26 Des mots irrévocables

Couchée les yeux grands ouverts, Morgase contemplait le plafond à la chiche lueur des rayons de lune qui filtraient de la fenêtre. Et elle essayait de penser à sa fille… Couverte d’un simple drap, elle portait en dépit de la chaleur une épaisse chemise de nuit en laine fermée jusqu’au cou dans laquelle elle suait à grosses gouttes. Eh bien, tant pis pour la transpiration ! De toute façon, qu’elle prenne un ou dix bains, et quelle que soit la température de l’eau, elle ne parvenait plus à se sentir propre.

Elayne devait être en sécurité à la Tour Blanche… Depuis de longues années, lui semblait-il, la reine ne se fiait plus aux Aes Sedai. Pourtant, si paradoxal que ce fût, la tour restait le refuge le plus sûr pour Elayne.

Morgase essaya aussi de penser à Gawyn, qui devait être à Tar Valon avec sa sœur, débordant de fierté pour elle et décidé à être son défenseur quand il lui en fallait un. Il y avait aussi Galad, bien sûr. Pourquoi lui interdisait-on de le voir, alors qu’elle l’aimait comme s’il avait été le fruit de ses entrailles ? Sur bien des points, il avait davantage besoin d’elle que ses autres enfants. Mais penser à eux était si difficile… Quand une idée vous obsédait…

Des larmes contenues brillant dans ses grands yeux, Morgase continua à fixer le plafond.

Elle s’était toujours crue assez courageuse pour faire ce qu’il fallait dans n’importe quelles circonstances. Une battante, voilà ce qu’elle pensait être. Oui, une battante que rien ne pouvait forcer à capituler. En une seule heure, mais qui lui avait paru interminable, et sans lui laisser plus que quelques contusions qui disparaissaient déjà, Rhadam Asunawa lui avait appris qu’elle n’était pas ce qu’elle croyait être. Ensuite, Eamon Valda avait complété son éducation en lui posant une seule question. La plaie que sa réponse avait laissée sur son cœur n’était pas près de s’effacer… Bon sang ! elle aurait dû retourner voir Asunawa de son propre chef et lui dire de se déchaîner sur elle ! Elle aurait dû…

Pourvu qu’Elayne soit saine et sauve… Penser plus à elle qu’à Gawyn et Galad – espérer davantage pour elle – n’était peut-être pas juste, mais sa fille était – serait – la prochaine reine du royaume d’Andor. Car enfin, la Tour Blanche ne laisserait pas passer une occasion d’installer une Aes Sedai sur le Trône du Lion.

Oui, revoir Elayne une dernière fois. Revoir tous ses enfants…

Entendant du bruit, Morgase retint son souffle et s’interdit de trembler. Dans la pénombre, elle distinguait à peine les montants du lit. La veille, avec Asunawa et des milliers de Capes Blanches, Valda était parti d’Amador en direction du nord pour affronter le Prophète. Mais s’il était revenu, et…

Une silhouette se découpa dans la pénombre. Une femme, mais trop grande pour être Lini.

— Je me disais bien que vous ne dormiez pas, souffla Breane. Buvez ça et vous irez mieux.

La Cairhienienne tenta de glisser dans la main de Morgase une tasse d’argent d’où montait une odeur âcre.

— Pour m’apporter à boire, attends que je t’appelle ! la rabroua la reine, écartant la tasse d’un revers de la main.

Un liquide chaud tomba sur sa main puis sur le drap.

— J’étais en train de m’endormir et tu m’as dérangée ! mentit Morgase. Retire-toi !

Loin d’obéir, la femme dévisagea la reine, la pénombre interdisant de voir son expression. Quoi qu’il en soit, Morgase n’aimait pas Breane Taborwin. Qu’elle soit une noble dame déchue, comme elle le prétendait, ou une servante qui avait appris à imiter ses maîtres, elle obéissait exclusivement quand ça lui chantait. De plus, elle avait la langue bien trop longue – comme elle le démontra pour la énième fois.

— Morgase Trakand, vous bêlez comme un vulgaire mouton.

Même quand elle murmurait, la voix de Breane vibrait de colère. Sans douceur, elle posa la tasse sur la table de chevet, finissant de la renverser.

— Allons, bien des gens ont connu pire ! Vous êtes vivante, tous les os intacts et la cervelle en état de marche. Encaissez, mettez votre mouchoir sur le passé et continuez à vivre ! Vous êtes si bouleversée que les hommes marchent sur des œufs en votre présence – oui, même maître Gill. Ces trois dernières nuits, Lamgwin n’a presque pas fermé l’œil.

Morgase rougit d’agacement. Même en Andor, les domestiques ne parlaient pas ainsi. L’angoisse lui faisant un peu oublier son agacement, la reine prit le poignet de Breane.

— Ils ne savent pas, c’est sûr ?

S’ils découvraient la vérité, les hommes voudraient la venger et la sauver. Ils mourraient tous. Tallanvor aussi…

— Pour votre bien, Lini et moi leur mettons des bandeaux sur les yeux, lâcha Breane. (Elle dégagea sa main et la braqua sur la reine.) Si ça pouvait sauver Lamgwin, je lui montrerais que vous n’êtes qu’un mouton bêlant ! Mais il vous tient pour l’incarnation de la Lumière ! Moi, je vois simplement une femme sans courage qui refuse de regarder la vérité en face. Mais je ne vous laisserai pas détruire mon homme avec votre lâcheté !

Lâcheté ! Morgase faillit s’étrangler d’indignation, mais elle ne dit rien. Il lui semblait fort douteux qu’elle ait pu décider la tête froide de partager la couche de Valda. Mais si elle l’avait fait, elle pourrait vivre avec. Enfin, elle le supposait. Hélas, avoir accepté parce qu’elle redoutait d’affronter de nouveau les cordes à nœuds et les aiguilles d’Asunawa était une tout autre chose. Une indignité, d’autant plus que cette peur était peut-être exagérée. Oui, elle avait hurlé de douleur entre les mains d’Asunawa, mais c’était Valda et personne d’autre qui lui avait montré les limites de son courage – bien plus rapidement atteintes qu’elle l’aurait cru. Avec le temps, elle oublierait Valda, ses mains et son lit. Mais comment se laver un jour de la honte du « oui » qui était sorti de ses lèvres devant cet homme ?

Breane lui criait la vérité à la figure, et elle ne savait que répondre. Un bruit de bottes dans l’antichambre lui épargna cette peine. La porte s’ouvrant à la volée, un homme entra en courant dans la chambre.

— Vous êtes réveillée ? Parfait ! lança Tallanvor après un moment de silence.

Un répit qui permit à Morgase de reprendre son souffle, son cœur cessant de battre la chamade. Elle tenta de lâcher la main de Breane – quand donc l’avait-elle prise ? – mais à son immense surprise, la femme serra tendrement la sienne avant de la lâcher.

— Quelque chose est arrivé, continua Tallanvor en approchant de l’unique fenêtre.

Se tenant sur le côté, comme s’il ne voulait pas être vu, il sonda la nuit.

— Maître Gill, venez raconter ce que vous avez vu !

Une tête chauve apparut dans l’encadrement de la porte. Derrière, dans l’antichambre, Morgase reconnut la silhouette massive de Lamgwin Dorn.

S’avisant que la reine était couchée, Basel Gill tourna la tête afin de ne plus voir le lit, dont il ne devait pourtant deviner que les contours. Encore plus massif que Lamgwin, l’aubergiste était beaucoup moins grand.

