39 Des promesses à tenir

— On aurait fichtrement intérêt à filer d’ici ! répéta Mat un peu plus tard.

Mais cette fois, ça discutailla ferme. En fait, les palabres duraient depuis une bonne demi-heure. Dehors, le soleil avait dépassé son zénith, mais les vents du commerce, dont les bourrasques faisaient claquer les rideaux jaunes des fenêtres, continuaient à rafraîchir un peu l’atmosphère.

Trois heures après le retour de l’expédition au palais Tarasin, alors que les dés roulaient toujours dans sa tête, Mat crevait d’envie de flanquer un coup de pied dans quelque chose. Ou dans quelqu’un. Tirant sans arrêt sur le foulard qu’il portait autour du cou, il aurait juré sentir de nouveau la corde qui l’avait étranglé, lui laissant une odieuse cicatrice.

— Pour l’amour de la Lumière ! vous êtes aveugles ? Ou n’entendez-vous rien ?

La pièce aux murs verts et au plafond bleu gracieusement fournie par Tylin était très grande et seulement meublée de plusieurs fauteuils et de quelques guéridons, pourtant, elle était pleine à craquer. Enfin, c’était l’impression que ça donnait…

Assise près d’une des trois cheminées de marbre, les jambes croisées, la reine regardait Mat avec ses yeux d’aigle et un petit sourire qui n’augurait rien de bon. Jouant distraitement avec son jupon plissé bleu et jaune, elle caressait de l’autre main le manche incrusté de pierres précieuses de sa dague incurvée. À la voir, Mat aurait parié qu’Elayne et Nynaeve lui avaient parlé…

Les deux Aes Sedai étaient là, flanquant Tylin. Alors qu’elles s’étaient à peine absentées quelques minutes depuis le retour au palais, elles portaient des robes propres et semblaient même avoir réussi à prendre un bain. Dans leur tenue de soie brillante, elles auraient presque réussi à en remontrer à Tylin en matière de régalienne dignité. Mais qui voulaient-elles impressionner avec leur dentelle et leurs broderies ? On les eût dites parées pour un bal à la cour, pas pour partir en voyage. Mat, en revanche, ne s’était pas changé. Sa veste verte toute crottée, la tête de renard coincée dans le col de la chemise, il n’avait rien de régalien. Renouer la lanière de cuir l’avait raccourcie, mais au milieu de femmes capables de canaliser, il préférait que le médaillon soit en contact avec sa peau.

En réalité, Tylin, Nynaeve et Elayne auraient largement suffi à remplir la pièce. Aux yeux du jeune homme, en tout cas, Tylin toute seule aurait déjà été de trop. Si Nynaeve ou Elayne avaient parlé à la reine, filer d’ici serait vraiment la meilleure chose à faire. Supporter ces trois femmes était déjà beaucoup, mais il y en avait d’autres…

— C’est absurde, déclara Merilille. Je n’ai jamais entendu parler d’une créature des Ténèbres appelée gholam. Et vous ?

La question s’adressait à Adeleas, Vandene, Sareitha et Careane. Assises en face de Tylin, les cinq Aes Sedai réussissaient parfaitement à faire passer leurs fauteuils à haut dossier pour autant de trônes.

Mat se demanda pourquoi Nynaeve et Elayne restaient si passives. Dignes et tout ce qu’on voulait d’autre, mais absolument muettes. Elles savaient, elles comprenaient, et pour une raison mystérieuse, Merilille et les autres s’aplatissaient devant elles. Mat Cauthon, bien au contraire, leur semblait être un filou hirsute qui avait besoin d’une bonne correction – et les cinq sœurs ne cachaient pas qu’elles étaient toutes disposées à la lui flanquer.

— J’ai vu cette créature, insista-t-il. Elayne l’a vue, sans compter Reanne et les guérisseuses. Interrogez ces femmes !

Rassemblées à un bout de la pièce, Reanne et les cinq survivantes de l’expédition faisaient penser à des poules terrorisées. À l’exception de Sumeko, cependant. Les pouces glissés dans sa ceinture rouge, elle ne cessait de secouer la tête en regardant les Aes Sedai. Durant le voyage du retour, Nynaeve avait eu avec elle une longue conversation privée, dans la cabine, et ça devait avoir un lien avec sa toute nouvelle confiance. Sans vraiment essayer d’espionner, Mat avait entendu plusieurs fois le nom « Aes Sedai »…

Les autres guérisseuses semblaient se demander si elles devaient proposer de s’occuper des boissons. Alors que Sumeko seule avait sérieusement réfléchi à accepter le siège qu’on lui proposait, Sibella avait manqué défaillir de surprise.

— Personne ne conteste la parole d’Elayne Sedai, maître Cauthon, dit Renaile din Calon Étoile-Bleue de sa voix basse et glaciale.

Même si on ne lui avait pas présenté la femme en soie jaune et rouge – des couleurs assorties aux dalles du sol – les vieux souvenirs mêlés aux siens auraient permis à Mat d’identifier une des Régentes des Vents de la Maîtresse des Navires. Les dix anneaux reliés par une chaîne d’or qu’elle portait aux oreilles ne pouvaient pas tromper, même si les ailes blanches de sa belle crinière noire les dissimulaient à moitié. Comme les tatouages de ses fines mains à la peau noire, les petits médaillons accrochés à sa chaînette nasale permettaient même de savoir à quel clan elle appartenait.

— Ce que nous contestons, dit-elle, ce sont les risques que ça implique. Nous n’aimons pas nous éloigner de l’eau sans d’excellentes raisons.

Une vingtaine de femmes du Peuple de la Mer se tenaient derrière le fauteuil de Renaile, toutes arborant des tenues bariolées et une multitude d’anneaux et de chaînettes d’or. Dès le début, Mat avait remarqué leur étrange attitude vis-à-vis des Aes Sedai. Apparemment, elles leur manifestaient un grand respect, mais c’était la première fois qu’il voyait quiconque regarder des sœurs avec suffisance. La deuxième constatation surprenante venait des souvenirs empruntés du jeune flambeur. S’il n’avait pas appris grand-chose de ses « locataires » au sujet des Atha’an Miere, il avait néanmoins glané quelques informations. Un homme ou une femme du Peuple de la Mer, que son destin soit de devenir Maître des Lames ou Maîtresse des Navires – après être passé par toutes sortes de grades intermédiaires, car sur ce plan-là, les Atha’an Miere étaient encore plus imaginatifs que les cours royales ou la Tour Blanche – commençait immanquablement au plus bas de l’échelle, à savoir au poste de moussaillon. À tous les égards, les femmes qui se tenaient derrière Renaile composaient un groupe hétéroclite. Voir des Régentes des Vents de Maîtresse des Vagues côtoyer des Régentes de bateaux bien moins huppés n’était déjà pas banal, mais deux de ces femmes portaient un chemisier de laine de couleur vive sur le pantalon noir des simples matelots, et un seul anneau pendait à leur oreille gauche. Un deuxième et un troisième, sur la droite, indiquaient qu’elles suivaient une formation de Régente des Vents. Mais avec deux anneaux supplémentaires encore à gagner, sans parler du nasal, elles risquaient de passer encore beaucoup de temps à hisser les voiles sous les ordres du quartier-maître, légitimement autorisé à les faire avancer à coups de fouet si elles traînaient trop.

