20 Des motifs dans la Trame

Avec un mépris visible, Sevanna observa ses compagnes couvertes de poussière assises en cercle avec elle dans une petite clairière relativement ombragée par les branches des arbres environnants. L’endroit où Rand al’Thor avait semé la mort se trouvait à près de quarante lieues à l’ouest. Pourtant, ces femmes bougeaient souvent la tête, comme si la peur les incitait à regarder par-dessus leur épaule. En l’absence de tentes bains de vapeur, aucune n’avait pu se laver convenablement, un rapide débarbouillage, le soir, ne pouvant être tenu pour une véritable toilette.

Huit petites tasses d’argent et une carafe du même métal, cabossé durant la retraite, reposaient à côté de Sevanna sur un lit de feuilles mortes.

— Soit le Car’a’carn ne nous suit pas, soit il est incapable de nous trouver. Les deux possibilités me conviennent parfaitement.

Cette déclaration abrupte de Sevanna fit sursauter plusieurs femmes. Les joues rondes de Tion pâlirent, Modarra lui tapotant l’épaule pour la rassurer. Si elle avait été un peu moins grande, Modarra aurait pu être jolie – à condition de cesser de materner toutes les malheureuses qui lui tombaient sous la main.

Avec une concentration excessive, Alarys s’efforça de rectifier les plis de sa jupe, déjà impeccablement déployée autour d’elle. Une tentative d’ignorer ce qu’elle ne voulait pas regarder en face.

Meira pinça les lèvres, mais était-ce à cause de l’angoisse que le Car’a’carn inspirait à ses compagnes, ou de celle qu’il instillait en elle ?

De fait, il y avait toutes les raisons de crever de peur.

Deux jours après la bataille, moins de vingt mille guerriers s’étaient regroupés autour de Sevanna. Thevara et la plupart des Matriarches qui l’avaient accompagnée à l’ouest manquaient toujours à l’appel, et dans ce lot, il y avait toutes les partisanes restantes de Sevanna, mis à part le groupe avec lequel elle se trouvait. Si certaines des « disparues » étaient sûrement en route pour la Dague de Fléau de sa Lignée, beaucoup de Matriarches ne verraient plus jamais le soleil se lever. Une telle boucherie – tant de morts en quelques heures – n’avait pas d’équivalent dans l’histoire des Aiels. Les algai’d’siswai eux-mêmes n’étaient pas disposés à danser avec les lances avant longtemps.

Des raisons d’avoir peur, oui – mais pas de le montrer en affichant ses sentiments sur son visage, à la manière d’un habitant des terres mouillées.

Rhiale sembla quand même en prendre conscience.

— Si nous devons le faire, faisons-le ! dit-elle, visiblement embarrassée.

Elle faisait partie des sœurs qui avaient sursauté, un peu plus tôt.

Sevanna sortit le petit cube gris de sa bourse et le posa sur les feuilles brunâtres, au milieu du cercle. Posant les mains sur ses genoux, Someryn se pencha pour observer l’objet – fascinée, elle faillit basculer en avant, son nez s’écrasant sur le cube.

Des motifs gravés recouvraient chaque face de l’artefact. En regardant de plus près, on distinguait des dessins plus petits à l’intérieur des premiers motifs, et des entrelacs de formes encore plus minuscules dans les deuxièmes. Et cela semblait continuer à l’infini. Comment un graveur avait-il pu atteindre une telle précision ? Sevanna aurait été bien en peine de le dire. Au début, elle avait pensé que le cube était en pierre, mais elle en doutait de plus en plus. La veille, elle l’avait laissé tomber sur un sol rocheux sans rayer un seul motif. À se demander s’il s’agissait bien d’une gravure. Quoi qu’il en soit, ce cube était un ter’angreal, aucune Matriarche n’en doutait.

— Le plus petit flux de Feu possible doit entrer en contact avec ce qui ressemble à un croissant de lune un peu tordu, et un autre doit toucher la marque, sur la face supérieure du dé, qui évoque un éclair zébrant le ciel.

Someryn se releva avec une hâte suspecte.

— Qu’arrivera-t-il alors ? demanda Alarys en se passant les mains dans les cheveux.

