La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.
Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue – un vent se mit à souffler dans la grande forêt appelée bois de Braem. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.
Soufflant vers le nord-est, alors que le soleil montait de plus en plus haut dans un ciel sans nuages, ce vent balayait des arbres ratatinés aux branches nues ou clairsemées de feuilles jaunies et des villages très éloignés les uns des autres où l’air surchauffé formait comme une brume scintillante. À cette fournaise, il n’apportait, ce vent, aucun soulagement – pas le moindre espoir de pluie et encore moins de neige. Vers le nord-est, il soufflait, s’engouffrant dans une arche de pierre délicatement sculptée qui était en réalité, selon certains, la porte d’une grande cité, et, selon d’autres, un monument à la gloire d’une bataille depuis longtemps oubliée. Quoi qu’il en soit, seuls des vestiges de motifs, illisibles à cause du passage des siècles et des intempéries, subsistaient sur la gigantesque structure, vantant à leur manière presque muette la splendeur passée du Coremanda, une des légendaires Dix Nations.
Sur la route de Tar Valon, quelques chariots avançaient vers cette arche, les gens qui marchaient à côté s’abritant les yeux pour les protéger de la poussière soulevée par les sabots des chevaux et les roues des véhicules avant d’être emportée par le vent. Presque aucun de ces voyageurs n’avait une idée de leur destination, sachant seulement que le monde basculait dans la folie, tout semblant d’ordre étant très près de disparaître dans les rares endroits où ce n’était pas encore fait. Si la peur avait poussé la plupart de ces gens sur la route, quelques-uns étaient attirés par quelque chose qu’ils ne pouvaient pas voir et ne comprenaient pas. Parmi ceux-ci, presque tous étaient eux aussi effrayés.
Continuant son chemin, le vent traversait le fleuve Erinin où des bateaux allaient et venaient en direction du nord ou du sud – car il fallait que le commerce continue, même en des jours si sombres, et bien que nul ne sache en quels lieux il était encore sans danger de s’adonner à cette activité.
À l’est du fleuve, la forêt commençait à céder la place à une succession de basses collines moutonnantes couvertes d’une herbe desséchée et émaillées de-ci de-là de bosquets. Dans ce paysage désolé, au sommet d’une butte, des chariots étaient disposés en cercle, quasiment tous étant surmontés d’une bâche à demi brûlée ou carrément carbonisée. Sur une hampe de fortune taillée dans le tronc d’un arbrisseau mort à cause de la sécheresse et accrochée à un des arceaux d’un chariot désormais sans bâche, se dressait fièrement un étendard.
L’Étendard de la Lumière, comme l’appelaient certains, ou encore l’Étendard de Rand al’Thor. Pour ce drapeau qui représentait un disque noir et blanc sur fond écarlate, d’autres gens utilisaient des noms plus inquiétants qu’ils prononçaient à voix basse et en frissonnant.
Après avoir durement malmené l’emblème du Dragon Réincarné, le vent continua de souffler vers le nord-est, filant comme s’il était content de s’éloigner.
Assis à même le sol, le dos contre la roue d’un chariot, Perrin Aybara regretta que les bourrasques ne se soient pas attardées. Pendant un moment, il avait fait un peu plus frais. De plus, ce vent venu du sud avait chassé de ses narines l’odeur de la mort – une odeur qui lui rappelait l’endroit où il aurait dû être, à savoir le dernier lieu au monde où il aurait voulu se trouver. N’était-il pas bien mieux ici, à l’intérieur du cercle de chariots, tournant le dos au nord ? Au moins, il pouvait oublier… Enfin, à moitié, en tout cas…
La veille, quand les hommes avaient retrouvé assez de force pour faire autre chose que remercier la Lumière d’être encore en vie, les chariots à peu près intacts avaient été conduits jusqu’au sommet de la butte. À présent, alors que le soleil continuait à monter vers son zénith, la chaleur augmentait minute après minute.
Agacé, Perrin gratta sa courte barbe bouclée. Plus il transpirait, et plus ça le démangeait, bien sûr. À part les Aiels, tous les hommes qu’il apercevait ruisselaient de sueur, et le point d’eau le plus proche se trouvait à un quart de lieue au nord. Avec l’odeur de la mort, et toutes les horreurs encore visibles. Beaucoup d’hommes estimaient que ça valait la peine. Perrin, lui, songeait qu’il aurait dû accomplir son devoir, mais cette ombre de culpabilité ne l’affecta pas outre mesure. C’était le jour de Haute Chasaline, et chez lui, à Deux-Rivières, les gens s’empiffreraient toute la journée avant de passer la nuit à penser. Le Jour de la Méditation, où on était censé évoquer toutes les bonnes choses de sa vie… Quiconque se plaignait, ce jour-là, risquait de se voir renverser un seau d’eau sur la tête, histoire de chasser le mauvais sort. Rien de très agréable, quand il faisait très froid, comme ç’aurait dû être le cas. Cette année, se faire arroser aurait été un plaisir.
Pour un homme chanceux d’être toujours de ce monde, Perrin avait bien du mal à produire des idées positives. Hier, il avait appris des choses sur lui-même. Ou peut-être ce matin, après que tout eut été terminé.