Selon les souvenirs de Mat, ces deux-là n’avaient pas leur place dans le groupe. En temps normal, la Régente des Vents de la Maîtresse des Navires ne leur aurait même pas adressé la parole.

— C’est exactement mon avis, Renaile, dit Merilille d’un ton hautain.

Sans doute avait-elle remarqué les regards suffisants. Sans changer de disposition, la sœur se tourna vers Mat :

— Ne t’énerve pas, maître Cauthon. Nous sommes ouvertes à tous discours raisonnables. Si tu en as un à tenir…

Priant pour en avoir assez après la moisson, Mat collecta toute sa patience.

— Les gholam ont été créés au milieu de la guerre du Pouvoir, durant l’Âge des Légendes…

Ce qui s’appelait « commencer par le commencement ». Enfin, presque le commencement de ce que lui avait raconté Birgitte.

Avant de continuer, Mat se plaça de façon à faire face aux deux groupes de femmes. Pas question que les unes se croient plus importantes que les autres. Ou pensent qu’il les implorait. D’autant plus quand c’était le cas…

— Les gholam ont été conçus pour tuer des Aes Sedai. Rien d’autre. Abattre des gens capables de canaliser. Contre eux, le Pouvoir de l’Unique est impuissant. Pire encore, à une cinquantaine de pas d’une cible, ils sentent si elle a oui ou non la possibilité de canaliser. Bref, ils repèrent le Pouvoir. Et n’espérez pas les identifier avant qu’il soit trop tard. Extérieurement, ils ressemblent à n’importe qui. À l’intérieur… Comme ils n’ont pas d’os, ils peuvent se glisser sous une porte. Et ils sont assez forts pour arracher cette même porte de ses gonds d’une seule main.

Ou déchiqueter une gorge. Bon sang ! Mat aurait dû laisser dormir Nalesean !

Chassant un frisson, le jeune homme continua. En face de lui, aucune des femmes ne bronchait, et il ne trahirait pas la moindre faiblesse.

— Six gholam seulement furent créés. Trois hommes et trois femmes – en tout cas, c’est leur apparence. Selon toute vraisemblance, les Rejetés eux-mêmes n’étaient pas très à l’aise avec ces créatures. Ou ils ont peut-être jugé que ce nombre suffisait. Quoi qu’il en soit, nous savons que l’un des gholam est à Ebou Dar, certainement maintenu en vie dans une boîte de stase depuis la Dislocation du Monde. Nous ignorons s’il était seul dans cette boîte, mais un, c’est déjà un de trop ! L’ennemi qui nous l’a envoyé – il ne peut s’agir que d’un Rejeté – savait qu’il fallait nous suivre de l’autre côté du fleuve. Ce gholam était sans doute à la recherche de la Coupe des Vents, et d’après ce qu’il m’a dit, il devait avoir mission de tuer Elayne ou Nynaeve – voire les deux.

Mat eut un regard compatissant pour les deux femmes. Quand on avait un tel monstre à ses trousses, on ne devait guère se sentir à l’aise. Elayne plissa simplement le front, et Nynaeve eut un geste impatient, pour lui intimer de poursuivre.

Mat les foudroya du regard. Avec les femmes, il était parfois très difficile de s’empêcher de soupirer.

— Pour conclure, la personne qui a envoyé le gholam doit savoir que la Coupe des Vents est au palais Tarasin. Si ce Rejeté, ou cette Rejetée, charge son tueur de venir ici, certaines d’entre vous vont mourir. Peut-être en grand nombre, parce que je ne peux pas vous protéger toutes à la fois. Et le gholam s’emparera peut-être de la coupe. Et ce n’est pas tout, puisqu’il reste à évoquer Falion Bhoda. Même si nous tenons Ispan, je serais étonné que Falion n’ait eu que cette complice. Bref, nous avons l’Ajah Noir sur les bras ! Juste au cas où les Rejetés et le gholam ne vous sembleraient pas assez inquiétants…

À la mention de l’Ajah Noir, Reanne et les guérisseuses s’indignèrent encore plus que les Aes Sedai, pourtant tendues comme si elles envisageaient de quitter la pièce en signe de protestation. Mat n’avait qu’un seul moyen d’agir : leur mettre la pression.

— Maintenant, comprenez-vous pourquoi vous devriez toutes filer d’ici et cacher la coupe dans un endroit que le gholam ne connaît pas ? Et l’Ajah Noir non plus. Avez-vous conscience que c’est urgent ?

Renaile eut un soupir qui aurait effrayé des oies à cent pas à la ronde.

— Tu te répètes, maître Cauthon, dit-elle. Merilille Sedai dit n’avoir jamais entendu parler de ces gholam. Elayne Sedai évoque un homme étrange, mais sans plus de précisions. Et que serait une « boîte de stase » ? Nous n’avons eu aucune explication. Enfin, d’où tiens-tu tout ce que tu prétends savoir ? Pourquoi devrions-nous nous éloigner de la mer, plus que nous le sommes déjà, sur les dires d’un bonimenteur ?

Sans grand espoir, Mat regarda Nynaeve et Elayne. Si elles avaient daigné intervenir, tout aurait été réglé depuis longtemps, mais elles paraissaient s’entraîner à afficher leur masque d’Aes Sedai, tout le reste ne les concernant pas. Pourquoi un tel mutisme ? Elles s’étaient contentées de faire un bref compte rendu des événements survenus dans le Rahad et Mat aurait parié sa chemise qu’elles se seraient abstenues de mentionner l’Ajah Noir s’il n’avait pas fallu expliquer la présence d’une Aes Sedai ligotée comme un saucisson et coupée de la Source par un bouclier.

Ispan était détenue dans une autre partie du palais – un secret très bien gardé. Pour la neutraliser, Nynaeve lui avait fait boire de force une répugnante décoction, et les autres membres du Cercle lui servaient de geôlières. À contrecœur, certes, mais très consciencieusement depuis que Nynaeve les avait prévenues : si elles laissaient s’enfuir la sœur noire, elles auraient intérêt à numéroter leurs abattis, ou à se volatiliser avant qu’elle leur mette la main dessus.

Mat s’efforça de ne pas regarder Birgitte, debout près de la porte en compagnie d’Aviendha. L’Aielle portait toujours une tenue locale. Pas la simple robe de laine avec laquelle elle était revenue de sa mission, mais un modèle d’équitation en soie argentée qui jurait avec le simple manche en corne du couteau glissé dans un fourreau très ordinaire qui pendait à sa ceinture.

Birgitte s’était débarrassée de sa robe pour enfiler sa tenue traditionnelle : veste courte et pantalon bouffant. Un carquois à la ceinture, elle était prête au départ. À part ce que Mat avait vu et vécu dans le Rahad, l’héroïne était sa seule source d’information sur les gholam et sur les boîtes de stase. Un détail qu’il n’aurait pas révélé sous la torture, bien entendu…

— J’ai lu un livre, dans le temps, qui…, commença-t-il.

— Un livre ! coupa Renaile. Je n’abandonnerai pas la mer pour un ouvrage que les Aes Sedai ne connaissent même pas.

Mat s’avisa soudain qu’il était le seul homme présent dans la pièce. Sur l’ordre de Nynaeve, Lan s’était docilement retiré, Beslan se montrant aussi obéissant vis-à-vis de sa mère. Thom et Juilin faisaient leurs bagages. En fait, ils devaient avoir fini. En supposant que ça serve à quelque chose…

Un homme seul entouré de femmes prêtes à le laisser se cogner la tête contre les murs jusqu’à ce que son cerveau implose. Ça n’avait aucun sens. Absolument aucun !

