La boue des faubourgs fit place à des rues pavées au pied des murailles de Tear, où Rand remarqua l’absence des gardes. Malgré les remparts imposants et leurs tours, la cité était moins défendue que le Stedding Shangtai, où lui et tous les humains de son escorte avaient été refoulés, gentiment mais fermement, à l’aube. Ici, il n’y avait pas d’archers aux créneaux. Les portes bardées de fer de la poterne, étaient grandes ouvertes, et une femme au visage dur, en drap grossier, les manches retroussées sur ses bras maigres, assise devant un grand baquet, faisait la lessive. Elle semblait avoir établi là sa résidence, deux garçonnets crasseux suçant leur pouce, les regardaient, lui et ses compagnons. Ou du moins leurs chevaux.
Tai’daishar méritait l’admiration. Bien que le grand étalon noir au puissant poitrail attirât l’attention, Rand avait choisi de le monter. Si les Réprouvés étaient capables de le trouver aussi facilement qu’au manoir d’Algarin, il ne servait à rien de se cacher. Ou du moins de fournir trop d’efforts. Il portait des gants d’équitation noirs pour dissimuler les têtes de dragons sur le dos de ses mains et les hérons dans ses paumes. Sa tunique était en drap gris sans un point de broderie, la couverture de selle de son étalon était très simple, et la poignée et le fourreau de son épée avaient été couverts de peau de bœuf sans ornements depuis qu’ils étaient en sa possession, pour ne pas attirer l’attention. Cadsuane, en drap gris, avait relevé la capuche de sa cape vert foncé pour dissimuler son visage d’Aes Sedai. Mais Min, Nynaeve et Alivia n’avaient nul besoin de se cacher, même si la tunique rouge brodée de fleurs de Min et ses braies moulantes ne passaient pas inaperçues, sans parler de ses bottes rouges à talons. Il avait déjà vu au Cairhien des femmes habillées de cette façon, pour l’imiter, mais il semblait peu probable que son style se soit propagé jusqu’à Tear, où la pudeur était de règle. Au moins en public. Nynaeve était en soie bleue à taillades jaunes, avec tous ses bijoux, en partie cachés par sa cape, mais à Tear il y aurait beaucoup de gens vêtus de soie. Elle avait voulu porter son châle ! Mais il était dans ses fontes. Elle n’avait accepté que cette maigre concession.
Il remarqua un cliquetis rythmique accompagné périodiquement d’un sifflement strident. D’abord léger, il se rapprochait rapidement. Malgré l’heure matinale, les rues qu’il voyait depuis les portes étaient très animées. La moitié des gens semblaient appartenir au Peuple de la Mer, les hommes torse nu, les femmes en blouse de toile aux couleurs éclatantes, tous portant de longues et larges ceintures, plus colorées que celles des Tairens. Toutes les têtes étaient tournées vers la source du bruit. Les enfants détalaient au milieu de la foule, esquivant les charrettes souvent tirées par des bœufs aux larges cornes. Plusieurs hommes et femmes bien vêtus étaient descendus de leur chaise à porteurs et regardaient. Un marchand à la barbe fourchue avec des chaînes d’argent sur sa tunique, à moitié hors de la fenêtre de sa calèche laquée rouge, criait à son cocher de contrôler son attelage nerveux, tout en s’efforçant de trouver un meilleur point de vue.
Des pigeons aux ailes blanches, chassés des toits pointus par un sifflement particulièrement aigu, s’envolèrent. Et deux grands vols se percutèrent, arrosant la foule d’oiseaux assommés. Tous les volatiles tombèrent. Quelques personnes cessèrent de regarder vers le vacarme pour observer le ciel. Un grand nombre de personnes ramassèrent des oiseaux et leur tordirent le cou. Une femme en soie et dentelle, debout près d’une chaise à porteurs, en ramassa rapidement une demi-douzaine avant de se retourner, tenant les pigeons par les pattes.
Alivia émit un son stupéfait.
— Est-ce un bon ou un mauvais présage ? demanda-t-elle de sa voix traînante. Plutôt mauvais, sans doute. À moins que les pigeons d’ici ne soient différents.
Nynaeve la regarda de travers mais ne dit rien ; elle gardait le silence depuis que Lan était parti la veille, sujet sur lequel elle était doublement silencieuse.
— Certaines personnes vont mourir de faim, dit Min avec tristesse, le lien tremblant de chagrin. Tous ceux sur lesquels je vois quelque chose.
Comment puis-je me cacher ? dit Lews Therin en riant. Je suis ta’veren !
Vous êtes mort ! pensa Rand sans aménité. Les gens devant lui allaient mourir de faim, et il riait ? Il n’y avait rien à faire, pas quand Min avait parlé. De là à rire, c’était autre chose. Je suis ta’veren. Moi !
Quoi d’autre se passait à Tear à cause de sa présence ? Le fait qu’il soit ta’veren n’avait parfois aucun effet, mais quand c’était le cas, cela pouvait affecter toute une cité. Mieux valait faire ce pour quoi il était venu avant que les importuns commencent à comprendre ce que signifiaient ces vols de pigeons qui se percutaient. Si les Réprouvés envoyaient des armées de Myrddraals et de Trollocs à ses trousses, il était vraisemblable que les Amis du Ténébreux profiteraient de toutes les occasions pour lui expédier une flèche.
— Vous auriez aussi bien pu amener la Bannière de la Lumière et une garde d’honneur, murmura Cadsuane avec ironie, lorgnant les Vierges qui feignaient de ne rien avoir à faire avec Rand et son escorte, tout en formant un vaste cercle autour d’eux, la shoufa enroulée autour de la tête, le voile pendant sur leur poitrine. Deux étaient des Shaidos, aux yeux farouches quand elles le regardaient. Les lances des Vierges étaient sur leur dos, passées dans le harnais de leur étui d’arc, mais seulement parce que Rand avait menacé de les laisser en arrière et de prendre d’autres gardes à la place. Nandera avait insisté pour qu’il emmène au moins quelques Vierges, le fixant avec des yeux durs comme des émeraudes. Il n’avait jamais envisagé de refuser.
Il rassembla les rênes de Tai’daishar. Brusquement, un grand chariot arriva, sifflant et cliquetant, ses larges roues cloutées de fer provoquant des étincelles sur les pavés en avançant à vive allure. L’engin semblait suer de la vapeur ; une grosse tige de bois montait et descendait, poussant une autre tige, et une fumée grise s’échappait de la cheminée. Mais pas trace de cheval, juste une sorte de barre sur le devant pour faire tourner les roues. L’un des trois hommes debout sur le chariot tira une longue corde, et de la vapeur s’échappa en sifflant d’un tube monté sur un énorme cylindre de fer. Les assistants admiraient et parfois se bouchaient les oreilles, mais l’attelage du marchand à la barbe fourchue était d’humeur différente ; hennissant et piaffant, les chevaux s’emballèrent, dispersant les badauds sur leur passage et manquant renverser leur maître. Ils furent poursuivis par des jurons et par quelques mules braillantes galopant follement et secouant leurs maîtres dans leurs charrettes. Même quelques bœufs accélérèrent un peu l’allure. La stupéfaction de Min satura le lien.
Contrôlant son cheval des genoux, Rand fixa l’engin, médusé lui aussi. Il semblait que Maître Poel ait fait fonctionner son chariot à vapeur.
— Mais comment ce chariot est-il arrivé à Tear ? demanda-t-il à la cantonade.
La dernière fois qu’il l’avait vu, c’était à l’Académie de Cairhien.
— On appelle cela un cheval à vapeur, mon Seigneur, dit un gamin crasseux en haillons, bondissant sur les pavés.
Même la ceinture qui retenait son pantalon trop grand comportait plus de trous que d’étoffe.
— Je l’ai vu neuf fois ! Com, celui-là, ne l’a vu que sept !
— Un chariot à vapeur, Doni, intervint son copain tout aussi débraillé. Un chariot à vapeur.