Le geste aurait pu être un tic. En réalité, Alarys trouvait toujours moyen de rappeler à l’assistance que sa crinière était noire, pas blonde ou rousse, comme celles des autres Matriarches.

Sevanna sourit. Elle adorait connaître des choses que ces femmes ignoraient.

— J’utiliserai l’artefact pour faire venir ici l’homme des terres mouillées qui m’a donné ce cube.

— Ça, tu nous l’as déjà dit, grogna Rhiale.

— Comment ce cube fera-t-il venir l’homme en question ? demanda audacieusement Tion.

Cette femme avait peur de Rand al’Thor, mais de personne ni de rien d’autre, semblait-il…

Ses sourcils décolorés par le soleil froncés, Belinde passa le bout d’un index osseux sur l’artefact.

Affichant une impassibilité de surface, Sevanna, hautement agacée, s’interdit de jouer nerveusement avec un de ses colliers ou d’ajuster son châle.

— Je vous ai déjà dit tout ce que vous avez besoin de savoir…

Et beaucoup plus que ça, pour être franche, mais elle n’avait pas pu faire autrement. Sinon, ces femmes seraient retournées avec les guerriers et les autres Matriarches, pour manger du pain dur et de la viande séchée. Ou elles seraient parties vers l’est à la recherche d’hypothétiques survivantes et d’éventuels signes de poursuite. Même en partant tard, elles auraient pu couvrir environ vingt lieues avant de devoir s’arrêter.

— Les palabres n’ont jamais équarri un sanglier – et encore moins tué ! Si vous avez décidé de retourner en rampant vers les montagnes, puis de passer vos vies à fuir et à vous cacher, libre à vous ! Sinon, faites votre part du travail, et je ferai la mienne.

Rhiale et Tion ne cachèrent pas leur méfiance. Modarra elle-même ne semblait pas convaincue et c’était pourtant elle, avec Someryn, que Sevanna contrôlait le mieux.

Pour l’heure, elle attendit, sereine en apparence, plutôt que de répéter sa tirade. À l’intérieur, elle bouillait littéralement. Elle ne serait pas vaincue parce que ces femmes n’avaient pas de tripes !

— S’il le faut…, soupira enfin Rhiale.

À part Thevara, absente pour le moment, c’était la femme qui résistait le plus. Du coup, Sevanna fondait de grands espoirs sur elle. L’échine qui refusait de plier se révélait souvent la plus souple, une fois qu’elle cédait. Une vérité valable pour les hommes comme pour les femmes.

Rhiale et les autres rivèrent toutes les yeux sur le cube.

Bien entendu, Sevanna ne vit rien. Si ses compagnes décidaient de ne pas canaliser, elles pourraient prétendre que l’artefact n’avait pas fonctionné, et elle n’aurait aucun moyen de vérifier leurs dires.

Mais Someryn poussa un petit cri et Meira manqua gémir.

— Le cube puise plus de Pouvoir…, dit-elle. (Elle tendit un index.) Du Feu ici et ici, de la Terre, de l’Air et de l’Esprit là… Les flux remplissent les rainures…

— Pas toutes, corrigea Belinde. Il existe bien des façons de les remplir, je crois… Et par endroits, les flux sont déviés pour contourner… quelque chose qui n’est pas là. Cet objet doit attirer également la partie masculine du Pouvoir.

Plusieurs Matriarches reculèrent d’instinct, tirant sur leur châle ou époussetant leur jupe comme si elle était souillée.

Sevanna, elle, aurait tout donné pour voir ce qui se passait. Enfin, presque tout. Comment les autres pouvaient-elles être si lâches ? Et le montrer, en plus de tout ?

— Je me demande, fit Modarra, ce qui se passerait si nous touchions le cube avec du Feu à d’autres endroits que ces deux-là.

— Trop de puissance dans le cube d’invocation, dit une voix d’homme, ou une puissance dirigée dans la mauvaise direction, et il peut fondre. Voire explo…

La voix se tut quand les Matriarches, Sevanna exceptée, se levèrent d’un bond et sondèrent les arbres environnants. Alors que l’acier ne leur servait à rien quand elles maniaient le Pouvoir, Alarys et Modarra dégainèrent leur couteau. Mais rien ne bougeait dans les branches striées de rayons de soleil – même pas un oiseau ou un écureuil.