En robe de soie bleu rayé de jaune, Nynaeve avait ramené sa natte sur une épaule, afin qu’elle pende entre ses seins. Mais la lourde chevalière – un cadeau de Lan, avait appris Mat – restait parfaitement visible. Impassible, les mains croisées sur son giron, l’ancienne Sage-Dame ne pouvait pas empêcher ses doigts de frémir de temps en temps. Dans sa robe locale en soie verte qui aurait fait passer Nynaeve pour un parangon de pudibonderie, malgré son décolleté plongeant, Elayne regardait imperturbablement Mat. De-ci de-là, une de ses mains également posées sur son giron semblait vouloir suivre les tours et les contours des broderies de sa robe, mais elle le lui interdisait aussitôt. Pourquoi ce mutisme, par la Lumière ? Voulaient-elles le mettre sur des charbons ardents ? Considérant qu’il cherchait une fois de plus à commander, entendaient-elles voir comment il s’en sortirait sans leur aide ? De Nynaeve il aurait pu croire ça, mais pas dans ces circonstances. Quant à Elayne, elle n’en était plus là. Alors, pourquoi ce silence ?

Reanne et les guérisseuses ne se tenaient pas à l’écart de lui, comme elles faisaient avec les Aes Sedai, mais leur comportement avait néanmoins changé. Quand il les regarda, Tamarla le gratifia d’un hochement de tête respectueux et Famelle alla jusqu’à lui sourire. Bizarrement, Reanne rougit. Mais il ne pouvait pas les compter dans un camp ou dans l’autre. Depuis leur arrivée, elles n’avaient pas échangé plus de dix mots entre elles.

Non, Elayne et Nynaeve avaient tous les atouts en main. Un mot d’elles, et tout le monde obéirait.

Mat regarda les autres Aes Sedai. Des visages d’une patience et d’un calme infinis… Encore que… Merilille eut un bref regard pour Nynaeve et Elayne. Sareitha, elle, se mit à lisser le devant de sa robe, comme si elle se sentait gênée sous son regard.

De noirs soupçons naquirent dans l’esprit de Mat.

Des tics nerveux… Les joues rouges de Reanne… Le carquois de Birgitte. Oui, de noirs soupçons. Indéfinis, pour l’instant, mais… Eh bien, il s’y était peut-être mal pris, tout compte fait…

Le jeune homme coula un regard noir à Nynaeve, et un plus noir encore à Elayne. Puis il avança lentement vers les Atha’an Miere. Alors qu’il marchait, une des Aes Sedai de Merilille soupira et Sareitha marmonna : « Quelle insolence. »

De l’insolence ? Elles en voulaient ? Eh bien, elles allaient en avoir ! Si ça déplaisait à Nynaeve et Elayne, elles auraient dû le mettre dans la confidence, et voilà tout ! Par la Lumière ! il détestait qu’on le manipule ! Surtout quand il ne savait pas comment on s’y prenait ni dans quel but.

S’arrêtant devant le fauteuil de Renaile, Mat étudia d’abord le visage sombre des femmes qui se tenaient derrière elle, puis il s’intéressa à la Régente des Vents. Plissant le front, celle-ci posa la main sur le manche incrusté de pierres de lune du couteau qu’elle portait à la ceinture. Jolie plutôt que belle, Renaile approchait de l’âge mûr, et en d’autres circonstances, Mat lui aurait sûrement trouvé de très beaux yeux. Deux étangs jumeaux dans lesquels un homme aurait pu se plonger toute une soirée. En d’autres circonstances, justement. Au fond, les Atha’an Miere étaient la mouche tombée dans le pot de crème, et il ne voyait pas comment les en sortir.

Parvenant de justesse à garder le contrôle de ses nerfs, Mat se demanda ce qu’il devait faire.

— Si j’ai bien compris, dit-il, vous êtes toutes capables de canaliser. Mais à mes yeux, ça ne représente pas grand-chose. (Autant être direct dès le début.) Demandez donc à Adeleas ou à Vandene l’effet que ça me fait, une femme qui canalise.

Renaile tourna la tête vers Tylin, mais elle ne s’adressa pas à elle :

— Nynaeve Sedai, sauf erreur de ma part, notre pacte ne mentionne pas que je suis obligée d’écouter les élucubrations de ce jeune coq de campagne…

— Je me fiche des pactes que tu as conclus avec les uns ou les autres, fille des sables ! cria Mat.

En fin de compte, il ne se contrôlait pas si bien que ça. Mais tout homme avait ses limites.

Les Atha’an Miere poussèrent un petit cri collectif. Un bon millénaire plus tôt, une femme du Peuple de la Mer avait traité un soldat de Shiota de « fils des sables » avant d’essayer de lui enfoncer une lame dans le torse. Ce souvenir enfoui dans la mémoire de Mat était revenu tout seul à la surface. Chez les Atha’an Miere, ce n’était pas la pire insulte, mais pas loin. Se levant d’un bond, Renaile dégaina son couteau et frappa.

Mat lui saisit le poignet au vol, la désarma et la repoussa dans son fauteuil. Thom ne s’était pas trompé au sujet de sa rapidité ! Et il avait un excellent contrôle de ses nerfs. Même quand toute une assemblée de femmes se payait sa tête…

— Écoute-moi bien, espèce de pierre de fond de cale !

Une autre insulte atha’an miere. Au fond, son contrôle n’était peut-être pas si bon que ça.

— Si Nynaeve et Elayne n’avaient pas besoin de toi, je laisserais le gholam te briser tous les os, l’Ajah Noir venant récupérer les restes. Vis-à-vis de toi, je suis le Maître des Lames, et je les ai toutes dégainées.

Encore une expression du Peuple de la Mer. Sans savoir ce qu’elle voulait dire, Mat avait entendu un jour la phrase suivante : « Quand les lames sont dégainées, même la Maîtresse des Navires s’incline devant le Maître des Lames. »

— C’est le marché que nous allons passer, tous les deux. Tu iras où Nynaeve et Elayne le désirent, et en échange, je m’abstiendrai de vous saucissonner sur une selle, toi et tes accompagnatrices, pour vous y conduire de force.

Sûrement pas une façon de parler à une Régente des Vents de la Maîtresse des Navires ! Ni à un mousse embarqué sur une coquille de noix, à dire vrai… Au prix d’un effort surhumain, Renaile parvint à ne pas sauter à la gorge de Mat – et le couteau qu’il brandissait n’avait rien à voir dans l’affaire.

— Marché conclu, au nom de la Lumière ! marmonna Renaile.

Les yeux exorbités, elle semblait ne pas en croire ses propres oreilles. Derrière elle, les cris indignés rappelèrent le bruit d’un rideau déchiré par une tempête.

— Marché conclu, répéta Mat.

Il posa ses doigts sur ses lèvres, puis sur celles de la femme. Après une longue hésitation, elle fit de même, sa main tremblant convulsivement. Regardant ensuite mornement le couteau que Mat lui tendait, elle finit par s’en emparer et le rengainer. Quand on venait de conclure un pacte, tuer son partenaire était de la plus haute impolitesse. En tout cas, tant que le marché était valide. Les autres Atha’an Miere murmurant de plus belle, Renaile tapa simplement entre ses mains, réduisant tout ce joli monde au silence.