Ni l’un ni l’autre ne pouvait avoir plus de dix ans, et ils étaient squelettiques. Leurs pieds nus et boueux, leur chemise déchirée, et leur pantalon plein de trous, signifiaient qu’ils vivaient hors de la ville, là où habitaient les plus pauvres. Rand avait modifié un certain nombre de lois à Tear, surtout celles qui pesaient le plus sur les déshérités, mais il n’avait pas pu tout changer. Il n’avait même pas su par où commencer. Lews Therin se mit à déblatérer sur les taxes et l’argent qui créait des emplois, mais il aurait aussi bien pu lancer des mots au hasard car ils ne voulaient rien dire. Rand assourdit la voix en un bourdonnement.
— Quatre chariots accrochés ensemble, l’un derrière l’autre, ont tiré une centaine d’autres depuis Cairhien, poursuivit Doni, ignorant son camarade. En couvrant près de cent miles chaque jour, mon Seigneur. Cent miles !
Com poussa un profond soupir.
— Ils étaient six, Doni, et ils n’ont tiré que cinquante chariots, mais ils ont parcouru plus de cent miles par jour. Cent vingt certains jours, il paraît, et c’est un des hommes-vapeur qui l’a dit.
Doni se retourna, le regardant de travers. Ils serrèrent les poings.
— De toute façon, c’est une performance remarquable, leur dit vivement Rand, avant qu’ils n’en viennent aux mains. Tenez !
Plongeant la main dans une poche de sa tunique, il en sortit deux pièces qu’il lança aux garçons sans regarder ce que c’était. De l’or scintilla en l’air avant que les enfants ne les attrapent au vol. Échangeant des regards stupéfaits, ils coururent vers les portes aussi vite qu’ils le purent, craignant sans doute que Rand ne reprenne son cadeau. Leur famille pourrait vivre pendant des mois.
Min les suivit des yeux, le visage empreint d’un chagrin qui se répercuta dans le lien. Qu’avait-elle vu ? La mort, sans doute. Rand ressentit plutôt de la colère. Combien de milliers de personnes mourraient avant la fin de la Dernière Bataille ? Combien d’enfants ? Il n’y avait plus de place pour le chagrin.
— Très généreux, dit Nynaeve d’une voix tendue. Mais allons-nous rester là toute la matinée ?
Le chariot à vapeur s’éloignait rapidement. Cependant, sa jument continuait à s’agiter, et elle avait du mal à la contrôler, malgré sa placidité naturelle. Elle était loin d’être aussi bonne cavalière qu’elle le pensait. D’ailleurs, la monture de Min, sa jument grise des écuries d’Algarin, piaffait tellement que seule la poigne ferme de Min l’empêchait de partir au galop. Quant au rouan d’Alivia, il s’efforçait de piétiner, mais l’ancienne damane le contrôlait aussi facilement que Cadsuane dominait son bai. Parfois, Alivia exhibait des talents surprenants. Les damanes devaient être bonnes cavalières.
Entrant dans la cité, Rand jeta un dernier coup d’œil sur le chariot à vapeur qui disparaissait. Remarquable, le mot était trop faible. Les marchands allaient-ils utiliser ces machines à la place des chevaux ? Peu probable. Comme les marchands étaient des conservateurs, ils n’adoptaient pas facilement les innovations. Pour une raison inconnue, Lews Therin se remit à rire.
Tear n’était pas une belle ville, comme Caemlyn ou Tar Valon, mais elle était étendue. C’était l’une des plus grandes cités du monde, et comme toutes les grandes cités, elle s’était agrandie de façon disparate. Dans ses rues tortueuses, les auberges aux toits de tuile et les écuries aux toits d’ardoise voisinaient avec les palais coiffés de dômes blancs et les hautes tours ceintes de balcons, scintillant dans le soleil levant.
À cette heure, les rues étaient encore sombres, mais bourdonnaient de la fameuse industrie du Sud. Les chaises à porteurs, transportées par des couples de domestiques, se faufilaient dans la foule presque aussi vite que les enfants qui jouaient, tandis que les calèches et les carrosses, derrière des attelages de quatre ou six chevaux, avançaient aussi lentement que les chariots et les charrettes tirés par des bœufs. Les portefaix peinaient lourdement, leurs charges suspendues à des barres posées sur les épaules de deux hommes, et les apprentis portaient sur le dos des tapis roulés et des caisses de marchandise. Les colporteurs vantaient leurs articles exposés sur des plateaux ou des brouettes, et des jongleurs, des acrobates et des musiciens faisaient leurs numéros à presque tous les carrefours. On n’aurait jamais dit que la cité était assiégée.
Mais tout n’était pas paisible. Malgré l’heure matinale, Rand vit des ivrognes éjectés sans ménagement des auberges et des tavernes, et de nombreuses rixes. Bien que beaucoup d’hommes d’armes soient mêlés à la foule, l’épée au côté et casqués, ils ne faisaient pas un geste pour arrêter les bagarres. Parfois même, les empoignades se passaient entre deux hommes d’armes, ou avec des Atha’an Mieres, ou avec des ouvriers ou des apprentis. Les soldats, quand ils sont désœuvrés, boivent et se bagarrent. Il était content de voir que les hommes d’armes rebelles s’ennuyaient.
Les Vierges, qui traversaient la foule, feignant toujours de ne pas être avec Rand, attiraient des regards perplexes et surtout l’attention des Atha’an Mieres. Les Tairens, dont beaucoup n’avaient guère la peau plus claire que les Atha’an Mieres, avaient déjà vu des Aiels, et vaquaient à leurs occupations. D’autres cavaliers arpentaient les rues, la plupart étrangers, ici un pâle marchand cairhienin en tunique sombre, là un Arafellin aux clochettes d’argent dans ses tresses noires, ailleurs une Domanie à la peau cuivrée en robe d’équitation à peine opaque cachée par sa cape, suivie de deux immenses gardes du corps en tuniques de cuir couvertes de disques métalliques, plus loin un Shienaran au crâne rasé à part une mèche centrale enroulée en chignon, la tunique tendue sur sa bedaine. On ne pouvait pas faire deux pas dans Tear sans voir un étranger. Le commerce tairen avait le bras long.
Pour autant, il ne traversa pas la ville sans incidents. Devant lui, un mitron qui courait trébucha et tomba, lançant son panier en l’air. Quand il se releva au passage de Rand, il regarda, bouche bée, les longs pains dressés en faisceau devant lui. Un homme en bras de chemise, qui buvait au premier étage d’une auberge, bascula et tomba dans la rue avec un glapissement qui s’interrompit brusquement quand il atterrit sur ses deux pieds à moins de dix pas de Tai’daishar, sa tasse toujours à la main. Rand le dépassa, l’homme les yeux dilatés et se tâtant avec stupéfaction. Des ondes de hasard modifié suivaient Rand, se répandant dans toute la cité.
Ces ondes pouvaient provoquer des chutes graves. Des querelles éternelles pouvaient être déclenchées par des paroles incontrôlées. Des femmes pouvaient décider d’empoisonner leur mari pour des babioles qu’elles toléraient depuis des années. Un individu pouvait trouver un sac rempli d’or enterré dans sa cave, sans savoir pourquoi il avait décidé de creuser ce jour-là, et un autre pouvait demander et obtenir la main d’une femme qu’il n’avait jamais eu le courage d’approcher, mais il y avait autant de mauvaises fortunes que de bonnes. Équilibre, disait Min. Un bien équilibrant chaque mal. Rand voyait plutôt un mal équilibrant chaque bien. Il devait faire ce qu’il devait à Tear, et partir le plus vite possible. Galoper dans ces rues encombrées était hors de question, mais il accéléra suffisamment pour que les Vierges soient obligées de trotter.