Perrin captait toujours les ondes de quelques loups. Une petite partie des survivants, qui s’étaient remis en route dès la fin de la bataille, cherchant à s’éloigner des hommes. L’intervention des loups restait le grand sujet de conversation dans le camp. D’où étaient-ils venus, et pourquoi ? Rand les avait-il appelés ? Si quelques hommes penchaient pour cette thèse, les autres croyaient que c’était l’œuvre des Aes Sedai.
Bien entendu, les sœurs ne laissaient rien filtrer de ce qu’elles pensaient.
Les loups n’avaient adressé aucun reproche à Perrin – pour eux, ce qui était fait était fait – mais il ne pouvait se rallier à leur fatalisme. Car après tout, c’était lui qui leur avait demandé de venir. Depuis, le poids de cette responsabilité l’écrasait, car beaucoup de ces renforts étaient morts sur le champ de bataille.
De temps en temps, Perrin entendait des conversations entre des loups qui n’avaient pas répondu à son appel. Selon eux, voilà ce qu’on récoltait quand on frayait avec les deux-pattes. Et on ne pouvait rien attendre d’autre.
Perrin avait du mal à garder ses pensées pour lui. Il aurait voulu hurler que ces loups-là avaient raison. Lui-même, que n’aurait-il pas donné pour être chez lui, à Deux-Rivières ? Mais il n’y retournerait pas avant longtemps, et peut-être jamais. Au moins, il aurait voulu être avec sa femme, n’importe où, et que tout entre eux soit comme avant. Là encore, il ne semblait guère probable que ça arrive. En fait, c’était encore moins envisageable… Plus que le mal du pays et que ses remords au sujet des loups, l’inquiétude pour Faile rongeait littéralement les entrailles de Perrin, le minant de l’intérieur. Le voir quitter Cairhien avait paru la réjouir, tout simplement ! Qu’allait-il pouvoir faire pour la reconquérir ? Amoureux fou de sa femme, personne d’autre ne comptait pour lui. Mais Faile était jalouse sans raison. Blessée alors qu’il ne lui avait rien fait, elle était furieuse contre lui sans qu’il comprenne pourquoi. Il devait agir, certes, mais comment ? Impossible d’avoir un début de réponse. Alors qu’il était calme et réfléchi, Faile avait un tempérament de feu – du vif-argent, avec tous les risques que ça impliquait.
— Les Aiels devraient se couvrir un peu, marmonna Aram, les yeux baissés sur le sol.
Tenant patiemment les rênes d’un grand hongre gris, le Zingaro était accroupi non loin de là. En règle générale, il ne s’éloignait jamais beaucoup de Perrin. L’épée accrochée dans son dos jurant avec la cape verte à rayures typique des goûts vestimentaires de son peuple, il avait noué un foulard autour de son front pour empêcher la sueur de lui couler dans les yeux. À une époque, Perrin le trouvait presque trop beau et maniéré pour un homme. Désormais habité par le chagrin et le désir de vengeance, il affichait une sombre détermination.
— C’est indécent, seigneur Perrin.
À contrecœur, Perrin chassa Faile de ses pensées. Avec le temps, il trouverait sans doute une solution. Il le fallait. Coûte que coûte !
— C’est leur façon d’être, Aram.
Le jeune Zingaro eut une moue dégoûtée.
— Eh bien, c’est une façon d’être indécente. Ça les garde sous contrôle, j’imagine, puisque personne ne s’enfuirait ou ne ferait du grabuge dans cet appareil, mais ce n’est pas décent !
Il y avait des Aiels partout, bien entendu. En majorité, des hommes grands et dignes vêtus d’une tenue ocre parfaite pour se fondre dans le décor de leur désert natal. Seule touche de couleur, ces guerriers portaient autour du front un bandeau rouge où s’affichait le disque noir et blanc de Rand. Siswai’aman, voilà le nom qu’ils se donnaient eux-mêmes. Parfois, Perrin avait le sentiment étrange qu’il aurait dû le connaître. Quant à savoir son sens ? Lorsqu’on posait la question à une Aielle sans bandeau, elle regardait son interlocuteur comme s’il était l’idiot du village. Mais elle faisait cependant mine de ne pas voir les bandeaux rouges…
Aucune Promise de la Lance n’en portait. Qu’elles aient les cheveux blancs ou semblent à peine en âge d’avoir pu quitter leur mère, toutes ces guerrières jetaient aux siswai’aman des regards de défi qui paraissaient exprimer une forte autosatisfaction. Ces hommes ne bronchaient pas sous la provocation, mais il émanait d’eux une odeur de colère apparemment motivée par une jalousie dont Perrin ne parvenait pas à déterminer la cause. Quoi qu’il en soit, ce phénomène n’était pas nouveau, et le risque qu’on en vienne aux coups semblait très réduit.
Quelques Matriarches allaient et venaient également à l’intérieur du cercle de chariots. En lourde jupe de laine et en chemisier blanc, elles portaient leur châle, comme pour signifier qu’elles se fichaient de la chaleur. Leurs bracelets et leurs colliers d’or et d’ivoire compensant l’aspect ordinaire de leur tenue, ces femmes observaient le petit jeu des Promises et des siswai’aman avec un amusement qui, chez certaines, se transformait vite en exaspération.
Tous ces Aiels – siswai’aman, Promises et Matriarches – accordaient aussi peu d’attention aux Shaido que Perrin à un tabouret branlant ou à un vieux tapis.