— Je crois que je viens de passer un marché avec un ta’veren, dit Renaile d’un ton suprêmement serein. (En matière de contrôle de soi, elle aurait pu en remontrer à certaines Aes Sedai.) Mais un jour, maître Cauthon, si la Lumière le veut bien, je crois que tu marcheras sur une corde pour moi.

Sans savoir ce que ça signifiait, Mat devina que ce n’était pas quelque chose de plaisant.

— Quand la Lumière le veut, dit-il avec une révérence, bien des choses sont possibles.

Un peu de courtoisie ne faisait jamais de mal. Cela dit, le sourire mauvais de Renaile avait de quoi inquiéter…

Quand Mat se tourna vers les autres femmes, elles le regardèrent comme s’il lui avait soudain poussé des cornes et des ailes.

— D’autres contestations ? demanda-t-il, enchaînant sans attendre de réponse. On dirait bien que non… Je suggère que vous choisissiez un endroit très éloigné d’ici et que nous nous mettions en route dès que vous aurez fait vos bagages.

Il s’ensuivit une discussion animée – de la poudre aux yeux, bien entendu. Réussissant à paraître presque sérieuse, Elayne mentionna Caemlyn et Careane proposa plusieurs petits villages perdus dans les Collines Noires, mais aisément accessibles via un portail. Comme si le monde entier n’était pas accessible ainsi ! Vandene évoqua l’Arafel et Aviendha mentionna Rhuidean, dans le désert des Aiels. Quant aux Atha’an Miere, elles se rembrunirent à mesure que les destinations potentielles s’éloignaient de la mer.

Une mascarade ! Mat l’aurait deviné simplement en voyant Nynaeve, à bout de patience, tirer fébrilement sur sa natte.

— Puis-je parler, Aes Sedai ? dit enfin timidement Reanne. (Elle alla même jusqu’à lever le bras.) De l’autre côté du fleuve, à quelques lieues au nord, la Famille possède une ferme. Tout le monde sait qu’il s’agit d’un refuge pour des femmes en quête de calme et de contemplation, mais personne ne fait le lien avec nous. Si le séjour devait durer, les bâtiments sont vastes et confortables et…

— Oui, coupa Nynaeve. Ça me paraît parfait. Qu’en penses-tu, Elayne ?

— C’est merveilleux, tout simplement ! Renaile sera ravie de rester près de la mer.

Les cinq autres sœurs s’extasièrent elles aussi sur cette idée de génie.

Mat roula des yeux au ciel. Si Tylin jouait à la perfection son rôle de femme crédule, Renaile tomba dans le panneau, gobant ces bobards comme une truite gobe un ver de terre. Bien entendu, c’était le but recherché. Elle ne savait pas qu’Elayne et Nynaeve avaient tout préparé à l’avance, mais tant de naïveté, quand même… Avec ses compatriotes, elle se retira pour aller rassembler les quelques affaires qu’elles avaient emportées. On eût dit qu’elle tenait à faire vite, histoire que les deux Aes Sedai ne changent pas d’avis ! Un coup assez bien joué, tout compte fait…

Elayne et Nynaeve firent mine d’emboîter le pas à Merilille et aux autres sœurs, mais Mat les retint d’un index recourbé. Elles échangèrent un regard très lourd de signification, mais finirent par obtempérer, Birgitte et Aviendha les attendant près de la porte.

— Je suis navrée de m’être ainsi servie de toi, dit Elayne avant que le jeune flambeur ait pu placer un mot. (Elle gratifia sa dupe d’un merveilleux sourire.) Mais nous avions de bonnes raisons, Mat, il faut nous croire.

— Des raisons que tu n’as pas besoin de connaître, déclara Nynaeve.

D’un mouvement d’épaule qui fit osciller la chevalière, entre ses seins, elle rejeta sa natte dans son dos. Lan devait avoir perdu la raison !

— Je dois dire que tu m’as surprise, et pas en bien. Quelle mouche t’a piqué pour que tu essaies de les bousculer ? Tu aurais pu tout faire rater.

— La vie ne vaut pas la peine d’être vécue quand on ne prend pas un risque de temps en temps !

Autant leur laisser croire qu’il avait tout contrôlé, plutôt qu’avouer qu’il avait cédé à la colère… Mais ces deux-là l’avaient manipulé, et elles lui revaudraient ça.

— La prochaine fois que vous devrez marchander avec les Atha’an Miere, faites-moi signe. Histoire d’éviter que ça tourne à la catastrophe.

Les joues soudain roses de Nynaeve indiquèrent à Mat qu’il avait mis dans le mille. Pas un mince exploit, quand on tirait avec un bandeau sur les yeux.

— Un sujet digne d’intérêt, ce garçon, murmura Elayne, et qui n’a pas les yeux dans sa poche…

Être dans ses petits papiers, dans certains cas, pouvait se révéler moins confortable que de ne pas y être…

Les deux femmes s’éloignèrent sans laisser à Mat le temps de dire un mot. Ne s’étant pas attendu à des explications, il n’en fut pas plus étonné que ça. Deux dignes Aes Sedai… Puisqu’il ne pouvait rien y changer, il allait devoir faire avec.

Si Tylin lui était sortie de l’esprit, la réciproque n’était pas vraie. Avant qu’il ait fait deux pas, elle lui tomba dessus comme un vol de faucons. À la porte, Elayne et Nynaeve s’arrêtèrent à côté de Birgitte et d’Aviendha afin de savourer le spectacle. Du coup, elles virent que la reine lui pinçait les fesses. Le genre de choses avec lesquelles on ne pouvait pas faire avec, hélas…

Elayne eut une expression compatissante tandis que l’ancienne Sage-Dame, fidèle à son naturel peu avenant, afficha sa désapprobation. Alors que Birgitte souriait jusqu’aux oreilles, Aviendha tenta sans trop de succès de contenir son hilarité. Toutes les quatre savaient !

— Nynaeve pense que tu es un petit garçon qui a besoin de protection, souffla Tylin. Moi, je sais que tu es un vrai homme.

Le petit rire qui ponctua cette phrase anodine la transforma en une remarque d’une rare obscénité. Du coup, les quatre voyeuses, là-bas, durent se régaler de voir Mat rougir jusqu’à la racine des cheveux.

— Tu me manqueras, pigeon. Avec Renaile, tu t’en es tiré comme un chef. J’admire les hommes dominateurs.

— Tu me manqueras aussi, marmonna Mat.

À sa grande surprise, c’était la stricte vérité. Décidément, il était temps qu’il quitte Ebou Dar !

— Mais si nous nous revoyons, ce sera moi le chasseur !

Tylin eut un petit rire, mais ses yeux d’oiseau de proie brillèrent bizarrement.

— Mon caneton, j’admire les hommes dominateurs, mais pas quand ils tentent de l’être avec moi.

Prenant Mat par les oreilles, elle le força à baisser la tête afin de pouvoir l’embrasser.

Le jeune homme ne vit pas Elayne et les autres s’en aller, et quand il sortit, remettant sa chemise dans son pantalon, ses jambes avaient du mal à le garder debout. Cerise sur le gâteau, il dut retourner dans la pièce pour récupérer sa lance et son chapeau. Cette femme n’avait aucune pudeur. Non, pas la moindre !

