33 Neuf sur dix

Les Amies du Ténébreux n’avaient pas pris de risque avec Elayne. Non contente de l’entourer d’un écran, Temaile avait apparemment éprouvé un plaisir pervers à la ligoter, la tête entre les genoux. La posture lui donnait déjà des crampes. Le bâillon, un chiffon crasseux à l’odeur nauséabonde, attaché tellement serré qu’il lui sciait les commissures des lèvres, servait à l’empêcher de crier au secours quand elles arriveraient aux portes. Elle ne l’aurait pas fait de toute façon, sachant que le seul résultat aurait été de condamner à mort les hommes gardant les portes. Elle sentit six Sœurs Noires tenir la saidar jusqu’à ce qu’elles l’aient franchie. Mais lui bander les yeux était un luxe inutile. Elle se dit qu’elles voulaient renforcer son impression d’impuissance, mais elle la refusait. Après tout, elle serait en toute sécurité jusqu’à la naissance de ses bébés. Min l’avait dit.

Elle savait qu’elle se trouvait dans un chariot ou une charrette au son des harnais et au contact des planches sous son dos. Elles n’avaient pas pris la peine de les couvrir avec des couvertures. Plutôt un chariot, pensa-t-elle. Tiré, lui sembla-t-il, par plusieurs chevaux. Il sentait si fort le foin sec qu’elle eut envie d’éternuer. Sa situation semblait désespérée, mais Birgitte ne l’abandonnerait pas.

Elle sentit que Birgitte bondissait à des miles derrière elle jusqu’à peut-être un mile devant, et elle eut envie de rire. Birgitte semblait tendue vers sa cible, qu’elle ne ratait jamais. Mais quand le canalisage commença des deux côtés du chariot, son envie disparut. Dans le lien, la détermination restait solide comme un roc, mais il y avait aussi une forte répugnance, et une… pas une colère, mais tout juste. Des hommes allaient mourir. Au lieu de rire, Elayne eut envie de pleurer sur eux. Ils méritaient que quelqu’un les pleure, et ils mouraient pour elle. Comme étaient mortes Vandene et Sareitha. Une profonde tristesse l’envahit. En revanche, aucune culpabilité. Pour qu’elles aient été épargnées, Falion et Marillin auraient dû partir libres, et elles ne l’auraient jamais accepté. L’arrivée des autres était imprévisible, de même que l’existence de l’arme étrange que possédait Asne. Une violente explosion retentit à proximité et son véhicule fut secoué si violemment qu’elle rebondit sur les planches, s’écorchant les genoux et les mollets. Elle éternua dans la poussière que le choc avait soulevée, une fois, deux fois. L’air avait une drôle d’odeur. La foudre venait de tomber, semblait-il. Elle espérait que Birgitte était parvenue à s’assurer la participation des Pourvoyeuses-de-Vent, pour improbable que ça parût. Le temps viendrait où la Famille serait obligée d’utiliser le Pouvoir comme une arme – personne n’y échapperait pendant la Tarmon Gai’don – mais elle souhaitait qu’elles conservent encore un peu leur innocence. Quelques instants plus tard, l’écran qui l’entourait s’évanouit.

Privée de la vue, ne pouvant pas canaliser dans un but précis, elle sentait des tissages d’Esprit et d’Air près d’elle. Ne les voyant pas, elle n’était pas capable de déterminer leur nature, mais elle pouvait émettre une hypothèse. Ses ravisseuses étaient elles-mêmes captives maintenant, ligotées et entourées d’un écran. Et tout ce qu’elle pouvait faire, c’était d’attendre avec impatience. Birgitte approchait rapidement, mais elle avait hâte qu’on coupe ses maudites cordes.

Quelqu’un se hissa dans le chariot qui couina. Birgitte. Le lien transmit un éclair de joie. En quelques instants, ses liens tombèrent et les mains de Birgitte se portèrent sur le nœud du bâillon. Un peu raide, Elayne le dénoua elle-même. Par la Lumière, elle allait souffrir le martyre jusqu’à ce qu’elle puisse réclamer la Guérison. Elle se rappela qu’elle devrait la demander aux Pourvoyeuses-de-Vent, ce qui raviva sa tristesse de la mort de Vandene et Sareitha.

