Après avoir jeté un coup d’œil à l’enseigne de l’auberge – une femme dessinée à gros traits qui brandissait un bâton de marche et sondait le lointain d’un air plein d’espoir – Elayne regretta de ne pas être encore dans son lit alors que le soleil se levait à peine. Cela dit, elle aurait sans doute été incapable de dormir…
Derrière elle, l’esplanade Mol Hara était déserte à l’exception de quelques charrettes tirées par un bœuf ou un âne et de plusieurs femmes portant un panier sur la tête – en route pour le marché, tout ce petit monde ! À un coin de l’auberge, un mendiant unijambiste tendait déjà sa sébile. Le premier de la légion qui envahirait l’esplanade un peu plus tard. Elayne lui avait déjà donné une couronne d’argent – de quoi subvenir à ses besoins pendant une semaine, même en ces temps difficiles – mais il l’avait glissée dans sa poche avec un sourire édenté sans manifester l’intention de s’en aller.
Même si le ciel restait grisâtre, la journée promettait d’être étouffante. Et ce matin, se concentrer assez pour ignorer la chaleur posait un problème à Elayne. Sans doute à cause des vestiges de la gueule de bois de Birgitte, dont la Fille-Héritière souffrait aussi. Si son don de guérison n’avait pas été si minable…
Avec un peu de chance, Aviendha et Birgitte, protégées par des illusions, apprendraient du nouveau sur Carridin. L’Inquisiteur n’aurait pas pu les reconnaître, mais on ne prenait jamais assez de précautions…
Elayne se rengorgeait que sa presque-sœur n’ait pas demandé à venir plutôt avec elle. Mais l’Aielle avait même paru surprise que la Fille-Héritière le lui propose. À l’évidence, elle pensait qu’Elayne n’avait besoin de personne pour la surveiller et s’assurer qu’elle agissait comme il le fallait.
Avec un soupir, Elayne tira sur le devant de sa robe, qui n’en avait nul besoin. Bleu et crème, avec un peu de dentelle crème de Vandalra, ce modèle du cru donnait à la Fille-Héritière le sentiment d’être un peu trop… exposée à la vue. La seule fois où elle avait refusé d’adopter la mode locale, c’était lorsque Nynaeve et elle voyageaient vers Tanchico sur un bateau du Peuple de la Mer. Mais la mode d’Ebou Dar était presque aussi…
Allons, elle essayait juste de gagner du temps ! Aviendha aurait dû venir pour la tenir par la main.
— Je ne m’excuserai pas, dit soudain Nynaeve.
Tirant sur sa robe grise à deux mains, elle regardait la Vagabonde comme si Moghedien en personne les avait attendues à l’intérieur.
— Juré, je ne m’excuserai pas !
— Tu aurais dû porter du blanc, souffla Elayne, s’attirant un regard soupçonneux. N’as-tu pas dit que c’est la couleur des funérailles ?
Se méprenant sur ce que voulait dire sa compagne, Nynaeve eut un hochement de tête satisfait.
Si elles ne parvenaient pas à rester en paix, toutes les deux, un désastre les menaçait. Ce matin, Birgitte avait dû se contenter d’une décoction d’herbes – horriblement amères, comme par hasard – parce que Nynaeve avait prétendu ne pas être assez furieuse pour canaliser. Ensuite, l’ancienne Sage-Dame avait tenu un discours théâtral sur le blanc – la seule couleur adaptée selon elle à une démarche si humiliante. Puis elle avait clamé qu’elle ne viendrait pas, obligeant Elayne à la sortir de force de leurs appartements. Depuis, Nynaeve avait clamé au moins vingt fois qu’elle ne s’excuserait pas. La paix était précieuse, certes, mais…
— Tu as accepté, Nynaeve. Et ne viens pas me dire que nous t’avons forcé la main. Tu as accepté, alors, cesse de bouder !
Nynaeve faillit s’étrangler d’indignation – « bouder », une femme de son statut ? – mais elle ne baissa pas les bras pour autant.
— Il faut encore en parler, Elayne. Ta’veren ou pas ta’veren, il y a un bon millier de raisons pour que ce plan ne marche pas. Et Mat compte au moins pour neuf cents dans le lot !
— As-tu volontairement choisi les herbes les plus amères, ce matin ? demanda Elayne d’un ton sec.
Nynaeve devint aussitôt l’image même de l’innocence, mais ses joues rouges la trahirent.
Quand Elayne poussa la porte et entra, sa compagne la suivit en marmonnant entre ses dents. La Lumière en soit louée, Nynaeve ne lui avait pas encore tiré la langue. Mais ça risquait de venir… « Bouder » était un euphémisme, ce matin…
Alors que toutes les fenêtres étaient ouvertes, afin d’aérer la salle commune, une bonne odeur de pain en train de cuire montait de la cuisine. Perchée sur un tabouret, une servante replète se hissait sur la pointe des pieds pour retirer les branches ratatinées de pin qui décoraient le haut des fenêtres. D’autres filles étaient occupées à remettre en place les tables, les bancs et les chaises qu’on avait retirés pour dégager de l’espace aux danseurs. Si tôt, il n’y avait que les serveuses, à part une fille de peine maigrichonne en tablier blanc qui balayait le sol sans enthousiasme. Sans sa bouche continuellement boudeuse, elle aurait d’ailleurs pu être jolie…
Les auberges étant censées être des lieux de débauche durant les fêtes, Elayne s’était attendue à un champ de bataille, et elle en fut pour ses frais. Toutes choses égales par ailleurs, il y avait très peu de désordre. Et en un sens, la Fille-Héritière le regretta.