Lors de la bataille, les Aiels loyaux à Rand avaient capturé quelque deux cents Shaido – des guerriers et des Promises – et ces prisonniers – fort peu nombreux si on songeait aux forces en présence – se déplaçaient librement dans le camp. Enfin, façon de parler… S’ils avaient été surveillés, Perrin se serait senti bien plus à l’aise. Et plus encore s’ils avaient été habillés. Nus comme au jour de leur naissance, ils s’acquittaient de toutes les corvées et se montraient dociles comme des agneaux avec les autres Aiels. Tout habitant des terres mouillées récoltait un regard de défi dès qu’il osait leur poser un œil dessus. Du coup, Perrin n’était pas le seul à s’efforcer de ne pas les regarder, et bien des hommes marmonnaient entre leurs dents comme Aram.
Presque tous les combattants de Deux-Rivières faisaient les deux. Les Cairhieniens, eux, manquaient avoir une attaque chaque fois qu’ils apercevaient un Shaido. Les hommes de Mayene, au contraire, secouaient la tête comme s’il s’agissait d’une bonne blague. Et ils dévoraient les femmes des yeux. Aussi peu pudiques que les Aiels, ces Gardes Ailés.
— Aram, Gaul m’a tout expliqué. Tu sais ce qu’est un gai’shain, pas vrai ? Le ji’e’toh, l’obligation de servir un an et un jour, tous ces trucs-là ?
Aram acquiesça. Une très bonne chose, car Perrin n’en savait guère plus que ce qu’il venait de dire. Parfois, la réponse de Gaul le laissait plus perplexe encore qu’avant d’avoir posé sa question. Mais son ami aiel semblait trouver tout ça limpide comme de l’eau de roche.
— Eh bien, les gai’shain n’ont le droit de porter aucun vêtement qu’un algai’d’siswai – pour répondre à ta question muette, un guerrier, dans leur langue – pourrait enfiler.
Soudain, Perrin s’avisa qu’il regardait plutôt fixement une Shaido qui avançait dans sa direction. Une femme blonde très grande et fort jolie malgré la balafre qui lui zébrait le visage et les autres cicatrices qui constellaient son corps. Fort jolie et extrêmement nue ! Alors que le bout de ses oreilles chauffait, Perrin détourna les yeux et s’éclaircit la voix :
— Eh bien, c’est pour ça que ces Shaido se promènent… dans le plus simple appareil. Les gai’shain portent une robe blanche, et nous n’en avons pas ici. C’est une affaire de coutume !
Que la Lumière brûle Gaul et ses explications ! Ils pourraient quand même se mettre quelque chose sur le dos !
— Perrin Yeux-Jaunes, dit soudain une voix féminine, Carahuin m’envoie te demander si tu veux de l’eau.
Aram s’empourpra. Sans se relever, il pivota sur lui-même pour ne plus voir la nouvelle venue.
— Non, merci, répondit Perrin.
Sans relever les yeux, il comprit qu’il avait affaire à la Shaido blonde. Se gardant de bouger la tête, il continua à fixer le vide. Les Aiels avaient un sens de l’humour très particulier, et les Promises de la Lance – Carahuin en était une – étaient encore plus spéciales que les autres. Ayant vite remarqué comment les gens des terres mouillées réagissaient en voyant les prisonniers – pour ne pas s’en apercevoir, il aurait fallu être aveugle –, les Promises s’arrangeaient pour leur envoyer des gai’shain sous le moindre prétexte. En voyant les victimes de cette plaisanterie s’empourprer, bégayer ou pousser des cris d’orfraie, tous les Aiels se roulaient par terre de rire. Perrin aurait mis sa tête à couper que Carahuin et ses amies l’observaient en ce moment même. Depuis le matin, c’était la dixième fois qu’une des gai’shain venait lui demander s’il voulait de l’eau, s’il n’avait pas une pierre à aiguiser en trop, ou des âneries de ce genre.
Une idée traversa soudain l’esprit du jeune homme. Les Gardes Ailés échappaient à cette persécution. Moins ouvertement que les soldats de Mayene, certains Cairhieniens ne détestaient pas reluquer les prisonnières, et les gars de Deux-Rivières, les plus âgés, en tout cas, partageaient leur intérêt – une réaction qui ne les honorait pas, mais bon… L’essentiel était ailleurs. Aucun des « voyeurs » n’avait jamais reçu une seconde messagère. Ceux qui s’indignaient, en revanche… Des Cairhieniens qui avaient crié à l’attentat à la pudeur et deux ou trois jeunes types de Deux-Rivières – ceux-là s’étaient décomposés, rougissant au point qu’on aurait pu redouter qu’ils fondent – avaient fini par fuir le cercle de chariots, tant on les harcelait.
Prenant sur lui, Perrin leva les yeux sur le visage de la gai’shain.
Concentre-toi sur son regard !
La blonde avait de grands yeux verts pas si soumis que ça. Une odeur de rage folle montait d’elle.
— Remercie Carahuin pour moi, et dis-lui que tu pourrais huiler ma selle de rechange, si ça ne la dérange pas. Je n’ai plus une seule chemise propre. Demande-lui aussi si elle t’autorise à t’occuper de mon linge.
— Elle n’aura rien contre, marmonna la femme avant de tourner les talons et de s’éloigner.