Quand elle eut craché son bâillon, elle eut envie de demander de l’eau, mais elle dit à la place :

— Qu’est-ce qui vous a retardés ?

Son rire à la consternation de Birgitte fut coupé net par un nouvel éternuement.

— Partons d’ici, Birgitte. La Famille ?

— Les Pourvoyeuses-de-Vent, répondit Birgitte, ouvrant les rabats de la bâche à l’arrière du chariot. Chanelle n’avait pas envie d’annoncer à Zaida la perte du marché.

Elayne renifla avec dédain, ce qu’elle regretta. Secouée d’éternuements, elle descendit aussi vite qu’elle put, ses jambes aussi raides que ses bras. Qu’elle soit réduite en cendres, mais ce qu’elle avait envie d’un bon bain ! Et d’un peigne. La tunique rouge au col blanc de Birgitte était un peu fripée elle aussi, mais Elayne se dit qu’à côté d’elle sa Lige semblait sortir d’une bonbonnière.

Dès qu’elle eut posé les pieds par terre, les gardes montés faisant cercle autour du chariot l’acclamèrent bruyamment en brandissant leurs lances. Deux d’entre eux portaient le Lion Blanc d’Andor et son Lys d’Or. Cela la fit sourire. Les gardes de la Reine avaient juré de défendre l’Andor, la Reine et la Fille-Héritière, mais la décision de porter sa bannière personnelle devait être l’œuvre de Charlz Guybon. Monté sur un grand bai, son casque posé sur le pommeau de sa selle, il s’inclina devant elle, un grand sourire aux lèvres. C’était un plaisir de le regarder. Il serait peut-être son troisième Lige. Derrière les gardes flottaient les bannières des Maisons et des compagnies de mercenaires, à perte de vue. Par la Lumière, combien d’hommes Birgitte avait-elle amenés ? La réponse pouvait attendre. D’abord, Elayne voulait voir ses prisonniers.

Asne gisait sur la route, contemplant le ciel de ses yeux morts ; l’écran qui l’entourait était inutile. Les autres étaient tout aussi immobiles, ligotées par des flux d’Air qui collaient leurs bras contre leurs flancs, et leurs jupes divisées contre leurs jambes. Une position beaucoup plus confortable qu’avait été la sienne dans le chariot. La plupart semblaient étonnamment calmes étant donné leur situation, mais Temaile fronçait les sourcils sur elle et Falion semblait sur le point de vomir. Le visage maculé de boue de Shiaine aurait fait honneur à une Aes Sedai. Les trois hommes ligotés d’Air étaient tout ce qu’on voulait sauf calmes. Ils se tordaient et se contorsionnaient, foudroyant les cavaliers qui les entouraient comme s’ils brûlaient d’envie de les attaquer. Cela suffit à les identifier comme étant les Liges d’Asne, quoique pas nécessairement des Amis du Ténébreux. Qu’ils le soient ou non, ils devraient être emprisonnés, pour protéger les autres de la rage meurtrière que provoquait en eux la mort d’Asne. Ils étaient prêts à tout pour tuer les responsables.

— Comment nous ont-ils trouvées ? demanda Chesmal.

Si elle n’avait pas été couchée sur la route, le visage sale, personne n’aurait pensé qu’elle était prisonnière.

— Ma Lige, répondit Elayne, regardant Birgitte. Une parmi d’autres.

— Une femme Lige ? s’étonna Chesmal avec dédain.

Un rire silencieux secoua un instant Marillin.

— Vous le saviez et vous n’en avez jamais parlé ? lui reprocha Temaile, se retournant pour froncer les sourcils sur elle. Espèce de crétine !

— Vous vous oubliez, dit sèchement Marillin. Puis elles se chamaillèrent pour savoir si Temaile lui devait le respect !

À la vérité, Temaile le devait – Elayne sentait leur puissance relative – mais la discussion semblait prématurée !

— Que quelqu’un bâillonne ces femmes, ordonna Elayne.