— Pardonnez-moi, Majesté. Je ne voulais pas vous…

Maître Gill se racla la gorge et sauta nerveusement d’un pied sur l’autre. S’il avait eu un chapeau, il aurait été en train de le triturer nerveusement.

— J’étais dans le Long Corridor, en chemin pour… pour…

Bon sang ! qu’est-ce que cet homme pouvait avoir tant de mal à dire ?

— Eh bien… hum… j’ai jeté un coup d’œil par une fenêtre, et j’ai vu… un grand oiseau, je crois. Un oiseau qui s’est posé sur le toit de la caserne sud.

— Un oiseau ! s’écria une voix féminine.

Reconnaissant celle de Lini, maître Gill bondit dans la chambre, sans doute pour dégager l’entrée. À moins qu’il ait reçu un bon coup de coude dans les côtes. Sans le moindre complexe, Lini tirait de ses cheveux gris tous les avantages possibles et imaginables… En nouant la ceinture de sa robe de chambre, elle passa à côté de l’aubergiste.

— Crétins ! Tas d’abrutis congénitaux ! Vous réveillez ma pe…

Lini s’arrêta avant d’avoir prononcé en entier le mot « petite ». Nourrice de Morgase, elle avait en fait remplacé sa mère, mais elle n’en faisait jamais mention en public. Avoir failli se trahir devant Tallanvor et Gill la contrariait, et ça s’entendit dans sa voix :

— Réveiller la reine pour un oiseau ? Serais-tu ivre mort, Basel Gill ?

Morgase s’était posé la même question.

— Je ne suis pas sûr que c’était un oiseau… Pour tout dire, ça n’y ressemblait pas, mais qu’est-ce qui vole, à part les oiseaux ? Les chauves-souris ? La taille ne correspond pas. Des hommes sont descendus du dos de cette créature, et quand elle a repris son vol, il y en avait toujours quelques-uns sur son cou. Alors que je me flanquais des claques pour me réveiller, un autre… oiseau… s’est posé sur le toit et là encore, des hommes sont descendus de son dos. Quand la troisième créature est arrivée, je me suis dit qu’il était temps d’aller faire mon rapport au seigneur Tallanvor.

Lini ne soupira pas d’agacement, mais Morgase devinait qu’elle foudroyait quelqu’un du regard – et pas sa « petite ». L’homme qui avait abandonné son auberge pour suivre Morgase dut le sentir aussi, car il s’écria :

— Sur la Lumière, Majesté, je jure que c’est vrai !

— Par la Lumière ! s’exclama à son tour Tallanvor. Quelque chose… Quelque chose vient de se poser sur le toit de la caserne nord.

Morgase n’avait jamais entendu la voix du jeune officier vibrer ainsi. Son seul véritable désir était que ces gens sortent de sa chambre et la laissent à son malheur, mais ça semblait mal parti. Sur bien des points, Tallanvor était pire que Breane. Bien pire, même.

— Ma robe de chambre ! ordonna la reine.

Pour une fois, Breane fut prompte à lui en tendre une. Alors que Morgase sortait du lit et enfilait le vêtement, Basel Gill détourna pudiquement la tête.

La reine se dirigea vers la fenêtre. Bâtiment de quatre niveaux au toit plat, la caserne nord se dressait de l’autre côté de la grande cour. Aucune lumière ne brillait à ses fenêtres, comme partout ailleurs dans la forteresse silencieuse.

— Je ne vois rien, Tallanvor.

Le jeune officier tira Morgase en arrière.

— Mettez-vous sur le côté et regardez.

Dans d’autres circonstances, Morgase aurait regretté que la main de Tallanvor ne s’attarde pas plus sur son épaule. Puis elle s’en serait voulu de cette faiblesse et aurait été agacée par le ton insolent de l’officier. Après ce qui s’était passé avec Valda, elle fut soulagée que le contact ne dure pas plus longtemps. Puis elle s’en voulut de ce soulagement… et fut agacée par le ton insolent de l’officier. Un garçon bien trop irrespectueux, trop indiscipliné et trop… jeune. À peine plus vieux que Galad, pour tout dire…

À part des ombres projetées par la lune, rien ne bougeait dehors. Très loin, en ville, un chien aboya et plusieurs autres lui répondirent. Alors que Morgase allait congédier tout son petit monde, une ombre se découpa sur le toit avant… d’en sauter pour atterrir dans la cour.

« Quelque chose », avait dit Tallanvor. De fait, il n’y avait pas de meilleur mot. Un long corps qui semblait plus épais qu’un homme était grand, des ailes semblables à celles d’une chauve-souris, mais en immensément plus large. Effectivement, un homme était assis à la base du cou sinueux de la créature.

Soudain, les ailes battirent et le… quelque chose… s’envola, sa silhouette dotée d’une queue interminable occultant un instant la lune.

Une Créature des Ténèbres, pensa Morgase. Ce ne pouvait être que ça. Les Trollocs et les Myrddraals n’étaient pas les seuls monstres engendrés par le mal dans la Flétrissure. On ne lui avait jamais parlé d’un « quelque chose » de ce genre, mais ses préceptrices, à la tour, avaient parlé d’abominations que personne n’avait jamais pu voir assez clairement pour les décrire – en survivant à l’expérience, s’entendait. Mais si loin au sud, comment était-il possible que… ?

Un éclair jaillit soudain, venant de la direction où se trouvait le grand portail de la forteresse. Il fut suivi par deux autres, correspondant à des entrées secondaires le long du grand mur d’enceinte.

— Par la Fosse de la Perdition ! c’était quoi ? marmonna Tallanvor.

Juste avant que le gong sonne l’alarme. Aussitôt, des cris retentirent et une sonnerie de cor – enfin, quelque chose qui y ressemblait – se fit entendre. D’autres éclairs déchirèrent l’obscurité.

— Le Pouvoir de l’Unique, souffla Morgase.

Si elle était incapable de canaliser – ou quasiment – elle savait au moins reconnaître le Pouvoir. Des Créatures des Ténèbres ? Probablement pas, non…

— Ce sont… des Aes Sedai !

Dans le dos de la reine, quelqu’un poussa un petit cri. Lini ou Breane, c’était difficile à dire…

— Des Aes Sedai…, répéta Basel Gill, tout excité.

Dans l’antichambre, Lamgwin souffla quelque chose que Morgase était trop loin pour entendre.

Dehors, des armes se percutaient, des flammes rugissaient et des éclairs s’abattaient d’un ciel sans nuages. Quelques cloches de la ville sonnaient elles aussi l’alarme, mais il aurait dû y en avoir beaucoup plus.

— Des Aes Sedai…, fit Tallanvor, sceptique. Pourquoi maintenant ? Afin de vous sauver ? Mais sauf erreur de ma part, elles peuvent seulement utiliser le Pouvoir contre des Créatures des Ténèbres, pas des hommes… En outre, si ces créatures ailées n’ont pas été engendrées par les Ténèbres, je me demande bien qui peut l’avoir été !

— Tu ne sais pas de quoi tu parles ! cria Morgase. Tu…

Un carreau d’arbalète percuta le cadre de la fenêtre, projetant un geyser d’échardes de bois, puis ricocha, passa entre Morgase et Tallanvor et alla se ficher dans un des montants du lit. Quelques pouces plus à droite, et les tourments de la reine auraient été terminés.

Elle ne broncha pas, mais Tallanvor la tira loin de la fenêtre. Même dans la pénombre, elle le vit plisser le front tandis qu’il l’examinait. Un moment, elle crut qu’il allait lui toucher le visage. Si ça arrivait, allait-elle pleurer, crier ou lui ordonner de se retirer à jamais de sa vue ? Ou… ?