Perrin se frotta les yeux, mais l’image resta gravée dans sa tête. Bon sang, Aram avait raison ! Mais avec un peu de chance, on ne lui enverrait plus de prisonnières. Il devrait communiquer l’astuce à Aram et aux gars de chez lui. Les Cairhieniens seraient peut-être également intéressés.
— Qu’allons-nous faire de ces personnes, seigneur Perrin ? demanda soudain Aram.
Même s’il regardait toujours ailleurs, il ne faisait pas allusion aux gai’shain.
— C’est à Rand de décider, répondit Perrin.
Il oublia aussitôt sa probable victoire sur les Promises. Même si ça semblait étrange, des gens qui se baladaient nus étaient un problème très secondaire comparé à celui qu’évoquait Aram. Une question que Perrin fuyait avec presque autant d’ardeur que le charnier qu’ils laissaient derrière eux.
Juste en face de lui, plus de vingt femmes étaient assises le long de deux chariots. Toutes étaient habillées pour voyager – des tenues de soie souvent couvertes par une cape de lin – et aucune ne transpirait ne serait-ce qu’une goutte. Trois d’entre elles semblaient assez jeunes pour qu’il leur ait demandé une danse, avant d’avoir épousé Faile.
Si elles n’étaient pas des Aes Sedai, en tout cas !
Par le passé, il lui était arrivé de gambiller avec une Aes Sedai, et il avait failli avaler sa langue en comprenant ce qu’il venait de faire. Pourtant, il s’agissait d’une amie – si ce mot avait un sens quand on parlait des sœurs.
Pour que je puisse lui donner un âge, une Aes Sedai doit avoir été confirmée très récemment, non ?
Les autres femmes étaient sans âge, bien entendu. La vingtaine, la quarantaine ? Parfois, l’impression changeait d’une seconde à l’autre. Même celles qui avaient des cheveux gris ne permettaient pas qu’on ait des certitudes. Avec les Aes Sedai, on ne savait jamais sur quel pied danser, et pas seulement au sujet de l’âge.
— Au moins, celles-là ne sont plus dangereuses, dit Aram en tournant enfin la tête vers trois sœurs qui se tenaient un peu à l’écart des autres.
L’une pleurait, la tête sur les genoux, les deux autres fixant mornement le vide de leurs yeux hagards. Elles étaient ainsi depuis la veille – au moins, plus aucune ne hurlait. Si Perrin ne se trompait pas – ce qu’il n’aurait pas juré – elle avait été calmée au moment où Rand s’était libéré. Ces femmes ne canaliseraient plus jamais le Pouvoir. Pour une Aes Sedai, la mort devait être un sort plus clément.
Perrin aurait cru que les autres sœurs réconforteraient leurs trois amies, mais bien au contraire, elles les ignoraient superbement, mobilisant toute leur énergie pour regarder ailleurs. Cela dit, les trois femmes calmées leur rendaient la pareille. Au début, quelques sœurs indemnes s’en étaient approchées – toujours une par une – en affichant une profonde sérénité mais en trimballant une odeur faite d’un mélange de mépris et de répugnance. Chaque fois, elles n’avaient pas obtenu l’ombre d’une réaction. Du coup, ce matin, il n’y avait pas eu de tentative…
Perrin secoua la tête. Quand elles niaient une réalité, les sœurs semblaient très douées pour ne pas la voir en face. C’était également vrai pour les hommes en noir qui les surveillaient. Une Asha’man pour chaque sœur, même les trois calmées, et aucun de ces types ne bronchait. Les Aes Sedai, elles, regardaient leurs gardiens comme si elles pouvaient voir à travers eux. Des spectres transparents !
C’était un truc très travaillé. Alors qu’il n’était pas placé sous leur surveillance, Perrin ne parvenait pas à s’empêcher de regarder les Asha’man. Une belle brochette d’hommes de tous les âges – de l’adolescent encore joufflu au vieux type dégarni – qui avaient tous l’air dangereux, et pas à cause de leur veste noire ni de l’épée qu’ils portaient à la hanche. Ces combattants pouvaient tous canaliser le Pouvoir, et en ce moment même, ils empêchaient les Aes Sedai de le faire. Des hommes maîtrisant le Pouvoir de l’Unique… Autrement dit, un cauchemar ! Rand en était lui aussi capable, mais il s’agissait du Dragon Réincarné. Ces Asha’man donnaient des sueurs froides à Perrin.
Les Champions survivants des Aes Sedai captives se tenaient un peu plus loin, également sous bonne garde. Une trentaine d’hommes du seigneur Dobraine et autant de soldats de Mayene ne les quittaient pas de l’œil, comme s’il s’était agi de léopards. Une attitude inspirée, dans les circonstances présentes. Plusieurs sœurs prisonnières devaient appartenir à l’Ajah Vert, car il y avait nettement plus de Champions que d’Aes Sedai. Et plus de gardes que de Champions, même si ça risquait de ne pas suffire.
— Veuille la Lumière que ces hommes ne nous fassent plus d’ennuis !
Au cours de la nuit, les Champions avaient par deux fois tenté de se libérer. À dire vrai, ces velléités avaient été découragées par les Asha’man plus que par les Cairhieniens ou les Gardes Ailés. Les soldats de Taim n’y étant pas allés de main morte – pas au point de tuer, cependant –, plusieurs Champions souffraient de contusions ou de fractures que les sœurs n’avaient pas encore été autorisées à soigner.