Sevanna resta immobile. À dire vrai, elle avait cru environ un tiers des propos de Caddar – et ce qui se passait actuellement n’était pas compris dans le lot – mais elle avait reconnu la voix de l’homme. Même si les gens des terres mouillées avaient tous plusieurs noms, il ne lui avait donné que celui-là. Un homme qui cachait beaucoup de secrets, probablement.

— Rasseyez-vous ! ordonna Sevanna. Et redirigez les flux là où il faut. Si l’entendre vous terrorise, comment voulez-vous que j’invoque cet homme ?

Rhiale se retourna, stupéfaite. Se demandant comment Sevanna savait que ses compagnes et elle ne canalisaient plus, elle avait du mal à mettre de l’ordre dans ses idées.

Lentement, toutes les femmes reprirent leur place dans le cercle. De toutes, Rhiale arborait le masque le plus indéchiffrable.

— Donc, tu es de retour, dit la voix de Caddar, venant de nulle part. Tu as al’Thor ?

Quelque chose dans le ton de l’homme alarma Sevanna. Normalement, il n’aurait pas dû savoir. Pourtant, il savait… Oubliant ce qu’elle avait soigneusement préparé, Sevanna improvisa :

— Non, Caddar, mais nous devons quand même parler. Je te retrouverai dans dix jours à l’endroit de notre rencontre.

Sevanna aurait pu atteindre plus vite cette vallée de la Dague de Fléau de sa Lignée, mais il lui fallait du temps pour imaginer un plan. Comment Caddar savait-il ?

— C’est bien d’avoir dit la vérité, petite. Tu apprendras que je déteste le mensonge, quand il m’est adressé. Continue à maintenir les flux, pour que je te localise, et j’arrive !

Outrée, Sevanna foudroya le cube du regard. Petite ?

— Que viens-tu de dire ?

Petite ! À n’en pas croire ses oreilles… Rhiale s’efforçait de ne pas la regarder, et Meira luttait pour ne pas sourire – elle qui tirait la tête en permanence.

Caddar eut un soupir sonore.

— Dis à ta Matriarche de continuer comme ça, sans rien changer, et je te rejoindrai.

Le ton plein de patience forcée fit grimacer Sevanna. Quand elle aurait tiré ce qu’elle voulait de cet homme, elle le contraindrait à porter la robe blanche des gai’shain. Non, elle le vêtirait de noir !

— Comment ça, tu me rejoindras ? (Pas de réponse.) Caddar, où es-tu ? Caddar ?

Les autres Matriarches échangèrent des regards anxieux.

— Est-il fou ? demanda Tion.

Alarys marmonna que la réponse était évidente. Furieuse, Belinde demanda combien de temps allait durer cette farce.

— Jusqu’à ce que j’y mette un terme, répondit Sevanna sans quitter le cube des yeux.

Si Caddar était capable de venir ici, il devait pouvoir tenir toutes ses promesses. Et peut-être… Non, il ne fallait pas trop en demander.

— S’il n’est pas là à midi, nous partirons. Ça nous laisse quelques heures à attendre.

Bien entendu, les autres râlèrent aussitôt.

— On va rester là comme des rochers ? gémit Alarys. (D’un mouvement de tête, elle expédia sa crinière dans son dos.) Pour un homme des terres mouillées ?

— Quoi qu’il t’ait promis, Sevanna, dit Rhiale, le jeu n’en vaut pas la chandelle.

— Un fou…, marmonna Tion.

— Et s’il nous entend toujours ? souffla Modarra en regardant le cube.

Tion eut un soupir méprisant.

— Que nous importe qu’un homme nous écoute ? fit Someryn. Mais l’attendre ne me plaît pas du tout.

— Et s’il est comme ces hommes en veste noire ? demanda Belinde entre ses dents serrées.

— Ne sois pas ridicule ! siffla Alarys. Les hommes de ce genre, on les tue à vue dans les terres mouillées. Quoi que racontent les guerriers, ce massacre est l’œuvre des Aes Sedai. Et de Rand al’Thor.

Ce nom fut suivi d’un silence chagriné qui ne dura pas.

— Caddar doit avoir un cube semblable à celui-là, dit Belinde. Et une femme capable de canaliser le fait sûrement fonctionner pour lui.

