6 Une ancienne peur… et une nouvelle

Bien entendu, Rand se fraya sans difficulté un passage dans la foule paniquée. Était-ce dû à la présence des Promises et des Asha’man ? L’un des hommes en noir ou le Dragon Réincarné lui-même eut-il recours au Pouvoir de l’Unique ? Quoi qu’il en soit, les fugitifs s’écartèrent devant le jeune homme, Min accrochée à son bras et Annoura, revenue à de bien meilleurs sentiments, tentant en vain de lui parler. Loial suivait, toujours occupé à prendre des notes tout en tenant sa hache – un exercice des plus délicats.

En train de se regarder dans les yeux, Perrin et Faile ratèrent leur chance de se joindre au groupe avant que la foule se referme sur son passage.

Faile ne dit rien pendant un temps, et Perrin l’imita. Avec comme témoin Aram, qui le regardait comme un brave toutou en admiration devant son maître, comment aurait-il pu exprimer ce qu’il avait sur le cœur ? D’autant plus qu’il y avait aussi Dobraine, perplexe devant la reine déchue évanouie dont il allait devoir se charger. À part ça, l’estrade était déserte. Havien était parti avec Rand, afin de trouver Berelain. Quant aux autres dames d’honneur, elles s’étaient enfuies une seconde après le départ du Dragon Réincarné. Sans un regard pour Perrin, Faile ni même Colavaere. Sans demander leur reste, elles avaient relevé l’ourlet de leur robe pour courir plus vite.

Des cris et des injures, pas seulement lancés par des voix d’hommes, montaient des rangs serrés de fuyards. Même si Rand n’était plus sur l’estrade, ces gens voulaient sortir au plus vite. Pensaient-ils que Perrin restait pour recenser les récalcitrants ? Puis qu’il ferait son rapport à Rand, lui indiquant les visages à ne pas oublier ? S’ils avaient jeté un coup d’œil au jeune homme, ils auraient vu qu’il s’intéressait à tout autre chose.

Rejoignant Faile, il lui prit la main et s’enivra de son parfum. De si près, les autres odeurs ne comptaient plus. Et tout le reste pouvait attendre. Sortant un éventail de dentelle rouge, Faile se toucha la joue avec, fit de même sur Perrin, puis le déploya et entreprit de se rafraîchir. Au Saldaea, son pays natal, il existait un complexe « langage de l’éventail ». Faile en avait appris les rudiments à Perrin. Hélas, le rituel des deux joues devait être réservé aux élèves de niveaux avancés. À première vue, ce devait être plutôt positif. Mais il y avait dans l’odeur de Faile une note piquante que son mari connaissait hélas très bien.

— Il aurait dû la condamner à la hache, marmonna Dobraine.

Perrin haussa les épaules. Au ton du seigneur, difficile de savoir s’il faisait référence à ce que les lois auraient requis en matière de châtiment ou s’il voulait signaler qu’un dernier rendez-vous avec le billot aurait été plus clément.

Dobraine ne comprenait pas… Et avant qu’il saisisse, il aurait poussé des ailes à Rand.

L’éventail de Faile ralentit, s’immobilisant presque, et elle jeta un coup d’œil à Dobraine par-dessus la dentelle rouge.

— Sa mort serait préférable pour tout le monde. Au vu des crimes de Colavaere, c’est un juste châtiment. Qu’allez-vous faire, seigneur Dobraine ?

Dentelle rouge ou non, si le regard était en coin, l’approche restait des plus directes.

Perrin se rembrunit. Pas un mot pour lui, mais une question pour le seigneur ? Sans parler de cette puissante senteur de jalousie, dans l’odeur de Faile…

Dobraine glissa ses gants dans son ceinturon et répondit sans se troubler le moins du monde :

— Ce que je ferai ? Dame Faile, ce que le seigneur Dragon a ordonné. Je tiens mes serments.

À une vitesse impensable, l’éventail se déploya et se replia.

— Rand a vraiment envoyé des Aes Sedai dans le camp des Aiels ? Pour qu’elles y soient prisonnières ? J’ai du mal à y croire.