Sa destination était en vue longtemps avant qu’il n’entre dans la cité : masse de pierre semblable à une colline abrupte et nue s’étendant du fleuve Erinin jusqu’au cœur de la cité, couvrant un bon mile carré, et dominant le ciel de la ville. La Pierre de Tear était l’une des forteresses les plus anciennes de l’humanité, le plus vieil édifice du monde conçu grâce au Pouvoir Unique pendant les derniers jours de la Destruction. Une construction massive en pierre, érodée par endroits. Les premiers remparts se dressaient à cent toises au-dessus du sol, mais il y avait de nombreuses meurtrières plus bas, et des mâchicoulis permettant d’arroser l’ennemi d’huile bouillante ou de plomb fondu. Aucun assiégeant ne pouvait empêcher la Pierre d’être ravitaillée par ses propres quais protégés de remparts. Elle possédait des forges et des ateliers pour remplacer ou réparer toutes les armes si ses arsenaux en manquaient. À sa plus haute tour, au centre même de la Pierre, flottait la bannière de Tear, rouge et or, avec en diagonale, trois croissants d’argent. Elle était si grande qu’on la voyait nettement flottant au vent. Les tours plus basses en offraient des versions plus petites, mais ici, elles alternaient avec une autre bannière, l’ancien symbole des Aes Sedai, noir et blanc sur fond rouge. La Bannière de la Lumière. Certains l’appelaient la Bannière du Dragon, comme s’il n’y en avait pas une autre portant ce nom. Le Haut Seigneur Darlin faisait étalage de son allégeance, semblait-il.
Alanna était à l’intérieur. Que ce fût bien ou non, il l’apprendrait bientôt. Il n’avait pas une conscience de sa présence aussi aiguë qu’autrefois, avant qu’Elayne, Aviendha, et Min ne le lient à elles – c’était son impression ; elles avaient écarté Alanna pour prendre sa place, et elle lui avait dit qu’elle ne sentait de lui que sa présence –, pourtant elle était toujours là, dans un coin de sa tête. D’après son impression, voilà longtemps qu’il avait été assez près d’elle pour les sentir. Une fois de plus, le lien avec elle lui paraissait une intrusion, l’usurpation de son lien avec Min, Elayne et Aviendha. Alanna était lasse, peut-être n’avait-elle pas assez dormi ces derniers temps, et frustrée, avec de fortes pointes de colère et de bouderie. Est-ce que les négociations se passaient mal ? Il le saurait bientôt. Elle aurait conscience qu’il était dans la cité, conscience de sa présence. Min avait tenté de lui apprendre à « masquer », une façon de le cacher, mais il n’avait jamais été capable de s’en servir. Elle non plus, lui avait-elle avoué.
Il se retrouva bientôt dans une rue aboutissant directement à une place entourant la Pierre de trois côtés, mais il n’avait pas l’intention de s’y rendre directement, sachant que toutes les portes seraient barrées. Par ailleurs, plusieurs centaines d’hommes d’armes se tenaient au bout de la rue. Il pensa qu’il en serait de même devant chaque porte. Ils ne donnaient pas l’impression d’être des occupants. Ils se prélassaient sans ordre apparent. Beaucoup avaient ôté leur casque et posé leur hallebarde contre les bâtisses, et des serveuses des tavernes et auberges avoisinantes circulaient au milieu d’eux, leur vendant des chopes de bière et des gobelets de vin. Pourtant, il était peu probable qu’ils restent indifférents à quelqu’un voulant entrer dans la forteresse.
Il n’était pas venu à Tear pour tuer qui que ce soit, pas à moins d’y être forcé, alors il entra dans l’écurie d’une auberge, à deux étages en pierre gris foncé d’apparence prospère. L’enseigne fraîchement peinte représentait grossièrement des créatures encerclant ses avant-bras. Apparemment, l’artiste avait décidé que la créature était incomplète, car il avait ajouté de longs crocs acérés et des ailes de cuir nervurées. Des ailes ! Elles semblaient presque copiées sur l’une de ces bêtes volantes des Seanchans. Cadsuane regarda l’enseigne et renifla avec dédain. Nynaeve la regarda et pouffa. Min aussi !
Même quand Rand eut donné aux garçons d’écurie de quoi soigner les chevaux, ceux-ci continuèrent à observer les Vierges avec plus d’intérêt que les pièces d’argent. Les clients fixaient les poutres au plafond de la salle commune du Dragon. Les conversations s’arrêtèrent quand les Vierges suivirent Rand, fers de lances pointant au-dessus de leurs têtes et boucliers de peau de bœuf à la main. Hommes et femmes, la plupart en simple drap, mais de bonne qualité, se retournèrent pour les dévisager. Sans doute d’honnêtes marchands et de solides artisans, pourtant ils étaient bouche bée comme des villageois sortis de leur campagne pour la première fois. Les serveuses, en robes sombres à haut col et tablier court, les lorgnaient par-dessus leur plateau. Même la femme jouant du tympanon entre les deux grandes cheminées de pierre, éteintes à cette heure, cessa de manœuvrer ses maillets.
Un individu très sombre aux cheveux crêpés, assis à une table carrée près de la porte, sembla ne pas remarquer les Vierges. Rand le prit d’abord pour un Atha’an Miere, bien qu’il portât une tunique bizarre sans col et sans revers, tachée et froissée.
— Je vous le dis, j’ai beaucoup, beaucoup de… de vers qui font… oui, qui font… la soie sur un bateau, dit-il avec un accent bizarrement musical. Mais je dois avoir des… des… oui, des feuilles de mûrier pour les nourrir. Je vais devenir riche.
Son compagnon agita une main replète et dédaigneuse tout en continuant à regarder les Vierges.
— Des vers ? dit-il distraitement. Tout le monde sait que la soie pousse sur les arbres.
S’enfonçant plus loin dans la salle commune, Rand branla du chef tandis que le propriétaire s’avançait à sa rencontre. Des vers ! Les histoires que les gens allaient inventer pour tirer de l’argent aux gogos !
— Agardo Saranche à votre service, mon Seigneur, mes Dames, dit le mince chauve en s’inclinant profondément.
Tous les Tairens n’ont pas la peau sombre, loin s’en faut, mais il était presque aussi pâle qu’un Cairhienin.
— En quoi puis-je vous servir ?
Ses yeux noirs ne cessaient de revenir sur les Vierges, et chaque fois, il tirait sur sa longue tunique bleue comme si elle était soudain devenue trop étroite.
— Nous voulons une chambre avec vue sur la Pierre, dit Rand.
— Ce sont les vers qui fabriquent la soie, mon ami, dit un homme d’une voix traînante derrière lui. J’en mets ma main au feu.
À cet accent familier, Rand se retourna et vit Alivia, visage exsangue et yeux dilatés, fixant un homme en tunique sombre qui était en train de sortir.
Avec un juron, Rand courut à la porte. Se tenaient là près d’une douzaine d’individus en tuniques sombres qui s’éloignaient, dont chacun avait pu prononcer ces paroles. De dos, impossible de reconnaître un homme de taille et de carrure moyennes. Que faisait un Seanchan à Tear ? En reconnaissance pour une nouvelle invasion ? Il le saurait bientôt. Mais il se détourna de la porte, regrettant de ne pas lui avoir mis la main dessus.
Il demanda à Alivia si elle avait bien regardé cet homme, mais elle secoua la tête, très pâle. Elle était féroce en parlant de ce qu’elle voudrait faire aux sul’dams, mais il semblait que la simple audition de l’accent de son pays suffît à la secouer. Il espérait que cela ne deviendrait pas une faiblesse chez elle. Elle allait l’aider, d’une façon ou d’une autre, et il ne pouvait lui permettre aucune défaillance.
— Que savez-vous de l’homme qui vient de sortir ? demanda-t-il à Saranche. Celui avec la voix traînante ?
L’aubergiste cligna des yeux.
— Rien, mon Seigneur. Je ne l’ai jamais vu avant. Vous voulez une chambre, mon Seigneur ?
Il passa en revue Min et les autres femmes, remuant les lèvres comme s’il les comptait.
— Si vous pensez à quelque inconvenance, Maître Saranche, dit Nynaeve avec indignation, tirant sur la tresse sortant de sa capuche, vous feriez bien d’y réfléchir à deux fois. Avant que je ne vous frictionne les oreilles.