— Une Aes Sedai ? répéta Rhiale, révulsée. S’il en a dix, qu’elles viennent, nous leur réserverons l’accueil qu’elles méritent.

Meira eut un rire sinistre.

— On dirait que tu finis par croire que les Aes Sedai ont tué Desaine !

— Plus un mot là-dessus ! s’écria Rhiale.

— Bien dit, fit Someryn. Des propos imprudents pourraient tomber dans les mauvaises oreilles.

Tion eut un ricanement méprisant.

— À vous toutes, vous avez moins de courage qu’un seul homme des terres mouillées…

Comme de juste, Someryn répliqua vertement, Modarra l’imita et Meira prononça des paroles qui auraient suscité un défi, s’il ne s’était pas agi de Matriarches. Alarys surenchérit, et Belinde…

Le caquetage de ces femmes tapa sur les nerfs de Sevanna, même si leur désunion signifiait qu’elles ne conspireraient pas contre elle. Mais si elle leva une main pour demander le silence, ce ne fut pas pour ménager ses oreilles. Rhiale plissa le front, voulant parler, mais à cet instant, toutes les Matriarches entendirent ce qu’avait capté Sevanna. Des bruissements, au milieu des arbres. Même sans vouloir approcher furtivement, aucune Aes Sedai n’aurait fait un boucan pareil. Et pas un seul animal n’aurait rôdé si près d’un groupe d’humains. Cette fois, Sevanna se leva avec les autres.

Deux silhouettes apparurent. Un homme et une femme qui cassaient assez de brindilles et de branches mortes sous leurs pieds pour réveiller un rocher. À la lisière des arbres, ils s’arrêtèrent et l’homme se pencha pour parler à sa compagne. C’était Caddar, dans une veste très sombre ornée de dentelle au col et aux poignets. Au moins, il ne portait pas d’épée…

Le couple semblait se disputer. Alors que Sevanna aurait dû entendre quelques mots, elle ne captait rien.

Plus grand que Modarra d’une bonne main – une belle taille pour un homme des terres mouillées et même pour un Aiel –, il dominait la femme, dont la tête atteignait à peine le niveau de sa poitrine. Aussi noire de peau et de cheveux que Caddar, et belle à en couper le souffle, elle portait une robe de soie rouge qui dévoila encore plus ses appas que celle de Someryn.

Comme si elle avait senti qu’on pensait à elle, Someryn approcha de Sevanna.

— La femme sait canaliser, dit-elle sans quitter le couple du regard. Elle tisse une protection. Et elle est très puissante.

Venant de Someryn, le jugement avait du poids. Depuis toujours, Sevanna se demandait pourquoi la puissance dans le Pouvoir ne jouait aucun rôle parmi les Matriarches. Elle s’en félicitait, étant incompétente en la matière, mais Someryn se rengorgeait de n’avoir jamais rencontré une femme qui lui arrive à la cheville. Au ton dépité de sa collègue, Sevanna comprit que l’inconnue devait être plus forte qu’elle.

Pour l’heure, elle se fichait que cette femme soit en mesure de déplacer des montagnes ou parvienne à peine à allumer une bougie. Ce devait être une Aes Sedai. Elle n’en avait pas le visage, mais ça ne voulait rien dire. C’était donc ainsi que Caddar se procurait des ter’angreal ? Et c’était grâce à cette femme qu’il avait pu venir si vite ? Tout ça ouvrait des possibilités fascinantes. Mais entre Caddar et l’Aes Sedai, qui commandait ?

— Cessez de projeter des flux sur le cube, ordonna Sevanna. Il peut peut-être encore nous entendre grâce à l’artefact.

— Someryn a déjà pris cette précaution, Sevanna, fit Rhiale avec un regard supérieur.

Mais à partir de cet instant, plus rien ne pouvait plus gâter la bonne humeur de Sevanna.

— Très bien, dit-elle, souriante. Surtout, rappelez-vous ce que j’ai dit : c’est moi qui parle !

Rhiale soupira d’agacement, mais presque toutes les autres acquiescèrent. Sevanna ne se départit pas de son sourire. En principe, une Matriarche ne pouvait pas servir comme gai’shain, mais tant de coutumes dépassées avaient volé en éclats qu’on ne pouvait préjuger de rien.