Mais le jeune officier ne la toucha pas.

— Majesté, ce sont sans doute ces hommes – les « Shamin », je crois, ou quel que soit leur nom…

Contre toute logique, Tallanvor accordait du crédit aux histoires absolument ridicules qui se répandaient jusque dans la Forteresse de la Lumière.

— C’est le moment parfait pour que je vous sorte d’ici, Majesté. Venez avec moi, nous profiterons de la confusion ambiante.

Morgase n’intervenait jamais sur les croyances farfelues du jeune homme. La plupart des gens ne savaient rien au sujet du Pouvoir, ignorant tout de la différence entre le saidin et le saidar. Cela dit, l’idée de Tallanvor se défendait. À la faveur d’une bataille, ils pourraient peut-être filer discrètement.

— La faire sortir dans cet enfer ! s’écria Lini. (Dehors, les choses s’aggravaient de minute en minute.) Martin Tallanvor, je te croyais équipé d’un cerveau. « Seuls les crétins embrassent les frelons et mordent à pleines dents le feu. » La reine a parlé d’Aes Sedai. Tu crois qu’elle raconte n’importe quoi ?

— Seigneur, si ce sont des Aes Sedai…, fit Basel Gill.

Tallanvor lâcha le bras de Morgase et marmonna quelque chose au sujet de son épée, dont il était privé. Pedron Niall l’avait autorisé à la garder, mais Eamon Valda s’était montré beaucoup moins chevaleresque.

Un instant, Morgase s’abandonna à sa déception. S’il l’avait tirée vers lui, insistant pour… Enfin, que lui arrivait-il ? S’il avait esquissé le moindre geste, elle l’aurait fait écorcher vif. Il fallait absolument qu’elle se reprenne ! Valda avait détruit toute sa confiance en elle, la déchirant en lambeaux, mais elle devait lutter et se reconstruire. Oui, se tisser une nouvelle confiance avec ces lambeaux, en supposant que ce soit encore possible.

— Au moins, je peux sortir pour voir ce qu’il se passe, dit Tallanvor. Si ce ne sont pas des sœurs…

— Non ! Reste ici ! S’il te plaît…

Morgase se félicita que la pénombre interdise qu’on la voie rougir. Elle aurait préféré se mordre la langue que prononcer sa dernière phrase, mais elle lui avait échappé en une fraction de seconde.

— Tu vas rester ici et veiller sur ta reine, comme ton devoir te l’ordonne.

Une pathétique tentative de réparer les dégâts.

Apercevant vaguement le visage de Tallanvor, Morgase le vit s’incliner dans les règles. Mais son expression et sa gestuelle trahissaient sa colère.

— Je serai dans l’antichambre…

Eh bien, à son ton, il ne pouvait plus y avoir de doute. Il enrageait ! Mais pour une fois, elle ne s’en soucia pas, ne se formalisant pas non plus qu’il ne fasse aucun effort pour le cacher. Un jour, elle tuerait peut-être de ses mains cet horripilant jeune coq, mais il n’était pas question qu’il périsse ce soir, étripé au hasard par des combattants de l’un ou l’autre camp.

Même si Morgase en avait été capable, impossible de s’endormir, maintenant ! Sans allumer de lampe, elle se débarbouilla et se brossa les dents. Puis Lini et Breane l’aidèrent à revêtir une robe de soie bleu rayé de vert rehaussée de dentelle aux poignets et au col. Exactement ce qu’il fallait pour recevoir des Aes Sedai. Car ça ne pouvait être personne d’autre !

Quand la reine rejoignit les hommes dans l’antichambre, tous étaient assis dans une obscurité régulièrement déchirée par la lueur des éclairs. Une sage précaution, parce qu’une simple bougie aurait pu attirer l’attention.

Lamgwin et maître Gill se levèrent promptement. Tallanvor y mit moins d’empressement, et Morgase devina qu’il la regardait avec les sourcils froncés. Furieuse de devoir faire semblant de ne s’apercevoir de rien – elle était sa reine, après tout ! –, elle ordonna d’une voix blanche à Lamgwin de tirer d’autres fauteuils loin des fenêtres. Quand ce fut fait, elle s’assit, et une longue attente muette commença. Muette mais pas silencieuse, car le vacarme de l’extérieur atteignait toujours leurs oreilles. Au rythme des explosions, Morgase sentait le saidar jaillir, refluer, jaillir de nouveau…

Après une bonne heure, la bataille perdit en intensité puis finit par cesser. Des voix continuaient à crier des ordres incompréhensibles, des blessés hurlaient, les étranges sonneries de cor montaient sporadiquement des quatre coins de la forteresse, mais le bruit de l’acier frappant l’acier disparut. Dans le même ordre d’idées, Morgase sentit moins intensément le saidar. Des femmes continuaient à y être unies dans la forteresse, mais elles ne canalisaient plus. Après la tempête, un calme relatif semblait revenu.

Tallanvor fit mine de se lever, mais Morgase l’en empêcha d’un geste. Un instant, elle craignit qu’il refuse d’obéir…

Dehors, le jour se levait. À sa lueur, la reine vit que le jeune officier bouillait d’impatience. Eh bien, qu’il bouille ! Gardant les mains croisées sur son giron, Morgase songea que la patience comptait parmi les vertus que tout jeune homme devait apprendre. Sur l’échelle des valeurs, cette qualité venait juste après le courage…

Alors que le soleil montait dans le ciel, Lini et Breane commencèrent à chuchoter, l’air inquiètes, tout en regardant la reine. Superbe dans la veste bleu foncé qui lui allait si bien, Tallanvor était immobile comme une statue. Maître Gill, lui, bougeait sans cesse, pianotant sur l’accoudoir de son fauteuil, se passant une main dans les cheveux ou se tamponnant les joues avec un mouchoir. Affalé dans son fauteuil, Lamgwin, l’ancien bagarreur des rues, paraissait dormir. Mais chaque fois qu’il regardait Breane sous ses paupières aux trois quarts closes, un sourire venait illuminer son visage au nez cassé et couvert de cicatrices.

Morgase se concentra sur sa respiration – une variante des exercices qu’elle faisait durant son séjour de quelques mois à la Tour Blanche. La patience, certes… Mais si quelqu’un ne venait pas très vite, elle risquait de ne pas se montrer fort courtoise, Aes Sedai ou pas !

Elle ne put s’empêcher de sursauter quand on frappa très fort à la porte d’entrée. Avant qu’elle ait pu ordonner à Breane d’aller voir qui c’était, le battant s’ouvrit à la volée. Morgase foudroya du regard le mufle qui se permettait de faire ainsi irruption.

Grand, brun, le nez crochu, la poignée d’une épée dépassant de son dos, le mufle en question soutint sans broncher le regard de la reine. Vêtu d’une étrange armure laquée or et noir qui évoquait une carapace, l’inconnu portait sous son bras un casque noir, or et vert orné de trois longues plumes vertes qui ressemblait à la tête d’un insecte. Deux hommes pareillement équipés le suivaient, leur casque sur la tête – mais sans plumes, celui-ci. Leur armure semblant peinte plutôt que laquée, les deux types brandissaient une arbalète prête à tirer. Dans le couloir se pressaient d’autres soldats armés d’une lance décorée d’un pompon or et noir.

Tallanvor, Lamgwin et même le ventripotent maître Gill se levèrent d’un bond pour s’interposer entre la reine et les intrus. Se levant aussi, Morgase dut les forcer à s’écarter.

