28 À Malden

Juste avant l’aube, Faile ceignait pour la dernière fois sa large ceinture à maillons d’or quand Dairaine entra dans la petite tente pointue où elles dormaient toutes. Dehors, le ciel commençait à s’éclaircir, mais il faisait encore nuit noire dans la tente. Pourtant, les yeux de Faile s’étaient adaptés à l’obscurité. La svelte petite femme aux cheveux noirs cascadant jusqu’à sa taille fronça les sourcils en bâillant. Elle avait été juste un cran au-dessous du Haut Siège de Cairhien, mais elle avait été réveillée au milieu de la nuit, parce que Sevanna ne parvenait pas à dormir et voulait qu’on lui fasse la lecture. Sevanna aimait la voix de Dairaine, et sans doute aussi ses racontars sur les prétendus méfaits de ses gai’shains. Elle ne faisait jamais partie de celles sélectionnées parce qu’elles avaient déplu. Elle porta les mains à son collier d’or, puis hésita en regardant Faile, Alliandre et Maighdin, déjà debout et habillées.

— J’ai oublié de remettre le livre à sa place, dit-elle d’une voix cristalline, se retournant vers les rabats. Sevanna me fera fouetter si elle le voit à son réveil.

— Elle ment, gronda Maighdin. Dairaine se rua vers la sortie.

Ce fut assez pour convaincre Faile. Elle la rattrapa par sa capuche et la traîna à l’intérieur. Dairaine s’apprêtait à crier, quand Alliandre lui plaqua sa main sur la bouche. Toutes les trois la couchèrent de force sur les couvertures au sol. Bien que Dairaine soit petite, elle se contorsionnait comme un serpent, essayait de les griffer, de les mordre. Tandis que les deux autres la maintenaient à terre, Faile prit le second couteau qu’elle s’était procuré, une solide dague à poignée d’acier, avec une lame plus longue que sa main, et se mit à découper une couverture en lanières.

— Comment saviez-vous ? demanda Alliandre, s’efforçant d’immobiliser un bras de Dairaine tout en lui couvrant la bouche sans se faire mordre.

Maighdin avait résolu le problème des jambes en s’asseyant dessus, et elle lui tordait l’autre bras. Dairaine parvenait quand même à gigoter, mais sans résultat.

— Elle fronçait les sourcils, mais quand elle a parlé, son visage est devenu lisse. J’ai compris. Si elle craignait vraiment d’être battue, elle aurait dû les froncer encore plus.

La femme aux cheveux d’or n’était pas une servante très stylée, mais elle était très observatrice.

— Mais qu’est-ce qui l’a rendue soupçonneuse ?

— Peut-être que l’une d’entre nous a eu l’air étonné, ou coupable, dit Maighdin, haussant les épaules. Bien que je ne voie pas comment elle a pu le remarquer sans lumière.

Bientôt elles eurent maîtrisé Dairaine, les pieds et les mains attachés dans le dos. Ainsi, elle ne ramperait pas loin. Un morceau de jupon maintenu en place par une lanière de couverture servit de bâillon, qui ne lui laissa émettre que des grognements. Elle tourna la tête pour les foudroyer. Faile ne voyait pas très bien son visage, mais son expression devait être furibonde ou suppliante, et Dairaine ne suppliait que les Shaidos. Elle utilisait sa position de gai’shaine de Sevanna pour malmener celles qui ne l’étaient pas, et ses ragots pour malmener celles qui l’étaient. L’ennui, c’est qu’elles ne pouvaient pas la laisser là. Quelqu’un pouvait venir n’importe quand en chercher une pour servir Sevanna.

— Nous pourrions la tuer et cacher le corps, suggéra Alliandre, lissant ses cheveux en désordre après la bataille.

— Où ? demanda Maighdin, passant les doigts dans ses cheveux d’or.

On n’aurait pas dit une suivante s’adressant à une reine. En captivité, les prisonniers se comportaient en égaux, pour ne pas faciliter la tâche à leurs ravisseurs. Il avait fallu du temps à Alliandre pour le comprendre.

— Il doit bien y avoir un endroit où on ne la trouvera pas pendant au moins un jour. Sevanna pourrait envoyer des hommes après Galina, pour nous ramener si nous sommes soupçonnées d’avoir tué l’un de ses biens, dit-elle, mettant dans ce mot tout le mépris qu’elle put. Et je n’ai pas confiance en Galina pour les empêcher de nous ramener.

Dairaine se remit à lutter contre ses liens et à grogner plus fort que jamais. Elle avait peut-être décidé de supplier après tout.

— Nous ne la tuerons pas, dit Faile.

Ce n’était ni par sensiblerie, ni par pitié. C’est qu’il n’y avait tout simplement aucun endroit où elles pouvaient être sûres que le corps resterait caché assez longtemps, et qu’elles pouvaient atteindre sans être vues.

— Notre plan a un peu changé, j’en ai peur. Attendez ici.