— C’est pourtant vrai, dame Faile. Mais dans le lot, certaines sœurs ont juré allégeance au seigneur Dragon. J’ai été témoin de la scène… Ces sœurs aussi sont dans le camp aiel, mais pas en tant que prisonnières, je pense.

— Je l’ai vue aussi, intervint Aram. Les Aes Sedai se sont même agenouillées.

Quand le regard de Faile se posa sur lui, le Zingaro eut un grand sourire.

L’éventail décrivit un mouvement rapide et gracieux – on eût dit les ailes d’un papillon battant délicatement. À l’évidence, Faile maniait cet objet sans y penser, comme si ça lui avait toujours été naturel.

— Vous étiez tous les deux présents…

Dans la voix et l’odeur de Faile, le soulagement fut si profond que Perrin en resta bouche bée.

— Que croyais-tu donc, Faile ? finit-il quand même par demander. Pourquoi Rand aurait-il menti, alors que tout le monde aurait connu la vérité en moins d’une journée ?

Au lieu de répondre, Faile baissa les yeux sur Colavaere.

— Est-elle toujours inconsciente ? Non que ça change quelque chose, j’imagine. Elle en sait bien plus long que tout ce que je pourrais dire. Tout ce que nous avons tant lutté pour garder secret. Elle a confié ça à Maire, également… Cette femme en sait trop long.

Sans grande délicatesse, Dobraine souleva une des paupières de Colavaere.

— Comme assommée par une masse d’armes…, marmonna-t-il. Dommage qu’elle ne se soit pas brisé la nuque sur les marches. Eh bien, elle sera exilée, et elle apprendra à vivre comme une fermière.

Quelque chose de nouveau s’ajouta à l’odeur de Faile. Un vif mécontentement.

Brutalement, Perrin comprit ce que sa femme venait de proposer indirectement à Dobraine et ce que le seigneur avait rejeté tout aussi indirectement. De quoi avoir tous les poils qui se hérissent ! Depuis toujours, il avait conscience d’être uni à une femme dangereuse. Mais pas à ce point…

Plongé dans des pensées sinistres, Aram rivait le regard sur la reine déchue. Pour Faile, ce fichu Zingaro aurait fait n’importe quoi…

— Si quelque chose empêchait Colavaere d’arriver dans sa ferme, dit Perrin, je doute que Rand apprécierait. (Il foudroya du regard sa femme et Aram.) Et ça me déplairait également.

De quoi être fier, non ? En matière de discours indirect, il était au moins aussi bon que les trois autres.

Beau joueur, Aram encaissa le coup et baissa la tête. Bien entendu, Faile prit un air innocent, comme si elle ne voyait pas de quoi il voulait parler.

Perrin s’avisa alors que toute la peur ne montait pas des nobles qui s’écharpaient encore pour sortir au plus vite. Un filet d’angoisse s’élevait de sa femme. Une peur sous contrôle, certes, mais bien réelle.

— Quel est le problème, Faile ? À te voir, on dirait que c’est Coiren et sa clique qui ont gagné…

Faile ne broncha pas, mais le filet devint plus gros.

— C’est pour ça que tu n’as rien dit, au début ? Tu pensais avoir affaire à des pantins dont les Aes Sedai tiraient les ficelles ?

Faile sonda la foule qui continuait à converger vers les portes. Ces gens faisaient un vacarme infernal, et ils étaient de toute façon trop loin pour entendre. Pourtant, elle baissa le ton :

— Les Aes Sedai sont capables de ce genre de choses, ai-je entendu dire… Mon époux, je suis bien placée pour savoir qu’une sœur aurait du mal à te transformer en marionnette – plus encore que pour manipuler un homme qui, après tout, n’est que le Dragon Réincarné – mais quand je t’ai vu entrer, j’ai eu bien plus peur qu’aux pires moments qui ont suivi ton départ.