— Vous êtes Morgase, la reine du royaume d’Andor ? demanda de but en blanc l’homme aux trois plumes.

Il avalait tellement les mots que la reine faillit ne pas comprendre.

— Oui, répondit-elle.

— Vous allez venir avec moi ! Seule !

Bien entendu, Tallanvor, Lamgwin et Gill avancèrent comme un seul homme, mais les arbalétriers braquèrent leur arme sur eux. Vu la taille des carreaux, ils devaient pouvoir percer une armure, alors la peau d’un homme…

— Je ne vois aucune objection à laisser mes gens m’attendre ici, dit Morgase avec une assurance qu’elle était loin de ressentir.

Qui étaient ces hommes ? Elle connaissait tous les accents du monde, savait reconnaître toutes les armures, mais…

— Je suis sûre que vous saurez veiller sur moi, capitaine… Capitaine… ?

L’officier ne daigna pas se présenter, faisant simplement signe à Morgase de le suivre. Touché par la grâce, pour une fois, Tallanvor ne céda pas à son envie de faire des embrouilles. Avant de renoncer eux aussi à envenimer les choses, Lamgwin et Gill le consultèrent du regard – comme s’il avait eu le moindre pouvoir !

Dans le couloir, l’officier et les deux arbalétriers prirent la tête, les autres soldats entourant la reine. Une garde d’honneur, tenta-t-elle de se convaincre. Si tôt après une bataille, se balader sans protection était du pur crétinisme. Les derniers combattants du camp adverse pouvaient très bien prendre des otages ou tirer à vue sur tout ce qu’ils voyaient. Ces soldats songeaient uniquement à sa sécurité.

Enfin, il valait mieux voir les choses comme ça…

Morgase tenta d’interroger l’officier, mais elle ne lui arracha pas un mot. Au bout d’un moment, elle renonça. Aucun des soldats ne la regardait. Sans les connaître, la reine devina qu’il s’agissait de vétérans endurcis – les frères jumeaux de ses Gardes de la Reine – qui avaient vu la mort en face plus souvent qu’à leur tour. Mais d’où venaient-ils ?

Marchant au pas, ils continuèrent à escorter Morgase dans les couloirs sinistres de la forteresse, passant sans les voir devant les tapisseries à la gloire des plus sanglantes batailles des Capes Blanches.

La reine comprit au bout d’un moment qu’ils la conduisaient vers les appartements du seigneur général. Aussitôt, son estomac se noua. Du vivant de Pedron Niall, elle s’était habituée à parcourir ce chemin quasiment avec plaisir. Depuis la mort du vieil homme, pourtant récente, ces mêmes couloirs la terrifiaient.

À une intersection, Morgase ouvrit de grands yeux en apercevant dans un couloir latéral une vingtaine d’archers en rang derrière leur officier. En pantalon bouffant et cuirasse ornée de rayures bleues et noires, ces hommes portaient un casque conique et un voile de mailles gris leur couvrait le bas du visage, des pointes de moustache en dépassant parfois. Leur officier salua l’homme aux trois plumes, qui daigna à peine lever une main en réponse.

Des Tarabonais… Morgase n’avait plus vu de soldats de ce pays depuis des années, mais elle ne pouvait pas se tromper, malgré les rayures des plus incongrues. Cela dit, ça n’avait aucun sens. Le chaos régnait au Tarabon, car la guerre civile opposait entre eux les innombrables prétendants au trône qui ferraillaient tous par ailleurs contre les fidèles du Dragon. Le Tarabon, seul, n’avait pas pu lancer une attaque contre Amador. Sauf si un des prétendants avait terrassé tous les autres, puis écrasé les fidèles du Dragon et enfin… Non, c’était impossible ! Et de toute façon, ça n’expliquait pas la présence des soldats étrangers et de leurs monstrueuses créatures.

Morgase pensait avoir vu beaucoup de choses étranges dans sa vie. Pareillement, elle croyait avoir une certaine expérience en matière de nausée. Jusqu’à ce que son escorte et elle s’engagent dans un nouveau couloir et croisent deux femmes…

Très mince, l’une était aussi petite qu’une Cairhienienne et aussi sombre de teint qu’une Tearienne. Portant une robe bleue dont l’ourlet s’arrêtait bien au-dessus de ses chevilles, elle arborait des éclairs d’argent fourchus sur les flancs rouges de son corsage et sur l’extérieur de ses jambes. En gris foncé sinistre, sa compagne, bien plus grande que beaucoup d’hommes, était dotée d’une crinière blonde brillante à force d’être brossée et une lueur terrifiée dansait dans ses yeux verts.

La petite femme portait un bracelet d’argent relié par une chaîne du même métal au collier qui enserrait le cou de la grande blonde. Toutes deux s’écartèrent devant Morgase et sa « garde d’honneur ». En passant devant elles, l’officier aux trois plumes murmura quelque chose comme « Der’sul’dam », en tout cas, c’est ce qu’il sembla à la reine, même si cette façon d’avaler les mots ne lui facilitait pas la compréhension. Répondant à ce salut qu’on venait de lui adresser d’égal à égal – enfin à une nuance près, peut-être –, la petite femme inclina très légèrement la tête. Puis elle tira sur la chaîne, et la grande blonde se laissa tomber sur le sol, les mains bien à plat sur le marbre et la tête entre les genoux. Alors que Morgase et ses soldats s’éloignaient, la petite femme se pencha pour tapoter le crâne de la blonde, comme elle eût fait avec un chien. Image plus répugnante que tout le reste, la blonde leva sur sa maîtresse un regard brillant de plaisir et de gratitude.

Morgase mobilisa toute sa volonté pour continuer à marcher, empêcher ses genoux de se dérober et interdire à son estomac de se vider. Cette exhibition de servilité consentante aurait déjà été abjecte, mais en plus de tout, elle aurait mis sa main au feu que la femme blonde était capable de canaliser. Pourtant, c’était impossible !

Sonnée, Morgase avança comme un automate, se demandant si elle avait rêvé – ou fait un cauchemar, plutôt. Dans tous les cas, ç’aurait été préférable à cette réalité…

La colonne s’arrêta pour laisser passer d’autres soldats, ceux-là en armure rouge et noir, puis reprit son chemin. Au bout d’un temps indéterminé, Morgase se laissa pousser dans une pièce qui aurait dû lui être familière.

Mais la salle d’audience de Pedron Niall – d’Eamon Valda, voire plutôt du nouveau maître de la forteresse – avait changé. Le grand soleil incrusté dans le sol était toujours là, bien sûr, mais les étendards arrachés à l’ennemi (le trésor de Niall que Valda avait conservé comme s’il s’était agi de ses propres faits d’armes) avaient disparu. Les meubles aussi, à l’exception du grand fauteuil de Niall – lui aussi adopté par Valda – désormais flanqué de deux paravents aux couleurs criardes. L’un portait l’image d’un oiseau noir à crête blanche, le bec pointé et les ailes aux extrémités blanches déployées. Sur l’autre, un félin à la fourrure jaune tacheté de noir posait une patte sur la carcasse d’un animal à la robe semblable à un cerf, n’étaient les longues cornes droites et les rayures blanches, mais deux fois plus petit que lui.

Morgase eut juste le temps de remarquer qu’il y avait beaucoup de monde dans la pièce. Ensuite, elle se concentra sur la femme au visage dur qui vint se camper devant elle. En robe bleue, elle avait la moitié gauche du crâne rasée, et de l’autre côté, une longue tresse châtaine pendait le long de son épaule. Pleins de mépris, ses yeux bleus n’auraient pas dépareillé sur l’oiseau de proie ou le félin.