Elle sortit de la tente. Comme le ciel commençait à s’éclaircir, elle vit ce qui avait éveillé les soupçons de Dairaine. Bain et Chiad étaient là dans leur robe blanche, comme convenu, pour les escorter jusqu’au lieu du rendez-vous. Rolan et ses amis n’avaient peut-être pas encore fini de déjeuner – elle espérait que non ; ils pouvaient faire quelque chose d’imprévu et tout gâcher – et Chiad et Bain s’étaient portées volontaires pour écarter les hommes qui auraient voulu les arrêter. Elle n’avait pas eu le courage de leur demander comment elles s’y prendraient. Certains sacrifices méritent le voile du secret. Et toute la gratitude du monde. Deux gai’shaines portant des paniers d’osier n’étaient pas suffisantes pour éveiller les soupçons de la Cairhienine, en revanche trente ou quarante gai’shains l’étaient, encombrant l’étroite allée boueuse serpentant entre les tentes. Le visage joufflu d’Aravine et le beau visage de Lusara la regardèrent sous leur capuche. Alvon était là avec son fils Theril, dans leurs robes sales en toile de tente, et Alainia, joaillière boulotte d’Amadicia, en grosse toile blanche, Dormin, libraire trapu du Cairhien, Corvila, mince tisserande, en Altara et… Ils ne représentaient pas même le dixième de ceux qui lui avaient juré allégeance, mais un rassemblement aussi important aurait rendu une pierre soupçonneuse. Dairaine avait sûrement entendu qui était de service auprès de Sevanna ce matin. Comment avaient-ils appris qu’elle partait aujourd’hui ? Il était trop tard pour s’en préoccuper. Si un seul Shaido était au courant, elles auraient été traînées hors de la tente depuis longtemps.

— Que faites-vous là ? demanda-t-elle.

— Nous voulions vous voir partir, ma Dame, répondit Theril avec son accent à peine compréhensible. On a fait attention de ne venir que seul ou à deux.

Lusara hocha joyeusement la tête et elle ne fut pas la seule.

— Eh bien, nous pouvons nous dire au revoir maintenant, dit Faile avec fermeté.

Inutile de préciser qu’ils avaient presque fait échouer leur évasion.

— Je reviendrai vous chercher.

Si son père ne lui envoyait pas une armée, Perrin lui en donnerait une. Son amitié avec Rand al’Thor y pourvoirait. Par la Lumière, où était-il ? Non ! Elle devait se réjouir qu’il ne les ait pas encore rattrapés, qu’il ne se soit pas fait tuer en se glissant dans le camp pour la sauver. Elle devait s’en réjouir, et non pas se demander ce qui l’avait retenu.

— Bon, partez avant que quelqu’un vous voie et se mette à raconter des histoires. Et ne parlez de cela à personne.

Ses partisans étaient fiables, sinon elle aurait déjà été enchaînée, mais il y avait trop de Dairaines parmi les gai’shains, et pas seulement parmi les Cairhienins prisonniers depuis longtemps. Certaines personnes lèchent les bottes partout où elles vont.

Ils s’inclinèrent, firent la révérence ou portèrent la main à leur front, comme si personne ne pouvait les voir, puis ils se dispersèrent dans toutes les directions, l’air chagrin. Ils avaient vraiment cru qu’ils assisteraient à son départ ! Elle n’avait pas de temps à perdre. Rejoignant vivement Bain et Chiad, elle leur résuma la situation.

Quand elle eut terminé son récit, elles s’entre-regardèrent et posèrent leurs paniers par terre afin de libérer leurs doigts pour se parler dans le langage silencieux des Vierges. Elle évita de regarder leurs mains, car à l’évidence, elles voulaient discuter en privé. Non qu’elle eût compris grand-chose, d’ailleurs. Leurs mains bougeaient très vite. Bain, aux cheveux de flammes et aux yeux bleus, était d’une demi-main plus grande qu’elle, Chiad aux yeux gris, seulement d’un doigt. C’étaient ses plus proches amies, mais elles s’étaient adoptées comme premières-sœurs, et cela créait des liens plus étroits que n’importe quelle amitié.

— Nous nous chargeons de Dairaine, dit enfin Chiad. Mais cela signifie que vous devrez vous rendre seules à la ville.

Faile soupira, mais il n’y avait rien d’autre à faire. Peut-être que Rolan était déjà réveillé et qu’il était déjà en train de l’observer. Il semblait toujours sortir de nulle part quand elle avait besoin de lui. Il ne l’empêcherait sûrement pas de partir, alors qu’il lui avait promis de l’emmener quand il s’en irait. Pourtant, il espérait toujours, aussi longtemps qu’elle portait le blanc. Lui et son jeu du baiser ! Il pouvait désirer qu’elle reste en blanc un peu plus longtemps. Quand les hommes veulent vous aider, ils pensent toujours que leur façon de faire est la seule possible. Bain et Chiad se baissèrent pour entrer dans la petite tente, et Alliandre et Maighdin en sortirent. Il n’y avait vraiment pas assez de place pour cinq. Maighdin contourna la tente et revint avec un panier comme ceux que portaient les autres femmes. Des robes boueuses de gai’shaines en sortaient, leur donnant l’apparence de paniers de linge sale, mais en dessous, il y avait des robes qui leur allaient à peu près, une hachette, un lance-pierres, de la ficelle pour faire des collets, du silex et de l’acier, des paquets de farine, de flocons d’avoine et de haricots secs, de sel et de levure, quelques piécettes qu’elles avaient trouvées, tout ce dont elles auraient besoin pour retrouver Perrin dans l’ouest. Galina les ferait sortir du camp, mais rien ne disait dans quelle direction sa « mission d’Aes Sedai » l’emmènerait. Elles devaient être indépendantes dès le départ. Faile la croyait fort capable de les abandonner dès qu’elle en aurait l’occasion.

