elle avait six tours de guet à sa circonférence, mais pas de murailles. Elyas disait que la loi amadicienne interdisait les murailles partout sauf à Amador, loi édictée à l’initiative des Blancs Manteaux et appliquée par eux autant que par celui occupant le trône. Sans aucun doute, Balwer découvrirait le nouveau monarque, maintenant qu’Ailron était mort. Les rues étaient pavées de blocs de granit et bordées de solides bâtisses en brique ou en pierre, dont beaucoup à deux ou trois étages, et la plupart couvertes d’ardoise sombre, et le reste de chaume. Dans les rues animées, les passants se faufilaient entre les chariots et les charrettes, les colporteurs vantaient leurs marchandises, les femmes, leur panier au bras, portaient des bonnets profonds qui leur cachaient le visage, les hommes en tunique tombant jusqu’aux genoux marchaient avec assurance, l’air important, et les apprentis en gilet et tablier faisaient des courses. Il y avait autant de soldats que d’indigènes, hommes et femmes, la peau aussi noire que n’importe quel Tairen, couleur de miel, ou bien aussi blanche que celle des Cairhienins, mais tous blonds et grands portaient l’uniforme aux couleurs vives des Seanchans. La plupart n’avaient qu’un couteau ou une dague à la ceinture, mais il en vit quelques-uns avec une épée. Ils marchaient tous par deux, le regard aux aguets, avec en plus une matraque suspendue à leur ceinturon. La garde municipale, supposa-t-il. Très nombreuse pour une ville de la taille d’Almizar.

Deux hommes et une femme sortirent d’une auberge et montèrent sur des chevaux tenus par des palefreniers. Il sut que c’était une femme uniquement à la façon dont sa longue tunique fendue dans le dos tombait sur sa poitrine, car elle avait les cheveux plus courts que les hommes et portait des vêtements masculins et une épée, exactement comme les deux autres. Son visage était aussi dur que celui des hommes. Comme ils s’éloignaient vers l’ouest au petit galop, Mishima grogna.

— Chasseurs en Quête du Cor, grommela-t-il. J’en mettrais ma main au feu. Ces belles âmes provoquent des troubles partout où elles passent, entraînant des bagarres, fourrant leur nez partout. J’ai entendu dire que le Cor de Valère a déjà été retrouvé. Qu’en pensez-vous, Mon Seigneur ?

Ni l’un ni l’autre ne lui accordèrent ne fût-ce qu’un regard, et au milieu d’une rue très fréquentée, percevoir leur odeur était pratiquement impossible, mais pour une raison qui lui échappait, il pensa qu’ils étaient suspendus à sa réponse comme si elle recélait des profondeurs cachées. Par la Lumière, pouvaient-ils penser qu’il était lié au Cor d’une façon ou d’une autre ? Il savait où était le Cor. Moiraine l’avait apporté à la Tour Blanche, mais il n’allait pas le leur dire. Le manque de confiance, ça marchait dans les deux sens.

Les habitants ne faisaient pas plus attention aux soldats qu’à leurs compatriotes, non plus qu’à la Générale de Bannière et à son escorte en armure, mais pour Perrin, c’était autre chose dès qu’ils avaient vu ses yeux jaunes. Quand quelqu’un les remarquait, il le savait instantanément en constatant un brusque mouvement de tête, une mâchoire béante… Un passant trébucha et tomba sur les genoux. Il le fixa, se releva précipitamment et s’enfuit en courant, bousculant les gens devant lui, comme craignant que Perrin le poursuive.

— Je suppose qu’il n’a jamais vu un homme aux yeux jaunes, dit Perrin, ironique.

— Sont-ils courants chez vous ? demanda Tylee.

— Non, je ne dirais pas ça, mais je vous présenterai à un ami qui a les mêmes.

Elle et Mishima se regardèrent. Par la Lumière, il espéra que les prophéties ne parlaient pas de deux hommes aux yeux jaunes. Les couleurs tourbillonnèrent, et il les écarta.

La Générale de Bannière savait exactement où elle allait, vers une écurie de pierre à la limite sud de la ville. Quand elle démonta dans la cour déserte de l’écurie, aucun palefrenier ne se précipita pour tenir sa monture. Un paddock entouré d’un mur se dressait à côté de l’écurie, mais il n’y avait aucun cheval. Elle tendit ses rênes à un soldat et resta là à contempler la porte de l’écurie, dont un seul battant était ouvert. À son odeur, Perrin pensa qu’elle s’armait de courage.

— Suivez-moi, Mon Seigneur, dit-elle enfin, et ne dites rien qui ne soit indispensable. Vous pourriez avoir un mot malheureux. Si vous avez besoin de parler, adressez-vous à moi seule.