Caseille démonta, tendant ses rênes à une autre Garde-Femme, et, de sa dague, coupa une bande de la jupe de Temaile.

— Montez-les dans le chariot et coupez le harnachement de ce cheval mort. Je veux rentrer dans la cité avant que les gens d’Arymilla présents derrière cette crête ne soient tentés de m’y précéder.

La dernière chose qu’il lui fallait, c’était une bataille rangée. Quelle qu’en soit l’issue, Arymilla pouvait se permettre de perdre plus d’hommes qu’elle.

— Où sont les Pourvoyeuses-de-Vent, Birgitte ?

— Toujours sur la crête. Je crois qu’elles peuvent nier avoir pris part à la bataille si elles restent assez loin du carnage. Mais vous n’avez pas à craindre une attaque ici. Au-delà de la crête, les camps sont déserts.

Caseille jeta Temaile sur son épaule, et, chancelante, la hissa dans le chariot comme un sac de grains. Des Gardes-Femmes chargèrent les autres. Elles laissèrent sagement les Liges gesticulant aux gardes. Il en fallut deux pour soulever chacun. Deux gardes débouclaient le harnais du cheval mort.

— Tout ce que j’y ai vu, c’étaient des palefreniers, des traîne-savates, et autres, intervint Guybon.

— Je crois que tous ses camps sont déserts, poursuivit Birgitte. Ce matin, elle a lancé de violents assauts contre le rempart nord, pour y attirer autant de nos hommes que possible, et elle en a vingt mille ou plus dans le Bas Caemlyn, sous la porte de Far Madding. Certains mercenaires ont changé de camp et nous attaquent de l’intérieur, mais j’ai envoyé Dyelin avec toutes les troupes dont je pouvais me passer. Dès que vous serez en sécurité derrière les murailles, j’irai l’aider avec les autres. Pour ajouter aux bonnes nouvelles, Luan et le reste de cette bande chevauchent vers le nord. Ils pourraient arriver cet après-midi.

Le souffle d’Elayne s’arrêta. Luan et les autres, elle s’en occuperait quand ils seraient là, quant au reste… !

— Vous rappelez-vous ce que disait Maîtresse Harfor, Birgitte ? Qu’Arymilla et les autres avaient l’intention d’être à l’avant-garde des troupes qui entreraient dans Caemlyn. Ils doivent être devant la porte de Far Madding. Combien d’hommes avez-vous là-bas ?

— Quel est le bilan de la boucherie, Guybon ? demanda Birgitte, lorgnant Elayne avec méfiance.

Le lien transmettait également de la méfiance.

— Je n’ai pas encore le compte exact, ma Dame. Certains des corps…

Charlz grimaça.

— Je dirais cinq ou six cents morts, peut-être davantage. Deux fois plus de blessés, légers ou graves. Les plus mauvaises minutes que j’aie jamais vécues.

— Disons dix mille, Elayne, dit Birgitte, son épaisse tresse oscillant quand elle secoua la tête.

Elle passa les pouces dans son ceinturon et la détermination emplit le lien.

— Arymilla doit en avoir au moins deux fois plus à la porte de Far Madding, peut-être trois fois si elle a vraiment vidé tous ses camps. Si vous pensez ce que je crois… j’ai dit à Dyelin de reprendre la porte si elle était tombée, mais il est plus probable qu’elle combatte Arymilla à l’intérieur de la ville. Si, par miracle, la porte tient encore, vous combattrez au moins à un contre deux.

— S’ils ont passé la porte, dit Elayne avec entêtement, il est peu probable qu’ils l’aient refermée derrière eux.

Ce n’était pas de l’entêtement. Pas entièrement. Elle ne s’était pas entraînée avec des armes, mais elle avait reçu toutes les leçons que Gawyn avait apprises de Gareth Bryne. Une reine devait comprendre les plans de bataille de ses généraux.

— Si la porte tient, ils seront coincés entre nous et le rempart. Le nombre comptera moins dans le Bas Caemlyn. Arymilla ne pourra pas aligner plus d’hommes que nous en travers d’une rue. Nous allons réussir, Birgitte. Maintenant, que quelqu’un me trouve un cheval.