Arrivé devant les appartements de la reine, il tomba sur Thom et Juilin, qui en sortaient avec Nerim et Lopin sur les talons. Son valet et celui de feu Nalesean portaient chacun un grand panier d’osier conçu pour lester une mule. Mat comprit que ses affaires étaient dedans. Juilin, lui, brandissait son arc et son carquois. Tylin l’avait prévenu qu’elle le « déménageait »…

— J’ai trouvé ça sur ton oreiller…, dit Thom en lançant à Mat la bague que le jeune flambeur avait achetée ce qui lui semblait une éternité plus tôt. Un cadeau d’adieu, dirait-on. Il y avait des lacs d’amour et des fleurs sur les deux oreillers !

— Cette bague est à moi, grogna Mat. Je l’ai payée avec mes deniers.

Pour cacher son sourire, le vieux trouvère fit mine d’avoir une quinte de toux. Juilin ôta son ridicule chapeau du Tarabon et baissa les yeux dessus comme s’il le voyait pour la première fois.

— Par le sang et les maudites…, commença Mat. J’espère que vous avez fait vos propres bagages, parce que dès que j’aurai mis la main sur Olver, nous partirons d’ici, et tant pis si vous avez oublié une harpe vermoulue ou un brise-lames rouillé.

Juilin se tapota le coin de l’œil d’un index – lui seul savait ce que ça voulait dire – mais Thom se rembrunit. Insulter un de ses instruments revenait à lui manquer de respect.

— Seigneur, intervint Lopin, l’air pitoyable.

Chauve et plus enveloppé encore que Sumeko, il avait du mal à ne pas faire craquer les coutures de son espèce de redingote tearienne. Aussi pompeux que Nerim, dans son état normal, il avait les yeux rouges, comme après avoir pleuré.

— Seigneur, est-il possible que je reste un peu plus longtemps pour assister aux funérailles du seigneur Nalesean ?

Mat détesta devoir répondre par la négative.

— Lopin, toute personne que nous laisserons derrière nous serait à la traîne pour très longtemps. Mais j’ai besoin de quelqu’un pour veiller sur Olver. Nerim est déjà trop occupé avec moi… De plus, il retournera auprès de Talmanes, comme tu t’en doutes. Si ça te dit, je te prendrai à mon service.

Au fil du temps, Mat s’était habitué à avoir un valet. Et par les temps qui couraient, le pauvre Lopin aurait eu du mal à retrouver de l’emploi.

— J’aimerais beaucoup ça, seigneur, dit Lopin d’un ton lugubre. Le jeune Olver me rappelle le fils de ma sœur cadette.

Mais quand ils entrèrent dans l’ancienne chambre de Mat, la dame Riselle y était, un peu plus vêtue que lors de leur précédente rencontre… et parfaitement seule.

— Pourquoi aurais-je dû lui mettre un fil à la patte ? dit-elle, ses splendides seins se soulevant d’une manière troublante lorsqu’elle plaqua les mains sur ses hanches.

Le caneton de la reine, à l’évidence, n’était pas autorisé à rudoyer verbalement ses dames de compagnie.

— Quand on rogne trop les ailes à un garçon, il ne devient jamais un homme digne de ce nom. Il a fait sa lecture, assis sur mes genoux – et il aurait lu toute la journée, si je l’y avais autorisé – puis il a eu droit à un peu de calcul, et ensuite, je l’ai laissé sortir. Pourquoi avoir l’air si perturbé ? Il a promis de revenir avant le coucher du soleil, et c’est un garçon de parole.

Mat posa sa lance dans un coin, comme d’habitude, puis il dit aux quatre hommes d’aller chercher Vanin et les Bras Rouges survivants. Abandonnant Riselle et son émouvante poitrine, il courut jusqu’aux appartements des femmes. Elles étaient toutes là, dans le salon, en compagnie de Lan, déjà équipé de sa cape et portant sur une épaule ses sacoches de selle et celles de Nynaeve, semblait-il. Des ballots de vêtements et des coffres étaient entassés sur le sol. Également pour que le Champion les porte ?

— Bien sûr que tu dois aller le chercher, Mat ! lança Nynaeve quand le jeune homme eut signalé l’absence d’Olver. Tu crois que nous abandonnerions un enfant ?

« Contrairement à toi », entendit Mat dans le ton accusateur de l’ancienne Sage-Dame.

Soudain, les propositions d’assistance plurent de toutes parts. Nynaeve et Elayne se dirent prêtes à différer le départ pour la ferme, Lan, Birgitte et Aviendha se portant volontaires pour participer aux recherches. Et si le Champion resta de marbre, comme d’habitude, les deux femmes en firent tout un plat.

— S’il arrive malheur à ce petit chéri, dit Birgitte, j’en aurai le cœur brisé.

— Mat, j’ai toujours dit que tu ne t’en occupais pas bien, ajouta Aviendha histoire de ne pas être en reste.

Mat fit la grimace. Dans les rues d’Ebou Dar, Olver était du genre à échapper à huit hommes pour revenir ensuite au palais au moment du coucher du soleil, comme promis. C’était un garçon de parole, certes, mais pas du genre à sacrifier un de ses rares moments de liberté. Plus l’équipe de recherche serait nombreuse, et meilleures deviendraient les chances, surtout si les guérisseuses acceptaient de participer.

Mat hésita quelques instants. Lui aussi, il avait une parole à tenir. Mais bien entendu, il ne présenta pas les choses comme ça.

— La coupe est trop importante, dit-il. Le gholam rôde toujours, Moghedien est peut-être en ville, et l’Ajah Noir y rôde à coup sûr.

Les dés firent un boucan d’enfer dans la tête de Mat. Aviendha n’allait pas apprécier d’être mise dans le même sac que Nynaeve et Elayne, mais c’était le cadet de ses soucis.

— Assurez leur protection jusqu’à ce que je vous rejoigne, dit-il en s’adressant à Birgitte et à Lan. Protégez-les toutes !

Bizarrement, ce fut Aviendha qui répondit :

— Nous le ferons, c’est juré, dit-elle en tapotant le manche de son couteau.

Apparemment, elle n’avait pas compris qu’elle faisait partie des protégées, pas des protecteurs.

En revanche, Nynaeve et Elayne ne se méprirent pas. Comme de juste, l’ancienne Sage-Dame foudroya Mat du regard, mais contre toute attente, elle ne tira pas sur sa natte, ses mains faisant mine de la saisir puis se plaquant sagement sur ses hanches. La Fille-Héritière pointa le menton, le regard glacial. Adieu le joli sourire !

Lan et Birgitte aussi captèrent très bien le message.

— Nynaeve est ma vie, dit le Champion en posant une main sur l’épaule de sa femme.

Très curieusement, la jeune épouse parut soudain d’une mortelle tristesse. Puis, en un clin d’œil, elle bomba le torse comme si elle se préparait à foncer sur un mur de pierre et à le traverser.

Birgitte eut un regard plein d’affection pour Elayne.

— Je le ferai, dit-elle. Honneur et vérité.

Mal à l’aise, Mat tira sur sa veste. Quand il s’était soûlé avec l’héroïne, que lui avait-il dit exactement ? Bon sang ! cette femme pouvait s’imbiber autant qu’une plage entière de sable sec ! Malgré ses doutes, il fit la réponse rituelle d’un seigneur du Barashan acceptant le serment d’un de ses pairs.