— Peux-tu me dire où est la chambre de maître Cauthon ? demanda Elayne à la balayeuse en lui tendant deux sous d’argent.
Nynaeve eut un soupir désapprobateur. Très près de ses sous, elle n’avait donné qu’une pièce de cuivre au mendiant.
La fille en tablier regarda les deux visiteuses d’un air maussade. Plus étonnant encore, elle gratifia les deux pièces du même genre de regard avant de marmonner :
— Une femme en or hier, et deux grandes dames ce matin…
Sur ce, elle donna les indications voulues d’un ton agacé.
Un moment, Elayne crut que la fille ne prendrait pas les deux sous. Mais elle s’en empara sans un mot de remerciements, les glissa dans son corsage – où elle avait peut-être cousu une poche intérieure – puis se remit à jouer du balai – frénétiquement, cette fois, comme si elle avait voulu passer le plancher à tabac.
— Tu vois…, marmonna Nynaeve. Je parie qu’il a poursuivi cette fille de ses assiduités. Et tu veux que je m’excuse devant un tel butor ?
Sans répondre, Elayne se dirigea vers l’escalier, au fond de la salle. Si Nynaeve ne cessait pas de se plaindre…
Premier couloir sur la droite et dernière porte sur la gauche… Arrivée à destination, Elayne hésita à frapper.
— Tu vois que c’est une mauvaise idée ! triompha Nynaeve. Nous ne sommes pas des Aielles, Elayne ! Malgré son habitude de chouchouter sans arrêt ses couteaux, j’aime bien Aviendha, mais elle nous a raconté des fadaises. C’est impossible ! Et tu le sais très bien.
— Nous n’avons pas donné notre accord à quelque chose d’impossible…, répondit Elayne.
Parler d’une voix ferme lui demanda un effort. De fait, Aviendha, le plus sérieusement du monde, avait proposé des choses qui… Eh bien, elle était allée jusqu’à leur conseiller de se laisser donner la badine, s’il le fallait…
— Ce que nous avons accepté est parfaitement possible…
Il fallait le dire vite…
Elayne frappa à la porte sur laquelle était gravé un gros poisson rond avec des rayures et une sorte de museau. Toutes les portes étaient ornées d’un symbole – presque toujours un poisson, mais différent chaque fois.
— Il est peut-être sorti, fit Nynaeve. Nous reviendrons une autre fois…
— Sorti, à cette heure ? lança Elayne. (Elle frappa de nouveau.) Tu racontes à qui veut l’entendre qu’il passe la moitié de son temps au lit.
Toujours pas un bruit dans la chambre.
— Si on se fie à l’état de Birgitte, dit Nynaeve, Mat devait être rond comme deux queues de pelle, hier soir. Si nous le réveillons… Pourquoi ne pas repartir et… ?
Elayne souleva le loquet et entra. Nynaeve la suivit avec un soupir qui dut s’entendre jusque dans le palais.
Mat gisait sur le couvre-lit rouge, un chiffon humide posé sur ses yeux et dégoulinant sur l’oreiller. Plutôt propre, la chambre était très mal rangée. Une botte trônait sur la table de toilette à côté d’une cuvette blanche pleine d’eau claire, le miroir était de travers, comme si Mat s’était cogné dedans, et sa veste froissée faisait un petit tas sur l’accoudoir d’un fauteuil. À part ça, le jeune homme était tout habillé – avec son fameux foulard autour du cou et à un pied la botte qui manquait sur la table de toilette. Bien entendu, on apercevait la tête de renard sous sa chemise à moitié ouverte.
Quand elle vit le médaillon, Elayne eut des picotements dans les doigts. Si Mat était toujours dans les vapeurs de l’alcool, elle devait pouvoir le lui enlever sans qu’il s’en aperçoive. D’une manière ou d’une autre, elle devait découvrir comment ce bijou neutralisait le Pouvoir. Savoir comment fonctionnaient les choses la passionnait, et le médaillon était en quelque sorte l’incarnation de tous les mystères du monde.
Nynaeve tira Elayne par la manche en soufflant : « Il dort », et quelque chose d’autre, mais trop bas pour que ce soit compréhensible. Sans doute une nouvelle incitation à s’en aller.
— Nerim, fiche-moi la paix ! grogna Mat. Je te l’ai déjà dit : je ne veux rien, à part une tête toute neuve. Et ferme doucement la porte, si tu ne veux pas que je te cloue dessus par les oreilles.
Nynaeve sursauta puis tenta de tirer Elayne vers la porte. Mais la Fille-Héritière ne se laissa pas faire.
— Maître Cauthon, ce n’est pas Nerim.
Mat leva la tête, utilisa les deux mains pour soulever un peu le chiffon mouillé et posa sur les deux femmes ses yeux injectés de sang.
Nynaeve sourit, ne faisant aucun effort pour cacher à quel point la vision d’une telle déchéance la réjouissait. Au début, Elayne ne comprit pas pourquoi elle avait également envie de sourire. Sa seule expérience de l’ivrognerie lui avait laissé une sincère pitié – et sympathie – pour les gens qui se faisaient piéger par l’alcool. Sentant la gueule de bois de Birgitte quelque part dans un coin de sa tête, elle saisit soudain pourquoi elle réagissait ainsi. Bien entendu, elle désapprouvait les beuveries de Birgitte, quelles qu’en soient les motivations, mais elle aurait détesté découvrir que quelqu’un tenait mieux la bouteille que sa Championne. Une idée ridicule et même embarrassante, mais néanmoins satisfaisante.