Maighdin portait son panier d’un air déterminé, les mâchoires serrées et le regard ferme, mais Alliandre était tout sourires.

— Essayez de ne pas avoir l’air trop contente, dit Faile.

Les gai’shaines des Terres Humides souriaient rarement, et jamais d’un air si joyeux.

Alliandre s’efforça de modérer sa joie, mais dès qu’elle réprimait un sourire, un autre revenait sur ses lèvres.

— Nous nous évadons aujourd’hui, dit-elle. C’est difficile de ne pas sourire.

— Vous cesserez de sourire si une Sagette vous arrête et vous demande pourquoi vous êtes si heureuse.

— Nous avons peu de chances de rencontrer des Sagettes au milieu des tentes des gai’shaines et dans Malden, rétorqua Alliandre en souriant.

Déterminée ou non, Maighdin approuva de la tête.

Faile renonça. En vérité, la situation lui donnait un peu le vertige, malgré Dairaine. Elles s’évadaient aujourd’hui.

Bain sortit de la tente, tenant le rabat à Chiad, qui portait sur le dos un ballot enveloppé d’une couverture, juste assez grand pour une petite femme pliée en deux. Chiad était vigoureuse, mais elle devait quand même se pencher un peu en avant pour supporter le poids.

— Pourquoi est-elle si calme ? demanda Faile.

Elle ne craignait pas qu’elles aient tué Dairaine. Elles appliquaient à la lettre les règles gouvernant les gai’shaines, et toute violence était interdite. Mais pour ce qu’elle bougeait, la couverture aurait pu être pleine de coton.

Bain dit doucement, une lueur amusée dans l’œil :

— Je lui ai caressé les cheveux en disant que je serais désolée d’avoir à la battre. Ce qui est la simple vérité, étant donné le toh que me coûterait ne serait-ce qu’une gifle.

Chiad gloussa.

— Dairaine a dû penser que nous la menacions. Je crois qu’elle sera très tranquille et silencieuse jusqu’à ce que nous la relâchions, dit-elle secouée d’un rire silencieux.

L’humour aiel était toujours un mystère pour Faile. Mais elle savait qu’elles seraient sévèrement punies. Aider à une évasion était aussi durement puni que l’évasion elle-même.

— Vous avez toute ma reconnaissance, toutes les deux, dit-elle, maintenant et à jamais. J’ai un grand toh envers vous.

Elle déposa un léger baiser sur la joue de Bain, qui devint aussi rouge que ses cheveux. Les Aiels étaient très prudes en public. Dans certains cas.

Bain regarda Chiad, et elle eut un petit sourire.

— Quand vous verrez Gaul, dites-lui que Chiad est la gai’shaine d’un homme aux mains puissantes et au cœur de feu. Il comprendra. Il faut que je l’aide à porter notre fardeau en lieu sûr. Puissiez-vous toujours trouver de l’eau et de l’ombre, Faile Bashere. Un jour, nous nous reverrons, conclut-elle, effleurant la joue de Faile de ses doigts.

S’approchant de Chiad, elle s’empara d’un bout de la couverture et elles s’éloignèrent rapidement, portant le ballot entre elles. Gaul comprendrait peut-être, mais Faile non. Pas le cœur de feu, en tout cas. Et elle ne pensait pas que les mains puissantes de Manderic intéressaient Chiad le moins du monde. Il avait mauvaise haleine, et il commençait à se saouler dès le réveil, sauf quand il devait participer à un raid ou à une chasse. Mais elle écarta Gaul et Manderic de son esprit et posa son panier sur son épaule. Elles avaient déjà perdu trop de temps.

Le jour était presque levé, et les gai’shains commençaient à circuler au milieu des tentes disparates du camp, proche des murailles de Malden, affairés à quelque corvée, ou du moins portant quelque chose pour donner l’impression de travailler, mais aucun n’accorda la moindre attention à trois femmes chargées de paniers de linge sale. Il semblait qu’il y eût toujours du linge à laver, même pour les gai’shaines de Sevanna. Il y avait beaucoup trop de gai’shains des Terres Humides pour que Faile les connaisse tous, et elle ne vit personne de connaissance avant d’arriver devant Arrela et Lacile, qui dansaient d’un pied sur l’autre, leur panier sur l’épaule. Plus grande que la plupart des Aielles et hâlée, Arrela portait ses cheveux aussi courts que les Vierges et marchait comme un homme. Lacile était petite, pâle et mince, avec des rubans rouges noués dans ses cheveux, guère plus longs que ceux d’Arrela. Sa démarche était gracieuse quand elle portait une robe, et scandaleusement aguichante quand elle était en braies. Mais leurs soupirs de soulagement furent identiques.

— Nous pensions qu’il était arrivé quelque chose, s’inquiéta Arrela.

— Rien de grave, dit Faile.

— Où sont Bain et Chiad ? demanda anxieusement Lacile.

— Elles ont autre chose à faire, répondit Faile. Nous partons seules.

Elles se regardèrent, et cette fois, leurs soupirs n’exprimaient en rien le soulagement. Bien sûr, Rolan n’allait pas interférer. Bien sûr que non.