Min émit un son sifflant, et une main se dirigea vers son autre poignet avant qu’elle n’arrête son geste. Par la Lumière, elle avait vite fait de saisir ses couteaux !
— Quelle inconvenance ? demanda Alivia, d’un ton perplexe.
Cadsuane renifla dédaigneusement.
— Une chambre, répéta Rand d’un ton patient.
Les femmes trouvent toujours une raison de s’indigner, pensa-t-il. Ou était-ce Lews Therin ? Il haussa les épaules, mal à l’aise, avec une nuance d’irritation qu’il eut du mal à contenir.
— La plus grande, avec vue sur la Pierre. Nous n’y resterons pas longtemps. Vous pourrez la louer de nouveau ce soir. Mais vous devrez sans doute garder nos chevaux un jour ou deux.
Le visage étroit de l’aubergiste prit un air soulagé, mais il répondit avec une tristesse manifestement feinte.
— Je regrette. Ma plus grande chambre est louée, mon Seigneur. En fait, toutes mes grandes chambres sont occupées. Mais je me ferai un plaisir de vous escorter plus haut dans la rue jusqu’aux Trois Lunes et…
— Peuh !
Cadsuane repoussa sa capuche, assez pour révéler son visage et ses ornements en or. Très calme, le regard implacable.
— Je crois que vous êtes capable de trouver le moyen de libérer cette chambre, mon garçon. Je crois que vous feriez bien de le trouver. Payez-le bien, ajouta-t-elle à l’adresse de Rand, ses ornements oscillant au bout de leurs chaînettes. C’était un conseil, non un ordre.
Saranche prit avec empressement l’épaisse couronne d’or de Rand – l’auberge ne gagnait sans doute pas autant dans toute la semaine –, mais ce fut le regard de Cadsuane qui l’expédia dans l’escalier au fond de la salle, pour revenir quelques minutes plus tard et leur faire visiter, au premier, une chambre lambrissée avec un lit défait assez large pour trois, flanqué de deux fenêtres par lesquelles on voyait la Pierre dominant tous les toits. L’occupant précédent avait été éjecté si rapidement qu’il avait laissé une chaussette de laine bouchonnée au pied du lit et un peigne en corne sur la table de toilette. L’aubergiste proposa de faire monter leurs fontes et du vin, et parut surpris quand Rand refusa. Après un regard à Cadsuane, il s’inclina et sortit précipitamment.
La chambre était assez grande pour une auberge, quoique sans comparaison avec celles du manoir d’Algarin. Surtout avec une douzaine de personnes à l’intérieur. Les murs semblaient se refermer sur Rand. Soudain, il se sentit oppressé. Il avait du mal à respirer. Le lien s’emplit brusquement d’inquiétude et de sympathie.
La boîte, haleta Lews Therin. Il faut sortir de la boîte.
Les yeux rivés sur les fenêtres et le ciel au-dessus de la Pierre, il ordonna à toutes de se ranger contre les murs. Elles obéirent rapidement. Enfin, Cadsuane lui lança un regard incisif avant de rejoindre le mur de son pas glissé, et Nynaeve renifla avant de se ranger avec indignation, tandis que les autres obtempérèrent sans protester. Le lien s’emplit d’inquiétude.
Sortir, gémit Lews Therin. Il faut que je sorte.
Se raidissant contre ce qui allait venir, surveillant toute tentative de Lews Therin, Rand saisit la moitié mâle de la Vraie Source, et le saidin l’inonda. Le fou avait-il tenté de le saisir le premier ? Il l’avait frôlé, certainement touché, mais il appartenait à Rand. Des montagnes de flammes s’effondrant en avalanches de feu tentèrent de l’écarter. Des vagues faisant paraître chaude la glace, tentèrent de l’écraser dans des mers démontées. Il s’y délecta, soudain si vivant qu’il eut l’impression d’avoir été un somnambule avant. Il entendait la respiration de chacune dans la chambre, voyait la grande bannière en haut de la Pierre, si nettement qu’il en distinguait presque le tissage. La double blessure à son flanc pulsait comme si elle tentait de quitter son corps, mais avec le Pouvoir qui l’emplissait, il pouvait ignorer la souffrance.
Pourtant, avec le saidin, vint l’inévitable nausée, le désir presque irrépressible de se plier en deux et de vomir tous les repas qu’il avait pris dans sa vie. Ses genoux en tremblaient. Il combattit cette réaction aussi fort qu’il combattait le Pouvoir, et le saidin devait toujours être combattu. Un homme forçait le saidin à exécuter sa volonté, ou le saidin le détruisait. Le visage de l’homme de Shadar Logoth flotta un instant dans sa tête. Il avait l’air furieux. Et sur le point de vomir. Sans aucun doute, il avait conscience de Rand en cet instant, et Rand avait conscience de lui. Qu’ils se déplacent d’un cheveu dans n’importe quelle direction, et ils se toucheraient.
— Que se passe-t-il ? demanda Nynaeve, s’approchant et levant les yeux sur lui, inquiète. Ton visage est devenu gris.
Elle tendit la main vers sa tête, et il eut la chair de poule. Il écarta sa main.
— Je n’ai rien. Recule.
Elle ne bougea pas, lui lançant un de ces regards que les femmes semblent toujours avoir dans leur escarcelle. Celui-là disait qu’il mentait, même si elle ne pouvait pas le prouver. Est-ce qu’elles s’exerçaient à ces regards devant une glace ?
— Recule, Nynaeve.
— Il n’a rien, Nynaeve, dit Min, un peu grise elle-même, ses deux mains gantées de rouge pressées sur son ventre.
Elle savait.
Nynaeve renifla, fronçant le nez avec dédain, puis finit par s’écarter. Peut-être que Lan en avait eu assez et s’était enfui. Non, pas ça. Lan ne la quitterait jamais à moins qu’elle ne le lui ordonne. Où qu’il fût, Nynaeve le savait, et l’y avait sans doute envoyé pour des raisons à elle. Les Aes Sedai et leurs foutus secrets !
Il canalisa, Esprit nuancé de Feu. La familière fente argentée apparut au pied du lit et se transforma en colonnes floues et massives dans le noir. L’ouverture, à quelques pouces du sol, n’était pas plus large que la porte, pourtant, dès qu’elle fut grande ouverte, trois Vierges, déjà voilées, s’y engouffrèrent, lances au poing. Rand eut de nouveau la chair de poule quand Alivia sauta derrière elles. Le protéger était un devoir qu’elle s’était imposé et qu’elle prenait autant au sérieux que les Vierges.
Pourtant, ici il n’y aurait pas d’embuscade, pas de dangers. Il franchit le portail. De l’autre côté, le portail était situé à un pied des énormes dalles grises qu’il n’avait pas voulu endommager davantage. Cet endroit était le Cœur de la Pierre. Avec le Pouvoir en lui et la lumière venant de la chambre du Dragon, il voyait le trou étroit dans la dalle où il avait enfoncé Callandor dans le sol. Qui la tire doit la suivre. Il avait réfléchi longtemps avant d’envoyer Narishma la chercher. Bien que, d’après la Prophétie, l’homme dût la suivre, Narishma était occupé ailleurs aujourd’hui. Une forêt d’immenses colonnes de pierre rouge l’entourait, s’étirant jusque dans le noir qui cachait les lampes éteintes, le plafond voûté et le grand dôme. Le bruit de ses bottes résonnait dans l’immense salle. On entendait même le pas souple des Vierges. Dans cet espace, l’impression de confinement s’évanouissait.
Min sauta juste derrière lui, avec un couteau de jet dans chaque main, scrutant l’obscurité. Cadsuane, au seuil du portail, dit :
— Je ne saute pas à moins que ce ne soit absolument nécessaire, mon garçon.
Elle tendit sa main, attendant qu’il la prenne.
