19 Vœux

Mal à l’aise, Loial regarda Nynaeve emprunter le couloir éclairé de torchères dans une direction, et Verin dans l’autre. L’une et l’autre ne lui arrivaient guère plus haut qu’à la taille, mais elles étaient des Aes Sedai. Ce fait lui nouait suffisamment la langue pour qu’elles aient disparu au détour d’un tournant le temps qu’il se décide à demander à l’une d’elles de l’accompagner. Le vaste manoir comportait plein de recoins, et avait été agrandi au cours des ans, les couloirs se coupant souvent selon des angles bizarres. Il aurait vraiment voulu être accompagné d’une Aes Sedai pour affronter sa mère. Même de Cadsuane, bien qu’elle le rendît nerveux avec sa façon de toujours critiquer Rand. Tôt ou tard, Rand allait exploser. Ce n’était pas le même homme que Loial avait connu à Caemlyn, ou même celui qu’il avait quitté au Cairhien. Dans l’entourage de Rand, l’atmosphère était sombre et dure, comme un terrain semé d’empreintes de lion et de fondrières. Toute la maison était comme ça quand Rand s’y trouvait.

Une mince servante grisonnante portant un panier de serviettes sursauta, puis branla du chef et marmonna quelque chose entre ses dents avant de lui faire une petite révérence et de s’éloigner. Elle se décala un peu, comme pour contourner quelqu’un ou quelque chose. Il fixa le point, se grattant derrière l’oreille. Peut-être ne pouvait-il voir que les cadavres d’Ogiers. Non qu’il en eût envie. C’était déjà assez triste de savoir que les humains morts ne pouvaient plus reposer en paix. Que la même chose soit confirmée pour les Ogiers suffirait à lui briser le cœur. De toute façon, il était probable qu’ils n’apparaîtraient qu’à l’intérieur des steddings. En revanche, il aimerait beaucoup voir une ville s’évanouir dans le brouillard. Pas une vraie ville, mais une ville morte comme les esprits que les humains prétendaient voir. On pourrait peut-être en arpenter les rues avant qu’elle ne disparaisse, et voir comment vivaient les gens avant la Guerre des Cent Ans ou même les Guerres Trolloques. C’est ce que disait Verin, et elle semblait en savoir beaucoup sur la question. Cela mériterait certainement d’être mentionné dans ses écrits. Ce serait un bon livre. Se grattant la tête à deux doigts, il soupira. Cela aurait été un bon livre.

Attendre immobile dans le couloir revenait à retarder l’inévitable. Retarder le nettoyage de la brousse était le sûr moyen d’y trouver des lianes tueuses, comme disait l’ancien dicton. Sauf qu’il avait l’impression que les lianes s’enroulaient autour de lui, et non autour des arbres. La respiration oppressée, il suivit la servante jusqu’au grand escalier conduisant aux appartements des Ogiers. Deux rampes robustes, arrivant à l’épaule de la servante, offraient une bonne prise. Généralement, il craignait de frôler les rampes destinées aux humains, de peur de les briser. L’une des deux avait été fixée au milieu de l’escalier afin de séparer les marches prévues pour les humains de celles conçues pour les Ogiers.

La femme, vieille selon les critères humains, monta plus vite que lui et elle détalait déjà dans le couloir le temps qu’il arrive en haut de l’escalier. Sans aucun doute, elle apportait les serviettes à l’appartement de sa mère, et à ceux de l’Ancien Haman et d’Erith. Ils apprécieraient sûrement de se sécher avant de discuter. Il le leur suggérerait. Cela lui donnerait plus de temps pour réfléchir. Ses pensées lui paraissaient aussi lentes que ses pas. Ses pieds lui semblaient des boulets.

Le long du couloir, six chambres à coucher avaient été conçues spécialement pour les Ogiers, avec une réserve, une salle de bains pourvue d’une grande baignoire en cuivre, et un salon. C’était la plus ancienne partie du manoir, datant de près de cinq cents ans. Toute une vie pour un très vieil Ogier, quand il en fallait de nombreuses pour des humains. Leur vie était si courte, excepté celle des Aes Sedai, que c’était sans doute pour ça qu’ils papillonnaient comme des colibris. Cependant, même les Aes Sedai pouvaient se montrer aussi impatientes que les autres, ce qui le plongeait dans la perplexité.

La porte du salon était sculptée d’un Grand Arbre, non de facture ogière, mais finement détaillée et instantanément reconnaissable. Il s’immobilisa, ajustant sa tunique, se peignant avec ses doigts, regrettant de ne pas avoir le temps de cirer ses bottes. Il avait une tache d’encre sur une manche. Pas le temps de l’enlever non plus. Cadsuane avait raison. Sa mère n’était pas de celles qu’on fait attendre. Il lui sembla curieux que Cadsuane la connût de réputation. Peut-être la connaissait-elle vraiment, vu sa façon d’en parler. Covril, fille d’Ella, fille de Soong, était une oratrice célèbre, mais il n’avait jamais réalisé qu’elle était connue à l’Extérieur. Par la Lumière, il haletait d’angoisse !

S’efforçant de contrôler sa respiration, il entra. Même ici, les gonds grincèrent. Les domestiques avaient été atterrés quand il avait demandé de l’huile pour les graisser – c’était leur travail, il était un hôte – mais ils n’avaient pas encore trouvé le temps de le faire eux-mêmes. La salle haute de plafond était assez spacieuse, avec des tables et des fauteuils sculptés de lianes, des torchères en fer forgé, leurs flammes reflétées dans les miroirs dansant au-dessus de sa tête. À part une étagère couverte de livres, tous assez vieux pour que le cuir s’en écaille et qu’il avait tous lus, seul un petit bol en bois chantant avait été fait pas un Ogier. Jolie pièce, et il aurait bien voulu savoir qui l’avait chantée. Mais elle était assez ancienne pour que son chant ne réveille aucun écho. Pourtant, tout avait été fait par quelqu’un qui avait au moins séjourné dans un stedding. Les meubles n’auraient pas été déplacés dans aucun d’eux ; bien sûr, la pièce ne ressemblait en rien à une pièce de stedding, mais l’ancêtre du Seigneur Algarin avait fait un effort pour que ses invités se sentent chez eux.