Caddar et la femme avancèrent enfin.

— Elle est toujours unie au Pouvoir…, souffla Someryn.

— Assieds-toi près de moi, dit très vite Sevanna, et tapote ma jambe quand elle canalise.

Demander un service à Someryn était humiliant, mais Sevanna n’avait pas le choix. Elle s’assit en tailleur sur le sol et les autres l’imitèrent en laissant dans le cercle une place pour les deux nouveaux venus. Someryn se mit assez près de Sevanna pour que leurs genoux se touchent. Pour une fois, la veuve de Couladin regretta de ne pas avoir un fauteuil.

— Je te vois, Caddar, dit Sevanna, très polie malgré les insultes de l’homme. Prenez place, ta compagne et toi.

Une formulation provocante, pour voir comment réagirait l’Aes Sedai aux yeux noirs comme de l’encre. Mais la femme se contenta d’arquer un sourcil et de sourire.

Les autres Matriarches battirent froid à la sœur supposée. Aux puits de Dumai, si les Aes Sedai n’avaient pas laissé Rand al’Thor s’échapper, les Aielles les auraient toutes capturées ou abattues. Puisque Caddar était au courant des événements, cette sœur devait être informée de ce point. Pourtant, elle ne semblait pas du tout effrayée.

— Je vous présente Maisia, dit Caddar en s’asseyant à quelque distance de l’endroit qui lui était réservé.

Peut-être par crainte des couteaux, il détestait être à portée de bras de quiconque.

— Je t’avais dit de recourir à une seule Matriarche, Sevanna, lâcha-t-il, pas à sept. À ma place, certains hommes auraient été très soupçonneux…

Bizarrement, Caddar semblait amusé.

La femme s’était immobilisée au moment où il prononçait son nom, le foudroyant du regard comme si elle avait envie de l’écorcher vif. À l’évidence, elle aurait préféré rester anonyme. Cela dit, elle ne fit pas de commentaire et, une fois assise à côté de l’homme, recommença à sourire comme s’il ne s’était rien passé. Une fois de plus, Sevanna se félicita que les gens des terres mouillées affichent leurs émotions sur leur visage.

— Tu as apporté l’objet qui peut contrôler Rand al’Thor ?

Sevanna ne regarda même pas la carafe d’eau. Puisqu’il était si impoli, pourquoi y aurait-elle mis les formes ? Lors de leur première rencontre, il ne s’était pas comporté ainsi. La présence de l’Aes Sedai lui donnait peut-être du courage.

— Pourquoi l’aurais-je fait, puisque tu n’as pas le garçon ? répondit Caddar.

— Je l’aurai, affirma Sevanna.

L’homme sourit et Maisia l’imita. — Quand tu l’auras, nous verrons…

Caddar semblait plus que sceptique et la femme aussi. On pourrait sûrement lui trouver une robe noire à elle aussi…

— Ce que j’ai en ma possession permettra de le retenir quand il sera prisonnier, mais pas de le soumettre. Je ne prendrai pas le risque qu’il découvre ma participation à tout ça avant que tu l’aies capturé.

Caddar ne semblait pas le moins du monde honteux de clamer haut et fort sa lâcheté.

Sevanna surmonta sa déception. Un de ses espoirs venait de s’envoler, mais il lui en restait d’autres.

Rhiale et Thion croisèrent les mains et regardèrent au loin, au-delà du cercle et de Caddar, comme si l’écouter n’avait plus aucun intérêt. Bien entendu, elles ne savaient pas tout.

— Et les Aes Sedai ? Cet objet permet-il de les contrôler ?

Rhiale et Tion cessèrent de contempler le vide. Belinde cligna des yeux et Meira regarda la compagne de Caddar. Sevanna maudit les deux femmes, incapables de contrôler leurs nerfs.

Aussi aveugle que tous les gens des terres mouillées, Caddar ne vit rien de tout ça. Du coup, il éclata de rire.

— Dois-je comprendre que vous avez raté al’Thor mais capturé des Aes Sedai ? Manqué l’aigle et attrapé quelques alouettes ?

— Peux-tu me fournir la même chose pour les Aes Sedai ? insista Sevanna.