Un instant, elle crut que Birgitte allait le lui refuser, ce qui ne fit que renforcer son entêtement, mais Birgitte exhala bruyamment.

— Tzigan, attrapez cette grande jument grise pour Dame Elayne.

Tout le monde autour d’elle soupira, sauf les Amies du Ténébreux. Ils avaient dû croire qu’ils allaient assister à l’une des explosions de colère légendaires d’Elayne. Cette idée faillit en provoquer une. Que ses humeurs fluctuantes soient réduites en cendres !

Se rapprochant, Birgitte baissa la voix.

— Mais vous chevaucherez accompagnée de votre garde du corps. Ce n’est pas une histoire de femme, avec la reine qui caracole à la tête de ses troupes. Je sais qu’une de vos ancêtres l’a fait, mais vous n’êtes pas elle, et vous n’avez pas à rallier une armée en déroute.

— Tiens, c’était exactement mon plan, dit Elayne, suave. Comment avez-vous deviné ?

Birgitte grogna un éclat de rire et grommela « Foutue femme », pas tout à fait assez bas pour que personne n’entende. Mais le lien transmit une profonde affection.

Ce ne fut pas si simple, naturellement. Il fallut détacher des hommes pour aider les blessés. Certains pouvaient marcher, d’autres non. Trop d’entre eux avaient un garrot autour d’un moignon de bras ou de jambe. Charlz et les nobles se réunirent autour d’Elayne et Birgitte pour écouter le plan d’attaque, nécessairement simple. Chanelle refusa alors de changer le portail jusqu’à ce qu’Elayne promette que cette fois, ce serait uniquement pour l’acheminement, et elles scellèrent l’accord en baisant le bout de leurs doigts qu’elles posèrent chacune sur les lèvres de l’autre. Alors seulement apparut la fente verticale argentée, qui s’élargit en une vue du sud Caemlyn, de cent toises de large.

Il n’y avait personne dans les marchés bordant la route au nord, depuis le portail jusqu’à la porte de Far Madding, mais une grande masse d’hommes, montés et à pied, encombrait la route hors de portée de flèche du rempart. Les premiers n’étaient qu’à quelques centaines de toises du portail et semblaient aussi se répandre dans les rues latérales. Les cavaliers étaient devant, avec le buisson des bannières, mais cavaliers ou fantassins regardaient tous vers les portes fermées de Caemlyn. Elayne en aurait hurlé de joie.

Elle chevaucha la première, mais Birgitte ne prit pas de risque ; ses gardes du corps l’entourèrent, la dirigeant sur le côté. Birgitte chevauchait près d’elle, mais elles n’avaient pas l’air de la repousser. Heureusement, aucune ne tenta d’objecter quand elle poussa sa jument grise jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’une file de Gardes-Femmes entre elle et la route. Cette ligne aurait pu être une muraille. Comme la jument grise était grande, elle pouvait voir sans se dresser sur ses étriers. Elle aurait dû les rallonger. Ils étaient juste un petit peu trop courts pour elle. Elle en déduisit que le cheval appartenait à Chesmal, vu que c’était la seule qui avait à peu près la même taille qu’elle. Un cheval ne pouvait pas être souillé par sa cavalière – mais l’animal la mettait mal à l’aise pour autre chose que des étriers trop courts. La jument grise serait vendue, avec tous les chevaux qu’avaient montés les Amies du Ténébreux, et l’argent distribué aux pauvres.

Cavaliers et fantassins sortirent du portail derrière Charlz, assez nombreux pour en occuper toute la largeur. Suivi du Lion Blanc et du Lys d’Or, il remonta la route au trot suivi de cinq cents gardes, déployés pour couvrir toute la largeur de la route. D’autres groupes de même taille se détachèrent du gros des troupes et disparurent dans les rues du Bas Caemlyn. Quand les derniers sortirent du portail, celui-ci se rétracta et disparut. Maintenant, il n’y avait plus d’issue de secours si ça tournait mal. Ils devaient gagner, ou Arymilla aurait pratiquement acquis le trône, qu’elle ait ou non pris Caemlyn.