— Que fichez-vous ici ? demanda Mat. (Il grimaça et baissa le ton.) C’est le milieu de la nuit.
— Non, le matin, dit Nynaeve. Tu ne te souviens pas d’avoir conversé avec Birgitte ?
— Tu pourrais parler plus bas ? souffla Mat. (Il ferma les yeux mais les rouvrit aussitôt.) Birgitte ?
S’asseyant dans son lit, il laissa ses jambes pendre dans le vide. Un moment, il resta ainsi, les yeux baissés sur le parquet, le médaillon pendant hors de sa chemise au bout de sa lanière de cuir. Puis il regarda les deux femmes d’un air mauvais. Mais peut-être était-ce seulement une impression, à cause de ses yeux bouffis.
— Que vous a-t-elle dit ?
— Elle nous a transmis tes exigences, maître Cauthon, répondit Elayne.
On devait se sentir comme ça, devant la hache du bourreau. Eh bien, il n’y avait rien d’autre à faire que rester digne et attendre la suite.
— Du fond du cœur, je veux te remercier de m’avoir sauvée, dans la Pierre de Tear.
Voilà, c’était parti, et ça ne faisait pas mal. Enfin, pas trop.
Nynaeve ne bougeait pas, les lèvres de plus en plus pincées. Mais pas question qu’elle se défile maintenant ! Presque sans y penser, Elayne s’unit à la Source et canalisa un mince flux d’Air qui vint flanquer une chiquenaude sur une oreille de Nynaeve. Portant une main à son lobe, l’ancienne Sage-Dame foudroya du regard la Fille-Héritière, qui ne broncha pas et se tourna vers Mat, attendant patiemment.
— Je te remercie aussi, souffla Nynaeve, les mots presque inaudibles, et du fond du cœur.
Elayne ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel. Bon, Mat leur avait demandé de parler moins fort, et il semblait avoir entendu. Bizarrement, il eut un haussement d’épaules gêné.
— Cette histoire ? Ce n’était rien ! Sans moi, vous vous seriez sans doute libérées peu après… (Il remit le chiffon mouillé sur ses yeux et se prit la tête à deux mains.) Une fois dans la salle commune, vous pourriez demander à Caira de me monter une carafe de punch ? C’est une fille mince et jolie, avec des yeux chaleureux.
Elayne tressaillit. Rien ? Cet homme avait exigé des remerciements, elle s’était abaissée à les lui faire, et voilà que ce n’était rien ? Cet ivrogne ne méritait ni pitié ni sympathie. Toujours unie au saidar, elle envisagea de le frapper avec un flux bien plus puissant que celui dont Nynaeve avait été la cible. Mais à quoi ça servirait, tant qu’il portait sa tête de renard ? Pour l’instant, le médaillon ne touchait pas sa peau. Dans ces conditions, offrait-il la même protection ?
Nynaeve mit un terme à la méditation d’Elayne en bondissant sur Mat, toutes griffes dehors. De justesse, la Fille-Héritière parvint à s’interposer et à prendre sa compagne par les épaules. Un moment, elles restèrent ainsi, nez à nez – n’était leur différence de taille –, puis l’ancienne Sage-Dame se détendit un peu. Estimant qu’il n’y avait plus de danger, Elayne la lâcha.
La tête baissée, Mat ne s’était aperçu de rien. Que le médaillon le protège ou non, Elayne pouvait toujours s’emparer de l’arc posé dans un coin et le battre comme plâtre avec.
Quelle idée idiote ! Après avoir empêché Nynaeve de tout gâcher, voilà qu’elle songeait à faire pareil. Au sourire suffisant que lui adressa l’ancienne Sage-Dame, il parut en outre évident qu’elle avait lu dans ses pensées…
— Maître Cauthon, il y a plus que ça, dit Elayne, prête à boire le calice jusqu’à la lie. (Nynaeve se décomposa.) Nous voulons aussi nous excuser d’avoir attendu si longtemps avant de te remercier. De plus, nous te demandons pardon humblement pour la façon dont nous t’avons traité depuis. (Vraiment difficile à sortir, cette phrase-là…) Pour prouver que nos regrets sont sincères, nous promettons les choses suivantes…
Nynaeve eut un geste implorant, mais Elayne l’ignora. Aviendha était formelle : les excuses ne constituaient qu’un début.
— Nous ne te rabaisserons plus en aucune occasion, nous ne nous moquerons plus de toi et… nous n’aurons plus la prétention de te donner des ordres.
Nynaeve fit la grimace. Elayne sentit que sa propre bouche avait envie de se tordre, mais elle continua :
— Consciente que tu te soucies à juste titre de notre sécurité, nous ne quitterons plus le palais sans te dire où nous allons, et nous écouterons attentivement tous tes conseils.
Si elle n’avait aucune envie de devenir une Aielle, Elayne tenait à se gagner le respect d’Aviendha, et il fallait y mettre le prix.
— Si tu… si tu estimes que nous…
Bien entendu, elle n’entendait pas être un jour la sœur-épouse de son amie – cette seule idée la révulsait – mais elle l’aimait vraiment beaucoup.
— … Eh bien, que nous nous mettons inutilement en danger…
Après tout, était-ce la faute d’Aviendha si Rand avait conquis leurs deux cœurs ? Sans compter celui de Min…
— … nous accepterons les gardes du corps que tu nous affecteras…
Que ce soit simplement le destin, ou une histoire de ta’veren, ce qui était fait était fait. Et elle aimait ses deux « rivales » comme des sœurs.
— … et resterons sous leur protection aussi longtemps que possible.