Les portes bardées de fer de Malden étaient grandes ouvertes, rabattues contre les murailles de granit, comme toujours depuis la chute de la cité. La rouille roussissait les larges bandes de fer, et les gonds étaient tellement rouillés que la fermeture des portes serait sans doute impossible. Des pigeons nichaient dans les tours de pierre grise de chaque côté.

Elles étaient les premières à arriver. Du moins, Faile ne vit personne devant elles dans la rue. En franchissant les portes, elle prit sa dague dans la poche intérieure de sa manche, et la colla contre son poignet, pointe en haut.

Les autres l’imitèrent, bien que moins adroitement. Sans Bain et Chiad, et espérant que Rolan et ses amis étaient occupés ailleurs, elles devaient assurer leur propre protection. Malden était moins dangereux que le camp pour une femme mais des femmes y avaient été agressées parfois par des groupes d’hommes. La Lumière fasse que, si elles étaient accostées, ce ne fut que par un de ces hommes. Seul ou à deux, elles pouvaient les avoir par surprise et les tuer avant qu’ils ne réalisent que ces gai’shaines avaient des dents. S’ils étaient plus de trois, elles feraient ce qu’elles pourraient, mais un tisserand ou un potier shaido était aussi dangereux que la plupart des hommes d’armes bien entraînés. Malgré leurs paniers, elles avançaient sur la pointe des pieds, tournant la tête en permanence, prêtes à détaler dans toutes les directions.

Bien que cette partie de la ville n’eût pas été incendiée, il y régnait une atmosphère de désolation. Assiettes et pots cassés crissaient sous leurs bottes blanches. Des bouts de vêtements, déchirés sur les hommes et les femmes faits gai’shains jonchaient les pavés gris. Ces tristes haillons traînaient dans les flaques, depuis plus d’un mois, et elle doutait qu’aucun chiffonnier les ramassât. Ici et là gisaient des jouets d’enfants, cheval de bois ou poupée dont la peinture s’écaillait, abandonnés par ceux à qui on avait permis de s’enfuir, tels les vieillards, les malades et les infirmes. Les maisons de pierre et de bois coiffées d’ardoise étaient percées de trous béants. En plus de tout ce que les Shaidos considéraient comme utile ou précieux, la ville avait été dépouillée de toutes les pièces de bois facilement démontables. Ces ouvertures évoquaient à Faile des orbites vides. Elle avait arpenté cette rue d’innombrables fois, mais ce matin, ces trous semblaient l’observer, lui donnaient la chair de poule.

Au milieu de la ville, elle se retourna pour regarder les portes, à cent cinquante toises environ. La rue était encore déserte, mais bientôt, les premiers hommes et femmes en blanc allaient apparaître avec leurs seaux. Puiser de l’eau était une tâche qui commençait de bonne heure et se prolongeait toute la journée. Elles devaient se hâter. Tournant dans une étroite rue latérale, elle pressa le pas, bien qu’elle eût du mal à conserver son panier en équilibre. Les autres devaient avoir les mêmes difficultés, mais aucune ne se plaignit. Elles devaient être hors de vue avant l’apparition de tous ces gai’shains. Tout gai’shain entrant dans la ville n’avait aucune raison de quitter la rue principale avant d’arriver à la citerne sous la forteresse. Elles pouvaient être dénoncées par quelqu’un cherchant à se faire bien voir, ou simplement sur un mot maladroit, qui enverrait les Shaidos à leurs trousses, et il n’y avait qu’une sortie, à moins d’escalader les murailles et de tomber de vingt toises de haut, en espérant ne pas se casser une jambe.

Arrivée à une auberge sans enseigne, elle entra vivement dans la salle commune, suivie par les autres. Lacile posa son panier et se plaqua contre le mur près de la porte pour surveiller la rue. La pièce aux poutres apparentes était absolument vide, et les cheminées de pierre n’avaient plus leurs chenets, tisonniers et pincettes. Dans le fond, la rampe de l’escalier avait été arrachée, de même que la porte de la cuisine. La cuisine était tout aussi vide. Elle avait vérifié. Pots, couteaux et cuillères auraient pu être utiles. Faile posa son panier par terre et se hâta vers l’escalier, une structure solide en gros madriers, faite pour durer des générations. Le démolir aurait été aussi difficile que de démolir la maison. Elle tâta en dessous, le long du large support extérieur, et sa main se referma sur la baguette semblable à du verre, de la grosseur de son poignet. La cachette lui avait semblé sûre, personne n’ayant aucune raison d’aller regarder à cet endroit, mais elle fut surprise de constater qu’elle avait retenu son souffle.

Lacile resta près de la porte, mais les autres rejoignirent Faile, sans leurs paniers.

— Enfin, dit Alliandre, touchant délicatement la baguette. Le prix de notre liberté. Qu’est-ce que c’est ?

— Un angreal, répondit Faile, ou peut-être un ter’angreal. Je ne sais pas exactement, sauf que Galina le veut absolument, alors ce doit être l’un ou l’autre.

Maighdin posa la main sur la baguette.

— Ce peut être effectivement l’un ou l’autre, murmura-t-elle. Ils font souvent une sensation bizarre. C’est du moins ce qu’on m’a dit, en tout cas.