— Aujourd’hui, il nous faut la foutue chance de Mat Cauthon, marmonna Birgitte.

— Vous avez déjà dit quelque chose comme ça avant, répondit Elayne. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Birgitte la regarda, l’air goguenard. Le lien transmit… de l’amusement.

— L’avez-vous jamais vu jouer aux dés ?

— Je ne passe guère de temps dans les tripots où l’on joue aux dés, Birgitte.

— Disons simplement que c’est l’homme le plus chanceux que j’aie jamais vu.

Branlant du chef, Elayne écarta Mat Cauthon de son esprit. Les hommes de Charlz lui bouchaient la vue. Ils ne chargeaient pas encore, s’efforçant de faire le moins de bruit possible. Avec un peu de chance, ses hommes encercleraient ceux d’Arymilla avant qu’ils sachent ce qui leur arrivait. Et alors, ils attaqueraient Arymilla de toutes les directions. Mat était l’homme le plus chanceux que Birgitte avait jamais vu ? Dans ce cas, il devait vraiment avoir beaucoup de chance.

Soudain, les gardes de Charlz accélérèrent, leurs lances en arrêt. Quelqu’un devait avoir jeté un coup d’œil en arrière. Des cris d’alarme et des ovations tonitruantes s’élevèrent qu’elle entendit répétées dans toutes les directions : « Elayne et l’Andor ! » Il y eut d’autres acclamations. « Les Lunes ! », « Le Renard ! », « Les Trois Clés », « Le Marteau ! », et « La Bannière Noire ! ». D’autres pour de moindres Maisons. Mais de son côté, une seule retentit, répétée encore et encore : « Elayne et l’Andor ! »

Soudain, elle fut secouée de soubresauts, moitié riant moitié pleurant. La Lumière fasse qu’elle n’envoie pas ces hommes à la mort pour rien.

Les ovations diminuèrent, remplacées par les chocs du fer qu’on croisait, et les cris des hommes qui tuaient ou mouraient. Brusquement, elle réalisa que les portes s’ouvraient vers l’extérieur. Et elle ne voyait rien ! Libérant ses pieds des étriers, elle grimpa sur la selle à haut troussequin. La jument grise remua nerveusement, peu habituée à servir d’escabeau, mais pas assez pour lui faire perdre l’équilibre. Birgitte grommela un juron particulièrement vigoureux, mais l’instant suivant, elle se tenait debout sur sa selle, elle aussi. Des centaines d’archers et d’arbalétriers sortaient de la porte de Far Madding, mais s’agissait-il de ses hommes ou des mercenaires renégats ?

Pour toute réponse, ils se mirent à cribler de flèches la cavalerie d’Arymilla. Les premières arbalètes se levèrent et lâchèrent une première volée. Immédiatement, les hommes se mirent à tourner leur manivelle pour réarmer, mais d’autres passèrent devant eux pour lancer une seconde volée de carreaux qui fauchèrent hommes et chevaux comme la faux fauche l’orge. Un troisième rang d’arbalétriers courut en première ligne et tira, puis un quatrième et un cinquième, et ensuite des hommes brandissant des hallebardes passèrent devant les arbalétriers qui sortaient toujours de la porte. Une hallebarde est une arme redoutable, qui combine une pointe de lance, une lame de hache et un crochet pour désarçonner les cavaliers. Ceux-ci, sans espace pour charger, leurs épées trop courtes devant les longues hampes des hallebardes, commencèrent à tomber. Des hommes en tunique rouge et plastron rutilant sortaient de la porte au galop, des Gardes frappant à droite et à gauche pour trouver une autre façon d’atteindre les rangs d’Arymilla. Leur flot continua sans discontinuer. Par la Lumière, où Dyelin avait-elle trouvé tant de gardes ? À moins que… Qu’elle soit réduite en cendres, elle devait avoir enrôlé des hommes à moitié entraînés. Eh bien, entraînés ou non, ils seraient oints dans le sang aujourd’hui.