Que la Lumière brûle ce sale type qui la torturait ! Et Elayne ne voulait pas parler de Mat.
— Tout cela, je le jure sur le Trône du Lion.
La Fille-Héritière était essoufflée comme si elle avait couru sur une demi-lieue. Quant à Nynaeve, elle ressemblait à un blaireau coincé par un chasseur.
Mat tourna lentement la tête vers les deux femmes et baissa son bandeau pour dévoiler un seul œil injecté de sang.
— Noble dame, dit-il, on dirait que tu essaies d’avaler une barre de fer… Mais je t’autorise à m’appeler Mat, sais-tu ?
L’odieux personnage ! Cet homme n’avait aucune notion de la courtoisie. Probablement ignorait-il le sens de ce mot.
— Et toi, Nynaeve ? demanda Mat, son œil rouge se braquant sur l’ancienne Sage-Dame. Elayne a beaucoup dit « nous » en votre nom à toutes les deux, mais toi, tu n’as pas pipé mot.
— Je ne te crierai plus après ! cria Nynaeve. Et je promets tout le reste aussi. Je te jure, espèce de…
La jeune femme se tut, consciente qu’elle ne pouvait utiliser aucun des noms d’oiseau qui lui venaient à l’esprit – sauf si elle tenait à violer ses promesses aussitôt après les avoir prononcées. Pourtant, son éclat eut un effet des plus satisfaisants.
Mat eut comme un spasme, lâcha le chiffon et se prit la tête à deux mains.
— Maudits dés, marmonna-t-il, les yeux exorbités.
Elayne s’avisa soudain que ce garçon était une véritable mine d’or en matière de langage plus qu’imagé. Dès qu’ils la voyaient, les palefreniers, les conducteurs de chariot et les charretiers avaient une déplorable tendance à parler comme des courtisans, ou presque. Bien sûr, elle s’était promis de « civiliser » Mat, afin qu’il soit plus utile à Rand, mais les jurons n’étaient en rien contre-indiqués dans cette affaire. De plus, s’aperçut-elle, il restait beaucoup de choses qu’elle n’avait pas juré de ne plus faire, et ça laissait beaucoup de possibilités ouvertes. En toute logique, ce point devrait consoler Nynaeve, quand elle le lui ferait remarquer…
— Merci, Nynaeve, lâcha Mat d’une voix éteinte. (Il marqua une pause pour déglutir.) J’ai d’abord cru que ce n’était pas vous, mais d’autres femmes sous un déguisement. Comme je suis toujours en vie, ça ne devait pas être ça… Si ma mémoire ne me trompe pas, Birgitte a dit que vous aviez besoin de moi pour trouver quelque chose. Quoi donc ?
— Un objet que tu ne trouveras pas seul, dit Nynaeve d’un ton ferme.
Enfin, plus agressif que ferme, en réalité, mais Elayne n’estima pas utile ni justifié de la rappeler à l’ordre. Mat méritait d’être un peu secoué.
— Tu nous accompagneras, et c’est nous qui le trouverons.
— On revient déjà en arrière, Nynaeve ? railla Mat avec un rictus que ses yeux rouges rendirent encore plus hideux. Après avoir promis de faire tout ce que je dis… Si tu veux promener un ta’veren en laisse, va demander à Rand ou à Perrin, et tu verras ce qu’ils te répondront.
— Nous n’avons pas juré de faire tout ce que tu dis, Matrim Cauthon ! rugit Nynaeve, dressée sur ses ergots. En tout cas, moi, je n’ai rien promis de tel !
De nouveau, elle semblait prête à sauter à la gorge du jeune flambeur.
Elayne se contrôla mieux que sa compagne. L’hostilité ouverte ne mènerait à rien…
— Maître… Mat, nous avons promis d’écouter tes conseils, et de les suivre si nous les jugeons judicieux.
Enfin, il ne pouvait pas sérieusement croire qu’elles allaient lui obéir aveuglément ! Le regardant bien, Elayne conclut pourtant que c’était exactement ça. Nynaeve avait raison. Ce garçon allait être une source d’ennuis.
Eh bien, il allait falloir faire avec. Canalisant de nouveau, la Fille-Héritière fit léviter la veste de Mat jusqu’à une patère à laquelle elle l’accrocha. Puis elle s’assit dans le fauteuil ainsi libéré. Tenir les promesses qu’elle avait faites à maître Cauthon – enfin, Mat – et à elle-même ne serait pas facile, mais rien de ce qu’il pourrait dire ou faire ne la toucherait.
Après avoir lorgné la seule autre possibilité de s’asseoir – un repose-pieds plus qu’un tabouret – Nynaeve décida de rester debout. Sa main droite vola d’instinct à sa natte, mais elle se força à croiser les bras. Cela dit, elle ne put pas s’empêcher de taper nerveusement du pied.
— Les Atha’an Miere appellent cet objet la Coupe des Vents. Maître… Mat, c’est un ter’angreal…
Pour la première fois, le jeune homme, malgré son piteux état, montra un réel intérêt pour la conversation.
— Un truc vraiment excitant à trouver… Dans le Rahad, surtout… (Mat secoua la tête.) Bon, écoutez-moi bien, à présent. Aucune de vous deux ne traversera plus le fleuve sans être accompagnée de quatre ou cinq de mes Bras Rouges. Tout bien pesé, la même règle s’appliquera pour sortir du palais. Birgitte vous a parlé du message que j’ai trouvé dans ma veste ? Je suis sûr de le lui avoir dit… Il y a aussi Carridin et ses Suppôts des Ténèbres. N’essayez pas de me raconter qu’il ne mijote rien…
— Toute sœur qui soutient la nomination d’Egwene au poste suprême est menacée par la Tour Blanche, dit Elayne.