— Tu es en présence de la haute dame Suroth, qui dirige les Éclaireurs et prépare le Retour.

Le même accent que l’officier, avec cette tendance à avaler les mots…

Sans crier gare, l’officier aux trois plumes saisit Morgase par la nuque et la força à s’agenouiller en même temps que lui. Le souffle coupé par la soudaineté de l’assaut, la reine, stupéfaite, vit que l’homme embrassait le sol.

— Lâche-la, Elbar ! ordonna une autre femme. On ne traite pas ainsi la reine du royaume d’Andor !

Elbar se redressa à demi, la tête toujours baissée.

— Haute dame, je me prosterne devant toi et j’implore ta clémence.

Tout cela dit d’un ton aussi glacial que le permettait son étrange accent.

— Je pardonne rarement les fautes de ce genre, Elbar.

Morgase leva les yeux et vit enfin la haute dame Suroth que la femme à la tresse lui avait présentée. Un instant, elle en fut bouche bée. Les deux côtés de la tête rasés, Suroth avait sur le crâne une sorte de crête noire brillante prolongée dans son dos par une crinière qui cascadait jusqu’au creux de ses reins.

— Mais qui sait, peut-être aurai-je pitié de toi quand tu auras été puni… Bien, retire-toi, à présent !

Suroth fit un geste vif et la lumière se refléta sur ses ongles longs au minimum d’un bon pouce. Morgase remarqua que celui du premier doigt de chaque main était peint en bleu.

Elbar s’inclina, se redressa et recula vers la porte. Tandis qu’il s’éloignait, Morgase s’aperçut qu’aucun soldat n’était entré avec eux. Elle vit aussi quelque chose d’autre. Avant de sortir, l’officier lui jeta un dernier regard. Et dans ses yeux, en lieu et place du ressentiment qui aurait été logique, puisqu’elle était la cause de sa punition, elle reconnut la lueur calculatrice d’un maquignon. La punition n’était qu’un leurre. Cette petite scène avait été arrangée à l’avance.

Suroth avança d’un pas vif vers Morgase en écartant légèrement son fin manteau de soie bleue brodé de lianes et de fleurs jaunes et rouges pour exposer sa jupe blanche plissée. Pas vif ou non, la reine eut le temps de se relever avant que l’étrange femme l’ait rejointe.

— Tu vas bien ? S’il t’a blessée, je doublerai sa punition.

Morgase baissa les yeux sur sa robe et entreprit de l’épousseter – une astuce pour ne pas regarder le sourire hypocrite de son interlocutrice, dont les yeux demeuraient plus durs que l’acier. Continuant à s’occuper de sa robe, elle balaya subrepticement la pièce du regard. Dans un coin, quatre hommes et quatre femmes étaient agenouillés le long d’un mur. De très beaux jeunes gens, tous vêtus d’une…

Morgase détourna vivement les yeux. Les longues robes blanches de ces gens étaient quasiment transparentes ! À l’opposé des paravents, quatre autres femmes étaient agenouillées. Deux duos unis par un collier et un bracelet composés d’une femme en robe grise et d’une autre en robe bleue ornée d’éclairs. Un peu trop loin pour en être sûre, Morgase eut cependant la répugnante intuition que les deux malheureuses en gris étaient capables de canaliser le Pouvoir.

— Je vais très bien, merci…

La reine se tut, car elle venait d’apercevoir une énorme silhouette rousse allongée sur le sol. Une silhouette ? Non, un tas de peaux de vache tannées, plutôt. Minute ! Un tas de peaux de vache qui respirait ?

— Qu’est-ce que c’est ?

Fière de ne pas avoir écarquillé les yeux, Morgase n’avait hélas pas pu s’empêcher de poser la question…

— Tu admires mon lopar ?

Suroth recula bien plus vivement qu’elle avait avancé. Dès qu’elle fut à côté de lui, le tas de peaux de vache – un lopar, en réalité – leva sa grosse tête ronde pour se faire caresser sous le menton. Cet animal rappela un ours à Morgase, même s’il était une bonne demi-fois plus gros que le plus grand plantigrade dont elle avait entendu parler et totalement dépourvu de poil. Quasiment privé de museau, le lopar se caractérisait en outre par des arcades sourcilières saillantes.

— Pour ma première fête du vrai nom, on m’a offert Almandaraga alors qu’il venait à peine de sortir du ventre de sa mère. La même année, il a fait échouer la première tentative d’assassinat qui m’a visée. Et il n’avait même pas atteint le quart de sa taille adulte…

Une affection sincère faisait trembler la voix de Suroth. Extatique sous sa caresse, le lopar dévoila ses crocs pointus et sortit voluptueusement les six griffes de ses pattes avant. Puis il se mit à ronronner, produisant un bruit équivalent à celui d’une centaine de chats.

— Remarquable…, souffla Morgase.

La fête du vrai nom ? Et pour parler de la première d’un ton si détaché, de combien de tentatives d’assassinat cette femme avait-elle été la cible ?

Quand sa maîtresse l’abandonna, le lopar gémit, puis il se recoucha, la tête sur les pattes. Bizarrement, il ne suivit pas Suroth des yeux, mais continua à regarder alternativement Morgase, la porte et les meurtrières qui tenaient lieu de fenêtres.

— Bien sûr, si loyal que soit un lopar, il ne saurait égaler une damane. (Aucune affection dans la voix de Suroth, cette fois…) Pura et Jinjin peuvent abattre une centaine d’assassins avant qu’Almandaraga ait cligné des yeux.

À la mention de ces noms, les deux femmes en bleu tirèrent sur leur chaîne d’argent. Docilement, les deux femmes en gris se prosternèrent, exactement comme celle que Morgase avait vue dans le couloir.

— Depuis que nous sommes revenus, nous avons beaucoup plus de damane qu’avant. Ici, la chasse aux marath’damane est souvent couronnée de succès. Pura était naguère une femme de la Tour Blanche.

Les genoux de Morgase se dérobèrent. Une Aes Sedai ? Impossible ! Aucune sœur ne se serait laissé humilier ainsi. En revanche, toute femme capable de canaliser, sœur ou pas, aurait dû pouvoir s’emparer de cette chaîne et étrangler sa gardienne avec ! N’importe qui aurait pu le faire. Non, Pura n’était pas une Aes Sedai…

— C’est très intéressant, fit Morgase en hésitant à exiger un siège. (Au moins, sa voix ne tremblait pas.) Mais tu ne m’as pas demandé de venir ici pour parler des Aes Sedai.

« Demandé de venir » était vite dit, puisqu’il n’y avait jamais eu d’invitation. Immobile, n’était un frémissement des doigts de sa main gauche, Suroth dévisagea Morgase.

— Thera ! lança la femme à la moitié du crâne rasée. Du kaf pour la haute dame et son invitée.

Une des femmes en robe transparente – l’aînée, mais pourtant très jeune – se leva gracieusement. Sa bouche charnue dessinant une moue agacée, elle fila pourtant derrière le paravent qui représentait un oiseau et en émergea presque aussitôt avec sur les bras un plateau d’argent lesté de deux petites coupes blanches. Quand elle se fut agenouillée devant Suroth, elle baissa la tête puis leva humblement le plateau.

Morgase n’en crut pas ses yeux. En Andor, une domestique à qui on aurait demandé de se comporter ainsi – ou de revêtir une robe pareille – aurait rendu son tablier en hurlant de rage.

— Qui es-tu ? demanda Morgase à Suroth. Et d’où viens-tu ?