Sa mère, une femme au visage énergique, se tenait debout devant l’une des cheminées en brique, ses jupes déployées devant le feu pour les sécher. Il poussa un soupir de soulagement en la voyant moins trempée qu’il ne s’y attendait, mais il ne pouvait plus suggérer qu’ils prennent le temps de se sécher. Leurs imperméables ne devaient plus être étanches. Cela arrivait au bout d’un certain temps, à mesure que l’huile disparaissait. Peut-être ne serait-elle pas non plus d’aussi mauvaise humeur qu’il le craignait. L’Ancien Haman, cheveux blancs et tunique évasée pleine de taches sombres d’humidité, examinait l’une des haches exposées sur le mur en branlant du chef. Son manche était aussi long qu’Haman était grand. Elles étaient deux, datant des Guerres Trolloques, ou même d’avant, leurs longues lames incrustées d’or et d’argent, de même que deux serpettes aux longs manches. Bien sûr, les serpettes, tranchantes d’un côté et en dents de scie de l’autre, avaient toujours de longs manches, mais les incrustations et les longs pompons rouges indiquaient qu’elles avaient servi d’armes. Pas le meilleur choix de décoration pour une pièce destinée à la lecture et à la conversation, ou à la calme contemplation du silence.

Mais le regard de Loial passa sur sa mère et l’Ancien Haman pour se poser sur l’autre cheminée où Erith, petite et d’apparence presque fragile, séchait ses jupes. Elle avait la bouche droite, le nez court, et des yeux ronds de la couleur exacte des pois, en un mot, elle était très belle ! Quant à ses oreilles, pointant à travers les brillants cheveux noirs lui tombant jusqu’au milieu du dos… elles étaient rondes et rebondies, terminées par des touffes de poils d’apparence aussi douce que du duvet, les oreilles les plus magnifiques qu’il eût jamais vues. Non qu’il fût assez rustre pour le dire. Elle lui sourit, d’un sourire plein de mystère, et il sentit ses oreilles frémir d’embarras. Sûrement qu’elle ne pouvait pas savoir ce qu’il venait de penser. N’est-ce pas ? Rand disait que les femmes en étaient parfois capables, mais il s’agissait de femmes humaines.

— Ah, te voilà ! dit sa mère plantant ses poings sur ses hanches, les sourcils froncés et les dents serrées. Je peux dire que tu m’as entraînée à la chasse au dahu, mais je t’ai enfin retrouvé et je ne te laisserai plus m’échapper. Qu’est-ce que je vois sur ta lèvre ? Et sur ton menton ? Bon, tu peux les raser immédiatement. Et ne fais pas la grimace, mon fils Loial.

Tripotant sa lèvre supérieure avec embarras, il s’efforça de rester impassible. Quand votre mère vous traite de « fils », elle n’est pas d’humeur à plaisanter. Il désirait porter la barbe et les moustaches. Certains pouvaient trouver ça prétentieux, vu son jeune âge, mais quand même…

— Une chasse au dahu, en effet, renchérit Haman, ironique, reposant la hache sur ses supports.

Lui, il avait de longues moustaches blanches qui tombaient plus bas que son menton, et une longue barbe étroite tombant sur sa poitrine. Bien sûr, il avait largement dépassé trois cents ans, mais ce n’était pourtant pas juste.

— Une chasse très longue. Nous sommes d’abord allés à pied au Cairhien, ayant entendu dire que tu t’y trouvais, mais tu étais déjà parti. Après un arrêt au Stedding Tsofu, nous sommes allés à Caemlyn où le jeune al’Thor nous a informés que tu étais aux Deux Rivières où il nous a accompagnés. Mais, une fois de plus, tu étais parti. À Caemlyn, semble-t-il !

Ses sourcils se haussèrent presque jusqu’à la racine des cheveux.

— Je commençais à penser que nous jouions aux chaises musicales.

— Au Champ d’Emond, les gens nous ont dit que tu avais été héroïque, dit Erith, de sa voix harmonieuse de soprano.

Serrant ses jupes à deux mains, les oreilles frémissant d’excitation, elle semblait sur le point de sautiller sur place.

— Ils nous ont dit que tu avais combattu des Trollocs et des Myrddraals, et que tu es allé tout seul pour sceller la Porte des Voies de Manetheren, afin qu’aucun Trolloc ne puisse plus y passer.

— Je n’étais pas tout seul, protesta Loial, agitant les mains.

Il craignit que ses oreilles se détachent de sa tête tant elles frémissaient d’embarras.

— Gaul était avec moi. On l’a fait ensemble. Je n’aurais jamais atteint la Porte des Voies sans lui.

Erith fronça son petit nez, écartant l’idée que Gaul y avait participé.

Sa mère renifla avec dédain, les oreilles raides de désapprobation.

— Sottises. Participer à des batailles. Te mettre en danger. Parier. Tout ça. Pures sottises ! Et cela va cesser.

L’Ancien Haman s’éclaircit la gorge, les oreilles frémissant d’irritation, et croisa ses mains dans son dos. Il n’aimait pas être interrompu.

— Alors, nous sommes retournés à Caemlyn et avons appris que tu étais parti et revenu une fois de plus au Cairhien, pour découvrir que tu n’y étais plus.