Cela semblait inquiétant, mais il hocha la tête. Il commença à envisager comment voler la racine fourchue si les choses tournaient mal. Il devrait apprendre si la place était gardée la nuit. Sans doute que Balwer le savait déjà. Le petit homme semblait rassembler les informations avec facilité. Il la suivit à l’intérieur, et Mishima resta dehors, l’air soulagé de ne pas les accompagner. Qu’est-ce que cela signifiait ?

À l’évidence, le lieu avait été une écurie, mais maintenant, c’était autre chose. Le sol pavé avait été balayé. Il n’y avait pas de chevaux. Une forte odeur de menthe aurait noyé tous les effluves de crottin et de foin pour n’importe quel nez, à part le sien ou celui d’Elyas. Sur le devant, les boxes étaient remplis de caisses empilées. À l’arrière, des hommes et des femmes travaillaient devant des tables, avec mortiers, pilons et passoires, ou surveillaient avec soin de grands plats en métal posés sur de hauts trépieds au-dessus des braseros, retournant avec des pincettes ce qui semblait être des racines.

Un mince jeune homme en bras de chemise mit un sac de jute dans une caisse, puis s’inclina devant Tylee aussi profondément que l’avait fait le clerc. Il ne se redressa pas avant qu’elle s’adresse à lui.

— Générale de Bannière Khirgan. Je désire parler au commandant de la place, si possible.

Le ton était très différent de celui qu’elle avait adopté avec le clerc ; plus du tout péremptoire.

— À vos ordres, répondit le jeune homme, avec un accent amadicien.

S’il était seanchan, au moins il parlait à une vitesse normale et sans avaler la moitié des mots.

S’inclinant une nouvelle fois, il se hâta vers six boxes isolés, au milieu de la rangée de gauche, et tapa timidement à une porte, puis attendit la permission d’entrer avant de l’ouvrir. Quand il en ressortit, il se dirigea vers le fond de la salle, sans un regard pour Tylee et Perrin. Au bout de quelques minutes, Perrin ouvrit la bouche. Comme Tylee grimaçait et secouait la tête, il la referma. Il attendit un bon quart d’heure, plus impatient de minute en minute. La Générale de Bannière émettait une odeur de patience infinie.

Enfin, une femme lisse et replète, en robe jaune foncé à la coupe bizarre, sortit de la petite pièce. Elle fit une pause pour inspecter le travail en cours au fond de la salle, ignorant Tylee et Perrin. Elle avait la moitié du crâne rasée. Sur l’autre moitié, les cheveux étaient attachés en une épaisse tresse grisonnante lui tombant sur l’épaule. Finalement, elle hocha la tête avec satisfaction et se dirigea vers eux sans se presser. Sur sa poitrine, un panneau bleu était brodé de trois mains d’or. Tylee s’inclina aussi profondément que le clerc l’avait fait devant elle, et se remémorant ses admonestations, Perrin l’imita. La femme inclina légèrement la tête. Elle sentait l’orgueil.

— Vous désirez me parler, Générale de Bannière ?

Elle avait une voix lisse, à son image. On sentait qu’ils avaient dérangé cette femme très occupée. Et très consciente de son importance.

— Oui, Honorable, répondit Tylee avec respect.

Une pointe d’irritation troubla l’odeur de patience, puis disparut. Le visage resta impassible.

— Pouvez-vous me dire quelle quantité disponible de racine fourchue vous avez ?

— Curieuse requête, répondit la femme, comme se demandant si elle allait répondre.

Elle pencha pensivement la tête.

— Très bien, reprit-elle au bout d’un moment. Au comptage du milieu de la matinée, j’en avais quatre mille huit cent soixante-treize livres neuf onces. Remarquable accomplissement, dirais-je, vu les quantités que j’ai déjà livrées, et la difficulté de trouver cette plante à l’état sauvage sans envoyer les herboristes à des distances déraisonnables.

Pour impossible que cela parût, son odeur d’orgueil s’accrut encore.

— Toutefois, j’ai résolu ce problème en demandant aux fermiers locaux de cultiver cette plante dans certains de leurs champs. Dès l’été prochain, j’aurai besoin d’un local plus grand pour loger cette manufacture. Je vous avoue que je ne serais pas surprise qu’on m’offre un nouveau nom pour ça. Mais bien sûr, je ne l’accepterai peut-être pas.

Avec un petit sourire lisse, elle toucha légèrement le panneau ovale de son corsage, mais c’était presque une caresse.

— La Lumière vous favorisera certainement, Honorable, murmura Tylee. Mon Seigneur, voulez-vous me rendre le service de montrer votre document à l’Honorable ?

