Incroyable…, songea Reanne en regardant les deux étranges filles s’éloigner dans la rue en se faufilant entre les colporteurs, les mendiants et les rares chaises à porteurs. Dès que les visiteuses en étaient sorties, elle était revenue dans le salon. Que faire de ces gamines ? Leur entêtement à mentir face à l’évidence était perturbant, mais il n’y avait pas que ça…
— Elles ne transpiraient pas, dit Berowin, revenue elle aussi dans le salon.
— Vraiment ?
Si Reanne n’avait pas donné sa parole, la description des deux simulatrices aurait déjà été en route pour le palais Tarasin. Mais il fallait considérer les risques… La peur lui nouait le ventre. La même qu’elle avait éprouvée après un passage sous l’arche d’argent, le jour de l’épreuve qui aurait pu faire d’elle une Acceptée. Comme chaque fois que cette panique revenait, elle fit un effort surhumain pour se maîtriser. Une illusion, en réalité. Car l’angoisse de devoir recommencer à fuir en hurlant comme une possédée l’avait depuis longtemps privée de tout véritable contrôle sur sa vie.
Elle pria pour que ces malheureuses renoncent à leur folie. Et si elles s’y accrochaient, pour qu’elles soient capturées loin d’Ebou Dar par des gens qui les réduiraient au silence ou ne les croiraient pas. En attendant, il allait falloir prendre des précautions et ériger des défenses considérées comme inutiles depuis des années. Les Aes Sedai étant quasiment omnipotentes, ça ne changerait hélas pas grand-chose. Reanne en aurait mis sa tête à couper…
— Sœur Aînée, est-il possible que la plus âgée de ces filles soit… ? Nous canalisions, et…
La voix de Berowin mourut piteusement. Reanne ne daigna pas réfléchir à la question, car la réponse s’imposait. Pourquoi d’authentiques Aes Sedai – ou une seule, si on ne comptait pas Elayne – se seraient-elles fait passer pour des novices en fuite ? En outre, une véritable sœur les aurait forcées à s’agenouiller pour implorer sa clémence, au lieu de se laisser faire passivement.
— Nous n’avons pas canalisé le Pouvoir devant une Aes Sedai, trancha Reanne. Donc, nous n’avons violé aucune règle.
Les règles en question s’appliquaient à elle exactement comme aux autres membres du Cercle. Et la première de ces lois stipulait que toutes les femmes avaient les mêmes droits et devoirs, y compris celles qui occupaient pour un temps une position élevée. Comment aurait-il pu en être autrement alors que celles qui se tenaient en haut de l’échelle devraient tôt ou tard en descendre ? La mobilité et le changement s’imposaient, lorsqu’on voulait rester cachées…
— Sœur Aînée, des rumeurs parlent d’une jeune fille devenue Chaire d’Amyrlin. Et cette fille savait…
— Des renégates ! lâcha Reanne avec tout le mépris dont elle était capable.
Comment pouvait-on oser se révolter contre la Tour Blanche ? Quand on tombait si bas, les rumeurs les plus étranges fleurissaient facilement…
— Et ce qui se dit au sujet de Logain et de l’Ajah Rouge ? demanda Garenia.
Reanne la foudroya du regard. S’étant fait servir une nouvelle tasse d’infusion depuis qu’elle était remontée, Garenia, du défi dans les yeux, but lentement une gorgée.
— Quelle que soit la vérité, dit Reanne, il ne nous appartient pas de critiquer les actes des Aes Sedai.
Bien sûr, ça ne cadrait pas avec ce qu’elle pensait et disait des renégates, mais la gravité de leur transgression les mettait à part…
Garenia hocha la tête, peut-être pour acquiescer ou au contraire pour dissimuler une grimace dubitative.
Reanne soupira. En ce qui la concernait, elle avait renoncé depuis longtemps à son plus cher désir – devenir membre de l’Ajah Vert –, mais il y avait des femmes, comme Berowin, persuadées en secret (enfin, elles le croyaient) qu’elles retourneraient un jour à la Tour Blanche. Pour y recevoir le châle, tant qu’à faire… Et il y avait d’autres femmes, Garenia en faisant partie, qui ne parvenaient pas davantage à cacher leurs vœux les plus secrets, alors qu’ils étaient dix fois plus transgressifs que ceux des autres. Ces femmes-là auraient sans vergogne accepté des Naturelles et seraient allées recruter des filles un peu partout pour les former !
Garenia ne capitula pas. Toujours à la limite de l’insubordination, il lui arrivait relativement souvent de franchir la ligne rouge.