— L’honneur du sang et la vérité du sang.

Birgitte hocha simplement la tête. À voir l’air stupéfait de Nynaeve et d’Elayne, l’archère avait scrupuleusement gardé le secret de Mat. Si une Aes Sedai savait un jour, pour ses souvenirs empruntés, autant leur révéler à toutes qu’il avait soufflé dans le Cor de Valère. Médaillon ou pas, ces femmes le disséqueraient jusqu’à ce qu’elles aient extrait de sa tête la dernière bribe d’information.

Alors qu’il se détournait pour partir, Nynaeve le rattrapa par une manche.

— N’oublie pas la tempête, Mat… Elle éclatera bientôt, j’en suis sûre. Prends soin de toi, Mat Cauthon ! Tu m’entends ? Quand tu reviendras avec Olver, Tylin t’indiquera le chemin de la ferme.

Mat acquiesça et fila enfin, le bruit des dés, dans sa tête, faisant écho à celui de ses bottes sur le sol. Quand était-il censé prendre soin de lui ? Pendant les recherches, ou quand il irait voir Tylin pour lui demander le chemin ? Quant à Nynaeve et son fichu don pour « écouter le vent »… Croyait-elle qu’il allait fondre sous un peu de pluie ? À ce propos, quand les femmes auraient utilisé la Coupe des Vents, il pleuvrait de nouveau. La dernière fois semblait remonter à des années…

Quelque chose traversa l’esprit de Mat. Une bizarrerie qui avait rapport au climat et à Elayne. Absurde, vraiment ! De toute façon, il fallait prendre les problèmes un par un, et la priorité, c’était Olver !

Les hommes attendaient dans le grand dortoir en longueur des Bras Rouges, près des écuries. Tous étaient debout, sauf Vanin, qui se prélassait sur un lit, les mains croisées sur sa bedaine. Selon lui, quand un homme avait l’occasion de se reposer, il ne devait pas la rater. Cela dit, il s’assit dès que Mat entra. Comme tous les autres, il adorait Olver. Bien sûr, il risquait de lui apprendre à voler des chevaux et à plumer des pigeons, mais rien n’était jamais parfait.

Sept paires d’yeux se rivèrent sur Mat pendant qu’il parlait.

— Riselle m’a dit qu’Olver porte sa veste rouge… Comme il aime bien distribuer ses vêtements, tout gosse des rues en jolie veste rouge devrait savoir où il est. Nous allons tous partir dans des directions différentes. Décrivez des cercles à partir de l’esplanade Mol Hara, et tentez d’être de retour à votre point de départ au bout d’une heure. Avant de repartir, attendez que tout le monde soit revenu. Comme ça, si l’un de nous le trouve, les autres ne passeront pas des heures à chercher pour rien. Vous avez tous compris ?

Les sept hommes acquiescèrent.

Mat dévisagea ses compagnons, n’en croyant pas ses yeux. Quelle étrange équipe…

Le vieux Thom, moustache et cheveux blancs, qui avait été l’amant d’une reine – et pas contraint et forcé, lui ! – voire bien plus que ça, si on l’en croyait…

Le solide Harnan, avec son tatouage sur la joue – et d’autres un peu partout – qui était soldat depuis toujours…

Juilin, avec son bâton en bambou et son brise-lames, qui se tenait pour l’égal de n’importe quel seigneur, même si l’idée de porter une épée le mettait toujours mal à l’aise…

Le gros Vanin, voleur et filou peut-être pas si repenti que ça, mais béat d’admiration devant une Fille-Héritière…

Le maigrichon Fergin, debout à côté de Gorderan, un type presque aussi large d’épaules que Perrin, et de Metwyn, un Cairhienien au teint pâle qui ressemblait toujours à un adolescent alors qu’il était nettement plus vieux que Mat…

Certains de ces hommes suivaient Mat Cauthon parce qu’ils pensaient que sa chance légendaire leur sauverait la peau un jour ou l’autre. D’autres lui étaient loyaux pour des raisons qu’il ignorait, mais seul le résultat comptait. Thom lui-même ne s’était jamais vraiment révolté lorsqu’il donnait un ordre.

Au fond, s’il avait pris le dessus sur Renaile, ce n’était peut-être pas qu’un coup de veine. Sa nature de ta’veren, tout bien pesé, n’avait pas comme seul effet de le mettre dans la mouise. Soudain, il se sentit responsable de ces hommes. Un sentiment très inconfortable. Les responsabilités et lui, ça faisait deux ! Mais il se ramollissait. Tout ça devenait inquiétant…

— Faites attention à vous et soyez vigilants. Vous savez comment c’est dehors. Et une tempête approche. (Au nom de la Lumière ! pourquoi avait-il dit ça ?) Allons, en route ! Profitons de la lumière du jour !

Les bourrasques balayaient à présent l’esplanade Mol Hara dominée par l’immense statue d’une reine depuis longtemps disparue. Appréciée pour son honnêteté, Nariene ne l’était cependant pas au point d’être représentée totalement torse nu…

Dans un ciel sans nuages, le soleil de l’après-midi brillait de tous ses feux. Pourtant, les gens couraient sur l’esplanade avec la même énergie que dans la relative fraîcheur du matin. Vent ou pas, il n’était plus question de fraîcheur. Sous les bottes de Mat, les dalles du sol étaient aussi chaudes qu’un gril.

Après avoir jeté un regard mélancolique à la Vagabonde, de l’autre côté de l’esplanade, le jeune homme se dirigea vers le fleuve. Quand ils résidaient à l’auberge, Olver sortait beaucoup plus rarement faire l’andouille avec les gosses des rues. Logique, puisqu’il passait son temps à reluquer les serveuses et les filles de Setalle Anan !

Au diable les dés qui lui avaient soufflé de déménager au palais ! Tout ce qu’il avait fait depuis qu’il avait quitté l’auberge – tout ce qu’il avait voulu faire, corrigea-t-il en songeant à Tylin aux centaines de mains –, il aurait tout aussi bien pu l’accomplir dans l’accueillant établissement.

Ces fichus dés roulaient toujours, refusant de lui ficher la paix !

Se faufilant entre les chariots et les charrettes et injuriant copieusement les chaises à porteurs et les carrosses qui lui fonçaient dessus, Mat essaya d’avancer le plus vite possible, le regard rivé pas très haut au-dessus du sol, espérant y repérer une veste rouge. Mais le trafic dément le ralentit. Une bonne chose, sans doute, sinon, il aurait risqué de passer près du gosse sans le voir. Regrettant de ne pas avoir sorti Pépin des écuries du palais, il plissa les yeux pour mieux sonder la foule. Un homme à cheval n’aurait pas progressé plus vite, mais il aurait eu un meilleur point d’observation. Cela dit, poser des questions depuis une selle aurait paru bizarre. Très peu de gens se déplaçaient à cheval en ville, et les passants avaient en général tendance à s’en méfier.

La première fois qu’il posa sa question, toujours la même, ce fut à l’entrée d’un pont, après l’esplanade, à un homme qui vendait des pommes au four au miel exposées sur un plateau accroché à son cou.

— Avez-vous vu un petit garçon en veste rouge d’environ cette taille ?

Olver raffolait des sucreries.