Il l’aida à passer et elle le remercia de la tête. Cela pouvait être un remerciement, tout comme signifier : « Vous y avez mis le temps ! » Une boule de lumière parut dans sa paume, et quelques instants plus tard, Alivia avait aussi un globe lumineux dans la main. À elles deux, elles créèrent une halo de clarté qui renforça l’obscurité alentour. Nynaeve exigea la même courtoisie et eut la bonne grâce de murmurer un remerciement. Puis elle créa sa boule lumineuse. Il tendit ensuite la main à une Vierge – il pensa que c’était Sarendhra, une Shaido, bien qu’il ne vît d’elle que ses yeux bleus au-dessus du voile –, qui grogna avec dédain et sauta, lance à la main, suivie par les deux autres. Il laissa le portail se refermer mais retint le saidin malgré la nausée. Il ne pensait pas avoir à canaliser de nouveau avant de quitter la Pierre, mais il ne voulait pas non plus donner à Lews Therin une autre occasion de saisir le Pouvoir.
Vous devez me faire confiance, grogna Lews Therin. Si nous devons aller jusqu’à la Tarmon Gai’don afin de pouvoir mourir, vous devez me faire confiance.
Vous m’avez dit un jour de ne faire confiance à personne, pensa Rand. Y compris à vous.
Seul un fou ne fait confiance à personne, murmura Lews Therin. Brusquement, il se mit à pleurer. Oh, pourquoi ai-je un fou dans ma tête ? Rand écarta la voix.
Passant sous la haute arche pour sortir du Cœur, il fut surpris de trouver deux Défenseurs de la Pierre en casque et plastron scintillants, les manches bouffantes de leur tunique rayées de noir et d’or. Épée dégainée, ils regardaient l’arche avec une expression confuse. Sans aucun doute, ils avaient été stupéfaits de voir de la lumière et d’entendre des pas dans une salle pourvue d’une seule entrée. Les Vierges s’accroupirent, levant leurs lances en se déployant, et avancèrent lentement vers le couple.
— Par la Pierre, c’est lui, dit l’un d’eux rengainant précipitamment son épée.
Trapu, avec une cicatrice boursoufflée commençant sur le front, passant à la racine du nez, et descendant le long de la joue, il s’inclina profondément, ouvrant ses mains gantées.
— Mon Seigneur Dragon, dit-il. Iagin Handar, mon Seigneur. La pierre tient. Ça m’a valu ceci, dit-il, touchant sa cicatrice.
— Une blessure honorable, Handar, et un jour mémorable, lui dit Rand, tandis que l’autre relevait sa lame et s’inclinait.
Alors, les Vierges abaissèrent leurs lances, mais restèrent voilées. Un jour mémorable ? Des Trollocs et des Myrddraals à l’intérieur de la Pierre. La deuxième fois, il avait vraiment brandi Callandor, utilisant l’Épée qui n’était Pas une Épée. Les cadavres partout. Une jeune fille morte qu’il ne pouvait pas ressusciter. Qui pouvait oublier un tel jour ?
— Je sais. J’ai donné des ordres pour que le Cœur soit gardé quand Callandor s’y trouve, mais pourquoi continuez-vous à monter la garde ?
Les deux hommes se regardèrent, perplexes.
— Vous avez ordonné de poster des gardes, mon Seigneur Dragon, répondit Handar. Les Défenseurs obéissent, mais vous n’avez jamais rien dit au sujet de Callandor, sauf que personne ne doit en approcher à moins d’avoir la preuve qu’ils viennent de votre part.
Soudain, il sursauta et s’inclina une nouvelle fois, encore plus profondément.
— Pardonnez-moi, mon Seigneur, si j’ai l’air de remettre vos ordres en question. Ce n’est pas mon intention. Dois-je convoquer le Haut Seigneur Darlin dans vos appartements ? Ils sont toujours prêts pour vous recevoir.
— Inutile, dit Rand. Darlin doit m’attendre, et je sais où le trouver.
Handar grimaça. L’autre trouva aussitôt quelque chose d’intéressant à observer par terre.
— Vous aurez peut-être besoin d’un guide, mon Seigneur, dit lentement Handar. Les corridors… parfois, les corridors changent.
Tiens. Le Dessin se défaisait vraiment. Ce qui signifiait que le Ténébreux touchait le monde plus qu’il ne l’avait fait depuis la Guerre de l’Ombre. S’il se défaisait trop avant la Tarmon Gai’don, la Dentelle de l’Ère pouvait s’effilocher. La fin des temps, de la réalité et de la création. D’une façon ou d’une autre, il devait provoquer la Dernière Bataille avant que cela n’arrive. Sauf qu’il n’osait pas. Pas encore.
Il assura Handar et son camarade qu’il n’avait pas besoin de guide. Ceux-ci s’inclinèrent, acceptant apparemment que le Dragon Réincarné puisse accomplir ce qu’il disait pouvoir faire. En vérité, il savait qu’il était capable de localiser Alanna : il aurait pu pointer le doigt droit sur elle. Elle avait bougé depuis la première fois où il avait senti sa présence, pour trouver Darlin et l’informer que Rand al’Thor approchait, il en était sûr. Min l’avait nommée comme l’une des femmes qu’il tenait dans sa main, mais les Aes Sedai trouvaient toujours des moyens de rassembler les extrêmes contre le centre. Elles avaient des stratagèmes qui leur étaient propres, des buts personnels. Il n’y avait qu’à regarder Nynaeve et Verin. Comme n’importe laquelle.
— Elles réagissent à vos moindres paroles, dit Cadsuane avec calme, rabattant sa capuche en arrière comme ils quittaient le Cœur. Cela peut être mauvais pour vous, quand trop de gens sursautent à votre ordre.
Et c’était elle qui avait le culot de dire ça ! Foutue Cadsuane Melaidhrin !
— Je livre une guerre, lui dit-il durement.
La nausée le mettait à cran. C’était en partie la raison pour laquelle il était si dur.
— Moins il y a de gens qui obéissent, plus j’ai de chances de perdre, et si je perds, tout le monde perd avec moi. Si je pouvais faire obéir tout le monde, je le ferais.
Il n’y en avait déjà que trop qui n’obéissaient pas, ou qui obéissaient à leur façon. Pourquoi diable Min ressentait-elle de la pitié ?
Cadsuane hocha la tête.
— C’est ce que je pensais, murmura-t-elle, comme se parlant à elle-même.
Et ça, qu’est-ce c’était censé vouloir dire ?
La Pierre avait tous les attributs d’un palais, depuis les tapisseries et les tapis du Tarabon, de l’Altara et de Tear, y compris dans les couloirs, jusqu’aux torchères dorées soutenant des lampes à miroir. Les coffres alignés le long des murs contenaient peut-être ce dont les domestiques avaient besoin pour faire le ménage, mais ils étaient en bois rares, souvent sculptés et dorés. Des niches contenaient des vases et des coupes en porcelaine du Peuple de la Mer, d’une extrême finesse et valant plusieurs fois leur poids en or, ou de grandes statues incrustées de gemmes, dont un léopard doré avec des yeux de rubis qui tentait d’égorger un cerf d’argent aux bois couverts de perles, ou d’autres animaux en pierres précieuses. Les domestiques en livrées noir et or s’inclinaient au passage de Rand, ceux qui le reconnaissaient plus profondément que les autres. Des yeux s’écarquillaient à la vue des Vierges, mais sans que leurs courbettes en soient affectées.
Il y avait là tous les attributs d’un palais, mais la Pierre avait été conçue pour la guerre, à l’intérieur comme à l’extérieur. Chaque fois que deux couloirs se croisaient, des trous de surveillance émaillaient les plafonds. Entre les tapisseries, des meurtrières perçaient le haut des murs, placées de telle façon qu’on pouvait voir les couloirs dans les deux directions. Seuls les Aiels étaient parvenus à entrer dans la Pierre par la force, et ils avaient été balayés pour que ces défenses entrent en action. Tous les autres assaillants qui étaient entrés dans la Pierre avaient payé un lourd tribut de sang pour chaque corridor conquis. Sauf que le fait de Voyager avait changé à jamais les hostilités. Le Voyage, les Fleurs de Feu, et bien d’autres choses. Le sang coulerait toujours, mais les murs de pierre et les hautes tours ne pouvaient plus repousser un assaut. Les Asha’man avaient rendu la Pierre aussi désuète que les épées de bronze et les haches de pierre auxquelles les hommes avaient été réduits pendant la Destruction. La plus ancienne forteresse de l’humanité était maintenant une relique.