Au début de la tirade, de l’amusement monta aux narines de Perrin, semblable à une série de petites bulles. Il sentit aussi dans l’odeur de sa femme une sincère tendresse et de l’amour. Bref, l’odeur délicieuse de Faile, claire, pure et forte. À la fin, il n’y avait plus que la peur – un filet, certes, mais si présent…

— Par la Lumière ! Faile, tout est vrai ! Chaque mot que Rand a dit… N’as-tu pas entendu Dobraine et Aram ?

Faile sourit, hocha la tête et s’éventa. Mais l’odeur ne disparut pas.

Par le sang et les cendres ! que dois-je dire pour la convaincre ?

— Tu me croirais, si Verin dansait la sa’sara devant toi ? Si Rand le lui ordonne, elle le fera.

Une plaisanterie, dans l’esprit de Perrin. Tout ce qu’il savait de la sa’sara, c’était qu’il s’agissait d’une danse indécente – que Faile savait danser, comme elle le lui avait avoué un jour. Dernièrement, elle avait fait machine arrière et nié tout en bloc…

Une plaisanterie, pour Perrin… Pourtant, Faile ferma son éventail et se tapota le poignet avec.

« Je réfléchis sérieusement à ta suggestion… » Ce code-là, Perrin le connaissait.

— Je ne sais pas si ce serait suffisant… (Faile frémit presque imperceptiblement.) Existe-t-il une chose qu’une Aes Sedai ne ferait pas, ou ne subirait pas, si la Tour Blanche le lui ordonnait ? J’ai étudié l’histoire, et on m’a appris à lire entre les lignes. Quoi que racontent les récits, Mashera Donavelle a donné sept enfants à un homme qu’elle vomissait, Isebaille Tobanyi a livré à leurs ennemis les frères qu’elle aimait – et le trône de l’Arad Doman avec ! – et Jestian Redhill…

Faile s’interrompit et frémit de nouveau – moins discrètement, cette fois.

— Tout va bien…, murmura Perrin en enlaçant sa femme.

Pour sa part, il avait aussi étudié l’histoire sans tomber sur ces noms-là… Mais la fille d’un seigneur ne recevait pas la même éducation qu’un apprenti forgeron.

— C’est la vérité…

Dobraine détourna pudiquement les yeux. Aram aussi, mais avec un grand sourire.

Faile résista, mais très peu. Avec elle, impossible de savoir à l’avance quand une manifestation publique de tendresse était proscrite ou non. Mais quand elle n’en voulait pas, on ne pouvait pas passer à côté. Là, elle se blottit contre Perrin et lui rendit son étreinte – en plus fort.

— Si une Aes Sedai te fait du mal un jour, je la tuerai…

Perrin n’en doutait pas une seconde.

— Perrin t’Bashere Aybara, tu es à moi. Oui, à moi !

De ça non plus, le jeune homme ne doutait pas. Faile le serra plus fort, et l’odeur de jalousie revint.

Perrin faillit en rire. Le droit de planter un couteau dans son cœur semblait réservé à Faile, un point c’était tout. De quoi sourire, au minimum, s’il n’y avait pas toujours eu ce maudit filet de peur. Sans compter ce que Faile avait dit au sujet de Maire.

Incapable de capter sa propre odeur, Perrin aurait juré que la peur était là aussi. Une ancienne peur, et une nouvelle, pour les temps à venir.

Les derniers nobles étaient en train de sortir, et personne ne restait sur le carreau, piétiné par la foule. Après avoir chargé Aram d’amener en ville les gars de Deux-Rivières – sans savoir très bien comment il allait les nourrir – Perrin offrit son bras à Faile et la guida vers la sortie. Dobraine resta seul avec Colavaere, qui commençait à revenir à elle.

Perrin n’avait aucune envie d’être là quand cette femme s’éveillerait. À la façon dont elle serrait son poignet, Faile non plus. Ils accélérèrent le pas, pressés d’être dans leurs appartements, même si c’était pour des raisons différentes.