La haute dame huma la vapeur qui montait de sa coupe. Puis elle hocha la tête à l’intention de Morgase. Bien que trouvant le geste un peu condescendant, la reine prit la coupe qui restait. Après avoir bu une gorgée, elle baissa les yeux sur la boisson, intriguée. Plus noire que n’importe quelle infusion, cette décoction était aussi bien plus amère. Même en y ajoutant du miel en quantité, elle serait restée imbuvable. Pourtant, Suroth semblait s’en délecter.

— Morgase, nous devons évoquer beaucoup de sujets, mais pour cette première rencontre, je serai assez brève. Nous, les Seanchaniens, nous revenons pour réclamer ce qui a été volé aux héritiers du haut roi, Artur Paendrag Tanreall.

Le plaisir provoqué par le kaf changea subtilement de nature pour se teinter d’anticipation et de certitude. Tandis que Suroth la dévisageait, Morgase, cette fois, ne put pas détourner le regard.

— Ce qui nous appartenait nous appartiendra de nouveau. En réalité, nous n’en avons jamais été dépossédés, car un voleur n’a aucun droit sur ce qu’il détient. Au Tarabon, j’ai entamé la reconquête. Dans ce pays, beaucoup de nobles ont déjà juré de servir, d’attendre et d’obéir. Les autres finiront tous par y venir. Leur roi, dont j’ai oublié le nom, est mort en m’affrontant. S’il avait survécu, pour s’être rebellé contre le Trône de Cristal, sans même être du Sang, il aurait fini empalé. Nous n’avons pas pu retrouver sa famille, pour nous l’approprier, mais il y a désormais un nouveau souverain et une nouvelle Panarch, et tous deux ont juré allégeance à l’Impératrice – qu’elle puisse vivre à jamais – et au Trône de Cristal. Les bandits seront éliminés, la famine et la guerre ne feront plus rage au Tarabon, et le peuple se réfugiera sous les ailes de l’Impératrice. Ma tâche achevée là-bas, je viens m’en acquitter en Amadicia. Bientôt, tous vos peuples se prosterneront devant l’Impératrice – puisse-t-elle vivre à jamais –, la descendante directe du grand Artur Aile-de-Faucon.

Si la servante n’était pas repartie avec son plateau, Morgase aurait reposé sa coupe. La surface du kaf n’était troublée par aucune ondulation, preuve que la reine ne trahissait rien de son trouble. Cela dit, la plus grande partie du discours de Suroth lui passait bien au-dessus de la tête. L’Impératrice ? Les Seanchaniens ? Un an plus tôt, des rumeurs avaient circulé au sujet du retour des armées d’Artur, venant de l’autre côté de l’océan d’Aryth. Mais seuls les imbéciles y avaient cru, et même les pires bonimenteurs des marchés n’osaient plus les raconter. Ces absurdités n’en étaient-elles donc pas ? De toute façon, le peu que Morgase avait compris suffisait amplement à l’inquiéter.

— Nous honorons tous le nom d’Artur, Suroth, dit Morgase.

La femme à la moitié du crâne rasée voulut parler, mais la haute dame l’en dissuada d’un simple mouvement d’un doigt.

— Mais ces temps sont révolus depuis des lustres, continua Morgase. Toutes nos nations ont de profondes racines. Aucune ne se rendra à toi ou à ton Impératrice. Tu as certes conquis une partie du Tarabon…

Suroth inspira bruyamment et des flammes dansèrent dans ses yeux.

— … mais n’oublie pas que c’est un pays déchiré et divisé. L’Amadicia ne cédera pas si aisément, et d’autres pays viendront à son secours en apprenant votre invasion.

Ces histoires pouvaient-elles être vraies ?

— Si nombreux que vous soyez, la partie ne sera pas facile. Par le passé, nous avons affronté et vaincu de terribles menaces. Si tu veux un conseil, propose la paix avant d’avoir connu la déroute.

Morgase se souvint du saidar qu’elle avait senti se déchaîner, durant la nuit, et elle évita de justesse de regarder la… damane, c’était bien le nom ? Non sans effort, la reine parvint à ne pas humecter ses lèvres desséchées avec sa langue.

Suroth fit de nouveau son sourire de marbre.

— Tout le monde doit choisir… Certains choisiront d’obéir, d’attendre et de servir, et ils dirigeront leur pays au nom de l’Impératrice – puisse-t-elle vivre à jamais.

La haute dame fit un simple geste du doigt. Aussitôt, la femme à la moitié du crâne rasée cria : — Thera, position du cygne !

— Pas le cygne, Alwhin, espèce d’idiote ! lança Suroth avec une moue agacée.

Le sourire pétrifié revint presque aussitôt.

La servante nommée Thera se leva de nouveau, courut jusqu’au milieu de la pièce – très bizarrement, sur la pointe des pieds, avec les bras rejetés en arrière. Sur le soleil qui symbolisait les Fils de la Lumière, elle commença à danser. Ses mouvements curieusement syncopés, elle déploya ses bras comme des ailes puis les replia. Inclinant le torse, elle laissa glisser son pied gauche vers l’extérieur, se pencha sur son genou plié, les deux bras tendus comme en une imploration, jusqu’à ce qu’ils forment avec son corps et sa jambe droite une parfaite ligne droite sur un plan incliné. Avec sa robe transparente, le spectacle était tout simplement indécent. La danse continuant, si on pouvait appeler ça de ce nom, Morgase sentit qu’elle s’empourprait d’embarras.

— Thera est nouvelle et pas assez bien formée, dit Suroth. Les Positions sont en principe exécutées par une dizaine voire une vingtaine de da’covale des deux sexes choisis pour la parfaite beauté de leur silhouette. Mais parfois, il peut être agréable d’admirer une seule personne… Posséder de jolies choses est très agréable, n’est-ce pas ?

Morgase n’en crut pas ses oreilles. Comment pouvait-on posséder une personne ? Un peu plus tôt, Suroth avait parlé de « s’approprier une famille ». Même si la reine connaissait l’ancienne langue, le mot da’covale ne lui était pas familier. Mais en réfléchissant, elle supposa qu’il voulait dire « celui (ou celle) qui est possédé ». Une notion révoltante. Ignoble !

— C’est difficile à croire…, souffla Morgase. Je devrais peut-être me retirer pour vous laisser savourer la… danse.

— Encore un moment, dit Suroth, souriant à la pauvre Thera. (Morgase détourna le regard.) Tout le monde doit choisir, comme je l’ai déjà dit. L’ancien roi du Tarabon s’est rebellé, et il est mort. L’ancienne Panarch, capturée, a refusé de prêter le Serment… Chacun de nous a sa place dans le monde – jusqu’à ce que l’Impératrice l’élève – mais ceux qui refusent d’y rester peuvent aussi être jetés tout en bas de l’échelle. Thera n’est pas dépourvue de grâce, et Alwhin, si curieux que ça paraisse, est une bonne pédagogue. Au fil des ans, Thera assimilera les compétences qui font une véritable danseuse de Positions, en sus de la grâce.

Suroth braqua sur Morgase un regard lourd de sens. Mais pour signifier quoi ? Quelque chose en rapport avec la danseuse ? Ou avec son nom, si souvent répété que ça ne pouvait pas être par hasard ? Tournant la tête, la reine regarda la femme qui faisait à présent des pointes, pivotant sur elle-même avec les bras tendus au-dessus de la tête.

— Non, je n’y crois pas ! cria Morgase. Non !

— Thera, comment te nommais-tu avant de devenir ma propriété ?