— Si le seigneur Dragon ne peut pas prendre une décision, dit Aram, quelqu’un devrait s’en charger à sa place. Pour le protéger.
Perrin glissa un regard de biais au Zingaro.
— Quelle décision ? Les sœurs ont dit aux Champions de ne pas recommencer, et ils obéiront.
Fractures ou pas, et même en étant désarmés, les mains liées dans le dos, les Champions ressemblaient toujours à une meute de loups qui attendent l’ordre d’attaquer lancé par le mâle dominant. Aucun d’eux ne serait tranquille tant que son Aes Sedai n’aurait pas recouvré la liberté – et peut-être pas avant que toutes les sœurs soient libres. Mais face aux Asha’man, les Aes Sedai et leurs protecteurs n’avaient pas fait le poids.
— Je ne parlais pas des Champions, dit Aram.
Il approcha de Perrin et baissa le ton :
— Les Aes Sedai ont enlevé le seigneur Dragon. Il ne peut pas avoir confiance en elles, mais il ne fera pas ce qui s’impose. Si elles meurent avant qu’il…
— Que racontes-tu ? s’étrangla Perrin en s’asseyant bien droit.
Pour la énième fois, il se demanda s’il restait quelque chose d’un Zingaro en Aram.
— Elles sont sans défense, Aram ! Des femmes inoffensives.
— Ce sont des Aes Sedai. Elles sont indignes de confiance, et on ne peut pas les relâcher. Combien de temps parviendrons-nous à les garder prisonnières ? Elles sont bien plus expérimentées que les Asha’man. Elles en savent nécessairement plus qu’eux. Donc, elles sont dangereuses pour le seigneur Dragon, et pour toi, seigneur Perrin. Je les ai vues te regarder…
Pour l’heure, les sœurs parlaient entre elles, murmurant si bas que Perrin lui-même n’entendait rien. De temps en temps, l’une d’elles leur jetait un coup d’œil. Non, elle ne regardait que lui, pas Aram…
Perrin avait glané une longue liste de noms. Nesune Bihara, Erian Boroleos, Katerine Alruddin, Coiren Saeldain, Sarene Nemdhal, Elza Penfell, Janine Pavlara, Beldeine Nyram et Marith Riven. Les trois dernières étaient les « jeunes » sœurs. Mais jeunes ou sans âge, ces femmes le regardaient avec une telle sérénité qu’on eût dit que c’étaient elles qui surveillaient les Asha’man. Vaincre des Aes Sedai n’était pas facile. Les forcer à reconnaître leur défaite confinait à l’impossible.
Perrin se força à décroiser les mains, les posant sur ses genoux, histoire d’afficher un calme qu’il était loin de ressentir. Ces sœurs savaient qu’il était un ta’veren, soit un des rares individus autour duquel la Trame était susceptible de se tisser pendant un temps. Plus grave encore, elles n’ignoraient pas qu’il était lié à Rand d’une façon que nul ne comprenait, son ami et lui pas plus que quiconque.
Mat était impliqué aussi. Un autre ta’veren, mais beaucoup moins important que Rand, comme Perrin lui-même. Si on leur en laissait l’occasion, ces femmes les captureraient, Mat et lui, et les conduiraient à la tour exactement comme le Dragon Réincarné. Des chèvres en laisse jusqu’à l’arrivée du lion.
De fait, elles avaient déjà enlevé et maltraité Rand. Sur un point, Aram ne se trompait pas : impossible de leur faire confiance. Mais la « suggestion » du Zingaro était irrecevable. Cette seule idée donnait la nausée à Perrin.
— Je ne veux plus entendre parler de ça !
Aram voulut répliquer, mais Perrin l’en empêcha :
— Plus un mot, c’est compris ? Plus un mot !
— À tes ordres, seigneur Perrin, souffla Aram en baissant la tête.
Perrin aurait préféré voir le visage de son ami. Dans son odeur, il ne captait ni colère ni ressentiment. C’était ça le plus terrible ! Quand Aram avait évoqué un massacre de sang-froid, il n’était pas en colère non plus.
Deux hommes de Deux-Rivières montèrent soudain sur les roues d’un chariot, à côté de celui de Perrin, afin de sonder les collines, en direction du nord. Tous deux portaient à la ceinture un carquois bien garni et un coutelas qu’on aurait pu prendre pour une épée courte. Plus de trois cents hommes du pays avaient suivi Perrin jusqu’ici. Maudit soit le jour où ils avaient commencé à lui donner du « seigneur Perrin » ! Et maudit celui où il avait renoncé à le leur interdire, même si c’était en vain !
Malgré tous les bruits qui retentissaient dans le camp, il n’eut aucun mal à entendre ce que disaient les deux hommes.
D’un an le cadet de Perrin, Tod al’Caar lâcha un soupir désolé, comme s’il découvrait ce qu’il laissait derrière lui. Si sa mère lui avait permis de partir, c’était pour qu’il ait l’honneur de suivre Perrin Yeux-Jaunes. Un drôle d’honneur, vraiment !
— Une glorieuse victoire…, dit-il enfin. C’est bien ça que nous avons remporté, pas vrai, Jondyn ?