De toute évidence, les nobles n’avaient pas cessé de détaler une fois hors du Hall. Dans les couloirs déserts, n’étaient quelques domestiques, le couple avança très vite. Mais il ne fallut pas longtemps pour que Perrin capte des bruits de pas et en déduise qu’on les suivait. Il semblait peu probable que Colavaere ait encore des partisans déclarés, mais si c’était le cas, ceux-ci pouvaient vouloir atteindre Rand en frappant un de ses amis qui se promenait seul avec sa femme.

Quand Perrin se retourna, les mains sur le manche de sa hache, il n’eut pas besoin de tirer l’arme de son ceinturon. En revanche, il foudroya du regard Selande et ses amis, flanqués de huit ou neuf nouvelles têtes. Bien entendu, ces jeunes crétins sursautèrent quand il se retourna, puis échangèrent des regards surpris. Dans le lot, il y avait des Teariens – dont une femme plus grande que tous les mâles cairhieniens, sauf un. En habits d’hommes, comme Selande et ses compagnes, elle portait bien entendu une épée. Les Teariens étaient touchés par cette folie ? Une nouveauté pour Perrin…

— Pourquoi nous suivez-vous ? demanda Perrin. Si vous mijotez de me casser les pieds, votre spécialité, je jure de tous vous propulser – à coups de pied dans les fesses – jusqu’aux prochaines célébrations de Bel Tine.

Précédemment, le jeune homme avait eu des ennuis avec ces imbéciles – ou des clones à eux, peut-être. Obsédés par leur honneur, ces débiles se battaient en duel et se capturaient les uns les autres pour devenir des gai’shain. C’était ce point-là, surtout, qui faisait grincer les dents des Aiels.

— Soutenez mon mari, dit Faile, et obéissez-lui. C’est un homme qu’il vaut mieux ne pas prendre à la légère.

Les regards surpris disparurent et les pompeux jeunes crétins reculèrent en faisant assaut de révérences. Ils n’en avaient pas encore terminé quand le couple s’engagea dans un couloir latéral et les perdit de vue.

— Fichus jeunes bouffons ! fulmina Perrin tout en offrant de nouveau son poignet à Faile.

— Mon mari est un vieux sage…, murmura Faile.

Un ton très sérieux. Quant à l’odeur, c’était l’inverse…

Perrin réussit à ne pas grogner. D’accord, quelques-uns de ces pitres avaient un an ou deux de plus que lui, mais pour jouer ainsi aux Aiels, ils devaient être restés des gamins. Cela dit, Faile étant de bonne humeur, le moment semblait parfait pour entrer dans le vif du sujet. Celui que voulait aborder Perrin, en tout cas.

— Faile, comment t’es-tu retrouvée parmi les dames d’honneur de Colavaere ?

— Les domestiques, Perrin…

Faile parla si bas que personne n’aurait entendu à deux pas de là. Elle savait, au sujet de son ouïe hors du commun, et des loups. Un mari ne pouvait rien cacher à sa femme, pas vrai ?

Du bout de son éventail, Faile se toucha une oreille – une façon de signifier que les murs en avaient aussi.

— Trop de gens oublient la présence des domestiques, mais ils sont là, et ils ne sont pas sourds. Au Cairhien, ils écoutent beaucoup trop…

Aucun des serviteurs que voyait Perrin ne semblait tendre l’oreille. Les rares qui ne s’engouffraient pas dans un couloir latéral dès qu’ils les apercevaient, Faile et lui, les croisaient au pas de course et en gardant la tête baissée. À Cairhien, les nouvelles se répandaient à une vitesse folle. Ce qui venait d’arriver dans le Hall ne ferait pas exception à la règle. Le récit courait déjà dans toutes les rues, et il ne tarderait pas à sortir de la cité. Et bien entendu, les Aes Sedai, les Capes Blanches et tous les souverains du monde connu devaient avoir des agents un peu partout dans la capitale.

Malgré son geste codé, Faile recommença à chuchoter :

— Dès qu’elle a connu mon identité, Colavaere s’est empressée de me recruter. Le nom de mon père l’a impressionnée autant que celui de ma cousine.

Comme si elle avait tout dit, Faile hocha sombrement la tête.