Elle prétendait n’avoir jamais été à la Tour Blanche, mais Faile n’en était plus aussi sûre qu’autrefois. Maighdin pouvait canaliser, mais si faiblement et si difficilement que les Sagettes ne voyaient aucun danger à la laisser circuler librement. Enfin, aussi librement qu’une gai’shaine. Ses dénégations venaient peut-être de ce qu’elle avait honte. Elle avait entendu dire que les femmes renvoyées de la Tour parce qu’elles ne pouvaient pas devenir Aes Sedai niaient parfois y être jamais allées pour cacher leur échec.

Arrela secoua la tête et recula d’un pas. Elle était tairene, et bien que voyageant avec des Aes Sedai, elle était toujours mal à l’aise avec le Pouvoir et tout ce qui le concernait. Elle regarda la blanche baguette comme elle aurait regardé une vipère, et s’humecta les lèvres.

— Galina doit nous attendre. Elle sera furieuse si nous tardons trop longtemps.

— La voie est toujours libre, Lacile ? demanda Faile, fourrant la baguette tout au fond de son panier.

Arrela exhala bruyamment, à l’évidence aussi soulagée de ne plus la voir qu’elle l’avait été de voir Faile tout à l’heure.

— Oui, répondit la Cairhienine qui surveillait la chaussée, mais je ne comprends pas pourquoi. À cette heure, les premiers gai’shains devraient arriver pour puiser de l’eau.

— Peut-être qu’il s’est passé quelque chose au camp, suggéra Maighdin.

Soudain, son visage s’assombrit. Son couteau apparut dans sa main, pauvre chose au manche de bois ébréché et à la lame piquée de rouille.

Faile hocha lentement la tête. Peut-être qu’on avait déjà trouvé Dairaine. Elle ne pourrait pas dire où allaient Faile et les autres, mais elle avait peut-être reconnu certains gai’shains qui attendaient pour faire leurs adieux. Jusqu’à quand tiendraient-ils si on les interrogeait ? Jusqu’à quand Alvon tiendrait-il si on torturait Theril ?

— De toute façon, nous ne pouvons rien y faire. Galina va nous sortir de là.

Pourtant, elles quittèrent l’auberge en courant, portant leur panier devant elles et retroussant leurs jupes pour ne pas s’y prendre les pieds. Faile ne fut pas la seule à regarder souvent par-dessus son épaule et à trébucher. Elle ne sut pas si elle était soulagée ou non de voir des gai’shains, leur palanche en travers des épaules, au carrefour de la rue principale. Mais elle ne ralentit pas.

Elles n’eurent pas loin à courir. Quelques instants plus tard, l’odeur de bois brûlé, qui commençait à s’estomper dans le reste de Malden, se fit plus forte. Tout le sud de Malden n’était que ruines. Elles s’arrêtèrent à la limite de la dévastation et tournèrent prudemment au croisement pour ne pas être vues. D’où elles étaient jusqu’au rempart sud, il y avait près de deux cents toises de coquilles sans toits aux murs de pierre calcinés, entrecoupées de poutres noircies dont la pluie avait entraîné les cendres. Par endroits, même les plus gros madriers avaient disparu. C’est seulement du côté sud de la rue que demeuraient des édifices presque intacts. Là où l’incendie, qui avait fait rage après la prise de la cité, avait enfin été éteint. Une demi-douzaine de bâtisses n’avaient plus de toit, mais les étages inférieurs n’avaient pas été touchés.

— Là-bas, dit Maighdin, pointant le doigt vers l’est.

Une longue écharpe rouge flottait au vent à l’endroit qu’elle montrait. Nouée à une maison qui semblait prête à s’effondrer. L’écharpe papillonna encore.

— Pourquoi veut-elle nous rencontrer ? marmonna Alliandre. Il suffirait d’éternuer pour que tout s’écroule.

Elle se frictionna le nez comme si d’en parler lui donnait des envies d’éternuement.

— C’est assez solide. J’ai inspecté l’endroit.

À la voix de Galina derrière elles, Faile tourna vivement la tête. Galina avançait à grands pas, à l’évidence sortant d’une des bâtisses du côté nord de la rue. Après l’avoir vue si longtemps avec le collier et la ceinture d’or et de gouttes de feu, cela lui parut bizarre qu’elle ne les portât pas. Elle avait toujours sa robe de soie blanche, mais l’absence de bijoux était convaincante. Galina partait aujourd’hui.

— Pourquoi pas dans une maison intacte ? demanda Faile. Ou ici ?

— Parce que je ne veux pas que quelqu’un me voie avec la baguette dans les mains, répondit Galina, passant devant elle. Parce que personne ne viendra regarder dans cette ruine. Parce que j’en ai décidé ainsi.

Elle franchit le seuil, se baissant pour passer sous une lourde poutre calcinée en travers de l’ouverture, tourna immédiatement sur sa droite et se mit à descendre un escalier.

— Ne lambinez pas.

Faile et les autres se regardèrent. La situation leur semblait plus qu’étrange.

— Si elle nous sort d’ici, gronda Alliandre, attrapant son panier, je veux bien lui donner ce truc dans des latrines.

Elle attendit quand même que Faile ramasse son panier et prenne la tête de leur groupe.