Le lien avec Alanna le fit monter de plus en plus haut, jusqu’à de hautes portes cirées avec des léopards d’or pour poignées. Elle était de l’autre côté. Par la Lumière, il avait de nouveau envie de vomir ! Se raidissant, il ouvrit un battant et entra, laissant les Vierges monter la garde. Min et les autres le suivirent.
Le salon était presque aussi orné que ses appartements de la Pierre, les murs couverts de tapisseries de soie représentant des scènes de chasse ou de bataille, le grand tapis tarabonais, la cheminée monumentale de marbre noir assez haute pour qu’un homme s’y tienne debout et suffisamment large pour que huit personnes puissent y entrer de front. Chaque meuble était minutieusement sculpté, doré et incrusté de gemmes, de même que les grandes torchères dorées. Un ours doré, avec des yeux de rubis et des griffes et crocs en argent, se dressait sur un piédestal doré à l’autre bout de la pièce, tandis qu’un piédestal identique mettait en valeur un aigle aux yeux d’émeraudes et aux serres de rubis presque aussi grand. Des pièces modestes pour Tear.
Assise dans un fauteuil, Alanna leva les yeux et tendit un gobelet en or à l’une des deux jeunes servantes en noir et or, pour qu’elle le remplisse de vin. Mince, en robe d’équitation grise à taillades vertes, Alanna était assez belle pour que Lews Therin se mette à fredonner. Rand faillit se toucher le lobe de l’oreille avant de rabaisser sa main. Elle sourit sombrement, et quand ses yeux embrassèrent Min et Nynaeve, Cadsuane et Alivia, le lien transmit ses suspicions, sans parler de sa colère et de sa maussaderie.
— Tiens donc, qui se serait attendu à vous voir, mon Seigneur Dragon ? murmura-t-elle, avec une nuance acerbe. C’est une surprise, ne trouvez-vous pas, Seigneur Astoril ?
Ainsi, elle n’avait prévenu personne. Intéressant.
— Très agréable surprise, dit un homme d’âge mûr en tunique aux manches rayées rouge et bleu, se levant pour saluer, en caressant sa barbe taillée en pointe. Le visage du Haut Seigneur Astoril Damara était ridé, ses cheveux blancs comme neige, qui commençaient à s’éclaircir, frôlant ses épaules, mais il se tenait très droit et ses yeux noirs étaient perçants.
— Voilà un certain temps que j’attendais ce jour.
Il s’inclina de nouveau, devant Cadsuane, et après un instant, devant Nynaeve.
— Aes Sedai, dit-il.
Très courtois pour Tear où le canalisage, sinon les Aes Sedai, avait été interdit avant que Rand ne change la loi.
Darlin Sisnera, Haut Seigneur et Gouverneur de Tear pour le Dragon Réincarné, en tunique de soie verte à manches rayées jaunes et bottes à filetés d’or, ne faisait pas tout à fait une tête de moins que Rand, avec des cheveux coupés court et une barbe pointue, un nez fort et des yeux bleus. Ses pupilles se dilatèrent quand il se détourna de sa conversation avec Caraline Damodred près de la cheminée. La noble Cairhienine fit sursauter Rand, qui s’attendait pourtant à la voir. La litanie qu’il utilisait pour forger son âme dans le feu faillit commencer dans sa tête avant qu’il ne l’arrête. Petite et mince, avec de grands yeux noirs et un petit rubis sur le front suspendu à une chaîne tressée dans ses cheveux, c’était le portrait même de sa cousine Moiraine. Elle portait une longue tunique bleue, brodée de volutes dorées sauf sur les rayures horizontales rouges, vertes et blanches courant de l’encolure jusqu’à l’ourlet, sur des braies vertes ajustées, et chaussée de bottes à talons. Il semblait que la mode soit arrivée jusque-là. Elle fit une révérence, qui parut bizarre dans cet accoutrement. Lews Therin fredonna un peu plus fort, et Rand regretta qu’il n’ait pas un visage pour pouvoir le gifler. Moiraine représentait un souvenir qui devait durcir son âme, et non le faire fredonner.
— Mon Seigneur Dragon, dit Darlin, s’inclinant avec raideur.
Il n’était pas habitué à saluer le premier. Pas de salut pour Cadsuane, juste un regard incisif avant d’oublier sa présence. Elle les avait eus comme « hôtes », lui et Caraline, pendant un certain temps au Cairhien. Il était peu probable qu’il ait oublié.
Il fit un geste, puis deux servantes s’avancèrent vivement pour servir le vin. Comme on pouvait s’y attendre, Cadsuane, avec son visage à l’éternelle jeunesse, fut servie la première, avant Nynaeve. Le Dragon Réincarné, c’était une chose, et une femme portant l’anneau du Grand Serpent, c’en était une autre, même à Tear. Rejetant sa cape en arrière, Cadsuane se retira près du mur, ce qui ne lui ressemblait pas. Mais de là, elle pouvait observer tout le monde en même temps. Alivia se posta près de la porte, sans aucun doute pour la même raison.
— Je me réjouis de vous voir en meilleure forme que la dernière fois, poursuivit Darlin. Vous me faites beaucoup d’honneur. Quoique je puisse y perdre ma tête, si vos Aes Sedai ne progressent pas plus que ça.
— Ne boudez pas, Darlin, murmura Caraline d’un air amusé. Les hommes boudent, n’est-ce pas, Min ?
Pour une raison inconnue, Min aboya un éclat de rire.
— Que faites-vous ici ? demanda Rand aux deux personnes qu’il ne s’attendait pas à voir.
Il prit le gobelet que lui tendit une servante, tandis que l’autre hésitait entre Min et Alivia. Min gagna, peut-être parce que la robe bleue d’Alivia était sans ornements. Min s’avança nonchalamment vers Caraline – sur un regard de la Cairhienine, Darlin s’effaça en souriant – et les deux femmes, rapprochant leurs têtes, se mirent à chuchoter. Empli du Pouvoir, Rand saisit quelques mots. Son nom, celui de Darlin.
Weiramon Saniago, lui aussi Haut Seigneur de Tear, se tenait droit comme une épée, mais il y avait en lui quelque chose du coq qui parade. Sa barbe striée de gris taillée en pointe et bien lustrée, tremblait de fierté.
— Vive le Seigneur du Matin, dit-il en s’inclinant.
Ou plutôt psalmodia-t-il. Weiramon adorait psalmodier et déclamer.
— Pourquoi suis-je là, mon Seigneur Dragon ? dit-il, l’air perplexe. Eh bien, quand j’ai appris que Darlin était assiégé dans la Pierre, que pouvais-je faire d’autre que venir à son aide ? Que mon âme soit réduite en cendres, mais j’ai tenté de convaincre les autres de m’accompagner. Nous aurions eu vite fait de régler leur compte à Estanda et sa bande, je vous jure !
Il serra le poing pour appuyer ses propos.
— Mais seule Anaiyella a eu le courage de venir. Les Cairhienins se sont comportés comme des poules mouillées.
Caraline interrompit sa conversation avec Min pour le regarder de travers. Astoril eut une moue pensive et s’absorba dans la contemplation de son vin.
La Haute Dame Anaiyella Narencelona portait elle aussi une tunique, des braies ajustées et des bottes à talons, bien qu’elle y eût ajouté une fraise de dentelle blanche et des perles cousues sur sa tunique verte. Un petit bonnet de perles était posé sur ses cheveux noirs. Mince et jolie, elle minauda une révérence, et donna l’impression de vouloir baiser la main de Rand, qui la trouva audacieuse.