Soudain, trois silhouettes en casque et plastron dorés sortirent à cheval de la porte, épée au poing. Deux d’entre elles étaient très petites. Les cris qui s’élevèrent à leur apparition étaient atténués par la distance, mais quand même audibles par-dessus le fracas des combats. « Les Aigles Noires ! », « L’Enclume ! », et « Les Léopards Rouges ! ». Deux cavalières apparurent à la porte, bataillant jusqu’à ce que la plus grande tire le cheval de l’autre hors de vue.

— Sang et cendres ! jura Elayne. Conail est assez âgé, je suppose, mais Branlet et Perival sont des gamins ! Quelqu’un aurait dû les éloigner !

— Dyelin les a retenus assez longtemps, dit Birgitte. Plus longtemps que je ne l’espérais. Et elle est parvenue à garder Catalyn à l’écart. De toute façon, ces garçons ont quelques centaines d’hommes entre eux et la ligne de front, et je ne vois personne leur faire place pour qu’ils puissent avancer.

C’était vrai. Tous trois agitaient inutilement leur épée, car au moins cinquante toises les séparaient des hommes qui mouraient. Mais cinquante toises, c’était court pour un arc ou une arbalète.

Des hommes commencèrent à apparaître sur les toits, d’abord par douzaines, puis par centaines, archers et arbalétriers grimpant sur les ardoises comme des araignées, jusqu’à être en position pour tirer sur la masse au-dessous d’eux. L’un d’eux glissa et tomba, atterrissant sur les hommes dans la rue et sursautant sous leurs coups de poignard. Un autre se redressa soudain, une hampe sortant de son flanc et dégringolant de son perchoir. Lui aussi tomba sur les hommes de la rue, également sursautant sous leurs coups de dague.

— Ils sont trop serrés, constata Birgitte avec excitation. Ils ne peuvent pas lever leur arc, et encore moins tirer. Je parie que les morts n’ont même pas la place de tomber par terre. Il n’y en a plus pour longtemps maintenant.

Mais le carnage continua encore une bonne demi-heure avant que s’élèvent les premiers cris : « Pitié ! » Les hommes se mirent à suspendre leur casque à la poignée de leur épée et à le brandir au-dessus de leur tête. Les fantassins ôtèrent leur casque et levèrent les bras, les mains vides. Les cavaliers jetaient lances, casques, et épées, et levaient aussi les mains. Le cri se propagea comme la fièvre, sortant de milliers de gorges : « Pitié ! »

Elayne se rassit sur sa selle. C’était fini. Maintenant, il fallait faire le bilan.

Les combats ne cessèrent pas immédiatement, bien sûr. Certains continuèrent seuls à se battre, ou étaient arrêtés par leurs camarades qui n’avaient pas envie de mourir. Finalement, même les plus acharnés se débarrassèrent de leurs armes et leurs armures, et si tous ne demandèrent pas grâce, le rugissement continuait comme le tonnerre. Des hommes désarmés se mirent à chanceler à travers la ligne des gardes, les mains sur la tête. Les hallebardiers les regroupaient comme des moutons. D’ailleurs, ils avaient l’air hébétés comme s’ils allaient à l’abattoir.

Le temps qu’ils aient trié tous les nobles, le soleil était à moins d’une heure de son zénith. Les petits nobles furent escortés dans la cité où ils resteraient prisonniers jusqu’au paiement de leur rançon. Les premiers des grands nobles à être amenés devant elle, escortés par Charlz et une douzaine de gardes, furent Arymilla, Naean et Elenia. Charlz avait une estafilade à la manche gauche, et une bosse sur son plastron rutilant, sans doute faite par un coup de marteau, mais son visage était calme derrière les barreaux de sa visière. Elle poussa un profond soupir de soulagement en voyant les trois femmes. On trouverait les autres parmi les morts ou parmi les captifs. Elle avait anéanti l’opposition. Au moins jusqu’à ce qu’arrivent Luan et les autres. Devant elle, les Gardes-Femmes s’écartèrent, pour qu’elle puisse affronter ses prisonnières.