— Un petit garçon, seigneur ? répéta le type édenté. J’en ai vu un bon millier ! Mais pas en veste rouge… Voulez-vous une pomme ou deux, seigneur ?

— Non, marmonna Mat avant de continuer son chemin.

À l’autre bout du pont, il aborda une rondelette marchande de rubans. Olver ne raffolait pas des rubans, mais la robe de la marchande, cousue quasiment sur sa hanche gauche, révélait un coquin jupon rouge et son décolleté n’avait rien à envier à celui de Riselle.

— Avez-vous vu un petit garçon… ?

La marchande n’avait pas vu de gamin en veste rouge. En revanche, elle parla à Mat de l’émeute, comme une bonne moitié des autres personnes qu’il interrogea. Cette rumeur, soupçonna-t-il, devait prendre sa source dans les événements qui s’étaient produits dans une certaine maison à six niveaux du Rahad, le matin même. Une conductrice de chariot, son fouet enroulé autour des épaules, précisa même que l’émeute s’était produite de l’autre côté du fleuve. Quant aux gamins, ajouta-t-elle, elle n’y faisait jamais attention, sauf quand ils venaient se jeter sous les sabots de ses mules.

Un vendeur de rayons de miel – qui semblaient atrocement desséchés – affirma que l’émeute avait eu lieu non loin du phare au bout de la route de la Baie, sur le côté est de l’embouchure du fleuve. Un endroit aussi peu adapté à ce genre d’événement que le milieu de la baie lui-même !

Des milliers de rumeurs circulaient en permanence en ville, et quand on était forcé de les écouter, comme Mat actuellement, on n’en avait jamais fini.

Une des plus jolies femmes que Mat ait jamais vues lui raconta l’histoire la plus incroyable. Serveuse dans une auberge appelée le Mouton Antique, Maylin semblait avoir pour unique mission de rester campée devant l’établissement, histoire d’attirer les clients. Une tâche dont elle s’acquittait brillamment. Selon elle, il y avait eu le matin même une bataille dans les collines de Cordese, à l’ouest de la ville, ou peut-être dans celles de Rhannon, de l’autre côté de la baie. Ou encore… D’une beauté stupéfiante, cette Maylin, mais dotée d’un pois chiche en guise de cerveau. À condition qu’elle n’ouvre pas la bouche, Olver aurait pu la contempler pendant des heures. Mais elle ne se souvenait pas d’un petit garçon en veste… Quelle couleur avait dit le seigneur, déjà ?

Mat entendit parler d’émeutes, de batailles et d’une pléthore d’étranges créatures vues dans le ciel et dans les collines – de quoi peupler la Flétrissure, si on en croyait les récits. On lui confia que le Dragon Réincarné allait bientôt fondre sur la ville avec mille hommes capables de canaliser, qu’une armée d’Aes Sedai allait l’assiéger – non, pas d’Aes Sedai, de Capes Blanches, parce que les Fils de la Lumière voulaient venger la mort de Pedron Niall. Pourquoi à Ebou Dar, spécifiquement ? Personne ne le savait, mais les gens ne s’arrêtaient pas à de tels détails.

Considérant les horreurs qui y circulaient, on aurait pu croire que la ville était plongée dans la panique. Mais personne, pas même les illuminés qui les racontaient, ne croyait vraiment à ces fantaisies.

Bref, Mat fit une impressionnante collecte d’âneries, mais il n’obtint pas l’ombre d’un renseignement sur un gamin en veste rouge.

Arrivé à quelques rues du fleuve, il entendit le tonnerre, qui semblait venir de la mer. Après avoir jeté un regard interloqué au ciel limpide, les passants se grattaient la tête puis s’en retournaient à leurs occupations. Mat les imita, interrogeant tous les vendeurs de fruits ou de sucreries et toutes les jolies femmes qu’il croisait. Tout ça pour n’obtenir aucun résultat. Quand il eut atteint le très long quai de pierre qui courait tout au long de la rive du fleuve, sur toute la ville, il marqua une pause pour étudier les jetées et les bateaux qui y étaient amarrés. De plus en plus violent, le vent malmenait les navires, les projetant contre les embarcadères et les exposant à de rudes chocs malgré les sacs remplis de laine qui pendaient le long de la coque en guise d’amortisseurs. Contrairement aux chevaux, les bateaux n’avaient pas l’heur d’intéresser Olver, sauf quand il était question de se déplacer d’un point à un autre. De plus, à Ebou Dar, les équipages étaient exclusivement masculins, même si les cargaisons appartenaient très souvent à des femmes. Dans le port, celles qu’on apercevait étaient de riches armatrices venues jeter un coup d’œil sur leurs biens ou des membres lourdement armés de la Guilde des Armatrices. Bref, pas l’ombre d’une marchande de bonbons en ces lieux.

Alors qu’il allait repartir, Mat s’avisa que quasiment personne ne bougeait. En règle générale, les quais débordaient d’activité, mais là, sur tous les bateaux, les marins étaient alignés le long du bastingage – ou perchés dans les gréements – et ils regardaient en direction de la baie. Les caisses et les tonneaux abandonnés, des hommes torse nu et des femmes en gilet de cuir vert se massaient au bout des jetées pour scruter la même direction – le sud, d’où venait le tonnerre et d’où montaient désormais des colonnes de fumée noire que les bourrasques poussaient vers le nord.

Après une brève hésitation, Mat avança jusqu’à la jetée suivante. Au début, les bateaux qui y étaient amarrés lui cachèrent la vue, occultant tout à part la fumée. À cause de la configuration du rivage, chaque jetée était un peu plus longue que la précédente. Quand il eut joué des coudes pour arriver jusqu’au bout de la sienne, il découvrit que le fleuve aux eaux très agitées allait se jeter dans une baie à l’onde encore plus tumultueuse.

Dans cette baie, une bonne vingtaine de bateaux étaient dévorés par les flammes. Beaucoup d’autres avaient déjà coulé, seule leur poupe ou leur proue émergeant encore du fleuve. Sous les yeux du jeune flambeur, la proue d’un deux-mâts ornée d’un étendard rouge, bleu et or – les couleurs de l’Altara – explosa dans un jaillissement de flammes et de fumée noire. Aussitôt, le bâtiment commença à sombrer par l’avant.

Des centaines de bateaux tentaient de fuir, des plus fragiles esquifs jusqu’aux grands deux-mâts et trois-mâts du Peuple de la Mer en passant par les caboteurs aux voiles triangulaires et les chaloupes ou les bateaux de pêche à voiles ou propulsés par des rames. Quelques-uns essayaient de filer en remontant le fleuve, mais la plupart fonçaient vers la mer.

Des dizaines d’autres navires, aussi grands que ceux des Atha’an Miere et équipés d’un bélier à la proue, étaient au contraire en train d’entrer dans la baie. Poussés par le vent, ils fendaient l’onde dans de grandes gerbes d’écume.

Mat eut le souffle coupé lorsqu’il vit des voiles carrées renforcées par des lattes de bois.

— Par le sang et les fichues cendres ! marmonna-t-il. Ce sont ces maudits Seanchaniens !

— Qui ça ? demanda à côté du jeune homme une femme au visage sinistre.

À voir sa robe de laine bien coupée, son facturier de cuir et la broche de la guilde qu’elle portait sur un côté de la poitrine – une plume d’oie en argent –, Mat n’eut aucune peine à identifier une négociante.