De fait, elle en avait dit beaucoup. Presque assez, en fait… Son père, Davram, était la Haute Chaire de la maison Bashere, le seigneur de Bashere, Tyr et Sidona, gardien de la frontière avec la Flétrissure, défenseur des Terres Intérieures et Maréchal de la reine Tenobia du Saldaea. Quant à la cousine de Faile, c’était la reine Tenobia, tout simplement. D’excellentes raisons pour que Colavaere ait voulu avoir la femme de Perrin parmi ses dames d’honneur.

Mais le jeune homme avait eu le temps de réfléchir à tout ça, et il s’enorgueillissait de comprendre de mieux en mieux la façon d’être de sa bien-aimée. D’autre part, la vie d’homme marié apprenait bien des choses sur les femmes. Sur une femme, en tout cas. Ce qui manquait dans la réponse confirmait une intuition de Perrin. Quand il s’agissait de sa propre peau, Faile n’avait aucun sens du danger !

Bien entendu, Perrin ne pouvait pas aborder ce sujet dans les couloirs. S’il chuchotait, elle objecterait qu’elle n’avait pas son ouïe, prétendant en outre que tous les serviteurs, à cinquante pas à la ronde, tendaient avidement l’oreille. Rongeant son frein, Perrin marcha en silence jusqu’aux appartements qu’on leur avait affectés ce qui lui semblait une éternité plus tôt.

On y avait allumé les lampes, dont la lumière se reflétait sur les murs lambrissés sculptés de rectangles concentriques. Dans la grande cheminée carrée, le foyer était soigneusement balayé et « décoré » par quelques branches de lauréoles plutôt rachitiques mais toujours vertes.

Faile approcha d’un guéridon sur lequel reposaient deux carafes d’or lustrées de buée.

— On nous a laissé de l’infusion de myrtilles et du punch au vin. Un cru de Tharon, je crois… On le rafraîchit dans des citernes situées sous le palais. Que préfères-tu boire ?

Perrin déboucla son ceinturon et le posa sur un fauteuil, avec sa hache. En chemin, il avait soigneusement répété chaque mot qu’il avait l’intention de dire. De temps en temps, sa femme pouvait se montrer très irritable.

— Faile, je me suis langui de toi – et follement inquiété – mais…

— Inquiété ? Pour moi ?

La jeune femme se retourna. Le dos bien droit, le regard brillant comme celui de l’oiseau de proie dont elle tenait son nom – Faile signifiait « faucon », dans l’ancienne langue –, elle braqua son éventail sur le ventre de Perrin. Rien à voir avec le langage codé. D’habitude, elle faisait ça avec un couteau.

— Alors que tu t’es enquis de cette… femme… dès que tu as ouvert la bouche ?

Perrin en resta bouche bée. Comment avait-il pu oublier l’odeur de jalousie qui avait envahi ses narines ? Il manqua porter une main à son nez, pour s’assurer qu’il ne saignait pas.

— Faile, je m’intéressais à ses pisteurs de voleurs. Be… (Non, surtout, ne pas être assez idiot pour répéter ce nom !) Avant mon départ, elle a dit qu’elle détenait des preuves, au sujet de l’empoisonnement. Tu l’as entendue ! C’étaient ses preuves que je voulais.

Un coup d’épée dans l’eau. L’odeur piquante demeura, mêlée désormais à de la souffrance. Qu’avait-il pu dire pour blesser sa femme ?

— Ses preuves ? Les informations que j’ai glanées ne comptent pas, mais les siennes ont conduit Colavaere sous la hache du bourreau ? Auraient dû, en tout cas…

Une ouverture pour Perrin, ça… Mais son épouse n’était pas prête à le laisser placer un mot pour sa défense. Quand elle avança vers lui, ses yeux lançant des éclairs et son éventail brandi comme un couteau, il n’eut qu’une option : reculer.