Quelle arrogance chez ce sale type !

— Peut-être… Si le prix me convient.

Ce sujet n’intéressait pas Caddar. Ni Maisia, qui aurait dû se sentir concernée, si elle était pour de bon une Aes Sedai. Mais qu’aurait-elle pu dire ?

— Ta voix sème des couleurs vives dans le vent, étranger, dit soudain Tion. Quelles preuves as-tu de ce que tu avances ?

Pour une fois, Sevanna n’en voulut pas à Tion d’avoir parlé sans qu’on lui adresse la parole.

Comme s’il était un chef de clan capable de comprendre la gravité de l’insulte, Caddar se rembrunit. Mais ça ne dura pas, et il sourit de nouveau.

— Comme ça vous chante… Maisia, amuse-toi un peu avec le cube d’invocation, pour édifier ces dames.

Alors que l’artefact s’élevait dans les airs, Someryn tapota la jambe de Sevanna, selon le code convenu.

Le cube passa de droite à gauche, comme si quelqu’un jouait avec, puis se mit droit et entreprit de tourner sur la pointe, comme une toupie – si vite que ses détails se brouillèrent.

— Vous voudriez la voir faire tourner cet artefact sur son nez ? demanda Caddar.

Maisia continua à regarder devant elle, mais son sourire devint forcé.

— Caddar, je crois que ça suffit, comme démonstration, dit-elle.

Mais le cube continua à tourner sur lui-même.

— Oui, ça suffit, confirma Sevanna après avoir compté lentement jusqu’à vingt.

— Tu peux arrêter, Maisia, dit Caddar. Remets le cube où il était.

L’artefact cessa de tourner, puis alla se reposer en douceur à son point de départ. Malgré sa peau noire, Maisia semblait blême… et furieuse.

Si elle avait été seule, Sevanna aurait ri et dansé. Même en public, elle eut quelque peine à rester impassible. Occupées à regarder avec mépris la pauvre Maisia, Rhiale et les autres ne s’aperçurent de rien. Ce qui fonctionnait sur une femme capable de canaliser fonctionnerait sur une autre. Pas sur Someryn et Modarra, certes, mais sur Rhiale et Thevara. Mais il ne fallait pas paraître impatiente devant les autres, toutes informées qu’aucune Aes Sedai n’était prisonnière.

— Bien entendu, dit Caddar, il me faudra un peu de temps pour pouvoir te livrer le produit…

Il laissa transparaître sa roublardise, mais se ressaisit très vite. Quelqu’un des terres mouillées n’aurait peut-être rien remarqué.

Sans vraiment le vouloir, Sevanna se pencha vers l’homme.

— Et la façon dont tu as voyagé, pour arriver si vite ici ? Combien veux-tu pour nous l’enseigner ?

Sevanna eut peur que le mépris qu’elle éprouvait pour ce couple minable transparaisse dans sa voix. Pour de l’or, les gens des terres mouillées faisaient vraiment n’importe quoi.

Caddar capta peut-être quelque chose, car ses yeux s’arrondirent un instant de surprise. Puis il se ressaisit, baissa les yeux sur ses mains et eut un petit sourire – plein de satisfaction, sembla-t-il à Sevanna.

— C’est une prestation que Maisia ne fournit pas, répondit Caddar. En tout cas, pas toute seule. C’est comme pour le cube d’invocation… Je peux t’en fournir plusieurs, mais le prix sera prohibitif. Je doute que ce que tu as amassé au Cairhien suffise. Heureusement, tu pourras utiliser les boîtes de voyage pour emmener tes compagnes dans des pays plus riches.

Meira elle-même dut lutter pour ne pas afficher ses sentiments sur son visage. Des pays plus riches et plus besoin de se frayer un chemin parmi ces imbéciles qui suivaient Rand al’Thor ? Qui n’aurait pas voulu de ça ?

— Dis-m’en davantage, fit Sevanna. Des pays plus riches pourraient être intéressants.

Pas assez pour lui faire oublier le Car’a’carn, cependant. Mais avant qu’elle le déclare da’tsang, Caddar lui donnerait tout ce qu’il lui avait promis. Ensuite… Eh bien, heureusement qu’il aimait porter du noir… Et quand on en serait là, il n’y aurait plus besoin de le payer.