— Mon Seigneur Dragon, roucoula-t-elle, j’aurais aimé vous annoncer que le succès a été complet, mais mon Maître d’Écurie est mort en combattant les Seanchans, et vous avez laissé la plupart de mes hommes d’armes en Illian. Nous sommes quand même parvenus à frapper un coup en votre nom.
— Succès ? Un coup ?
Fronçant les sourcils, Alanna embrassa du regard Weiramon et Anaiyella avant de se retourner face à Rand.
— Ils ont abordé aux docks de la Pierre avec un seul vaisseau, mais ils ont débarqué en amont la plupart de leurs hommes d’armes et tous les mercenaires enrôlés au Cairhien. Avec ordre d’entrer dans la cité et d’attaquer les rebelles.
Elle émit un borborygme écœuré.
— Avec pour seul résultat beaucoup d’hommes morts et nos négociations avec les rebelles ramenées à la case départ.
L’air minaudier d’Anaiyella se fit penaud.
— Mon plan consistait à effectuer une sortie de la Pierre et à les attaquer sur les deux flancs, protesta Weiramon. Darlin a refusé. Refusé !
Darlin ne souriait plus maintenant. Les pieds écartés, on aurait pu croire qu’il avait une épée dans la main à la place du gobelet.
— Je vous l’ai dit, Weiramon. Si j’avais dépouillé la Pierre de ses Défenseurs, les rebelles auraient encore été bien plus nombreux que nous. Beaucoup plus nombreux. Ils ont engagé toutes les épées-à-vendre depuis l’Erinin jusqu’à la Baie de Remara.
Rand prit un fauteuil, posant son bras sur le dossier. Caraline et Min semblaient maintenant parler chiffons. Il entendit des bribes comme « point arrière » et « coupe en biais ». Le regard d’Alanna se dirigea sur lui et Min, et il sentit dans le lien l’incrédulité le disputer à la suspicion.
— Je vous ai laissés tous les deux au Cairhien parce que j’avais besoin de vous là-bas, dit-il.
Il n’avait pas confiance en eux, mais ils ne pouvaient guère causer de catastrophes au Cairhien où ils étaient des étrangers sans pouvoir. Une colère, exacerbée par la nausée, entra dans sa voix.
— Vous allez faire des plans pour y retourner dès que possible. Aussi tôt que possible.
Les minauderies d’Anaiyella se firent de plus en plus penaudes, et elle grimaça légèrement.
Weiramon eut une meilleure réaction.
— Mon Seigneur Dragon, je vous servirai là où vous me l’ordonnerez, mais c’est sur ma terre natale que je peux le mieux vous servir. Je connais ces rebelles, je sais quand on peut se fier à eux et quand…
— Le plus tôt possible ! répéta sèchement Rand, tapant du poing sur le bras du fauteuil à en faire craquer le bois.
— Un, dit Cadsuane de façon claire et incompréhensible.
— Je vous engage vivement à faire ce qu’il dit, Seigneur Weiramon, dit Nynaeve, buvant une gorgée de vin. Il est d’une humeur massacrante ces temps-ci.
Cadsuane soupira bruyamment.
— Ne vous mêlez pas de ça, ma fille, intima-t-elle sèchement.
Nynaeve la foudroya, ouvrit la bouche, puis grimaça et la referma. Saisissant sa tresse, elle traversa la salle d’un pas glissé pour rejoindre Min et Caraline. Elle avait fait de gros progrès en pas glissés.
Weiramon scruta Cadsuane un moment, renversant la tête en arrière.
— Comme le Dragon Réincarné commande, ainsi obéit Weiramon Saniago, dit-il enfin. Mon vaisseau peut être prêt à appareiller dès demain, je pense. Cela suffira-t-il ?
Rand hocha sèchement la tête. Cela suffirait. Il n’allait pas perdre son temps à créer un portail pour renvoyer ces deux imbéciles là où ils devaient être.
— La cité a faim, fit-il, lorgnant l’ours d’or.
Pendant combien de jours cet or pourrait-il nourrir Tear ?
Le fait de penser à manger fit grogner son estomac. Il attendit une réponse, qui ne tarda pas à venir d’une direction à laquelle il ne s’attendait pas.
— Darlin a voulu faire entrer dans la cité ses troupeaux de bœufs et de moutons ! s’exclama Caraline avec emportement.
Maintenant, c’était au tour de Rand d’être sur la sellette.
— Ces temps-ci…
Elle se troubla, mais son regard resta véhément.
— Ces temps-ci, la viande est immangeable deux jours après l’abattage, alors il a fait venir les animaux vivants, avec des chariots pleins de grain. Estanda et ses compagnons s’en sont emparés.
Darlin la gratifia d’un sourire affectueux, mais parla comme si elle s’excusait.
— J’ai fait trois tentatives, mais Estanda est cupide, semble-t-il. Je n’ai pas jugé bon de continuer à ravitailler mes ennemis. Vos ennemis.
Rand hocha la tête. Au moins, il n’ignorait pas la situation dans la cité.
— Il y a deux enfants qui vivent hors les murs, Doni et Com. Je n’ai pas d’autre nom pour eux. Environ dix ans. Quand les rebelles seront partis et que vous pourrez quitter la Pierre, j’aimerais que vous les retrouviez et que vous gardiez l’œil sur eux.
Min émit un bruit de gorge, et le lien transmit une tristesse si grande qu’elle couvrit presque l’élan d’amour qui naquit avec elle. Bien, elle devait avoir vu la mort. Peut-être que cette vision pouvait être modifiée par un ta’veren.
Non, gronda Lews Therin. Ses visions ne doivent pas changer. Nous devons mourir ! Rand l’ignora.
Darlin sembla perplexe à cette requête, mais il l’accepta, car que pouvait-il faire d’autre quand le Dragon Réincarné le demandait ?
Rand allait annoncer le but de sa visite quand Bera Harkin, autre Aes Sedai qu’il avait envoyée à Tear pour traiter avec les rebelles, entra dans la pièce, fronçant les sourcils comme si les Vierges avaient fait des difficultés pour la laisser passer. Ce qui était très possible. Les Aiels considéraient les Aes Sedai qui lui avaient juré allégeance comme des apprenties Sagettes, et les Vierges sautaient sur toutes les occasions de leur rappeler qu’elles n’étaient pas encore des Sagettes. Elle était trapue, avec des cheveux châtains coupés court encadrant un visage carré, et n’ayant pas encore l’air d’éternelle jeunesse des Aes Sedai ; elle aurait pu passer pour une paysanne. Mais une paysanne régentant sa ferme et sa maison d’une main de fer, et qui aurait dit à un roi de ne pas salir sa cuisine avec ses pieds boueux. Elle était de l’Ajah Verte, avec toute la hauteur et la fierté des Vertes. Elle fronça les sourcils sur Alivia, avec le dédain des Aes Sedai pour une Irrégulière, qui ne se transforma en froideur que lorsqu’elle aperçut Rand.
— Bon, je ne devrais pas m’étonner de vous voir, dit-elle, étant donné ce qui s’est passé ce matin.
Détachant sa modeste broche en argent de sa cape, elle la piqua dans son escarcelle et plia sa cape sur son bras.
— Mais peut-être êtes-vous là parce que vous savez que les autres ne sont pas à plus d’un jour à l’ouest de l’Erinin.
— Les autres ? demanda Rand calmement.
Calme et dur comme de l’acier.
Bera ne semblait pas impressionnée et continuait à arranger les plis de sa cape.
— Les autres Hauts Seigneurs et Dames, bien sûr. Sunamon, Tolmeran, tous. Apparemment, ils se dirigent vers Tear aussi vite que les chevaux des hommes d’armes peuvent les porter.
Rand se leva si brusquement que son épée heurta le bras de son fauteuil. Déjà abîmé par le coup de poing, le bras se fendit dans un craquement bruyant et tomba sur le tapis. Il ne lui accorda pas un regard. Les imbéciles ! Les Seanchans à la frontière de l’Altara, et ils venaient tous à Tear ?