Noueux comme une racine de chêne, le vénérable Jondyn Barran était un des très rares hommes mûrs parmi les trois cents gars de Deux-Rivières. Meilleur archer que n’importe qui, à part le père de Rand, c’était sans conteste le roi des chasseurs… et un des natifs du coin les moins fréquentables. Depuis qu’il avait quitté la ferme paternelle, ce gaillard n’avait jamais travaillé une seconde de plus que le strict minimum. Les forêts et la chasse étaient ses raisons de vivre – avec les beuveries, les jours de fête.
— Si tu le dis, mon garçon…, lâcha-t-il. Mais c’est plutôt la victoire de ces fichus Asha’man. Eh bien, qu’ils s’en réjouissent ! Dommage qu’ils ne soient pas allés la célébrer ailleurs…
— Ils ne sont pas si mauvais, dit Tod. Être l’un d’eux ne me gênerait pas.
De la vantardise plus qu’une opinion sincère. Perrin le sentit sans avoir besoin de regarder le jeune homme. Et il aurait parié que celui-ci s’humectait nerveusement les lèvres. Dans un passé pas si lointain que ça, sa mère devait lui raconter des horreurs sur les hommes capables de canaliser, histoire de lui flanquer la trouille.
— Je voulais dire que Rand, enfin le seigneur Dragon… Bon sang ! ça fait toujours bizarre. Ce bon vieux Rand al’Thor, devenu le Dragon Réincarné… (Tod eut un petit rire gêné.) Bon, il est capable de canaliser, et ce n’est pas… enfin, il n’a rien de… De toute façon, sans les Asha’man, comment aurions-nous vaincu les Aes Sedai ? (Il baissa la voix et une odeur de peur arriva jusqu’aux narines de Perrin.) Jondyn, qu’allons-nous faire ? Des Aes Sedai prisonnières ?
Jondyn cracha bruyamment sur le sol et ne jugea pas utile de murmurer. Son habitude de toujours dire ce qu’il pensait, quel que soit son auditoire, expliquait en partie sa mauvaise réputation.
— Pour nous, il aurait mieux valu qu’elles crèvent toutes hier, mon garçon. On paiera pour ça, tôt ou tard, et très cher !
Perrin décida de ne pas écouter la suite, ce qui n’était pas si facile, avec une ouïe aussi fine que la sienne. D’abord Aram, puis Jondyn et Tod, même s’ils ne s’étaient pas adressés directement à lui.
La Lumière te brûle, Jondyn !
À côté de ce type, Mat serait passé pour un bourreau de travail, mais quand Jondyn Barran disait quelque chose, on tendait l’oreille. Pas un seul gars de Deux-Rivières n’aurait porté la main sur une femme, certes, mais qui d’autre souhaitait la mort des prisonnières ? Et qui serait capable de passer à l’acte ?
Perrin scruta nerveusement le périmètre. L’idée de devoir protéger les Aes Sedai ne l’enchantait pas, mais il ferait avec. S’il n’avait guère de sympathie pour les sœurs – en particulier celles-là –, il avait grandi dans la certitude qu’un homme devait prendre tous les risques pour défendre une femme, dans la mesure où elle l’y autorisait. Qu’il apprécie la dame en question, ou qu’il vienne juste de la rencontrer n’entrait pas en ligne de compte. Bien entendu, une Aes Sedai pouvait infliger tout ce qu’elle voulait à un homme sans même lever le petit doigt, mais une fois isolée du Pouvoir, elle devenait une personne comme toutes les autres. C’était bien ce qui dérangeait Perrin chaque fois qu’il regardait les prisonnières. Vingt femmes. Vingt Aes Sedai qui ne savaient peut-être pas se défendre sans l’aide du Pouvoir…
Perrin étudia un moment les Asha’man. Tous semblaient sinistres, à part les trois qui surveillaient les sœurs calmées. Ceux-là tentaient de tirer la tête, comme leurs compagnons, mais ils ne parvenaient pas à cacher… Quoi, exactement ? De la satisfaction, peut-être… Perrin aurait pu savoir, s’il avait été assez près pour capter leur odeur. Pour un Asha’man, toute Aes Sedai était une menace. L’inverse était peut-être vrai. Au bout du compte, les sœurs seraient peut-être simplement calmées. Mais si les chiches connaissances de Perrin ne l’abusaient pas, calmer une Aes Sedai revenait à l’abattre en laissant quelques années à sa dépouille pour se décomposer.
Quoi qu’il arrive, décida Perrin, les Asha’man étaient du ressort de Rand. Ces types en noir ne parlaient qu’entre eux ou avec les prisonnières, et ils n’écouteraient probablement pas quelqu’un d’autre que le Dragon Réincarné. Et comment rattraper le coup, si Perrin leur disait ce qu’il ne fallait pas ?
Oubliant cette question, il recommença à se gratter la barbe. Les Cairhieniens étaient trop angoissés par les Aes Sedai pour tenter de leur nuire et les Gardes Ailés les respectaient trop. Cependant, il faudrait surveiller tout ce petit monde. Qui aurait cru que Jondyn pouvait aller aussi loin ?
Perrin avait sur les Cairhieniens et les hommes de Mayene une indéniable influence, mais elle disparaîtrait s’ils réfléchissaient cinq minutes. Après tout, il n’était qu’un apprenti forgeron.
Restaient les Aiels… Un saut dans l’inconnu. Sur eux, Perrin n’était même pas certain que Rand ait une véritable influence.