Elle s’inclina devant Perrin plus profondément qu’elle ne l’avait fait devant l’Honorable, dont les sourcils frémirent. Tendant le bras pour prendre la feuille, elle se figea, le regard rivé sur son visage. Elle avait enfin remarqué ses yeux. Se secouant légèrement, elle lut sans manifester de surprise, puis replia le papier et resta immobile, le tapotant contre sa main libre.

— Il semble que vous fréquentiez la haute société, Générale de Bannière. Et avec un très étrange compagnon. Quelle aide attendez-vous de moi ?

— Nous voulons de la racine fourchue, Honorable, dit Tylee avec douceur. Tout ce dont vous disposez. Chargée dans des charrettes aussitôt que possible. Et vous devrez aussi fournir les charrettes et les cochers, je le crains.

— Impossible, répondit sèchement la femme, se redressant avec hauteur. J’ai établi un programme strict concernant les quantités qui peuvent être expédiées chaque semaine, que j’ai respecté à la lettre, et je n’ai pas l’intention d’y déroger. Les dommages seraient immenses pour l’Empire. Les sul’dams trouvent des marath’damanes à la pelle.

— Pardonnez-moi, Honorable, dit Tylee, s’inclinant une fois de plus, si vous pouviez envisager de nous donner…

— Générale de Bannière, intervint Perrin.

À l’évidence, la situation était délicate. Il s’efforça de rester impassible, mais ne put s’empêcher de froncer les sourcils. Il n’était pas certain que même près de cinq tonnes de racine fourchue seraient suffisantes, et elle s’apprêtait à négocier une plus petite quantité ! Il réfléchit à toute vitesse, cherchant des arguments. Pensée rapide, pensée fautive, d’après lui, mais il n’avait pas le choix.

— Cela peut ne pas intéresser l’Honorable, bien sûr, mais Suroth a promis la mort si ses plans n’étaient pas réalisés. Je ne crois pas que sa colère irait plus loin que vous et moi, mais elle a dit de tout prendre.

— Naturellement, l’Honorable ne sera pas touchée par la colère de la Haute Dame, dit Tylee, d’un ton incertain.

L’Honorable haletait, l’ovale de son corsage se soulevant. Elle s’inclina devant Perrin aussi profondément que Tylee l’avait fait.

— Il me faudra toute la journée pour rassembler des charrettes et les charger. Cela suffira-t-il, Mon Seigneur ?

— Il le faudra bien, n’est-ce pas ? dit Perrin, lui reprenant la feuille.

Elle la lâcha à regret et elle le regarda avidement la remettre dans la poche de sa tunique.

Dehors, Tylee se mit en selle en branlant du chef.

— C’est toujours difficile de traiter avec les Mains de Moindre Rang. Je pensais que le préposé, ici, serait du Quatrième ou Cinquième Rang, et cela aurait été très difficile. Quand j’ai vu qu’elle était du Troisième Rang – seulement deux degrés au-dessous d’une Main de l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais –, j’étais sûre que nous ne pourrions pas obtenir plus que quelques centaines de livres, et encore. Mais vous avez magnifiquement manœuvré. Vous avez pris un risque, mais parfaitement masqué.

— C’est que personne n’a envie de mourir, dit Perrin comme ils sortaient de l’écurie pour retourner en ville, leur escorte se rangeant derrière eux.

Maintenant, ils devaient attendre les charrettes, peut-être trouver une auberge. Il brûlait d’impatience. La Lumière fasse qu’ils n’aient pas à passer la nuit ici !

— Vous ne le saviez pas, dit Tylee dans un souffle, mais cette femme a su qu’elle se trouvait dans l’ombre de la mort dès qu’elle a lu la signature de Suroth, mais elle était prête à prendre ce risque pour le bien de l’Empire. Une Main inférieure au Troisième Rang a suffisamment de poids pour échapper à la mort en plaidant le devoir accompli. Mais vous avez prononcé le nom de Suroth. C’est très bien la plupart du temps, sauf quand on s’adresse à la Haute Dame elle-même, évidemment. Avec une Main Inférieure, utiliser son nom sans son titre signifiait que soit vous étiez un indigène ignorant, soit un intime de Suroth elle-même. La Lumière vous a favorisé et elle a décidé que vous étiez un intime.

Perrin aboya un éclat de rire sans joie. Ah, les Seanchans ! Et les ta’verens !

— Dites-moi, si la question ne vous offense pas, votre Dame vous a-t-elle apporté de puissantes relations, ou peut-être de vastes terres ?

Cela le surprit tellement qu’il se retourna sur sa selle pour la regarder. Quelque chose frappa durement son torse, une ligne de feu fulgura à travers sa poitrine, perfora son bras. Derrière lui, un cheval hennit de douleur. Stupéfait, il baissa les yeux sur la flèche plantée dans son bras gauche.