La servante se pétrifia au milieu de sa figure et jeta un regard paniqué à Alwhin, puis à Suroth, qui semblait la terroriser encore plus.

— Thera s’appelait Amathera, haute dame, souffla la danseuse. Thera était la Panarch du Tarabon, haute dame…

La coupe échappa à Morgase et se brisa en mille morceaux sur le sol. Ça ne pouvait pas être vrai. Si elle n’avait jamais rencontré Amathera, elle avait entendu un jour sa description. Non ! Beaucoup de femmes de l’âge requis avaient de grands yeux noirs et une bouche volontiers boudeuse. Pura n’avait jamais été une Aes Sedai, et cette servante…

— Position ! cria Alwhin.

Thera recommença à danser sans regarder Suroth ni personne d’autre. Qui qu’elle soit, son plus cher désir, à l’évidence, était de ne pas commettre de faute. Morgase, elle, mobilisait sa volonté pour ne pas vomir.

Suroth vint se camper devant la reine.

— Oui, tout le monde doit choisir. Certains de mes prisonniers m’ont appris que tu as séjourné à la Tour Blanche. Selon la loi, aucune marath’damane ne peut échapper à l’a’dam. Mais je jure que toi, qui m’as appelée par mon nom et accusée de mentir, tu ne connaîtras pas ce sort.

Alors qu’il n’y en avait pas d’autre possible, paraissait-il ? Où était donc le piège ?

— J’espère que tu choisiras de prêter le Serment, Morgase, afin de gouverner l’Andor au nom de l’Impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais.

Là, Morgase sut avec une absolue certitude que cette femme lui mentait.

— Nous reparlerons demain, ou peut-être après-demain, si j’ai le temps…

Suroth s’éloigna, passa à côté de la danseuse, alla s’asseoir et déploya gracieusement sa jupe.

— Position du Cygne, tous ! beugla Alwhin, qui semblait incapable de parler sur un ton normal.

Les hommes et les femmes en blanc vinrent rejoindre Thera sur le grand soleil des Fils de la Lumière. À part le lopar, plus personne n’accordait d’attention à Morgase. De sa vie, elle ne se souvenait pas d’avoir été congédiée ainsi. Relevant l’ourlet de sa robe, elle rassembla tout ce qui lui restait de dignité et sortit.

Bien entendu, elle n’alla pas très loin seule. Dans le couloir, les soldats aux étranges armures d’insecte l’attendaient, et l’un d’eux, à peine plus grand qu’elle, l’escorta en silence jusqu’à ses appartements, dont deux Tarabonais en armes gardaient la porte. Les voyant s’incliner, les mains sur les genoux, Morgase crut que c’était pour la saluer – jusqu’à ce que le soldat qui l’accompagnait prenne la parole.

— Repos ! lança-t-il.

Les Tarabonais se redressèrent, toujours sans daigner regarder Morgase.

— Gardez-la à l’œil. Elle n’a pas prêté le Serment.

Au-dessus du voile de mailles, des yeux noirs se tournèrent vers la reine. Mais les Tarabonais ne la saluèrent toujours pas, réservant cet honneur au Seanchanien.

Morgase s’efforça d’entrer chez elle à pas lents. Une fois la porte refermée, elle s’appuya contre et tenta de remettre un peu d’ordre dans son esprit. Des Seanchaniens et des damane… Une Impératrice, un Serment, des gens devenus une propriété…

Debout au milieu de l’antichambre, Lini et Breane regardaient fixement la souveraine.

— Qu’as-tu appris ? demanda la vieille nourrice.

Exactement le ton qu’elle utilisait pour interroger Morgase au sujet d’un livre, quand elle était petite.

— Cauchemar et folie… (Morgase balaya la pièce du regard et sursauta.) Où est… ? Où sont… ?

Breane répondit à la maladroite question avec un sourire ironique.

— Tallanvor est allé voir ce qu’il pouvait découvrir dehors… (Breane cessa de sourire et plaqua les poings sur ses hanches.) Lamgwin l’a accompagné, et maître Gill aussi… Qu’avez-vous appris ? Qui sont ces Seanchachiens… hum… Seanchaniens ? Ce nom, nous l’avons appris toutes seules. (Breane fit mine d’ignorer le regard assassin de Lini.) Qu’allons-nous faire, Morgase ?

Morgase passa entre les deux femmes et se dirigea vers une étroite fenêtre qui donnait sur la cour, quelque vingt pieds plus bas. Sous la surveillance de lanciers du Tarabon, une colonne de soldats en piteux état, tête nue et couverts de bandages ensanglantés, traversait la cour à pas lents. Au sommet d’une tour, plusieurs Seanchaniens sondaient les environs de la forteresse. L’un d’eux portait un casque orné de trois fines plumes. De l’autre côté de la cour, une femme arborant sur la poitrine les éclairs sur fond rouge apparut à une fenêtre et jeta un regard dubitatif aux Fils de la Lumière prisonniers. Sonnés, les pauvres types semblaient ne pas avoir encore compris ce qui leur arrivait.

Que fallait-il faire ? Une lourde décision que Morgase redoutait de prendre. D’autant plus que ces derniers mois, toutes celles qu’elle avait prises – y compris manger des fruits au petit déjeuner au lieu d’une portion de bouillie de flocons d’avoine – avaient conduit à un désastre. Suroth avait parlé d’un choix. Aider les Seanchaniens à conquérir l’Andor, ou… En un sens, elle avait un dernier moyen de servir son pays…

La queue de la colonne de prisonniers passa devant Morgase. D’autres Tarabonais fermaient la marche, et leurs compatriotes se joignirent à eux.

Une chute de vingt pieds, et Suroth aurait perdu sa marionnette potentielle… Une solution de lâche ? Certes, mais n’était-ce pas ce qu’elle était ?

Non, la reine d’Andor ne pouvait pas mourir ainsi.

Entre ses dents, Morgase prononça les paroles irrévocables qui avaient seulement retenti deux fois dans toute l’histoire millénaire du royaume d’Andor.

— Avec la Lumière pour témoin, je transmets la Haute Chaire de la maison Trakand à Elayne Trakand. Avec la Lumière pour témoin, je renonce à la Couronne de Roses et au Trône du Lion en faveur d’Elayne, Haute Chaire de la maison Trakand. Avec la Lumière pour témoin, je me soumets à la volonté d’Elayne d’Andor, et jure d’être son fidèle sujet.

Rien de tout ça ne faisait d’Elayne la reine du pays, mais ça dégageait son chemin vers le trône.

— Qu’est-ce qui te fait sourire ? demanda Lini.

— Je pensais à Elayne…

La vieille nourrice, c’était sûr, n’avait pas été assez près pour entendre des paroles qui ne concernaient personne à part la femme qui les prononçait.

Pourtant, Lini écarquilla les yeux, le souffle court.

— Écarte-toi de cette fenêtre ! cria-t-elle.

Joignant le geste à la parole, elle saisit Morgase par le bras et la tira au milieu de la pièce.

— Lini, tu perds la tête ! Tu n’es plus ma nourrice depuis…

Morgase se radoucit. Soutenir le regard terrorisé de Lini – une femme qui n’avait peur de rien – n’avait rien de facile.

— Je fais ce qui s’impose, crois-moi… Il n’y a pas d’autre solution.

— Pas d’autre solution ? répéta Breane, les mains serrant furieusement le devant de sa robe.

À l’évidence, elle aurait préféré les nouer autour du cou de Morgase.

— Quelles idioties racontez-vous ? Et si les Seanchaniens croient que nous vous avons poussée ?

Morgase se mordit les lèvres. Était-elle si transparente ?