Avec tant de gens autour de lui, isoler une odeur particulière n’était pas facile, mais quand on avait développé son odorat comme lui, ça devenait plus aisé. Les siswai’aman qui approchaient assez de lui diffusaient une senteur puissante mêlant un grand calme à une stupéfiante vigilance. Ils semblaient ne même pas remarquer les Aes Sedai, mais il ne fallait pas s’y fier.
Les Promises exhalaient un parfum de fureur contenue qui devenait plus piquant dès qu’elles posaient les yeux sur les prisonnières. Quant aux Matriarches…
Bien qu’aucune n’eût le fameux visage sans âge, toutes les Matriarches venues de Cairhien étaient capables de canaliser. Mais elles devaient utiliser trop rarement le Pouvoir de l’Unique pour que leur apparence en bénéficie. Cela dit, juvénile comme Edarra ou toute parcheminée et blanchie comme Sorilea, toutes affichaient une confiance en soi largement égale à celle des Aes Sedai. Très gracieuses, de grande taille comme tous les Aiels, ces femmes faisaient mine d’ignorer les prisonnières.
Après les avoir balayées du regard sans s’arrêter, Sorilea continua sa conversation avec Edarra et une autre Matriarche blonde et mince dont Perrin ignorait le nom.
Trop loin pour entendre leur conversation, le jeune homme ne lut rien sur leur visage de marbre. Mais les odeurs étaient une autre affaire. Quand Sorilea avait regardé les sœurs, son aura olfactive était devenue glaciale, et celle de ses deux compagnes avait changé pour en être le reflet exact.
— Je suis dans une sacrée mouise…, marmonna Perrin.
— Un problème ? demanda Aram, prêt à bondir sur ses pieds et à dégainer son épée au pommeau en forme de tête de loup.
En très peu de temps, le Zingaro était devenu très bon à l’escrime, et il ne se lassait jamais de s’entraîner.
— Non, aucun, Aram…
Pas tout à fait un mensonge, mais… Tiré de sa sinistre méditation, Perrin regarda ses compagnons pour la première fois – comme un tout, au moins. Il n’aima pas ce qu’il découvrit, et les Aes Sedai n’étaient qu’une partie du problème.
Les Cairhieniens et les Gardes Ailés lorgnaient les Aiels sans dissimuler leur méfiance, et les guerriers du désert leur rendaient la pareille, surtout aux Cairhieniens. Pas de quoi s’étonner, pour tout dire. Les Aiels étaient connus pour ne pas porter les gens des terres mouillés dans leur cœur, et quand on en venait aux Cairhieniens, on passait à une franche détestation. Réciproque, il ne fallait surtout pas omettre de le mentionner. Aucun des deux groupes n’avait renoncé à cette atavique hostilité, évitant simplement de lui laisser la bride sur le cou. Jusque-là, Perrin aurait juré qu’il n’y aurait pas de véritables étincelles. Une sorte d’union sacrée motivée par le désir de sauver Rand. Mais la tension augmentait et on n’était peut-être plus loin du point de rupture. Désormais, Rand était libre et le destin des alliances temporaires était de se déliter avec le temps, justement. Les Aiels soupesaient leurs lances lorsqu’ils voyaient des Cairhieniens, et ceux-ci tapotaient nerveusement le pommeau de leur épée.
Alors qu’ils n’avaient rien contre les guerriers du désert, ne les ayant jamais combattus sauf durant la guerre des Aiels, les hommes de Mayene réagissaient comme les Cairhieniens. Si la situation dégénérait, on devinait aisément dans quel camp ils se rangeraient. Idem pour les gars de Deux-Rivières.
Entre les Asha’man et les Matriarches, on en était à la guerre froide, rien de moins. Si les Asha’man se fichaient comme d’une guigne des Promises, des siswai’aman, des Cairhieniens, des hommes de Perrin et des Gardes Ailés, ils observaient les Matriarches avec une hostilité comparable à celle dont ils gratifiaient les Aes Sedai. Très probablement, ils ne faisaient aucune différence entre les diverses catégories de femmes capables de canaliser. Toutes pouvaient être dangereuses, un groupe de treize risquait d’être mortel, et plus de quatre-vingt-dix Matriarches allaient et venaient dans le camp ou autour. Moins de la moitié des Asha’man, mais ça restait suffisant pour nuire.
Des femmes capables de canaliser, oui, mais partisanes de Rand, semblait-il… Ou des partisanes de Rand, semblait-il, mais cependant capables de canaliser…
Les Matriarches considéraient les Asha’man avec à peine moins de méfiance que les Aes Sedai. Des hommes capables de canaliser, oui, mais partisans de Rand, semblait-il. Ou des partisans de Rand, semblait-il, mais… Air connu !
Rand était un cas à part. Selon Gaul, son aptitude à canaliser n’était pas annoncée dans les prophéties au sujet du Car’a’carn. Mais les Aiels avaient tendance à nier les faits qui ne les satisfaisaient pas. Cela dit, les Asha’man n’étaient pas annoncés non plus. C’était un peu comme s’aviser qu’une troupe de lions enragés combattait à vos côtés. Combien de temps avant qu’ils cessent d’être loyaux ? Ne valait-il pas mieux s’en débarrasser avant qu’il soit trop tard ?