Poutres calcinées et planches noircies pendaient au-dessus de l’escalier de pierre menant au sous-sol, mais l’aisance de Galina rassura Faile. Elle n’aurait pas risqué de se faire écraser ou enterrer vivante au moment même où elle obtenait enfin la baguette. Des rayons filtrant à travers les décombres donnaient assez de lumière pour qu’elles constatent que la cave était dégagée, malgré le chaos régnant au-dessus. De grands tonneaux alignés contre un mur de pierre, la plupart roussis, avec des douves éclatées sous la chaleur, prouvaient que la maison avait été une auberge ou une taverne. Ou la boutique d’un marchand de vin. Les environs de Malden produisaient de grandes quantités d’un vin médiocre.

Galina s’arrêta au milieu de la salle dans un rayon de soleil. Son visage arborait le calme d’une Aes Sedai, son agitation des jours précédents complètement disparue.

— Où est-elle ? demanda-t-elle avec froideur. Donnez-la-moi.

Faile posa son panier et plongea la main à l’intérieur. Quand elle en sortit la baguette, les mains de Galina frémirent. Faile la lui présenta, et elle tendit le bras presque avec hésitation. Si elle n’avait pas été sûre du contraire, Faile aurait pensé qu’elle avait peur de la toucher. Les doigts de Galina se refermèrent sur l’objet, et elle exhala bruyamment. Elle le lui arracha des mains avant que Faile n’ait eu le temps de le lâcher. L’Aes Sedai semblait trembler, mais son sourire était… triomphal.

— Comment pensez-vous nous faire sortir du camp ? demanda Faile. Devons-nous changer de vêtements maintenant ?

Galina ouvrit la bouche, puis, soudain, leva sa main libre, paume en avant. Elle pencha la tête vers l’escalier, comme si elle écoutait.

— Ce n’est peut-être rien, dit-elle doucement, mais je préfère vérifier. Attendez ici en silence. En silence, répéta-t-elle d’une voix sifflante comme Faile ouvrait la bouche.

Soulevant l’ourlet de sa robe de soie, l’Aes Sedai se rua vers l’escalier et s’y engagea inquiète de ce qu’elle pourrait trouver en haut. Ses pieds disparurent derrière les poutres effondrées.

— Vous avez entendu quelque chose ? chuchota Faile.

Toutes secouèrent la tête.

— Peut-être qu’elle tient le Pouvoir. J’ai entendu dire…

— Non, dit Maighdin. Je ne l’ai jamais vue embrasser…

Soudain, il y eut un craquement au-dessus d’elles, et dans un bruit de tonnerre, poutres et planches calcinées s’écroulèrent, provoquant un nuage aveuglant de poussière noire et de gravats qui fit tousser Faile à s’étouffer. L’odeur de brûlé fut soudain aussi forte que le jour de l’incendie de Malden. Quelque chose tombant d’en haut lui frappa durement l’épaule, et elle s’accroupit, cherchant à se protéger la tête. Quelqu’un cria. Elle entendit d’autres objets heurter le sol de la cave, des planches et des bouts de bois. Rien qui fît assez de bruit pour être une poutre ou un madrier.

Finalement – après un temps qui leur parut des heures, mais ne dura sans doute que quelques minutes –, la pluie de débris cessa. La poussière s’éclaircit. Rapidement, elle chercha ses compagnes du regard et les trouva toutes recroquevillées par terre, se protégeant la tête de leurs bras. Il lui sembla qu’il y avait plus de lumière qu’avant. Au-dessus de leurs têtes, certains trous s’étaient élargis. Un filet de sang coulait du crâne d’Alliandre sur sa joue. Toutes étaient couvertes de poussière noire de la tête aux pieds.

— Il y a des blessées ? demanda Faile, prise d’une quinte de toux.

La poussière n’était pas complètement retombée, et elle en avait la langue et la gorge empâtées, avec un goût de charbon.

— Non, répondit Alliandre, se touchant délicatement le crâne. Une écorchure, c’est tout.

Les autres non plus n’étaient pas blessées, bien qu’Arrela bougeât le bras avec prudence. Elles avaient toutes des ecchymoses, sans aucun doute, et Faile se dit que son épaule gauche allait bientôt être noir et bleu, mais rien de grave.

Puis son regard tomba sur l’escalier, et elle eut envie de pleurer. Les débris du rez-de-chaussée remplissaient tout l’espace où l’escalier s’était trouvé. Elles pourraient peut-être sortir par les trous au plafond. Faile pensait pouvoir les atteindre en montant sur les épaules d’Arrela, mais elle doutait de pouvoir y arriver avec un seul bras. Elle doutait aussi qu’Arrela le puisse. Et si l’une ou l’autre y parvenait, elle se retrouverait au milieu d’une ruine calcinée qui pouvait s’écrouler à tout moment.

— Non ! gémit Alliandre. Non, pas maintenant ! Pas si proches du but !

Se relevant, elle se rua vers les gravats, se pressant presque contre eux, et cria :

— Galina, aidez-nous ! Nous sommes piégées ! Canalisez pour soulever les gravats ! Dégagez un chemin pour qu’on sorte ! Galina ! Galina ! Galina !

Elle s’effondra contre les poutres, les épaules secouées de sanglots.

— Galina, appela-t-elle. Galina, aidez-nous !

— Galina est partie, constata Faile avec amertume.

Elle aurait répondu si elle avait été là-haut et avait eu la moindre intention de les aider.

— Pour elle nous sommes toutes piégées ici, peut-être mortes ; elle a l’excuse parfaite pour nous abandonner. De toute façon, je ne sais pas si une Aes Sedai serait capable de soulever ces poutres.