— Mishima, dit sèchement la Générale de Bannière, tendant le doigt. Cette chaumière, là, à trois étages entre deux toits d’ardoise. J’ai vu du mouvement sur le toit.

Criant l’ordre de le suivre, Mishima partit au galop dans la rue encombrée, avec six lanciers seanchans, les sabots résonnant sur les pavés. Les uns reculaient pour leur faire place. D’autres les regardaient fixement. Personne ne semblait réaliser ce qu’il s’était passé. Deux lanciers avaient démonté et s’occupaient de la monture tremblante d’un autre qui avait une flèche plantée dans l’épaule. Perrin tripota un bouton cassé ne tenant plus qu’à un fil. La soie de sa tunique était fendue à partir du bouton en travers de sa poitrine. Du sang suintait, mouillant sa chemise, dégouttant le long de son bras. S’il ne s’était pas retourné juste à cet instant, la flèche se serait plantée dans son cœur. L’autre l’aurait peut-être frappé aussi, mais la première aurait suffi. Une flèche des Deux Rivières n’aurait pas été détournée si facilement.

Il démonta. Cairhienins et Tairens l’entourèrent, s’efforçant de l’aider, ce dont il n’avait nul besoin. Il tira son couteau du fourreau, mais Camaille le lui prit et entailla habilement la hampe pour pouvoir la caser proprement juste au-dessus des chairs. Un violent élancement fulgura dans son bras. Le sang sur ses doigts ne semblait pas la gêner. Elle se contenta de tirer un mouchoir en dentelle de sa manche, d’un vert plus clair que de coutume pour une Cairhienine, et elle les essuya, puis examina le bout de la hampe sortant de son bras, pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’éclats.

Tylee avait aussi démonté, et fronçait les sourcils.

— Mes yeux se baissent de vous voir blessé, Mon Seigneur. J’avais entendu dire que la criminalité avait augmenté ces derniers temps. J’aurais dû mieux vous protéger.

— Serrez les dents, Mon Seigneur, dit Barmanes, nouant un cordon de cuir juste au-dessus de la tête de la flèche. Vous êtes prêt, Mon Seigneur ?

Perrin s’exécuta et hocha la tête. D’une secousse, Barmanes retira le fer. Perrin étouffa un grognement.

— Vos yeux n’ont pas à se baisser, dit-il d’une voix rauque. Quoi que cela veuille dire.

À son ton, cela ne semblait pas favorable.

— Personne ne vous a demandé de m’envelopper dans des langes. Pas moi, en tout cas.

Neald se fraya un chemin dans la foule qui entourait Perrin, les mains déjà levées. Perrin l’écarta du geste.

— Pas ici, mon ami. Les gens peuvent voir.

Les passants avaient enfin remarqué qu’il se passait quelque chose et venaient regarder, avec des murmures excités.

— Il peut Guérir cela de façon que vous ne saurez jamais que j’ai été blessé, expliqua-t-il, fléchissant le bras.

Il grimaça.

— Vous le laissez utiliser le Pouvoir Unique sur vous ? demanda Tylee, incrédule.

— Pour me débarrasser d’un trou dans le bras et d’une entaille en travers de la poitrine ? Oui, dès que nous serons quelque part où il n’y aura pas la moitié de la ville pour regarder. N’en feriez-vous pas autant ?

Elle frissonna et refit le geste bizarre. Il faudrait qu’il lui demande ce qu’il signifiait.

Mishima les rejoignit, menant son cheval par la bride, l’air grave.

— Deux hommes sont tombés de ce toit, avec arc et carquois, dit-il doucement, mais ce n’est pas la chute qui les a tués. Ils ont violemment heurté le sol, mais il n’y a presque pas eu de sang. Je crois qu’ils ont pris du poison quand ils ont vu qu’ils ne vous avaient pas tué.

— Ça n’a pas de sens, marmonna Perrin.

— Si des hommes préfèrent se tuer plutôt que d’avouer leur échec, dit gravement la Générale de Bannière, cela signifie que vous avez un puissant ennemi.

Un puissant ennemi ? Sans doute que Masema aimerait bien le voir mort, mais il était impossible que son influence s’étende aussi loin.

— Tous mes ennemis sont loin, et ils ne savent pas où je suis.

Tylee et Mishima déclarèrent qu’il devait le savoir mieux qu’eux, mais ils avaient l’air sceptiques. En revanche, il y avait toujours les Réprouvés. Certains avaient déjà tenté de le tuer, d’autres de se servir de lui. Mais il n’avait pas envie de parler des Réprouvés. Son bras pulsait. Son estafilade à la poitrine aussi.

— Trouvons une auberge où je pourrai prendre une chambre.

Cinquante et un nœuds. Combien d’autres ? Par la Lumière, combien ?

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