— Et tu t’es de nouveau mis en danger au Cairhien, intervint la mère de Loial, brandissant l’index à son adresse. Tu n’as donc aucun bon sens ?

— Les Aiels disent que tu as été très brave aux Sources de Dumai, murmura Erith, le regardant à travers ses longs cils.

Il déglutit avec effort. Le regard d’Erith lui serrait la gorge. Il savait qu’il aurait dû détourner les yeux, mais comment faire alors qu’elle le regardait ?

— Au Cairhien, ta mère a décidé qu’elle ne pouvait pas s’absenter plus longtemps de la Grande Souche. Pourquoi, je ne saurais le dire, vu qu’ils n’arriveront pas à une décision quelconque avant un ou deux ans. Alors, nous nous sommes mis en route pour le Stedding Shangtai dans l’espoir de te retrouver plus tard.

L’Ancien Haman dit tout cela très vite, foudroyant les deux femmes comme s’il pensait qu’elles allaient de nouveau l’interrompre. Ses moustaches et sa barbe semblèrent se hérisser. La mère de Loial eut un nouveau reniflement, plus sec.

— J’attends une décision très rapide, dans un mois ou deux, sinon je n’aurais jamais abandonné la recherche de Loial, même temporairement. Maintenant que nous l’avons trouvé, nous pouvons régler l’affaire, et repartir sans délai.

Elle considéra l’Ancien Haman, qui fronçait les sourcils, les oreilles en arrière, et elle radoucit le ton. C’était un Ancien, après tout.

— Pardonnez-moi, Ancien Haman. Je voulais dire, si cela vous agrée, voulez-vous procéder à la cérémonie ?

— Je crois que cela m’agrée, Covril, dit-il doucement.

Bien trop doucement. Quand Loial entendait ce ton chez son mentor, les oreilles en arrière, il savait qu’il avait commis une grosse bévue. On avait déjà vu l’Ancien Haman jeter un morceau de craie à la tête d’un élève quand il lui avait parlé sur ce ton.

— Comme j’ai abandonné mes élèves, sans parler des interventions à la Grande Souche, pour vous accompagner à cette chasse au dahu, je crois que cela m’agrée, effectivement. Erith, tu es très jeune.

— Elle a plus de quatre-vingts ans, c’est suffisant pour se marier, dit sèchement la mère de Loial, croisant les bras, les oreilles frémissant d’impatience. Sa mère et moi, nous nous sommes mises d’accord. Vous avez vous-même été témoin de la signature des fiançailles et de la dot de Loial.

Les oreilles de l’Ancien Haman reculèrent un peu plus, et ses épaules se voûtèrent comme s’il serrait très fort les mains derrière son dos, sans jamais quitter Erith des yeux.

— Je sais que tu veux épouser Loial, mais es-tu sûre d’être prête ? Prendre mari est une grande responsabilité.

Loial aurait voulu qu’on lui pose la question, à lui, mais ce n’était pas la coutume. Sa mère et Erith avaient signé un accord, et maintenant, seule Erith pouvait modifier la situation. Si elle voulait. Avait-il envie qu’elle le fasse ? Il ne pouvait pas s’empêcher de penser à son livre. Il ne pouvait pas s’empêcher de penser à Erith.

Manifestement, elle avait l’air grave.

— Mes tissages se vendent bien, et je suis prête à acheter un second métier à tisser et à prendre une apprentie. Mais il ne s’agit pas de ça. Oui, je suis prête à m’occuper d’un mari.

Soudain, elle eut un grand sourire, une expression ravissante qui fendit son visage en deux.

— Surtout d’un mari avec des sourcils aussi magnifiques.

Les oreilles de Loial frémirent, tout comme celles de l’Ancien Haman. Les femmes parlaient librement entre elles, avait-il entendu dire, mais généralement elles s’efforçaient de ne pas embarrasser les hommes. Les oreilles de sa mère tremblaient d’amusement. L’Ancien s’éclaircit la gorge.

— C’est sérieux, Erith. Si tu es sûre de toi, prends ses mains.

Sans hésitation, elle vint se placer devant Loial, levant les yeux sur lui et prenant ses mains dans les siennes. Elles lui semblèrent brûlantes. Il se sentait transi et engourdi. Il déglutit.

— Erith, fille d’Iva, fille d’Alar, dit l’Ancien Haman, une main tendue, paume vers le sol, sur chacune de leurs têtes, veux-tu prendre Loial, fils d’Arent, fils d’Halan, pour époux et jurer sous la Lumière et par l’Arbre de l’estimer, vénérer et chérir jusqu’à ce que la mort vous sépare, de le soigner et de guider ses pas sur la voie qu’il doit suivre ?

— Sous la Lumière et par l’Arbre, je le jure, dit Erith d’une voix claire et ferme, son sourire plus large que jamais.

— Loial, fils d’Arent, fils d’Halan, acceptes-tu de prendre pour épouse Erith, fille d’Iva, fille d’Alar, et jures-tu sous la Lumière et par l’Arbre de l’estimer, vénérer, et chérir jusqu’à ce que la mort vous sépare, de prendre soin d’elle et d’écouter ses conseils ?

Loial prit une profonde inspiration. Ses oreilles tremblaient. Il voulait l’épouser. Il le voulait vraiment. Mais pas maintenant.

— Sous la Lumière et par l’Arbre, je le jure, dit-il d’une voix étranglée.

— Alors sous la Lumière et par l’Arbre, je vous déclare mari et femme. Puissent les bénédictions de la Lumière et de l’Arbre être sur vous à jamais.

Loial baissa les yeux sur sa femme. Sa femme. Elle leva la main et caressa sa moustache de ses doigts fuselés. L’embryon de moustache, plutôt.