Elle ne voulait pas mentionner la possibilité que Galina ait provoqué ce désastre. Par la Lumière, elle n’aurait jamais dû la gifler ! Mais il était trop tard pour les regrets.

— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? demanda Arrela.

— Nous extraire d’ici, répondirent en chœur Faile et Maighdin.

Faile la regarda, surprise. Le visage de sa suivante exprimait une résolution toute royale.

— Oui, renchérit Alliandre en se redressant.

Et si ses pleurs avaient tracé des rigoles dans la poussière de son visage, il n’y avait pas de nouvelles larmes. Elle était vraiment reine, et ne voulait pas subir la honte d’être moins courageuse qu’une servante.

— Nous allons nous extraire d’ici. Et si nous échouons… Si nous échouons, je ne veux pas mourir avec ça !

Détachant sa ceinture d’or, elle la jeta avec mépris dans un coin de la cave. Son collier suivit le même chemin.

— Nous en aurons besoin pour traverser le camp des Shaidos, remarqua Faile avec douceur. Galina ne nous emmènera pas avec elle, mais j’ai toujours l’intention de partir aujourd’hui.

L’intervention de Dairaine rendait ce départ impératif. Bain et Chiad ne pourraient pas la cacher très longtemps.

— Ou dès que nous nous serons creusé un passage pour sortir, en tout cas. Nous dirons qu’on nous a envoyées cueillir des baies.

Mais elle ne voulait pas rabaisser le geste audacieux de sa vassale.

— Toutefois, nous n’avons pas à les porter maintenant.

Ôtant sa ceinture et son collier, elle les posa dans son panier, sur les robes sales de gai’shaines. Les autres l’imitèrent. Alliandre récupéra les siens avec un rire de regret. Au moins, elle pouvait rire de nouveau. Faile aurait voulu pouvoir en faire autant.

Le fouillis de poutres emmêlées et de planches à demi brûlées ressemblait à ces puzzles de forgeron que Perrin aimait tant. Chacune semblait en soutenir une autre. Pire, les madriers les plus lourds dépassaient peut-être toutes leurs forces réunies. Mais si elles pouvaient dégager un passage assez large pour y ramper entre les poutres… Ce serait périlleux. Mais quand un passage dangereux est la seule voie vers la sécurité, on est bien obligé de l’emprunter.

Elles enlevèrent facilement quelques planches qu’elles empilèrent dans un coin. Après, elles durent choisir chaque pièce avec soin, évaluant ce qui risquait de tomber, tâtonnant quand elles s’accrochaient à un clou, s’efforçant de ne pas penser que toute la pile pouvait bouger, immobilisant ou écrasant un bras. Alors, elles pouvaient commencer à tirer, parfois à plusieurs, de plus en plus fort jusqu’à ce que la pièce cède brusquement. Le travail avançait lentement, l’empilement craquant et bougeant légèrement parfois. Quand cela arrivait, elles reculaient précipitamment, retenant leur souffle. Aucune ne recommençait à bouger avant d’être sûre que l’amas des poutres enchevêtrées n’allait pas s’écrouler. Le travail retenait toute leur attention. Une fois, Faile crut entendre des loups hurler. En général, les loups la faisaient penser à Perrin, mais pas cette fois. N’existait plus que leur tâche.

Puis Alliandre arracha une planche calcinée, et, avec des grondements, la masse commença à bouger. Vers elles. Elles se précipitèrent vers le fond de la cave, tandis que la pile tombait dans un bruit assourdissant, projetant des nuages de poussière.

Quand elles cessèrent de tousser et que leur vue s’éclaircit malgré la poussière en suspension, environ le quart de la cave était rempli de débris. Tout leur travail avait été anéanti, et pire, la pile penchait dangereusement vers elles. Avec des craquements, elle s’affaissa un peu plus dans leur direction et enfin s’immobilisa. Tout en elle lui disait qu’à la première planche dégagée, toute la masse leur tomberait sur la tête. Arrela se mit à pleurer doucement. Des brèches laissaient entrer le soleil et leur permettaient de voir la rue et le ciel, mais aucune n’était assez grande pour passer à travers, même pour Lacile. Faile voyait l’écharpe rouge dont Galina avait marqué la maison. Elle virevolta un moment dans la brise.

Fixant l’écharpe, elle saisit Maighdin par l’épaule.

— Je veux que vous tentiez quelque chose avec cette écharpe que le vent ne pourrait pas lui faire faire.

— Vous voulez attirer l’attention ? demanda Alliandre d’une voix enrouée. Il y a plus de chance que ce soient des Shaidos qui le remarquent.

— Toujours mieux que de mourir de soif ici, répondit Faile, d’une voix plus dure qu’elle n’aurait voulu.

Alors, elle ne reverrait plus Perrin. Si Sevanna l’avait enchaînée, elle aurait au moins été vivante pour qu’il la sauve. Parce qu’il la sauverait, elle le savait. Maintenant, son devoir était de conserver en vie les femmes qui l’avaient suivie. Et si cela signifiait la captivité, tant pis.

— Maighdin ?

— Je peux passer toute la journée à essayer d’embrasser la Source sans réussir, dit Maighdin d’une voix terne.

Elle était avachie, regardant dans le vague. À son visage, on aurait dit qu’elle avait un abîme à ses pieds.

— Et quand je parviens à l’embrasser, je ne peux presque jamais rien tisser.