Une lueur inquiétante dans les yeux, Nynaeve tapait du pied de plus en plus fort.
— Nous ne pouvons pas nous cacher, maître… Mat, et nous ne le ferons pas. Quant à Carridin, nous nous en occuperons en temps voulu.
Elles n’avaient pas promis de tout dire au jeune homme, et elles ne pouvaient pas le laisser se disperser.
— Pour l’instant, il y a d’autres priorités.
— En temps voulu ? répéta Mat, incrédule.
— Quatre ou cinq Bras Rouges chacune, lâcha Nynaeve. C’est ridi…
Elle ferma les yeux un moment et reprit d’un ton un peu moins tranchant :
— Eh bien, ce n’est guère réalisable… Elayne, Birgitte, Aviendha et moi… Tu n’as pas assez d’hommes. Et de toute façon, c’est de toi que nous avons besoin.
Une phrase que Nynaeve dut se forcer à prononcer. Certains aveux coûtaient plus cher que d’autres…
— Birgitte et Aviendha n’auront pas besoin de nounous…, fit distraitement Mat. Je suppose que cette Coupe des Vents est plus importante que Carridin. Mais laisser la bride sur le cou à des Suppôts ne me paraît pas bien.
Nynaeve vira lentement à l’écarlate. Se regardant dans le miroir, Elayne fut fière de constater qu’elle ne trahissait pas ses sentiments. Ce type était insupportable ! « Nounous » ! Et puis quoi encore ? Et s’il ne s’agissait pas d’une insulte délibérée, mais d’un mot lancé comme ça, sans y penser, l’offense était en un sens encore pire.
Elayne se regarda de nouveau et décida de pointer davantage le menton. Nounous ! Heureusement qu’elle était l’incarnation même de l’équanimité…
Mat la dévisagea, ses yeux toujours aussi bouffis, mais il sembla ne rien détecter.
— C’est tout ce que Birgitte vous a dit ?
— C’était bien assez, je crois, et dans ton propre intérêt ! répliqua Nynaeve.
Bizarrement, Mat parut surpris… et assez satisfait.
Nynaeve tressaillit, ses bras croisés se tendant comme si elle avait voulu serrer plus fort son propre torse.
— Puisque tu n’es pas en état de venir avec nous… Ne me regarde pas comme ça, Mat Cauthon, ce n’est pas te rabaisser, mais dire la stricte vérité ! Bref, vu ton état, mieux vaut que tu occupes ta matinée à déménager au palais. Et ne crois pas que nous t’aiderons à porter tes affaires. Je n’ai jamais promis d’être une mule !
— La Vagabonde me convient très bien…, commença Mat, agressif.
Il n’alla pas plus loin, de la surprise s’affichant sur son visage. Une surprise horrifiée, aurait plutôt dit Elayne. Voilà qui lui apprendrait à crier quand il avait la tête comme une citrouille. En tout cas, c’était comme ça qu’elle avait senti la sienne, de tête, lors de sa seule et unique beuverie. Mais bien entendu, Mat ne tirerait pas les leçons qui s’imposaient de sa débâcle. Les hommes, selon Lini, remettaient toujours les mains dans le feu en espérant que ça ne brûlerait pas, ce coup-ci.
— Ta’veren ou non, tu ne peux pas espérer qu’on trouve la Coupe des Vents du premier coup, dit Nynaeve. Sortir ensemble tous les jours sera plus simple si tu ne dois pas traverser d’abord l’esplanade.
En fait, l’idée était de ne pas devoir attendre tous les matins un fichu fêtard. De plus, la gueule de bois n’était pas la seule excuse que Mat pouvait trouver pour traîner au lit, loin de là.
— Et en venant au palais, ajouta Elayne, tu pourras garder un œil sur nous.
Nynaeve eut un grognement rageur. Ne comprenait-elle pas qu’il fallait appâter leur proie ? Sans pour autant lui promettre qu’il pourrait les surveiller, bien entendu.
Comme s’il n’avait pas entendu les deux femmes, Mat braqua sur elles un regard hagard.
— Pourquoi faut-il qu’ils s’arrêtent maintenant, ceux-là ?…, marmonna-t-il.
Au nom de la Lumière ! qu’est-ce qu’il racontait ?
— Les chambres sont magnifiques, Mat… C’est Tylin qui a choisi la tienne, pas loin de ses appartements. Elle s’est vraiment investie pour ton bien-être. Tu ne voudrais pas vexer la reine, quand même ?
Voyant le teint verdâtre de Mat, Elayne canalisa le Pouvoir afin d’ouvrir la fenêtre puis de vider la cuvette de son eau. Si elle avait jamais été face à un homme sur le point de restituer le contenu de son estomac, c’était aujourd’hui, à cette heure et à cette minute.
— Je ne vois pas pourquoi tu en fais toute une affaire…
Un mensonge. En réalité, la Fille-Héritière voyait très bien. Ici, plusieurs serveuses devaient se laisser lutiner. Au palais, les candidates seraient plus rares, s’il y en avait. Et pas question de passer ses nuits à boire et à jouer. Tylin ne tolérerait pas qu’il donne le mauvais exemple à Beslan.
— Nous devons tous faire des sacrifices…
Elayne se retint de dire qu’il n’avait pas à se plaindre de ceux qu’on lui demandait – des efforts mineurs et parfaitement justifiés – alors que Nynaeve et elle, quoi qu’en dise Aviendha, devaient consentir à de terribles et iniques sacrifices. Cela dit, si ça n’avait tenu qu’à elle, l’ancienne Sage-Dame n’en aurait fait aucun.