Toutes trois étaient vêtues comme pour assister au couronnement d’Arymilla. Des perles étaient cousues sur le corsage de sa robe de soie rouge, également brodée de lions sur les manches. Chancelant sur sa selle, elle avait le même air hébété que ses soldats. Naean, mince et droite, en soie bleue brodée des Trois Clés d’argent d’Arawn sur les manches et de volutes d’argent sur le corsage, ses brillants cheveux noirs retenus dans une résille d’argent ornée de saphirs, semblait sombre plutôt qu’hébétée. Elle parvint même à ricaner, mais sans conviction ; Elenia aux cheveux de miel, en vert abondamment brodé d’or, foudroyait alternativement Arymilla et Elayne. Le lien transmettait un sentiment de triomphe et d’écœurement. L’aversion de Birgitte pour ces femmes égalait celle d’Elayne.

— Pour le moment, vous serez mes hôtes au palais, leur dit Elayne. J’espère que vos coffres sont pleins. Vos rançons paieront cette guerre que vous avez provoquée.

C’était désobligeant de sa part. Tout d’un coup, elle se sentit méchante. Leurs coffres étaient loin d’être pleins. Elles avaient emprunté plus qu’elles ne pouvaient rembourser pour engager et corrompre des mercenaires. Elles risquaient la ruine sans rançon. Avec, elles frisaient le désastre.

— Vous ne pouvez pas croire que tout est terminé, déclara Arymilla d’une voix rauque, comme tentant de se convaincre elle-même. Jarid est toujours en campagne, avec des forces considérables. Jarid et d’autres. Dites-le-lui, Elenia.

— Jarid tentera ce qu’il pourra pour sauver Sarand du désastre où vous nous avez entraînés, gronda Elenia.

Elles commencèrent à se disputer violemment, mais Elayne les ignora, se demandant si ça leur plairait de partager un lit avec Naean.

Le suivant à entrer sous escorte fut Lir Baryn, et quelques instants plus tard, Karind Anshar. Mince comme une lame et aussi fort, Lir arborait un air pensif, plutôt qu’arrogant ou boudeur. Sa tunique verte, brodée du Marteau Ailé de la Maison Baryn sur le haut col, avait encore les marques du plastron qu’il ne portait plus, et la sueur collait ses cheveux noirs et luisait sur son visage. Ainsi, il n’avait pas transpiré en regardant les autres se battre. Karind était aussi superbement vêtue que les trois femmes, en soie bleue scintillante, avec des tresses d’argent et des perles dans ses cheveux striés de gris. Elle avait le visage résigné, surtout après qu’Elayne avait parlé de leur rançon. Ni l’un ni l’autre n’était aussi endetté que les trois femmes, à sa connaissance, mais la rançon ferait quand même du mal.

Puis deux gardes apparurent avec une femme un peu plus âgée qu’Elayne, en robe bleue sans ornement. Elle crut la reconnaître. Une broche en émail, représentant une étoile rouge et une épée d’argent sur fond noir, était son seul bijou. Mais pourquoi lui amenait-on Sylvase Caeren ? Jolie, avec des yeux bleus éveillés qu’elle fixa sans ciller sur Elayne, elle était l’héritière du Seigneur Nasin, non le Haut Siège de Caeren.

— Caeren soutien Trakand, dit Sylvase dès qu’elle eut tiré sur ses rênes.

Le lien fit écho à la stupéfaction d’Elayne. Arymilla la regarda, bouche bée, comme si elle était devenue folle.

— Mon grand-père a eu une attaque, Arymilla, dit la jeune femme avec calme. Et mes cousins m’ont nommée Haut Siège. Je le ferai savoir, Elayne, si vous le désirez.

— Ce serait le plus sage, dit lentement Elayne. L’annonce rendrait son soutien irrévocable. Ce ne serait pas la première fois qu’une Maison change de camp, même sans la mort du Haut Siège, mais c’était mieux ainsi.

— Trakand accueille chaleureusement Caeren, Sylvase.

Sans être trop distante non plus. Elle savait peu de choses sur Sylvase Caeren.