— Ce sont des Aes Sedai, affirma-t-elle avec le plus grand sérieux. Quand je vois le Pouvoir en action, je sais le reconnaître. Les Fils de la Lumière s’occuperont d’elles dès qu’ils arriveront. Vous verrez !

Une mince femme aux cheveux gris en gilet vert taché, la main sur le manche de son couteau, se tourna pour faire face à la négociante.

— Arrête de dégoiser sur les Aes Sedai, maudite rançonneuse de pauvres gens, ou je t’écorcherai vive avant d’enfoncer un fichu Fils dans tes entrailles sanglantes.

Laissant les deux femmes s’invectiver, en attendant peut-être d’en venir aux mains, Mat s’écarta de la foule et partit en courant vers le quai. Levant les yeux, il aperçut trois – non, quatre ! – immenses créatures volantes qui décrivaient des cercles au-dessus du sud de la ville, virant sur leurs grandes ailes semblables à celles des chauves-souris. Sur leur dos, dans des sortes de selles, des silhouettes tendaient les bras vers le sol, embrasant les toits des maisons qui flambaient comme de la paille dans une étable.

Désormais, les gens couraient en tous sens, bousculant le jeune homme.

— Olver ! cria-t-il, espérant contre toute logique être entendu malgré le vacarme. Olver !

Soudain, le flux de fuyards se canalisa dans une seule et même direction, opposée à celle que suivait Mat. Entêté, il continua à avancer à contre-courant. Arrivé dans une rue, il comprit pourquoi tant de gens avaient filé comme une volée de moineaux.

Avec leur armure qui imitait une carapace et leur casque en forme de tête d’insecte, une centaine de Seanchaniens descendaient la rue sur d’étranges montures – des félins, aurait-on dit, mais grands comme des chevaux et couverts d’écailles couleur bronze. Penchés sur leur selle, leur lance à pompons bleus à l’horizontale, ces soldats galopaient en direction de l’esplanade Mol Hara sans regarder à droite ni à gauche.

« Galoper » n’était pas tout à fait le bon terme, songea Mat. La vitesse y était, mais on eût dit que ces créatures… glissaient sur l’air au lieu de fouler le sol.

Il était temps de ficher le camp ! Plus que temps, même ! Mais d’abord, il fallait trouver…

Alors que la colonne finissait de passer devant lui, le jeune flambeur aperçut un éclair rouge au milieu de la foule massée dans une rue latérale. Un éclair rouge à peu près au niveau de sa taille…

— Olver !

Mat partit au pas de course, frôlant presque la croupe de la dernière créature, traversa la rue, se fraya un chemin parmi les citadins terrifiés et aperçut une femme aux yeux écarquillés qui se penchait sur une petite fille en robe rouge, la prenait dans ses bras, la soulevait du sol et détalait comme si elle avait le diable aux trousses.

Commençant à désespérer, le jeune homme continua à fendre la foule sans trop se soucier des malheureux qu’il bousculait.

— Olver ! Bon sang ! Olver !

En deux autres occasions, il vit des toits s’embraser. Les explosions se succédant, de plus en plus proches, il comprit que l’attaque se développait et prenait de l’ampleur. Le sol qui se mit à trembler de plus en plus souvent sous ses bottes lui confirma qu’il ne se trompait pas.

Devant lui, le phénomène qu’il avait vu un peu plus tôt se reproduisit. Des gens fuyaient dans toutes les directions, s’engouffrant dans les venelles, les boutiques et les maisons. Des cavaliers seanchaniens approchaient, pas tous en armure. À leur tête, mais pas en toute première position, chevauchait une femme en robe bleue. Sur son torse et sur le bas de sa tenue, des éclairs d’argent sur fond rouge se détachaient clairement. Et une chaîne d’argent, brillant de mille feux au soleil, partait de son poignet gauche et courait jusqu’au cou d’une femme en gris. Une damane qui courait comme un chien domestique à côté du cheval de sa sul’dam… Bien qu’il ait vu assez de Seanchaniens à Falme pour en être dégoûté jusqu’à la fin de ses jours, Mat s’arrêta d’instinct à l’entrée d’une ruelle afin d’observer ceux-là. Les feux et les explosions l’avaient incité à penser que la résistance s’organisait vaille que vaille dans la cité. À présent, il allait assister à une de ces contre-attaques.

Car les gens ne fuyaient pas que les envahisseurs. À l’autre bout de la rue, une centaine de cavaliers brandissaient leur lance à l’horizontale. En pantalon bouffant blanc et veste verte, ces soldats étaient commandés par un officier au casque orné de cordes d’or.

Rugissant leur cri de guerre, cent fidèles guerriers de Tylin se ruèrent sur les Seanchaniens, deux ou trois fois moins nombreux qu’eux.

— Tas de crétins…, marmonna Mat. Pas comme ça ! La sul’dam va vous…

Parmi les envahisseurs, seule la sul’dam, précisément, daigna réagir. En levant presque négligemment la main, comme pour envoyer un faucon ou un chien à l’attaque. À l’autre bout de la chaîne, la damane blonde fit un pas en avant.

Sur la peau de Mat, le médaillon devint glacial.

Devant et sous les soldats de Tylin, le sol s’ouvrit soudain – s’éventra, plutôt –, les pavés, les hommes et les chevaux volant dans les airs au son d’une explosion de fin du monde. Sonné par l’onde de choc, ou déséquilibré par le sol qui ondula sous ses pieds, Mat bascula en arrière et s’étala de tout son long. Se relevant très vite, il vit du coin de l’œil la façade d’une auberge s’écrouler dans un nuage de poussière, révélant la salle commune, au premier niveau, et les chambres de l’étage.

Des cadavres d’hommes et de chevaux gisaient partout. Enfin, des morceaux de cadavres… Quant aux survivants, ils titubaient autour d’un trou large comme la moitié de la rue, et les cris des blessés montaient de toutes parts. Moins de la moitié des soldats s’en étaient tirés, certains tenant par la bride un cheval aussi chancelant qu’eux, mais qui avait lui aussi réussi à se relever. Plus alertes, un tout petit nombre étaient remontés en selle et tentaient de lancer leur monture au galop – pour fuir, comme leurs camarades qui détalaient aussi vite que leurs jambes voulaient bien les porter.

Une débandade, hélas… Face à l’acier, ces hommes ne craignaient rien, mais là…

Filer, s’avisa Mat, était une idée de génie. Jetant un coup d’œil dans sa ruelle, il vit une pile de gravats haute comme une maison. Oui, l’endroit devenait de plus en plus malsain.

Devançant les soldats, il détala, rasant les murs en priant pour que les Seanchaniens ne le confondent pas avec les guerriers de Tylin. Quelle idée d’avoir choisi une veste verte !

Apparemment, la sul’dam n’en avait pas eu pour son argent, car la tête de renard devint de nouveau froide, et une explosion propulsa Mat sur le sol, qui se révéla très dur et fort peu accueillant. Alors que ses oreilles bourdonnaient, le jeune homme entendit des craquements qui ne lui dirent rien de bon. Au-dessus de lui, une façade était sur le point de s’écrouler.

— Où est passée ma fichue chance ? cria-t-il.

Tout ce qu’il eut le temps de dire avant que des briques et des poutres commencent à lui tomber dessus. Parallèlement, il s’avisa que les dés avaient cessé de rouler dans sa tête.


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