Sans un bruit, le guetteur avançait au milieu des arbres tel un spectre. Extraordinaire, vraiment, ce qu’on pouvait faire avec un cube d’invocation, en particulier dans un monde où il semblait n’y en avoir que deux autres en plus de celui-là. La robe rouge était très facile à suivre, d’autant plus que les proies ne se retournaient jamais, même pour voir si une bande de soi-disant Aiels les pistait.

Graendal continuait à tisser le Miroir de Brumes qui dissimulait sa véritable apparence. Pas Sammael… De nouveau tel qu’en lui-même, barbe blonde comprise, il dominait de la tête et des épaules la fausse Maisia. Mais il avait laissé se dissoudre le lien qui l’unissait à elle, et le guetteur n’était pas sûr que ce soit judicieux, dans les circonstances présentes.

Depuis toujours, il se demandait quelle proportion de la bravoure de Sammael était en réalité de l’aveuglement et de la stupidité crasse. Cela dit, l’homme était toujours connecté au saidin. Du coup, il n’était peut-être pas complètement inconscient du danger que représentait le guetteur.

Celui-ci continua à suivre et à tendre l’oreille. Ces deux idiots ne se doutaient pas de sa présence. Le Vrai Pouvoir, qu’on tenait directement du Grand Seigneur des Ténèbres, ne pouvait pas être vu ou détecté excepté par ceux qui le maniaient.

Des points noirs flottèrent soudain devant les yeux du guetteur. Quand on utilisait le Vrai Pouvoir, il y avait un prix, et il augmentait à chaque occasion. Quand c’était nécessaire, le guetteur ne rechignait jamais à s’acquitter de ce prix. D’autant plus qu’être empli de Vrai Pouvoir revenait presque à être agenouillé à l’intérieur du mont Shayol Ghul, inondé par la gloire du Grand Seigneur. Dans les deux cas, l’extase valait largement la douleur…

— Bien sûr qu’il fallait que tu sois avec moi, grogna Sammael tout en se prenant les pieds dans une liane morte.

Ce n’était qu’un citadin, et ça se voyait au premier coup d’œil.

— En étant là, tu as répondu à une bonne centaine de questions que se posaient ces femmes. Dire que cette pauvre idiote est allée jusqu’à suggérer exactement ce que je voulais ! (Sammael éclata de rire.) Au fond, je suis peut-être un ta’veren !

Une branche qui bloquait en partie le chemin de Graendal se plia jusqu’à ce qu’elle casse avec un bruit sec. Un instant, un des morceaux resta en suspension dans l’air, comme si la femme avait l’intention de frapper son compagnon.

— Si tu lui en donnes l’occasion, cette « pauvre idiote » t’arrachera le cœur et le mangera. (La branche s’écarta.) De mon côté, j’ai aussi quelques questions… Je n’ai jamais pensé que tu maintiendrais ta trêve avec al’Thor plus longtemps que le strict nécessaire, mais cette affaire…

Le guetteur fronça les sourcils. Une trêve ? Une déclaration aussi risquée qu’erronée, de toute évidence…

— Ce n’est pas moi qui ai organisé l’enlèvement, fit Sammael avec ce qu’il devait tenir pour un fin sourire.

À cause de sa balafre, ça ressemblait plutôt à un rictus.

— Mesaana a trempé dans cette histoire. Demandred et Semirhage peut-être aussi, malgré la catastrophe finale. Mais pour Mesaana, c’est une certitude. Tu devrais peut-être réévaluer ton interprétation des propos du Grand Seigneur, quand il nous demande de ne pas faire de mal à al’Thor.

Graendal médita si profondément ces paroles qu’elle… trébucha à son tour. Sammael la rattrapa par un bras, lui épargnant une chute. Mais dès qu’elle eut repris son équilibre, elle se dégagea. Intéressant, même après ce qui venait de se passer dans la clairière. Graendal ne s’intéressait vraiment qu’au haut du panier – les plus puissants parmi les puissants – mais pour passer le temps, elle aurait été capable de se laisser conter fleurette par un homme qu’elle entendait tuer ou qui était déterminé à l’éliminer. La seule exception à la règle, c’étaient les Élus qui occupaient pour un temps une position supérieure à la sienne.