Faile lâcha l’épaule de Maighdin et lui lissa les cheveux.

— Je sais que c’est difficile, fit-elle d’un ton apaisant. À dire vrai, je ne sais pas. Je ne l’ai jamais fait. Mais vous, oui. Et vous pouvez le refaire. Nos vies dépendent de vous, Maighdin. Je sais que vous avez la force en vous. Je l’ai vu plus d’une fois. Vous ne baissez jamais les bras. Je sais que vous pouvez le faire, et vous le savez aussi.

Lentement, Maighdin se redressa, et le désespoir disparut de son visage. Elle voyait peut-être encore l’abîme à ses pieds, mais si elle y tombait, ce serait sans faiblir.

— J’essaierai, dit-elle.

Pendant un long moment elle fixa l’écharpe, puis elle secoua la tête, découragée.

— La Source est là, comme le soleil, juste au-delà de la limite de la vision, murmura-t-elle, mais chaque fois que je veux l’embrasser, c’est comme si j’essayais d’attraper de la fumée avec les mains.

Faile retira vivement les robes de gai’shaines de son panier et d’un autre, sans se soucier des ceintures et des colliers d’or qui tombèrent par terre.

— Asseyez-vous, l’encouragea-t-elle, empilant les robes sur le sol. Mettez-vous à votre aise ; je sais que vous pouvez réussir, Maighdin.

Forçant sa suivante à s’asseoir, elle croisa les jambes et s’assit près d’elle.

— Vous pouvez réussir, dit doucement Alliandre, s’asseyant de l’autre côté.

— Oui, vous pouvez, murmura Lacile, les rejoignant.

Le temps passa, Maighdin fixant l’écharpe, Faile lui murmurant des encouragements, espérant contre tout espoir. Soudain, l’écharpe devint rigide, comme si quelque chose avait tiré dessus. Un sourire radieux éclaira le visage de Maighdin quand l’écharpe se mit à se balancer comme un pendule. Elle oscilla six, sept, huit fois. Puis elle papillota dans la brise et redevint flasque.

— C’était merveilleux, dit Faile.

— Merveilleux, répéta Alliandre. Vous allez nous sauver, Maighdin.

— Oui, murmura Arrela, vous allez nous sauver, Maighdin.

Assises par terre, murmurant des encouragements, Maighdin en pleine action, elles luttèrent pour leur vie tandis que l’écharpe se balançait, puis s’envolait dans le vent. Mais elles tinrent bon.

Baissant la tête, Galina sortit de Malden, s’efforçant de ne pas presser le pas, dans le flot ininterrompu d’hommes et de femmes en blanc, entrant et sortant de la ville avec des seaux. Elle ne voulait pas attirer l’attention, pas sans son collier et sa ceinture. Elle s’en était parée pendant la nuit, quand elle s’était habillée, quand Therava dormait encore, mais elle les avait ôtés avec un plaisir indicible pour les cacher avec des vêtements et d’autres affaires qu’elle avait dissimulés en vue de son évasion. De plus, Therava avait sans doute été furieuse de ne pas la voir à son réveil. Elle aurait ordonné qu’on recherche sa « petite Lina ». Or tout le monde l’aurait repérée avec ces bijoux. Ils allaient tous payer à son retour à la Tour, quand elle aurait retrouvé sa place légitime. Cette Faile arrogante et ces autres idiotes étaient mortes maintenant, ou tout comme, et elle était libre. Elle caressa la baguette, cachée dans sa manche, et frissonna de plaisir.

Elle regrettait amèrement de laisser Therava vivante, mais si quelqu’un était entré dans la tente et l’avait trouvée avec un couteau planté dans le cœur, elle aurait été la première à être suspectée. De plus… Elle s’imagina penchée sur la Sagette, sa propre dague à la main, Therava ouvrant brusquement les yeux, rencontrant son regard dans le noir, hurlant, et sa main sans force lâchant la dague, et elle à genoux, suppliant Therava… Non. Non ! Ça ne se serait pas passé comme ça. Certainement pas ! Elle avait laissé la vie sauve à Therava par nécessité, pas parce que… Pour aucune autre raison.

Soudain, des loups se mirent à hurler, dans toutes les directions, plus d’une douzaine. Ses pieds s’immobilisèrent d’eux-mêmes. Une collection disparate de tentes l’entourait, des carrées, des pointues, des tentes aielles surbaissées. Elle avait traversé toute la partie gai’shaine du camp sans s’en rendre compte. Elle leva les yeux vers la crête ouest de Malden, et elle se troubla. Un épais brouillard l’enveloppait sur toute sa longueur, cachant les arbres au loin. Les murailles de la ville masquaient la crête à l’est, mais elle était certaine qu’elle était également enveloppée de brouillard. L’homme était arrivé ! Le Grand Seigneur soit loué, elle était partie juste à temps. Eh bien, il ne retrouverait pas son idiote d’épouse, même s’il parvenait à survivre à ce qu’il allait tenter, pas plus qu’il ne trouverait Galina Casban.

Remerciant le Grand Seigneur que Therava ne lui ait pas interdit de monter à cheval – elle avait préféré lui faire miroiter la possibilité d’y être autorisée, si elle s’abaissait suffisamment –, Galina se hâta vers sa cachette. Que les imbéciles qui voulaient mourir ici meurent. Elle était libre. Libre !

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