— Tais-toi, femme !

Lini ne s’énervait jamais et ne criait pas davantage. Eh bien, c’était en somme une double première.

— Tais-toi, ou je te giflerai jusqu’à ce que tu sois encore plus bête que de nature !

— Si tu veux gifler quelqu’un, répliqua Breane, choisis cette poltronne. La reine Morgase, mon œil ! Elle va nous envoyer aux galères toutes les deux, sans compter Lamgwin et son précieux Tallanvor, tout ça parce qu’elle n’a pas plus de courage qu’une souris !

La porte s’ouvrit pour laisser entrer Tallanvor, ce qui mit un terme à la querelle. Devant cet homme, personne n’aurait crié. Alors que Lamgwin et maître Gill apparaissaient sur les talons de l’officier, Lini fit semblant d’examiner une des manches de Morgase, comme si elle envisageait de la repriser. Breane sourit de toutes ses dents et lissa sa robe. Bien entendu, les hommes ne s’aperçurent de rien…

Morgase, elle, vit tout du premier coup d’œil. Tallanvor portait une épée au côté, comme maître Gill et Lamgwin, même si pour ce dernier il s’agissait d’une épée courte. Le compagnon de Breane, à l’évidence, était beaucoup plus à l’aise avec ses poings qu’avec une arme. Avant que la reine ait pu demander comment les trois hommes s’étaient procuré ces lames, le petit homme étique qui fermait la marche eut claqué la porte derrière lui.

— Majesté, dit Sebban Balwer, veuillez pardonner mon intrusion.

La révérence et le sourire de cet homme semblaient aussi desséchés que lui. En revanche, dès que son regard eut fait le tour de la pièce, l’ancien secrétaire de Pedron Niall capta l’atmosphère qui y régnait, contrairement aux trois autres balourds.

— Je suis étonnée de vous voir, maître Balwer, dit Morgase. J’avais cru comprendre que vous étiez… hum… en délicatesse avec Eamon Valda.

En fait, on racontait que Valda était décidé à jeter Balwer des remparts, s’il lui tombait sous la main. À son sourire crispé, le petit homme devait être au courant.

— Il a un plan pour nous sortir tous d’ici, annonça Tallanvor. Dès aujourd’hui. (Il eut pour Morgase un regard qui n’était pas celui d’un sujet pour sa reine.) Nous allons accepter son offre.

— Qui consiste en quoi ? demanda Morgase.

Que pouvait bien leur offrir cet avorton ? La possibilité de s’évader ? Absurde ! Les jambes flageolantes, la reine se serait volontiers assise, mais elle se l’interdit – pas question de montrer sa faiblesse alors que Tallanvor la regardait de cette façon… Bien entendu, elle n’était plus sa reine, mais il n’était pas censé le savoir.

— Pourquoi nous aider, maître Balwer ? Je ne refuserai aucune main tendue, mais pour quelle raison prendriez-vous ce risque ? S’ils découvrent ce que vous comptez faire, les Seanchaniens vous le feront payer cher.

— J’ai conçu mon plan avant leur arrivée… Il me semble… imprudent… de laisser la reine d’Andor entre les mains de Valda. Dites-vous que c’est ma manière de me venger. Majesté, je sais que je ne paie pas de mine, mais mon plan fonctionnera. Les Seanchaniens me facilitent la tâche, en réalité. Sans eux, je n’aurais pas été prêt avant des jours. Dans une cité récemment conquise, ils laissent quasiment libres comme l’air tous ceux qui consentent à prononcer leur Serment. Moins d’une heure après l’aube, j’ai obtenu un laissez-passer m’autorisant à quitter la ville avec au maximum dix autres personnes ayant prêté le Serment. Nos nouveaux maîtres croient que j’ai l’intention d’aller à l’est pour acheter du vin et les chariots servant à le transporter.

— C’est peut-être un piège…, dit Morgase.

Ce mot lui laissa un goût amer dans la bouche. Mieux valait se jeter de la fenêtre que tomber dans un traquenard.

— Les Seanchaniens ne vont sûrement pas vous laisser annoncer partout qu’ils ont lancé leur invasion.

La tête inclinée d’un côté, Balwer se frotta un moment les mains, puis s’arrêta d’un coup.

— Pour être franc, Majesté, j’ai envisagé cette possibilité. Mais l’officier qui a signé mon sauf-conduit a dit que ce que je raconterais ou non n’aurait aucune importance. Vous voulez ses propos exacts ? « Dites à qui vous voulez ce que vous avez vu, et précisez que toute résistance est impossible. Tous vos pays l’apprendront tôt ou tard. » Ce matin, j’ai vu plusieurs marchands prêter le Serment puis s’en aller avec leurs chariots.

Tallanvor approcha de Morgase. Trop près. Bien trop près. Presque assez pour qu’elle sente son souffle contre sa peau.

— Nous allons accepter son offre, souffla-t-il afin que personne d’autre n’entende. Si je dois vous ligoter et vous bâillonner, ça le forcera simplement à improviser un peu. C’est un petit homme plein de ressources.

Morgase soutint le regard de l’officier. Sauter par la fenêtre, ou saisir une chance ? Si Tallanvor avait tenu sa langue, la décision aurait été plus facile à prendre. Mais elle la prit quand même.

— J’accepte avec gratitude, maître Balwer…

Morgase s’écarta de Tallanvor comme si elle désirait voir Balwer sans être obligée de se tordre le cou. Être près de l’officier était tellement troublant… Mais il était trop jeune !

— Que faire en premier ? Je doute que les gardes postés devant cette porte acceptent votre sauf-conduit.

D’un hochement de tête, Balwer reconnut que la reine parlait d’or.

— Je crains qu’ils aient un accident, Majesté.

Tallanvor s’assura que son épée et sa dague coulissaient bien dans leur fourreau. Lamgwin plia les mains, évoquant la façon dont le lopar entrait et sortait ses griffes.

Même après qu’ils eurent fait leurs bagages, les deux gardes tarabonais inconscients ou morts cachés sous son lit, Morgase continua à douter que ça puisse être si facile. Aux portes de la ville, un baluchon sur le dos, le col de sa cape de voyage tenu fermé d’une seule main, Morgase s’agenouilla tandis que Balwer affirmait que ses compagnons et lui avaient tous juré d’obéir, d’attendre et de servir. Certaine de courir à un fiasco, elle songea à la meilleure façon de ne pas être prise vivante.

Une fois hors d’Amador, lorsque le petit groupe prit possession des chevaux amenés par un complice de Balwer, elle commença à croire que tout ça était vrai. Bien entendu, le petit homme devait espérer une récompense fabuleuse pour avoir sauvé la reine d’Andor. Bonne tacticienne, Morgase se garda de le détromper, et elle ne confia à personne qu’elle avait prononcé des paroles irrévocables. Il suffisait qu’elle le sache. Et les regrets ne serviraient à rien. Désormais, à elle de découvrir quel genre de vie elle pouvait mener sans couronne ni trône. Le plus loin possible d’un homme bien trop jeune et beaucoup trop troublant…

— Pourquoi ton sourire est-il si triste ? demanda Lini, perchée sur une jument aux flancs creux.

Tous les chevaux étaient en piteux état, la jument baie de la reine ne valant pas mieux que les autres. Les Seanchaniens avaient accepté de laisser sortir Balwer, mais pas avec des montures décentes.

— Nous avons encore un long chemin à faire, répondit Morgase à sa nourrice.

Puis elle talonna sa monture, collant aux basques de celle de Tallanvor.


Загрузка...