— Personne ne se souvient donc des ordres ? tonna-t-il. Je veux qu’on leur envoie des messagers immédiatement ! Ils doivent retourner en Illian aussi vite qu’ils l’ont quitté, ou je les ferai tous pendre !
— Deux, dit Cadsuane.
Par la Lumière, qu’est-ce qu’elle comptait ?
— Un conseil, mon garçon. Demandez-lui ce qui s’est passé ce matin. Je flaire une bonne nouvelle.
Bera, réalisant que Cadsuane était dans la salle, sursauta. La lorgnant en coin, elle cessa de tripoter sa cape.
— Nous sommes arrivés à un accord, dit-elle, comme si on lui avait posé la question. Tedosian et Simaan hésitaient comme d’habitude, mais Heame était presque aussi catégorique qu’Estanda.
Elle branla du chef.
— Je crois que Tedosian et Simaan auraient été convaincus plus tôt, mais des individus à l’accent étrange leur ont promis de l’or et des hommes.
— Les Seanchans, dit Nynaeve.
Alivia ouvrit la bouche, puis la referma sans rien dire.
— Peut-être, concéda Bera. Ils ne s’approchent pas et nous regardent comme si nous étions des chiens enragés sur le point de les mordre. Cela ressemble au peu que j’ai entendu dire des Seanchans. Il y a moins d’une heure, Estanda a tout d’un coup demandé si le Seigneur Dragon lui rendrait son titre et ses terres, et ils se sont tous effondrés derrière elle. L’accord est le suivant : Darlin est accepté comme gouverneur de Tear pour le Dragon Réincarné, toutes les lois que vous avez faites demeurent inchangées, et ils paieront pour nourrir la cité pendant un an, en guise d’amende pour la rébellion. En retour, ils récupéreront leurs biens, Darlin sera couronné Roi de Tear, et ils lui jureront allégeance. Merana et Rafela préparent les documents pour les signatures et les sceaux.
— Roi ? s’étonna Darlin, incrédule.
Caraline s’approcha et lui prit le bras.
— Ils récupéreront leurs biens ? gronda Rand, jetant son gobelet dans une gerbe de vin.
Le lien transmit la prudence, un avertissement de Min, mais il était trop furieux pour y faire attention. La nausée qui lui tordait les entrailles accentuait sa rage.
— Sang et maudites cendres ! Je les ai dépouillés de leurs titres et de leurs domaines parce qu’ils se sont rebellés contre moi. Ils peuvent bien rester roturiers et me jurer allégeance, à moi !
— Trois, dit Cadsuane. Rand eut la chair de poule, avant que quelque chose lui frappe énergiquement le postérieur.
Sous le choc, les lèvres de Bera s’entrouvrirent, et sa cape sur son bras glissa par terre. Nynaeve rit. Elle réprima vivement sa réaction, mais elle rit !
— Ne m’obligez pas à vous rappeler les bonnes manières, mon garçon, poursuivit Cadsuane. Alanna m’a parlé des termes que vous avez proposés avant son départ – Darlin gouverneur, vos lois conservées, tout le reste négociable – et on dirait bien que ç’a été accepté. Vous pouvez faire ce que vous voulez, bien sûr, mais je vous donne un conseil. Quand les termes que vous avez proposés vous-même sont acceptés, ne changez plus rien.
Sinon, personne n’aura confiance en vous, dit Lews Therin, parfaitement sensé. Pour le moment.
Rand foudroya Cadsuane, serrant les poings, prêt à tisser quelque chose qui la brûlerait. Il sentait un bourrelet douloureux sur son postérieur, et le sentirait encore plus en selle. Elle se remit à contempler son vin calmement. Y avait-il une lueur de défi dans son regard, une provocation à canaliser ? Cette femme consacrait tous les instants qu’elle passait en sa présence à le défier ! L’ennui, c’est que ses conseils étaient bons. Il avait lui-même proposé ces termes à Alanna. Il pensait que les rebelles marchanderaient davantage, mais ils avaient obtenu ce qu’il avait demandé lui-même. Davantage. Il n’avait pas pensé à une amende.
— Votre destin paraît s’améliorer, Roi Darlin, dit-il.
Une serveuse fit la révérence et tendit à Rand un nouveau gobelet de vin, le visage aussi calme que celui d’une Aes Sedai. On aurait dit qu’elle assistait tous les jours à des disputes entre des seigneurs et des Aes Sedai.
— Vive le Roi Darlin, entonna Weiramon, s’étranglant à moitié.
Au bout d’un moment, Anaiyella lui fit écho, haletante comme si elle avait couru un mile. Autrefois, elle parlait d’elle-même pour la couronne de Tear.
— Mais pourquoi me veulent-ils pour Roi ? demanda Darlin, se passant la main dans les cheveux. Ou quelqu’un d’autre. Depuis la mort de Moreina, il y a plus de mille ans, il n’y a jamais eu de roi à la Pierre. Est-ce vous qui l’avez demandé, Bera Sedai ?
Bera, qui ramassait sa cape, se redressa et la secoua.
— Ce fut leur… exigence serait un mot trop fort… disons, leur suggestion. N’importe lequel d’entre eux aurait sauté sur l’occasion de monter sur un trône, surtout Estanda.
Anaiyella émit un bruit étranglé.
— Mais naturellement, ils savaient qu’il n’y avait aucun espoir. De cette façon, ils pourront vous prêter serment, et non au Dragon Réincarné, ce qui sera un peu moins désagréable pour eux.
— Et si vous êtes Roi, intervint Caraline, cela signifie que le titre de Gouverneur de Tear pour le Seigneur Dragon devient moins important. Ils pourraient même lui attacher trois ou quatre autres titres ronflants pour le réduire à l’insignifiance.
Bera eut une moue pensive, comme si elle avait été sur le point de faire cette réflexion.
— Et accepteriez-vous d’épouser un roi, Caraline ? demanda Darlin. J’accepte la couronne si vous l’acceptez aussi. Mais il faudra que j’en fasse faire une.
Min s’éclaircit la gorge.
— Je peux vous dire à quoi elle devra ressembler, si vous voulez.
Caraline se remit à rire et, lâchant le bras de Darlin, elle s’écarta.
— Il faudra que je la voie sur votre tête avant de répondre. Faites faire la couronne de Min, et si elle vous avantage… alors, peut-être que j’accepterai, termina-t-elle en souriant.
— Je vous souhaite le meilleur à tous deux, dit sèchement Rand. Mais il y a des sujets plus importants à traiter pour le moment.
Min lui lança un regard incisif, la désapprobation inondant le lien. Nynaeve le gratifia d’un regard perçant. De quoi parlait-il ?
— Vous allez accepter cette couronne, Darlin, et dès que les documents seront signés, je veux que vous arrêtiez ces Seanchans et que vous rassembliez tous les hommes de Tear qui savent se servir d’une hallebarde. Je prendrai des mesures pour que les Asha’man vous amènent en Arad Doman.
— Et moi, mon Seigneur Dragon ? s’enquit Weiramon avec empressement.
Il tremblait presque d’impatience, parvenant à parader sans bouger.
— S’il faut se battre, je vous serai plus utile ici qu’en languissant au Cairhien.
Rand étudia l’homme. Et Anaiyella. Weiramon était un idiot incompétent, et il ne faisait confiance ni à l’une ni à l’autre, mais il ne voyait pas quel mal ils pouvaient faire avec pas plus d’une poignée de partisans.
— Très bien. Vous pouvez tous les deux accompagner le Haut Seigneur… je veux dire le Roi Darlin.
Anaiyella ravala son air, comme si, pour sa part, elle aurait préféré retourner au Cairhien.
— Mais qu’est-ce que je serai censé faire en Arad Doman ? demanda Darlin. D’après le peu que je sais de ce pays, c’est une maison de fous.
Lews Therin partit d’un rire démentiel dans la tête de Rand.
— La Tarmon Gai’don arrive bientôt, dit Rand.
La Lumière fasse que ce ne soit pas trop tôt.
— Vous allez en Arad Doman pour vous préparer à la Tarmon Gai’don.