— Tu es très beau, et je trouve que la moustache t’ira très bien. La barbe aussi.

— Sottises ! dit sa mère.

Curieusement, elle se tamponnait les yeux avec un petit mouchoir de dentelle. Pourtant, elle n’était pas émotive.

— Il est beaucoup trop jeune pour ce genre de choses.

Un instant, il pensa que les oreilles d’Erith s’affaissaient vers l’arrière, mais ce devait être son imagination. Il avait eu un certain nombre de longues conversations avec elle – c’était une grande bavarde, même si, à la réflexion, elle écoutait la plupart du temps, mais le peu qu’elle disait était toujours convaincant – et il était certain qu’elle n’avait pas mauvais caractère. En tout cas, il n’avait pas le temps d’y penser. Elle posa les mains sur ses bras et se haussa sur la pointe des pieds. Puis il se pencha pour frotter son nez contre le sien.

À vrai dire, cela dura plus longtemps que ça n’aurait dû en présence de sa mère et de l’Ancien Haman, mais il ne pensa plus aux autres en humant l’odeur de sa femme. Et la sensation de son nez contre le sien ! Pure félicité ! Il lui mit la main sur la nuque et eut à peine la présence d’esprit de ne pas lui tripoter l’oreille. Et elle, elle tira sur une touffe des siennes !

Au bout d’un moment, qui parut très long, ils entendirent des voix.

— Il pleut toujours, Covril. Vous ne pouvez pas sérieusement suggérer de partir alors que pour une fois, nous avons un toit sur la tête et des lits convenables. Non, dis-je ! Non ! Je ne dormirai pas par terre ce soir, ni dans une grange, ni dans une maison où mes pieds et mes genoux pendent hors du lit.

— Si vous insistez, dit sa mère à contrecœur. Mais je veux partir de bonne heure demain. Je refuse de perdre une heure de plus que nécessaire. Le Livre des Translations doit être ouvert aussi tôt que possible.

Loial se redressa d’un bond, atterré.

— C’est de ça que discute la Grande Souche ? Ce n’est pas possible, pas maintenant !

— Nous devons éventuellement quitter ce monde, pour pouvoir y revenir quand la Roue tourne, dit sa mère, s’approchant de la cheminée la plus proche pour continuer à sécher ses jupes. C’est écrit. Maintenant, c’est exactement le bon moment, et le plus tôt sera le mieux.

— Est-ce là ce que vous pensez, Ancien Haman ? demanda Loial, inquiet.

— Non, mon garçon, pas du tout. Avant de partir, j’ai fait un discours de trois heures qui, je l’espère, aura orienté certains esprits dans la bonne direction.

L’Ancien Haman prit un grand pichet jaune et remplit une tasse bleue, mais au lieu de boire, il fronça les sourcils sur le thé.

— Ta mère en a orienté davantage, je le crains. Elle pourrait même obtenir la décision en quelques mois, comme elle l’a dit.

Erith remplit une tasse pour sa mère, puis deux autres, dont elle apporta l’une à Loial. Ses oreilles frémirent d’embarras. C’est lui qui aurait dû les servir. Il avait beaucoup à apprendre sur le métier de mari, mais ça, il le savait.

— Je voudrais pouvoir faire un discours devant la Grande Souche, dit-il amèrement.

— Tu sembles impatient, mon mari.

Mon mari ! Cela signifiait qu’Erith parlait sérieusement. C’était presque aussi inquiétant qu’être appelé « fils Loial ».

— Je ne veux pas qu’il se ridiculise, Erith, dit sa mère avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche. Loial écrit bien, l’Ancien Haman dit qu’il a l’étoffe d’un savant, mais il devient muet comme une carpe devant ne serait-ce que cent personnes. De plus, ce n’est qu’un adolescent.

L’Ancien Haman avait dit ça ?

Loial se demanda quand ses oreilles cesseraient de frémir.

— Tout homme marié peut parler lors de la Grande Souche, dit Erith avec fermeté.

Il n’y avait plus de doute cette fois. Les oreilles d’Erith étaient vraiment rejetées en arrière.

— Me permettrez-vous de m’occuper de mon propre mari, Mère Covril ?

Sa mère remua la bouche, mais aucun son n’en sortit, et ses sourcils se haussèrent jusqu’au milieu de son front. Il pensa qu’il ne l’avait jamais vue aussi stupéfaite, pourtant elle aurait dû s’y attendre. Avec un mari, une épouse avait toujours la préséance sur la mère.

— Eh bien, mon mari, que dis-tu ?

Il n’était pas impatient, il était désespéré. Il but une longue rasade de thé parfumé aux épices, mais sa bouche lui sembla aussi sèche. Sa mère avait raison ; plus il avait d’auditeurs, plus il oubliait ce qu’il voulait dire et il déviait de son propos. À la vérité, il devait admettre que parfois, il battait un peu la campagne avec uniquement quelques auditeurs. Il connaissait les formes – un enfant de cinquante ans connaissait déjà les formes –, mais il n’arrivait pas à sortir ses mots. Ceux qui l’écoutaient à présent n’étaient pas n’importe qui. Sa mère était une oratrice célèbre, l’Ancien Haman, un excellent orateur, sans parler du fait qu’il était un Ancien. Et il y avait Erith. Un homme se devait de briller aux yeux de sa femme.

Leur tournant le dos, il s’approcha de la plus proche fenêtre, tournant sa tasse dans ses mains. La fenêtre était de bonne taille, mais les vitres n’étaient pas plus grandes que celles des fenêtres d’en bas. Maintenant, la pluie s’était transformée en crachin, et malgré les bulles d’air incrustées dans les carreaux, il distinguait les arbres au-delà des champs, des pins, des lauréoles et des chênes en pleine croissance. Les gens d’Algarin soignaient bien la forêt, débarrassant le sous-bois des branches mortes pour ne pas alimenter les incendies. Le feu devait être utilisé avec prudence.