— Sais-tu quelle histoire a racontée cette garce ? siffla Faile. (Une vipère noire n’aurait pas pu avoir plus de venin.) Le sais-tu ? Si tu n’étais plus là, a-t-elle affirmé, c’était parce que tu l’attendais dans un manoir, non loin de la ville. Tu l’attendais, oui ! J’avais préparé une histoire où tu étais à la chasse – la Lumière sait que tu y étais souvent, avant ton départ – mais tout le monde a cru que c’était pour faire bonne figure face à mon infortune.

» Elle et toi, ensemble ! Colavaere était aux anges. Je suis sûre qu’elle a pris cette garce de Mayene pour dame de compagnie afin de nous dresser l’une contre l’autre. « Faile, Berelain, venez boutonner ma robe. » « Faile, Berelain, venez tenir le miroir pour ma coiffeuse. » « Faile, Berelain, venez me laver le dos. » Elle devait bien s’amuser en attendant qu’on s’arrache les yeux. Voilà ce que j’ai enduré. Pour toi, espèce de balourd ébouriffé…

Perrin sentit que son dos percutait un mur. Soudain, quelque chose se brisa en lui. Il était presque mort de terreur pour cette femme, et prêt pour la sauver à affronter Rand et le Ténébreux en personne. Quant à Berelain… Loin de l’encourager, il avait fait tout son possible pour la fuir et la chasser de sa vie. Et voilà ce qu’il obtenait en récompense !

Doucement, il prit Faile par les épaules et la souleva du sol jusqu’à ce que leurs yeux soient au même niveau.

— Tu vas m’écouter, dit-il calmement.

Enfin, il essaya, car sa voix ressemblait plutôt à un grognement.

— Comment oses-tu me parler ainsi ? J’ai failli mourir d’inquiétude en imaginant qu’il t’était arrivé malheur. Je t’aime, et je n’aime que toi ! Et je ne veux aucune autre femme. Tu m’entends ?

Serrant Faile contre lui, il s’accrocha à elle comme s’il entendait ne plus jamais la laisser partir. Mourir de peur, oui, ce n’était pas passé très loin. Il tremblait encore à l’idée de ce qui aurait pu arriver…

— Faile, s’il t’arrivait quelque chose, j’en crèverais ! Oui, je me laisserais mourir sur ta tombe ! Crois-tu que je n’ai pas compris comment Colavaere a découvert ta véritable identité ? Tu t’es arrangée pour qu’elle le sache.

L’espionnage, avait-elle dit un jour, était un travail de femme.

— Tu aurais pu finir comme Maire. Colavaere sait pertinemment que tu es mon épouse. La femme de Perrin Aybara, un ami d’enfance de Rand al’Thor. As-tu seulement songé qu’elle pouvait avoir des soupçons ? Elle aurait pu… Par la Lumière ! Faile, elle aurait pu…

Soudain, Perrin s’avisa de ce qu’il était en train de faire.

Faile émettait des sons contre sa poitrine, mais aucun mot qu’il pût reconnaître. N’était-ce pas ses côtes qu’il venait d’entendre craquer ? Se maudissant d’être un tel lourdaud, il lâcha la jeune femme, ouvrant les bras en grand. Mais avant qu’il ait pu s’excuser, elle glissa les doigts dans sa barbe.

— Ainsi, on dirait que tu m’aimes ? souffla-t-elle.

Très tendrement, et avec un sourire éclatant.

— Une femme adore entendre ça, quand c’est dit de la bonne manière…

Faile lâcha l’éventail et elle passa sa main libre sur la joue de Perrin – presque assez fort pour le griffer – mais son rire de gorge exprimait une profonde chaleur et ce qui faisait briller ses yeux n’avait aucun rapport avec la colère.

— Heureusement que tu n’as pas prétendu ne plus voir les autres femmes – j’aurais eu peur que tu sois aveugle.