Mat se reprit la tête à deux mains et émit des sons bizarres, ses épaules secouées de spasmes. Il riait, ce sagouin ! Elayne saisit la cuvette avec un flux d’Air et envisagea sérieusement de la propulser sur la tête de ce sombre individu. Mais quand il releva les yeux, Mat, pour une raison inconnue, semblait outragé.
— Des sacrifices ? grinça-t-il. Si je vous demandais de faire le même que moi, vous frictionneriez toutes les oreilles à votre portée et vous feriez s’écrouler le toit sur mon crâne.
Était-il encore soûl ? se demanda Elayne. Elle décida d’ignorer l’horrible regard rouge du jeune fêtard.
— Puisqu’on parle de ton crâne, si une guérison te tente, Nynaeve serait ravie de s’en charger.
Pour quelqu’un qui devait être furieux pour canaliser, c’était un moment idéal. D’ailleurs, Nynaeve sursauta et jeta un coup d’œil en coin à sa compagne.
— Oui, bien sûr, se hâta-t-elle de dire. Si tu veux…
Les joues rouges de l’ancienne Sage-Dame confirmèrent tous les soupçons d’Elayne au sujet de cette matinée.
— Mon crâne, oubliez-le ! siffla Mat. Je m’en sors très bien sans les Aes Sedai. Mais merci de la proposition.
Une façon de semer la confusion, aurait juré Elayne. Pourtant, il semblait sincère. Et ça la perturba énormément. Sur les hommes, elle savait uniquement ce que Lini et sa mère avaient bien voulu lui dire. Rand allait-il être aussi déconcertant que Mat Cauthon ?
Avant de partir, Elayne arracha au jeune homme la promesse d’emménager au palais sur-le-champ. Selon Nynaeve, quand il donnait sa parole, il la tenait, même à contrecœur. Mais si on lui laissait une échappatoire, il fallait compter sur lui pour en profiter. Un point négatif que l’ancienne Sage-Dame avait été un peu trop empressée de mettre en avant.
Mat promit avec une grimace pleine de ressentiment. À moins que ce soit encore un effet de ses yeux rouges… Mais quand Elayne posa la cuvette à ses pieds, il parut authentiquement reconnaissant. Cela dit, pas question qu’elle éprouve la moindre compassion pour lui !
Dans le couloir, dès que la porte de la chambre se fut refermée, Nynaeve montra son poing au plafond.
— Cet homme épuiserait la patience d’une pierre. Je jubile de savoir qu’il a mal à la tête. Tu m’entends, je jubile ! Il nous posera des problèmes, c’est sûr !
— C’est vous qui lui poserez des problèmes, et bien plus qu’il ne vous en causera !
La femme qui venait de parler approcha des deux Aes Sedai. Les cheveux grisonnants, le visage de quelqu’un qui ne s’en laisse pas conter, elle parlait avec une grande autorité. Accessoirement, elle semblait hors d’elle. Malgré le couteau de mariage qui pendait à son cou, elle avait les cheveux et le teint trop clairs pour être native d’Ebou Dar.
— Quand Caira me l’a dit, j’ai eu du mal à y croire. Je doute d’avoir jamais vu tant de bêtise dans seulement deux robes…
Elayne étudia l’insolente de la tête aux pieds. Même quand elle était novice, on ne lui avait jamais parlé sur ce ton.
— Et à qui avons-nous le douteux honneur, ma bonne dame ?
— Setalle Anan, ma chère enfant, la propriétaire de ce très honorable établissement.
Sur ces mots peu amènes, la femme ouvrit une porte, prit par le bras les deux amies et les entraîna dans une chambre – si vite qu’Elayne aurait juré que ses pieds s’étaient soulevés du sol.
— Maîtresse Anan, je crains qu’il y ait un malentendu, dit-elle alors que l’aubergiste les lâchait pour refermer la porte.
Beaucoup plus directe, Nynaeve leva la main pour bien exposer sa bague au serpent, puis elle lâcha :
— Regardez un peu ça avant de…
— Très joli bijou, coupa maîtresse Anan.
Elle poussa Elayne et Nynaeve assez fort pour qu’elles se retrouvent assises côte à côte sur le lit. La Fille-Héritière en écarquilla les yeux d’incrédulité. Cette femme osait les affronter, les poings sur les hanches – l’image d’une mère qui s’apprête à sermonner ses filles.
— Exhiber cette bague démontre simplement votre stupidité. Ce jeune homme vous fera sauter sur ses genoux – toutes les deux ensemble, si vous le laissez faire – et il vous volera quelques baisers, voire davantage si vous êtes prêtes à lui en donner plus. Mais il ne vous fera jamais de mal. En revanche, si vous continuez ce jeu, c’est vous qui lui en ferez.
Faire du mal à Mat ? Cette femme pensait qu’elles… Sauter sur ses genoux ? Elle croyait qu’il… Sans savoir si elle devait en rire ou en pleurer, Elayne resta là à tirer sur sa robe.
— Comme je disais, maîtresse Anan, c’est un malentendu.
Retrouvant un peu de son aplomb, Elayne continua d’un ton plus posé :
— Je suis Elayne Trakand, Fille-Héritière du royaume d’Andor et Aes Sedai de l’Ajah Vert. J’ignore ce que vous imaginez…
Maîtresse Anan lui ayant posé la pointe d’un index sur le bout du nez, Elayne eut l’impression qu’elle louchait.