Les mots lui vinrent plus facilement maintenant qu’il ne voyait plus les autres. Devait-il commencer par la Nostalgie ? Pouvaient-ils oser partir s’ils commençaient à mourir dans une poignée d’années ? Non, cette question devait être posée en priorité et des réponses trouvées, sinon la Souche serait terminée dans l’année. Par la Lumière, s’il parlait devant la Souche… Un instant, il vit la foule debout autour de lui, des centaines d’hommes et de femmes attendant son discours, peut-être plusieurs milliers. Sa langue sèche collée au palais. Il cligna des yeux, et il n’y eut plus devant lui que les vitres pleines de bulles et les arbres. Il devait le faire. Il n’était pas particulièrement courageux, quoique Erith en pensât, mais il avait appris ce qu’était la bravoure en regardant les humains résister quelle que fut la force du vent, en les regardant lutter sans espoir, puis gagner parce qu’ils se battaient avec l’énergie du désespoir. Soudain, il sut quoi dire.

— Pendant la Guerre de l’Ombre, nous ne nous sommes pas calfeutrés dans nos steddings espérant que les Trollocs et les Myrddraals n’y entreraient pas. Nous n’avons pas ouvert le Livre des Translations et nous n’avons pas fui. Nous avons marché à côté des humains et combattu l’Ombre. Pendant les années les plus noires, quand tout espoir semblait perdu, nous avons combattu l’Ombre.

— Et lors de la Guerre des Cent Ans, nous avions appris à ne pas nous mêler des affaires des humains, intervint sa mère.

C’était permis. Un discours pouvait se transformer en débat, sauf si la pure beauté des paroles captivait les auditeurs. Elle avait un jour parlé du lever au coucher du soleil en faveur d’une position très impopulaire, sans une seule interruption. Et le lendemain, personne ne s’était levé pour s’opposer à elle. Il ne pouvait pas faire de belles phrases. Il pouvait seulement dire ce qu’il croyait. Il ne se détourna pas de la fenêtre.

— La Guerre des Cent ans était une affaire humaine. L’Ombre est notre affaire. Quand c’est l’Ombre que nous devons combattre, nos haches ont toujours eu de longs manches. Dans un an, cinq, ou dix, peut-être ouvrirons-nous le Livre des Translations, mais si nous l’ouvrons maintenant, nous ne pourrons pas nous enfuir avec une véritable chance de sécurité. La Tarmon Gai’don approche, et d’elle dépend non seulement le sort de notre monde, mais de tous les mondes où nous pourrions nous réfugier. Quand le feu menace les arbres, nous ne fuyons pas en espérant que les flammes ne nous suivront pas. Nous luttons. Maintenant, l’Ombre arrive comme le feu et nous n’osons pas nous enfuir.

Quelque chose bougeait au milieu des arbres, à l’orée du bois. Un troupeau de gros bétail ? Si c’était le cas, c’était un très gros troupeau.

— Ce n’est pas mal, dit sa mère. D’un langage trop simple pour avoir du poids devant une Souche, et encore moins une Grande Souche, mais pas mal quand même. Continue.

— Les Trollocs, dit-il en un souffle.

Voilà ce que c’étaient, des milliers de Trollocs en cottes de mailles noires à pointes sortant de la forêt en courant, brandissant leurs cimeterres, secouant leurs lances, certains portant des torches. Des Trollocs, aussi loin que portait sa vue de chaque côté. Des dizaines de milliers.

Erith se pressa contre lui devant la fenêtre et ravala son air.

— Comme ils sont nombreux ! Allons-nous mourir, Loial ?

Ses paroles ne trahissaient pas l’effroi. Elles semblaient… excitées !

— Pas si je peux prévenir Rand et les autres.

Il courait déjà vers la porte. Seuls les Asha’man et les Aes Sedai pouvaient les sauver.

— Tiens, mon garçon. Je crois que nous aurons besoin de ça.

Il se retourna, juste à temps pour attraper la hache à long manche que l’Ancien Haman lui lança. Ses oreilles étaient rabattues en arrière, collées à son crâne. Loial réalisa que les siennes aussi.

— Ici, Erith, dit sa mère avec calme, prenant une serpette. S’ils entrent, nous tâcherons de les arrêter à l’escalier.

— Tu es mon héros, mon mari, dit Erith en prenant la serpette, mais si tu te fais tuer, je t’en voudrai beaucoup.

Elle semblait parler sérieusement.

Puis Loial et l’Ancien Haman enfilèrent le couloir en courant, dégringolèrent l’escalier, beuglant un avertissement de toute la force de leurs poumons et un cri de guerre qui n’avait pas été lancé depuis plus de deux mille ans :

— Trollocs en vue ! Haut les haches et dégagez la voie ! Trollocs en vue !

— … Ainsi, je m’occuperai de Tear, Logain, pendant que vous…

Brusquement, Rand fronça le nez. Non pas qu’il eût un tas de fumier, mais c’était tout comme, et la sensation devenait plus forte.

— Engeances de l’Ombre, dit Cadsuane calmement, posant sa broderie tout en se levant.

Rand eut la chair de poule quand elle embrassa la Source. Ou peut-être était-ce Alivia qui marchait vivement vers les fenêtres derrière la Sœur Verte. Min se leva, tirant de ses manches une paire de couteaux de jet.

Au même instant, il entendit les hurlements des Ogiers à travers les murs épais. Impossible de ne pas reconnaître ces voix graves et caverneuses.

— Trollocs en vue ! Haut les haches et dégagez la voie !