Perrin ferma les yeux et appuya sa nuque contre la roue. Puis il ricana entre ses dents. Haute Chasaline, le jour des pensées positives !
Que la Lumière me brûle, j’aurais dû aller avec Rand !
Non, savoir d’où viendraient les ennuis était toujours préférable, et le plus tôt était le mieux. Mais que pourrait-il faire ? Si les Aiels en venaient aux mains avec les Cairhieniens et les hommes de Mayenne… Ou pire encore, si les Asha’man et les Matriarches s’affrontaient.
Un tonneau rempli de serpents. Et pour savoir lesquels étaient des vipères, un seul moyen : y fourrer les mains !
Lumière, je voudrais être à la maison avec Faile, heureux propriétaire d’une forge, et sans qu’on me jette du fichu « seigneur » à la tête.
— Seigneur Perrin, ton cheval… Comme tu n’as pas dit si tu voulais Marcheur ou Trotteur, j’ai choisi…
Sous le regard jaune furieux de Perrin, Kenly Maerin recula et percuta l’étalon gris foncé qu’il tenait par la bride.
Perrin eut un geste navré. Le pauvre Kenly n’y pouvait rien. Quand on ne pouvait pas changer les choses, il fallait s’y adapter…
— Du calme, mon gars ! Tu as bien fait. Trotteur conviendra très bien.
Perrin s’en voulut de parler sur ce ton mielleux à Kenly. Petit et costaud, ce garçon avait à peine l’âge de se marier ou de quitter ses parents – en tout cas, il était trop jeune pour que sa barbe, une mauvaise imitation de celle de Perrin, ne soit pas ridicule – mais il avait combattu les Trollocs à Champ d’Emond. Et la veille, il s’en était tiré avec les honneurs.
Cela dit, il sourit d’aise en entendant le compliment de son fichu « seigneur Perrin ».
Perrin récupéra sa hache sous le chariot – une façon de ne pas la voir un moment et peut-être de l’oublier –, se leva et glissa le manche dans la boucle de sa ceinture. Un tranchant en demi-lune prolongé par une pique : un objet sans autre fonction que de tuer. Ce manche lui était devenu presque trop familier, à force. Se souvenait-il encore du contact d’un bon marteau de forgeron ? En plus de cette histoire de « seigneur Perrin », d’autres choses étaient peut-être impossibles à changer… Un ami, un jour, lui avait dit de conserver la hache jusqu’à ce qu’il aime s’en servir. Une idée qui lui glaçait les sangs en dépit de la chaleur.
Perrin sauta en selle et Aram bondit sur le dos de son hongre. Puis le « seigneur » fit face au sud. Au moins une demi-fois plus grand que le plus grand des Aiels, Loial était occupé à enjamber deux bras de chariots entrecroisés. Avec sa taille hors du commun, il semblait capable de casser net les deux bras, s’il faisait un pas de travers. Comme d’habitude, il avait un livre dans les mains et les énormes poches de sa redingote menaçaient d’exploser sous la pression de sa bibliothèque ambulante.
Loial avait passé la matinée dans un bosquet qu’il estimait ombragé et frais. Mais quoi qu’il en dise, la chaleur l’affectait. Sa veste ouverte, sa chemise aussi, il semblait épuisé. Ou était-ce plus grave que la chaleur ?
Quand il eut pénétré dans le cercle de chariots, l’Ogier s’immobilisa et observa les Asha’man et les Aes Sedai, ses oreilles poilues frémissantes. Puis il passa aux Matriarches, ce qui ne fit rien pour apaiser ses oreilles. Les Ogiers étaient très sensibles aux « atmosphères ».
Quand il aperçut Perrin, Loial traversa le camp à grandes enjambées. En selle, le jeune homme restait d’une bonne tête plus petit que son ami debout sur ses jambes.
— Perrin, quelque chose cloche, souffla Loial. Ça n’est pas bien et c’est dangereux.
Ce que l’Ogier prenait pour un murmure évoquait plutôt le bourdonnement d’une abeille de la taille d’un molosse. Bien entendu, plusieurs Aes Sedai tournèrent la tête.
— Tu peux parler un peu plus fort ? railla Perrin. Je crois que quelqu’un n’a pas bien entendu, en Andor. Dans l’ouest du royaume, bien sûr.
Loial parut surpris, puis il eut une grimace déconfite.
— Tu sais bien que j’ai du mal à chuchoter…
Cette fois, on ne devait pas pouvoir entendre à plus de trois pas à la ronde.
— Qu’allons-nous faire, Perrin ? Garder des Aes Sedai prisonnières n’est pas bien, et c’est une mauvaise manœuvre. Je l’ai déjà dit, et je le répéterai. Mais ce n’est pas le pire. Toute cette tension… Une seule étincelle, et ce camp explosera comme un chariot rempli de fusées de feu d’artifice. Rand est au courant ?
— Je n’en sais rien, répondit Perrin.
Aux deux questions de son ami, qui hocha pensivement la tête.
— Quelqu’un doit savoir et décider.
Loial tourna la tête vers le nord, derrière Perrin, là où…
Le jeune homme comprit qu’il ne pouvait plus différer son départ. Il aurait préféré réfléchir aux Aes Sedai, aux Asha’man et aux Matriarches jusqu’à la fin des temps, mais ce qui devait être fait devait être fait.
Des pensées positives le jour de Haute Chasaline. Tu parles !