Trop surpris pour parler, Perrin ne réussit même pas à ouvrir la bouche. Rand comprenait les femmes. Idem pour Mat. Lui, il ne réussirait jamais. Toujours autant martin-pêcheur que faucon, sa femme virait sans cesse sur l’aile à une vitesse qui le dépassait. Pourtant… L’odeur piquante avait disparu, et il montait à présent d’elle une senteur qu’il connaissait très bien. La véritable essence de Faile, pure, forte et saine. Avec ce qu’il y avait en plus dans son regard, elle n’allait pas tarder à faire une remarque affriolante sur les filles de ferme au moment de la moisson. Apparemment, les jeunes paysannes du Saldaea étaient universellement réputées…

— Quant à te laisser mourir sur ma tombe, si tu oses le faire un jour, sache que mon âme viendra hanter la tienne. S’il m’arrive malheur, tu me pleureras le temps qu’il faut, puis tu te trouveras une autre femme. Quelqu’un qui aurait eu mon approbation, j’espère. (Faile sourit et caressa la barbe de son homme.) Tu n’es pas taillé pour prendre soin de toi. Je veux que tu promettes de te remarier !

Perrin jugea ce terrain extrêmement glissant. S’il ne promettait pas, l’exquise douceur de son épouse pouvait tourner à la tempête dévastatrice. S’il promettait… S’il se fiait à l’odeur de Faile, tout ce qu’elle venait de dire était parfaitement sincère. Pourtant, il y croirait quand les poules auraient des dents.

— Il me faut un bain, dit-il pour faire diversion. Je n’ai pas vu un morceau de savon depuis une éternité. Je dois empester l’écurie !

Faile se serra contre Perrin et inspira à fond.

— Tu sens très bon. Ton odeur à toi… (Faile glissa les mains sur les épaules de son mari.) Je me sens comme une…

À cet instant, la porte s’ouvrit à la volée.

— Perrin, Berelain n’est pas… Oh ! pardon, excusez-moi !

Rand se mit à sauter d’un pied sur l’autre, un comportement qui ne ressemblait pas au Dragon Réincarné. Le couloir grouillait de Promises. Mutine, Min passa la tête dans l’encadrement de la porte, sourit à Perrin et recula vivement.

Faile s’écarta de son mari si dignement et gracieusement que nul n’aurait pu deviner le projet qu’elle nourrissait quelques instants plus tôt. Et qu’elle avait été bien près d’expliciter en mentionnant les fameuses filles de ferme. Cela dit, ses joues étaient quand même un peu rouges, par endroits.

— Seigneur Dragon, c’est si gentil à toi de débouler ainsi. Désolée de ne pas t’avoir entendu frapper à la porte.

Au fond, les joues rouges exprimaient peut-être plus de la colère que de l’embarras…

Ce fut au tour de Rand de rougir. Pour se donner une contenance, il se passa une main dans les cheveux.

— Berelain n’est pas au palais. Elle a passé la nuit sur le bateau du Peuple de la Mer qui mouille dans le fleuve. Annoura ne m’a rien dit jusqu’à ce que je sois presque devant la porte de Berelain.

Perrin eut un rictus. Alors qu’il aurait pu utiliser son titre, pourquoi Rand s’entêtait-il à répéter le prénom de cette femme ?

— Tu avais autre chose à me dire, Rand ?

Perrin espéra ne pas avoir été trop lourd, sur ce coup. Avec un peu de chance, son ami aurait saisi… Sans regarder Faile, il ne sentit aucune jalousie dans son odeur. En revanche, elle était hors d’elle.

Un moment, Rand resta les yeux dans le vide, comme s’il écoutait quelqu’un. Pour ne pas montrer qu’il frissonnait, Perrin croisa les bras.

— Je dois savoir, dit enfin Rand. Refuses-tu toujours de commander mon armée contre l’Illian ? Je veux une réponse sur-le-champ !

— Je ne suis pas général, répondit Perrin.

En Illian, il y aurait des batailles. Cette idée fit naître des images dans la tête du jeune homme. Des soldats l’encerclant, et lui, hache à la main, qui se frayait un chemin en taillant dans la chair comme si la vie ne valait rien. Des ennemis toujours plus nombreux… Et dans son cœur, une graine qui germait… Non, il ne supporterait pas de revivre ça. Et il ne le voulait pas.