Il se leva d’un bond en jurant. Des milliers de Trollocs couraient sous le crachin à travers les champs récemment ensemencés, aussi grands ou plus grands que des Ogiers, avec des cornes de bélier et des cornes de chèvre, des museaux de loup, des hures de sanglier, d’autres à bec d’aigle et à crête de plumes, faisant gicler la boue sous leurs bottes, leurs sabots et leurs pattes. Silencieux comme la mort, ils couraient. Des Myrddraals vêtus de noir galopaient derrière eux, leurs capes tombant avec raideur comme s’ils étaient immobiles. Combien d’autres alentour ?

Certains avaient entendu les cris des Ogiers, ou avaient simplement jeté un coup d’œil par la fenêtre. Des éclairs commencèrent à tomber au milieu des Trollocs qui chargeaient, en décharges argentées qui frappaient avec un bruit de tonnerre et qui projetaient les immenses corps dans toutes les directions. Ailleurs, le sol se soulevait en flammes, dans des gerbes de terre et de membres de Trollocs, têtes, bras et jambes tournoyant dans l’air. Des boules de feu explosaient et les frappaient, par douzaines, mais ils continuaient à courir, rapides comme des chevaux. Rand ne pouvait pas voir les tissages qui lançaient ces décharges. Se sachant découverts, les Trollocs se mirent à hurler, des rugissements inarticulés de rage. Dans les granges et les écuries aux toits de chaume, des Saldaeans de Bashere passèrent la tête au-dehors, puis la rentrèrent vivement, fermant les portes derrière eux.

— Vous avez dit à vos Aes Sedai qu’elles pouvaient canaliser pour se défendre ? dit-il avec calme.

— Ai-je l’air d’un imbécile pour y manquer ? grogna Logain.

Devant une autre fenêtre, il embrassait presque autant de saidin que Rand pouvait en tirer. Il tissait aussi vite qu’il pouvait.

— Vous avez l’intention de participer ou juste de regarder, mon Seigneur Dragon ?

Bien que le ton soit trop sarcastique, ce n’était pas le moment de relever.

Prenant une profonde inspiration, s’accrochant des deux mains au cadre de la fenêtre pour contrer le vertige qui s’annonçait – les têtes de dragon à crinière dorée sur le dos de ses mains semblaient se contorsionner –, il embrassa le Pouvoir. La tête lui tourna quand le saidin l’inonda, telles des flammes glacées, des montagnes croulantes, dans un chaos propre à l’anéantir. Mais merveilleusement net. Il s’en émerveillait toujours. Il fut pris de vertiges et de nausées, les symptômes qui auraient dû disparaître avec la souillure, et qui perduraient. Pourtant, ce n’est pas pour cette raison qu’il se cramponnait encore plus fort à la fenêtre. Le Pouvoir unique l’emplit – mais en cet instant de malaise, Lews Therin le lui enleva et s’en saisit. Pétrifié d’horreur il regarda les Trollocs et les Myrddraals filer vers les dépendances. Avec le Pouvoir en lui, il distinguait les broches attachées aux lourdes cottes de mailles. Le tourbillon argenté de la bande des Ahf’fraits et le trident rouge sang des Ko’bals. L’éclair fourchu des Ghraem’lans et la hache crochue des Al’ghols. Le poing d’argent des Dhai’mons et le poing sanglant des Kno’mons. Il vit aussi des crânes : le crâne cornu des Dha’vols, les piles de crânes humains des Ghar’ghaels, le crâne fendu d’une faux des Dhjin’nens et le crâne percé d’une dague des Bhan’sheens. Les Trollocs aimaient les crânes. Il semblait que les douze bandes principales étaient là, avec quelques-unes de moindre importance. Il observa des broches qu’il ne reconnut pas : un œil immobile, une main percée d’une dague, une forme humaine enveloppée de flammes. Ils approchaient des dépendances, où des épées commençaient à passer à travers le chaume pour percer des issues dans les toits. Le chaume était solide. Ils devraient travailler très dur.

Des flux d’Air expulsèrent la fenêtre devant lui, dans une gerbe d’éclats de verre et de bois. Mes mains, haleta Lews Therin. Pourquoi ne puis-je pas bouger mes mains ? J’ai besoin de les lever ! Air, Terre et Feu entrèrent dans un tissage que Rand ne connaissait pas, six en même temps. Fleur de feu. Six fentes verticales rouges apparurent au milieu des Trollocs, de dix pieds de haut et plus fines que l’avant-bras de Rand. Les Trollocs les plus proches devaient entendre leurs gémissements stridents, mais à moins qu’on ne leur ait transmis des souvenirs datant de la Guerre de l’Ombre, ils ne réaliseraient pas qu’ils entendaient la mort. Lews Therin fila ses derniers fils d’Air, et le feu s’épanouit. Avec un rugissement qui secoua le manoir, chaque fente rouge se dilata en un clin d’œil en un disque de flammes de trente pieds de diamètre. Têtes cornues et hures sauvages s’envolèrent. Des Trollocs à plus de cent toises des explosions furent abattus, dont très peu se relevèrent. Quand Rand filait ses tissages, Lews Therin en tissait six autres, Esprit touché de Feu, tissage pour un portail, puis ajoutait des touches de Terre, et ainsi de suite. Apparurent les fentes verticales familières, bleu argent, à intervalles réguliers, non loin du manoir, un terrain que Rand connaissait bien. Elles entrèrent en rotation, formant… un portail brumeux, de quatre toises sur quatre. Les fentes se refermaient et s’ouvraient en tournant continuellement. Puis elles se ruèrent sur les Trollocs. C’étaient, en fait, des Portes de la Mort. Dès que les Portes de la Mort entrèrent en mouvement, Lews Therin noua les tissages avec des nœuds lâches qui ne tiendraient que quelques minutes. Puis il se remit à tisser. D’autres Portes de la Mort, d’autres Fleurs de Feu, qui secouaient les murs du manoir, déchiquetant les Trollocs, les écrasant à terre. Les premières Portes de la Mort mouvantes frappèrent les Trollocs et se taillèrent un chemin au milieu d’eux. Ce n’était pas seulement le bord tranchant des portails qui s’ouvraient et se fermaient sans arrêt. Là où passait une Porte de la Mort, il ne restait aucun Trolloc. Mes mains ! hurla le fou. Mes mains !