— Dans ce cas, pourquoi continuer avec ces femmes ? s’écria Graendal, la voix vibrante de colère alors qu’elle était d’ordinaire d’une impassibilité sans faille. Al’Thor entre les mains de Mesaana, c’est une chose. Entre celles de ces… sauvages… c’est très différent ! Non que Mesaana ait de grandes chances face à lui, si tu envoies ces femmes à la chasse au trésor. Des boîtes de voyage ? À quel jeu joues-tu ? Détiendraient-elles des prisonnières ? Si tu penses que je vais leur enseigner la coercition, oublie ça tout de suite ! Une de ces femmes n’est pas quantité négligeable… Pas question que la force et la compétence soient réunies en elle ou chez quelqu’un qu’elle formera. Ou aurais-tu une laisse cachée parmi tes autres jouets ? Au fait, où étais-tu, un peu plus tôt ? Je déteste qu’on me fasse attendre.

Sammael s’arrêta et regarda derrière lui. Bien entendu, le guetteur se pétrifia. Enveloppé dans une cape-caméléon, à part les yeux, il ne risquait pas d’être vu. Au fil des ans, il avait acquis des compétences dans les domaines que Sammael négligeait. Et aussi dans certains où il excellait.

Le portail s’ouvrit brusquement, coupant la moitié d’un arbre. Alors que le tronc fendu titubait comme un ivrogne, Graendal poussa un petit cri. À présent, elle aussi savait que Sammael était connecté à la Source.

— Tu as cru que je leur disais la vérité ? railla-t-il. En matière de chaos, les petites augmentations sont aussi importantes que les grandes. Ces femmes iront où je les envoie, elles m’obéiront et seront très satisfaites de ce que je leur donne. Comme toi, Maisia.

Graendal abandonna son tissage et reprit son apparence habituelle : une femme blonde à la peau très claire.

— Si tu m’appelles encore par ce nom, je te tuerai !

Malgré le ton neutre, ce n’était pas une menace en l’air. Et si elle essayait, Sammael ou elle mourrait. Alors que les points noirs, devant ses yeux, défilaient de plus en plus vite, le guetteur se demanda s’il devait intervenir.

— Rappelle-toi qui sera nommé Nae’blis, Graendal, dit simplement Sammael avant de franchir le seuil du portail.

Un moment, Graendal contempla l’ouverture familière pour elle. Puis une ligne verticale apparut à côté, mais avant que son propre portail commence à s’ouvrir, elle lâcha lentement le tissage et la ligne verticale se réduisit à un point minuscule avant de disparaître. Coupée du saidar, Graendal emboîta le pas à Sammael, dont le portail se referma derrière elle.

Le guetteur eut un sourire en coin sous le tissu de sa cape. Nae’blis… Voilà pourquoi Graendal s’était soumise, ou au moins, n’avait pas tenté de tuer Sammael. Nae’blis… Il y avait de quoi aveugler une femme comme elle ! Mais pour Sammael, c’était plus dangereux encore que d’avoir conclu une trêve avec Lews Therin. Sauf s’il disait vrai, bien entendu. Le Grand Seigneur, toujours ravi de dresser ses serviteurs les uns contre les autres, pour voir qui était le plus fort… Car seul le plus puissant de tous pourrait baigner dans sa gloire. Mais une vérité d’aujourd’hui risquait de ne plus être en vigueur demain. Entre le lever et le coucher du soleil, le guetteur avait parfois vu la « vérité » changer plus d’une centaine de fois. Et combien de fois n’avait-il pas changé lui-même ?

Il envisagea de revenir sur ses pas pour tuer les huit femmes de la clairière. Ce serait facile, car elles ne savaient sûrement pas comment former un vrai cercle. Mais les points noirs l’aveuglèrent quasiment, telle une tempête horizontale. Non, pour l’instant, il allait laisser les choses suivre leur cours.

Pour ses seules oreilles, le monde cria de douleur quand il utilisa le Vrai Pouvoir pour percer un petit trou dans la Trame afin d’en sortir. Sammael ne savait pas à quel point il avait parlé d’or. Dans le chaos, les petites augmentations pouvaient vraiment être aussi importantes que les grosses.


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