— Elayne, puisque c’est ton nom, tout ce qui m’empêche de te traîner dans la cuisine, et l’autre idiote aussi, pour vous donner une bonne leçon d’humilité en vous faisant faire la plonge, c’est la possibilité que vous soyez vraiment capables de canaliser le Pouvoir. Vous n’êtes quand même pas assez folles pour porter cette bague sans y avoir droit ? Je vous avertis que ça ne fera aucune différence pour les sœurs du palais Tarasin. Connaissez-vous au moins leur existence ? Si la réponse est positive vous n’êtes pas folles, mais complètement débiles.
Elayne sentit que la moutarde lui montait au nez. Folles ! Stupides ! Débiles ! Pas question d’encaisser ça, surtout après avoir été obligée de ramper devant Mat. Lui, la faire sauter sur ses genoux ? Malgré son indignation, Elayne parvint à garder son calme, contrairement à Nynaeve.
Déchaînée, l’ancienne Sage-Dame se leva d’un bond et l’aura du saidar l’enveloppa. Des flux d’Air s’enroulèrent autour de maîtresse Anan – des épaules aux chevilles –, plaquant ses vêtements contre sa peau et manquant la faire tomber à la renverse.
— Il se trouve que je suis une de ces Aes Sedai… Nynaeve al’Meara, membre de l’Ajah Jaune, pour être précise… Aimeriez-vous que je vous transporte dans la cuisine ? Récurer des chaudrons, ça vous tente ? Croyez-moi, je sais ce que ça veut dire…
Elayne s’écarta du bras tendu de l’aubergiste.
La femme sentait la pression des flux, et même une idiote du village aurait su ce qu’étaient ces liens invisibles. Pourtant, à part plisser les yeux, elle n’eut aucune réaction.
— Au moins, l’une de vous deux sait canaliser… Je devrais te laisser me transporter jusqu’à la cuisine, petite. Quoi que vous me fassiez, vous serez entre les mains de véritables Aes Sedai avant midi, je vous en fiche mon billet !
— Vous êtes sourde ? cria Nynaeve. Je…
Maîtresse Anan ne parut pas avoir entendu.
— Non contentes de passer toute l’année à venir à pleurer, vous le ferez en partie devant tous ceux que vous avez abusés en vous faisant passer pour des sœurs. Les Aes Sedai vous forceront à avouer, n’en doutez pas. Elles vous boufferont le foie, s’il le faut ! Je devrais vous laisser continuer à faire des idioties qui vous perdront – ou courir au palais dès que vous m’aurez libérée. Mais je ne le ferai pas, parce que les sœurs châtieront aussi le seigneur Mat, si elles le soupçonnent de vous avoir aidées. Et au cas où vous n’auriez pas compris, j’aime beaucoup ce garçon !
— Je viens de dire…, commença Nynaeve.
Une nouvelle fois, l’aubergiste ne la laissa pas en placer une. Même ficelée comme un saucisson, cette femme était comme un rocher dévalant le flanc d’une montagne. Non, pire que ça : elle était l’entière montagne qui vous dégringolait sur la tête !
— S’entêter dans le mensonge ne sert à rien, Nynaeve. Tu as l’air d’avoir quelque chose comme vingt et un ans… Si tu as déjà atteint le stade où le vieillissement ralentit, tu peux être plus âgée d’une bonne dizaine d’années. Dans ce cas, tu pourrais porter le châle depuis quatre ou cinq ans. N’était un détail… (Maîtresse Anan tourna vers Elayne la seule partie mobile de son corps – sa tête.) Toi, tu n’es pas assez âgée pour que le processus de vieillissement ralenti soit enclenché. Et dans l’histoire de la Tour Blanche, aucune femme n’a jamais porté le châle à ton âge. Jamais ! Si tu as séjourné à la tour, je parie que tu avais une robe blanche et que tu sursautais chaque fois que la Maîtresse des Novices te regardait. Un joaillier assez fou pour ça – il y en a – a dû fabriquer ta bague, à moins que Nynaeve en ait volé une pour toi, si celle qu’elle porte est vaguement légitime. Quoi qu’il en soit, tu ne peux pas être une Aes Sedai, et donc, elle non plus. Une vraie sœur ne voyagerait pas avec une fausse !
Sans s’apercevoir qu’elle se mordait la lèvre inférieure, Elayne fronça les sourcils. Le vieillissement ralenti ? Comment une aubergiste d’Ebou Dar pouvait-elle être au courant ? Jeune fille, Setalle Anan était-elle allée à la tour ? Sans y rester bien longtemps, puisqu’il semblait clair qu’elle ne savait pas canaliser. Sinon, même face à un don aussi discret que celui de sa mère, la Fille-Héritière l’aurait senti. Pourtant, si elle n’avait pas été issue d’une maison noble majeure, Morgase aurait été renvoyée au bout de quelques semaines…
— Lâche-la, Nynaeve, dit Elayne en souriant.
Désormais, elle se sentait bien mieux disposée vis-à-vis de l’aubergiste. Faire le long voyage jusqu’à Tar Valon pour être refusée… Au fond, maîtresse Anan n’avait aucune raison de les croire sur parole – à cette idée, quelque chose dérangea Elayne, mais elle n’aurait su dire quoi – mais si elle était allée jusqu’à la tour, elle accepterait sans doute de traverser l’esplanade Mol Hara. Au palais, Merilille ou une autre sœur dissiperaient le malentendu.
— La lâcher ? glapit Nynaeve. Elayne ?