Lentement, Rand leva les mains, les passa par l’ouverture de la fenêtre. Immédiatement, Lews Therin tissa le Feu et la Terre en une combinaison compliquée, et les filaments rouges fulgurèrent des doigts de Rand, dix de chaque doigt, se déployant en éventail. C’étaient des Flèches de Feu. Il le savait. Dès qu’elles disparaissaient, d’autres apparaissaient si vite qu’elles semblaient s’éteindre plutôt que s’éloigner. Les Trollocs frappés par les filaments se cabraient, chair et sang chauffés instantanément au-delà du point d’ébullition, et tombaient, leurs corps massifs criblés de trous. Souvent, derrière eux, deux ou trois autres tombaient avant que les filaments ne s’éteignent. Il écarta les doigts et bougea les mains de droite et de gauche, répandant la mort sur toute la ligne. Des Fleurs de Feu apparurent qui ne venaient pas de ses tissages, puis des Portes de la Mort, plus petites que celles de Lews Therin, et enfin des Flèches de Feu qui devaient venir de Logain. Les autres Asha’man observaient avec attention, mais peu étaient placés de façon à voir ces deux derniers tissages.

Les Trollocs tombaient par centaines, par milliers, détruits par des éclairs et des boules de feu, des Fleurs de Feu, des Portes de la Mort, et des Flèches de Feu. Bien que la terre explosât sous leurs pieds, ils continuaient à courir, rugissant et brandissant leurs armes, les Myrddraals sur leurs talons, épées noires à la main. Les Trollocs atteignirent les dépendances et les cernèrent, martelant les portes avec leurs poings, écartant les planches des murs avec leurs lames, lançant des torches enflammées sur les toits de chaume. Les Saldaeans, qui s’efforçaient de percer des ouvertures dans le toit, rejetèrent les torches en bas ; mais quelques-unes restèrent accrochées au bord de la toiture, le chaume humide commençant à brûler.

Le feu ! pensa Rand à l’intention de Lews Therin. Les Saldaeans vont brûler ! Faites quelque chose !

Lews Therin ne répondit pas, continua seulement à tisser la mort aussi vite qu’il pouvait et à la lancer sur les Trollocs, avec les Portes de la Mort et les Flèches de Feu. Un Myrddraal, criblé d’une demi-douzaine de filaments rouges, fut désarçonné, puis un autre. Une Flèche de Feu arracha la tête à un troisième, dans une explosion de chairs et de sang en ébullition, qui continua à galoper en brandissant ses armes, comme s’il ignorait sa propre mort. Rand les cherchait. Si les Myrddraals étaient tous tués, peut-être que les Trollocs tourneraient les talons et fuiraient.

À présent, Lews Therin ne tissait plus que des Portes de la Mort et des Flèches de Feu. La masse des Trollocs était trop proche du manoir pour utiliser des Fleurs de Feu. Apparemment, certains Asha’man ne le réalisèrent pas tout de suite. Tout le manoir trembla, comme frappé par d’énormes marteaux-pilons, sur le point de se désintégrer. Puis les explosions cessèrent, sauf là où frappait une boule de feu, où le sol même explosait, projetant les Trollocs en l’air comme des pantins désarticulés. Les éclairs pleuvaient. Des décharges bleu argent frappaient continuellement, si proches que Rand en eut la chair de poule et que ses cheveux se dressèrent sur sa tête.

Certains Trollocs réussirent à ouvrir une grange et s’engouffrèrent à l’intérieur. Il déplaça ses mains, couvrant ceux qui étaient encore dehors de filaments rouges qui les criblèrent de trous.

Pour ceux qui étaient entrés, les Saldaeans devraient s’en occuper eux-mêmes. Dans une autre grange et une autre écurie, les flammes commençaient à attaquer le chaume, les hommes lâchant leurs flèches dans la fumée âcre qui les faisait tousser.

Écoutez-moi, Lews Therin. Le feu. Vous devez faire quelque chose !

Lews Therin ne dit rien, et continua à filer ses toiles pour tuer Myrddraals et Trollocs.

— Logain ! cria Rand. Le feu. Éteignez-le !

Logain ne répondit pas. Cependant, Rand vit les tissages éteindre les flammes. Elles s’évanouissaient, ne laissant derrière elles que du chaume noirci, d’où ne s’élevait aucune fumée. La mort marchait au milieu des Trollocs, mais ils étaient si proches, que même les boules de feu secouaient le manoir.

Soudain, un Myrddraal à pied surgit à côté de la fenêtre, son visage sans yeux calme comme celui d’une Aes Sedai, épée noire déjà tendue vers lui. Deux lances aielles le frappèrent en pleine poitrine, et un couteau de jet se planta dans sa gorge, mais il ne fit que chanceler avant d’attaquer à nouveau. Rand réunit ses doigts, et juste avant que l’épée ne l’atteigne, cent Flèches de Feu s’enfoncèrent dans le Myrddraal, le projetant vingt pas en arrière. Il tomba, arrosant la terre d’un sang noir. Les Myrddraals meurent rarement tout de suite, mais celui-là ne bougea plus.