— De plus, ne suis-je pas censé rester près de toi ?

C’était ce que Min avait déduit d’une de ses visions. En deux occasions, il devrait être là, sinon, Rand serait condamné à la catastrophe. Les puits de Dumai comptaient peut-être pour une fois, mais il en restait une autre.

— Nous devons tous prendre des risques, dit Rand d’une voix à la fois calme et glaciale.

Min jeta de nouveau un coup d’œil dans la pièce pour voir s’il avait besoin d’elle. Quand ses yeux se posèrent sur Faile, elle battit en retraite.

— Rand, les Aes Sedai…

Un type futé n’aurait sûrement pas abordé la question. Mais Perrin n’avait jamais prétendu être malin.

— Rand, les Matriarches rêvent de les écorcher vivantes. Tu ne peux pas laisser faire ça.

Dans le couloir, Sulin se tourna pour étudier Perrin.

L’homme que ce dernier croyait connaître, un ami d’enfance, éclata d’un rire de dément.

— Nous devons tous prendre des risques, répéta-t-il.

— Je ne laisserai pas faire ça, Rand !

— Toi ?

— Moi, oui. (Perrin ne broncha pas sous le regard brûlant de Rand.) Ce sont des prisonnières inoffensives. Des femmes, Rand !

— Des Aes Sedai…

Ce ton rappela à Perrin celui d’Aram, aux puits de Dumai. Il manqua en avoir le souffle coupé.

— Rand…

— Je fais ce que je dois faire, Perrin.

Un moment, Perrin retrouva son vieil ami, celui qui détestait tout ce qui se passait. Une fraction de seconde, Rand al’Thor eut l’air mortellement fatigué. Mais ça ne dura pas. Le nouveau Rand revint sur le devant de la scène, aussi dur que de l’acier.

— Perrin, je ne ferai pas de mal à une Aes Sedai qui ne l’a pas mérité. Je ne peux rien promettre de plus. Puisque tu ne veux pas de mon armée, je te trouverai une autre utilité. Ça n’a rien de grave… J’aimerais pouvoir t’offrir davantage qu’un jour ou deux de repos, mais c’est impossible. Le temps presse, et nous ne devons pas faillir. Désolé de vous avoir… interrompus.

Rand esquissa une révérence, une main sur la poignée de son épée.

— Faile…

Perrin tenta de retenir son ami par le bras, mais il n’en eut pas le temps. En un éclair, Rand eut franchi le seuil et refermé la porte derrière lui.

Un jour ou deux de repos ? Décidément, Rand n’était plus l’homme que Perrin avait connu. Où comptait-il donc l’envoyer, si ce n’était pas dans les plaines de Maredo, là où se rassemblait son armée ?

— Mon époux, dit Faile, tu as le courage de trois hommes, et la jugeote d’un enfant encore tenu en laisse par sa mère. Comment se fait-il que l’intelligence d’un homme soit inversement proportionnelle à sa bravoure ?

Perrin grogna d’indignation. Pour ne pas jeter de l’huile sur le feu, il s’abstint de mentionner les femmes qui entreprenaient d’espionner une meurtrière qui se doutait très certainement qu’il y avait anguille sous roche. Ces dames ne cessaient de vanter leur logique infiniment supérieure à celle des hommes, mais il lui restait encore à les voir à l’œuvre, sur ce plan.

— Au fond, je ne veux pas vraiment entendre la réponse, même si tu la connais.

Faile s’étira, les bras au-dessus de la tête, puis elle s’autorisa un rire de gorge.

— De plus, je ne veux pas que Rand gâche des moments précieux… Je me sens toujours aussi coquine qu’une fille de ferme, et… Perrin, pourquoi ris-tu ? Cesse de te moquer de moi, Perrin t’Bashere Aybara. Arrête, balourd échevelé ! Si tu ne…

Perrin ne vit qu’un moyen de passer à autre chose : embrasser sa femme. Dans ses bras, il oublia Rand, les Aes Sedai et les batailles. Son foyer, c’était là où se trouvait Faile. Point final.


Загрузка...