Sylvase accepta de la tête. Ainsi, elle avait quand même une certaine intelligence. Elle savait qu’on ne lui ferait pas totalement confiance jusqu’à ce qu’elle ait démontré sa loyauté en proclamant son soutien.

— Si vous vous fiez un peu à moi, pouvez-vous me confier la garde d’Arymilla, Naean et Elenia ? Au Palais Royal, bien sûr, ou en tout autre lieu que vous choisirez. Je crois que mon nouveau secrétaire, Maître Lounalt, pourra les convaincre de vous accorder leur soutien.

Pour une raison inconnue, Naean poussa un cri perçant et serait tombée de sa selle si un garde ne l’avait pas rattrapée par le bras. Arymilla et Elenia avaient toutes les deux l’air prêtes à vomir.

— Je ne pense pas, répondit Elayne.

Aucune proposition de ce genre ne provoquait jamais de telles réactions. Sylvase semblait avoir un côté cruel.

— Naean et Elenia ont affirmé publiquement leur soutien à Arymilla. Elles ne voudront pas se nuire en se rétractant.

Cela les détruirait quand même. Des Maisons plus petites leur avaient juré allégeance et commenceraient à s’éloigner. Peut-être qu’elles ne survivraient pas elle-même en qualité de Hauts Sièges bien longtemps après s’être déclarées pour Trakand. Et quant à Arymilla… Elayne ne lui permettrait pas de changer d’avis. Elle refuserait son soutien si elle le lui offrait.

Un éclat dur brilla dans le regard de Sylvase quand elle regarda les trois femmes.

— Elles peuvent changer, avec de la persuasion.

Oh oui, un côté très cruel.

— Comme vous voudrez, Elayne. Mais méfiez-vous d’elles. Elles ont la traîtrise chevillée au corps.

— Baryn soutient Trakand, annonça soudain Lir. Moi aussi, je vais le déclarer, Elayne.

— Anshar soutient Trakand, dit Karind d’un ton ferme. J’enverrai la proclamation aujourd’hui.

— Traîtres ! s’écria Arymilla. Vous mourrez pour ça !

Elle tripota sa ceinture, où pendait le fourreau vide de sa dague, serti de gemmes comme pour s’occuper elle-même de l’affaire. Elenia éclata d’un rire sans joie, qui sonnait presque comme des pleurs.

Elayne prit une profonde inspiration. Maintenant, elle avait neuf Maisons sur les dix qu’il lui fallait. Quelles que fussent les raisons de Sylvase, Lir et Karind pour leur part s’efforçaient de sauver ce qu’ils pouvaient en tranchant leurs liens avec une cause perdue et en s’attachant à une autre qui semblait soudain en pleine ascension. Ils s’attendraient à ce qu’elle leur donne la préférence pour l’avoir soutenue avant qu’elle conquière le trône, oubliant qu’ils avaient été du parti d’Arymilla. Mais elle ne pouvait pas non plus les rejeter comme ça.

— Trakand accueille Baryn.

Sans aucune trace de chaleur dans la voix. Jamais.

— Trakand accueille Anshar. Capitaine Guybon, emmenez les prisonnières dans la cité dès que vous pourrez. On rendra leurs armes et leurs armures aux hommes de Caeren, Baryn et Anshar dès que leurs proclamations seront publiées, mais on peut leur restituer leurs bannières dès maintenant.

Il salua et fit pivoter son cheval, criant déjà des ordres.

Talonnant sa jument vers Dyelin qui sortait d’une rue latérale, suivie par Catalyn et les trois adolescents dans leurs armures dorées, Sylvase, Lir et Karind se rangèrent derrière Elayne et Birgitte. Elle n’était pas inquiète de les avoir dans son dos, pas avec cent Gardes-Femmes dans le leur. Ils seraient étroitement surveillés jusqu’à l’envoi de leurs proclamations. Y compris Sylvase. Elayne pensait déjà à l’avenir.

— Vous êtes affreusement muette, dit doucement Birgitte. Pourtant, vous venez de remporter une grande victoire.

— Et dans quelques heures, répondit-elle, je saurai si je dois en gagner une autre.

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