Rand chercha vivement d’autres cibles, mais il réalisa que Lews Therin ne canalisait plus. Il sentait toujours la chair de poule lui disant que Cadsuane et Alivia tenaient le Pouvoir, il sentait le saidin en Logain, mais il ne tissait plus. Dehors, le sol était tapissé de corps et de membres, depuis les champs alentour jusqu’aux murs du manoir. À quelques pas d’eux. Quelques chevaux appartenant aux Myrddraals étaient encore debout, dont l’un levait la jambe antérieure comme si elle était cassée. Un Myrddraal sans tête titubait en agitant follement son épée, et çà et là, un Trolloc sursautait et tentait de se relever, en vain. Rien d’autre ne bougeait.

C’est fini, pensa-t-il. C’est fini, Lews Therin. Vous pouvez lâcher le saidin maintenant. Harilin et Enaila étaient debout sur la table, voilées, lance à la main. Min se tenait près d’elles, lugubre, un couteau de jet dans chaque main. Le lien contenait de la peur, mais pas pour elle, soupçonna-t-il. Ils lui avaient sauvé la vie, mais il devait se sauver lui-même maintenant.

— On l’a échappé belle, marmonna Logain. Si ça s’était produit avant mon arrivée… On l’a échappé belle.

Il se secoua et relâcha la Source, se détournant de la fenêtre aux vitres brisées.

— Aviez-vous l’intention de garder ces nouveaux tissages pour vos protégés, comme Taim ? Où avons-nous expédié les Trollocs ? J’ai juste copié vos tissages à l’identique.

— Peu importe où ils ont été expédiés, répondit Rand distraitement.

Son attention se concentrait sur Lews Therin. Le fou, la voix sanguinaire dans sa tête, tira un peu plus de Pouvoir. Laisse tomber, mon vieux. Les Engeances de l’Ombre ne survivent pas au passage d’un portail.

Je veux mourir, dit Lews Therin. Je veux rejoindre Ilyena.

Si vous vouliez vraiment mourir, pourquoi avez-vous tué les Trollocs ? pensa Rand. Pourquoi avoir tué ce Myrddraal ?

— Les gens vont trouver des Trollocs morts et peut-être aussi des Myrddraals sans une marque sur eux, dit-il tout haut.

Je crois me souvenir être mort, murmura Lews Therin. Je me rappelle comment j’ai fait.

Il tira plus profondément sur le Pouvoir, et Rand sentit de petites douleurs aux tempes.

— Mais jamais autant en un seul lieu. La destination change chaque fois que s’ouvre une Porte de la Mort.

Rand se frictionna les tempes. Cette souffrance était un avertissement. Il approchait de la limite de saidin qu’il pouvait tenir sans risquer de mourir ou être grillé. Vous ne pouvez pas mourir maintenant, dit-il à Lews Therin. Nous devons atteindre la Tarmon Gai’don, ou le monde mourra.

— Une Porte de la Mort, dit Logain, avec une nuance de dégoût. Pourquoi tenez-vous toujours le Pouvoir ? demanda-t-il brusquement. Et en si grande quantité ? Si vous voulez me montrer que vous êtes plus fort que moi, je le sais déjà. J’ai vu comme vos… Portes de la Mort… Elles étaient larges comparées aux miennes. Et je dirais que vous tenez autant de saidin que vous le pouvez sans danger.

Cela attira l’attention de tous. Min rangea ses couteaux et descendit de la table, le lien soudain si plein de peur qu’il en pulsait. Harilin et Enaila échangèrent un regard inquiet, puis se remirent à regarder par les fenêtres. Elles ne seraient pas assurées que les Trollocs étaient morts tant qu’ils n’auraient pas été enterrés depuis trois jours. Alivia fit un pas vers lui, fronçant les sourcils, mais il secoua légèrement la tête, et elle se retourna vers la fenêtre, toujours soucieuse.

Cadsuane traversa la pièce d’un pas glissé, le visage lisse et impassible.

— Que ressent-il ? demanda-t-elle à Min. Pas de faux-fuyant avec moi, ma fille. Je sais qu’il vous a liée à lui et vous le savez. Est-ce qu’il a peur ?

— Il n’a jamais peur, dit Min. Sauf pour moi ou…

Elle serra les dents avec entêtement et croisa les bras, foudroyant Cadsuane comme pour la défier.

— Je suis sous votre nez, dit Rand. Si vous voulez savoir ce que je ressens, demandez-le-moi.

Lews Therin, pensa-t-il.

— Mais j’ai quelque chose à vous dire, Cadsuane. Ne menacez plus jamais Min. Laissez-la tranquille !

— Bien, bien. Le gamin montre les dents.

Elle hocha la tête. Les oiseaux, les poissons, les étoiles et les lunes d’or de ses cheveux oscillèrent.

— Et vous pouvez demander à la jeune femme si elle désire votre protection.

Curieusement, Min avait déplacé sur lui son froncement de sourcils. Et le lien transmettait une certaine irritation. Par la Lumière, c’était déjà assez difficile qu’elle n’aime pas qu’il s’inquiète pour elle. Maintenant, elle avait l’air de vouloir s’en prendre à Cadsuane, chose qu’il n’aurait pas faite lui-même de gaieté de cœur.

Nous pouvons mourir à la Tarmon Gai’don, dit Lews Therin. Soudain, tout le Pouvoir s’écoula de lui.

— Il a lâché le Pouvoir, dit Logain comme s’il était du côté de Cadsuane.

— Je sais, lui répondit-elle.

Il tourna brusquement la tête, surpris.

— Min peut traiter avec vous selon vos méthodes si elle le désire, dit Rand, se dirigeant vers la porte. Mais ne la menacez pas.

Oui, pensa-t-il. Nous pouvons mourir à la Tarmon Gai’don.

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