— Libère-la… Maîtresse Anan, la meilleure façon de vous convaincre…
— La Chaire d’Amyrlin et trois représentantes ne me convaincraient pas, petite !
Par la Lumière ! cette femme permettait-elle parfois à ses interlocuteurs de finir une phrase ?
— Bien, assez perdu de temps… Je peux vous aider, les filles. Enfin, disons que je connais des femmes qui vous recueilleront. Si je décide ça, remerciez-en le seigneur Mat ! Mais avant, je dois savoir : avez-vous séjourné à la tour, ou êtes-vous des Naturelles ? Dans le premier cas, vous a-t-on expulsées ou vous êtes-vous enfuies ? Il me faut la vérité. Ces femmes agissent différemment selon les cas…
Elayne capitula. Au fond, elles avaient fait ce qu’elles entendaient faire, et il était largement temps d’en finir avec cette comédie pour passer à des choses plus urgentes.
— Si rien ne peut vous convaincre, restons-en là… Nynaeve, je crois que nous devons partir.
Les flux qui retenaient l’aubergiste disparurent ainsi que l’aura de Nynaeve. Mais celle-ci resta plantée là, des yeux pleins d’espoir et de doute rivés sur l’aubergiste.
— Tu connais… vous connaissez des femmes susceptibles de nous aider ?
— Nynaeve, fit Elayne, nous n’avons pas besoin d’aide. Au cas où tu ne t’en souviendrais plus, nous sommes de véritables Aes Sedai.
Avec un regard hautain pour la Fille-Héritière, maîtresse Anan tira sur sa robe, qui dévoilait un peu ses jupons, puis se concentra sur Nynaeve. De sa vie, Elayne ne s’était jamais sentie si seule au monde.
— Je connais effectivement des femmes qui s’occupent des Naturelles, des femmes qui ont fui la tour, ou de celles qui ont manqué l’épreuve permettant de devenir Acceptées ou de recevoir le châle. En tout, il doit bien y avoir une cinquantaine de « sauveuses », mais le nombre change tout le temps. Ces femmes vous aideront à vivre sans risquer d’être démasquées à tout instant par une Aes Sedai – un sort qui vous ferait regretter de ne pas être mortes plus tôt, croyez-moi. Bien, je vous écoute, et pas de mensonge ! Avez-vous été à la tour ? Si vous avez fugué, le mieux serait d’y retourner. Même pendant la guerre des Cent Années, les sœurs se sont toujours débrouillées pour retrouver les fugitives, alors, n’allez pas croire que les petits troubles en cours les décourageront. En fait, le plus malin serait de traverser l’esplanade et d’aller vous jeter aux pieds d’une sœur en implorant sa clémence. Si elle vous l’accorde, ça n’ira pas bien loin, mais tout est préférable à être ramenées de force à Tar Valon. Après ça, il ne vous viendra même plus à l’idée de sortir sans permission du domaine de la tour.
Nynaeve prit une profonde inspiration.
— On nous a rejetées, maîtresse Anan. Posez-nous cent fois la question, et nous répondrons cent fois la même chose.
— Nynaeve, quelle mouche te pique ? s’écria Elayne.
— Petite, fit maîtresse Anan, laisse-moi parler avec ton amie, qui est un peu plus sensée que toi. Parle comme ça devant le Cercle, et ça se passera très mal. Ces femmes se ficheront que tu puisses canaliser, parce qu’elles en sont capables aussi. Si tu veux faire la maligne, elles te flanqueront une fessée ou te jetteront sur les pavés…
— Quel Cercle ? lança Elayne. Nous sommes des Aes Sedai. Traversons ensemble l’esplanade, et vous verrez !
— Maîtresse Anan, ne vous inquiétez pas, je l’empêcherai de déraper, eut le front de dire Nynaeve.
Tout ça en faisant force grimaces à Elayne, comme pour lui dire que c’était elle qui délirait.
— Très bien… Maintenant, retirez vos bagues et cachez-les. Le Cercle n’autorise pas ce genre de mascarade. Ces bijoux seront fondus pour vous aider à démarrer une autre vie. Cela dit, à voir vos robes, vous ne semblez pas dans la misère. Si c’est grâce à des larcins, ne le dites pas à Reanne. Une des premières règles que vous devrez apprendre interdit de voler, même quand on crève de faim. Le Cercle ne veut pas attirer l’attention des autorités…
Elayne ferma le poing et le cacha dans son dos. Puis elle regarda Nynaeve retirer docilement sa bague et la ranger dans sa bourse. Elle qui poussait de hauts cris quand Merilille, Adeleas ou une autre sœur oubliaient qu’elle était une Aes Sedai à part entière.
— Fais-moi confiance, Elayne…
Facile à dire, moins à faire, quand on n’avait aucune idée de ce que mijotait quelqu’un. Pourtant, Elayne décida de se fier à sa compagne.
— Un petit sacrifice…, murmura-t-elle.
Quand la nécessité l’imposait, les Aes Sedai retiraient leur bague. Lorsqu’elle se faisait passer pour une sœur, Elayne l’avait elle-même fait. Mais ce bijou lui appartenait, à présent, et le retirer était une souffrance.
— Parle à ton amie, petite, dit maîtresse Anan sans cacher son impatience. Reanne Corly ne supportera pas ces bouderies de gamine, et si vous me faites perdre ma matinée… Allons, suivez-moi ! Une chance pour vous que j’aime beaucoup le seigneur Mat…
Elayne garda son calme de justesse. Des bouderies de gamine ? Dès qu’elle en aurait l’occasion, Nynaeve recevrait un bon coup de pied là où ça fait très mal !