— Et Setalle Anan ? demanda-t-elle. Les deux filles savent, pour le Cercle. Donc, l’aubergiste leur en a parlé. Mais comment était-elle au courant, pour commencer ?
Garenia frissonna d’une manière qui aurait été jugée ostentatoire s’il s’était agi de quelqu’un d’autre. Mais elle n’avait jamais pu dissimuler ses émotions, même quand ça s’imposait.
— Celle d’entre nous qui l’a informée doit être découverte et punie pour cette trahison. Quant à l’aubergiste, il faudra la remettre à sa place et lui apprendre à tenir sa langue.
Les yeux écarquillés, Berowin en eut les jambes coupées et se laissa tomber dans un fauteuil.
— N’oublie pas qui elle est ! s’écria Reanne. Si Setalle nous avait trahies, nous serions toutes en train de ramper vers Tar Valon, implorant la clémence des sœurs pendant tout le trajet.
À son arrivée à Ebou Dar, Reanne avait entendu l’histoire d’une femme forcée à ramper jusqu’à Tar Valon. Depuis, tout ce qu’elle avait appris sur les Aes Sedai l’incitait à croire qu’il ne s’agissait pas d’une légende.
— Par gratitude, elle a gardé pour elle le peu de secrets en sa connaissance, et ça n’a aucune raison de changer. Sans l’aide de la Famille, elle serait morte en couches dès sa première grossesse… Ce qu’elle sait, elle l’a appris en surprenant des conversations, et les têtes de linotte qui n’ont pas su tenir leur langue devant elle ont été punies il y a plus de vingt ans.
Malgré cette déclaration, Reanne déplorait de ne pas avoir le courage d’exiger que Setalle fasse montre d’un peu plus de discrétion. Devant les deux filles, elle avait vraiment parlé à la légère.
Garenia inclina de nouveau la tête, mais elle n’en pensait pas moins. Eh bien, elle allait finir ce tour de service à la ferme, où elle suivrait une stricte formation afin d’apprendre à tenir sa propre langue. En règle générale, Alise avait besoin d’une semaine pour faire comprendre à une femme que l’entêtement ne payait pas.
Avant que Reanne ait pu informer Garenia de son avenir immédiat, Derys vint annoncer la venue de Sarainya Vostovan. Et comme d’habitude, celle-ci entra avant même qu’on l’y ait invitée.
Sur bien des points, cette femme d’une remarquable beauté aurait fait passer Garenia pour un modèle de docilité. Pourtant, Sarainya respectait en apparence toutes les règles. En apparence… Mais si elle avait eu le choix, elle aurait natté ses cheveux, y accrochant des clochettes, et se serait fichue comme d’une guigne que ça jure avec sa ceinture rouge. Cela dit, s’il n’avait tenu qu’à elle, cette femme n’aurait pas pris un seul tour de service avec la ceinture…
Sarainya s’inclina, bien entendu, et s’agenouilla ensuite devant Reanne. Mais après cinquante ans, elle continuait à se rappeler qu’elle aurait été une femme dotée d’un grand pouvoir si elle avait pu retourner chez elle, à savoir en Arafel. Chez elle, les révérences et les génuflexions n’étaient que des concessions. Quand elle parla de son ton autoritaire, Reanne ne se demanda plus si Sarainya guérirait un jour de sa blessure secrète et elle oublia en un éclair les tracas que lui causait Garenia.
— Sœur Aînée, Callie est morte. On l’a égorgée et dépouillée de tout – jusqu’à ses bas ! Mais selon Sumeko, c’est le Pouvoir de l’Unique qui l’a tuée.
— Impossible ! s’écria Berowin. Aucune femme de la Famille ne ferait une horreur pareille.
— Une Aes Sedai ? avança Garenia, pour une fois hésitante. Mais comment ? Les Trois Serments… Sumeko doit se tromper.
Reanne leva une main pour obtenir le silence. Dans ce domaine, Sumeko ne se trompait jamais. Si elle n’avait pas craqué pendant l’épreuve donnant accès au châle, elle aurait appartenu à l’Ajah Jaune. En dépit d’une kyrielle de punitions, parce que c’était strictement interdit, elle continuait à accumuler des connaissances dès qu’elle pensait ne pas risquer de se faire prendre. À l’évidence, aucune Aes Sedai n’avait pu tuer Callie, et pas une seule femme de la Famille n’aurait touché à un de ses cheveux. Restaient les deux filles, tellement avides de savoir des choses qui ne les regardaient pas… Le Cercle existait depuis trop longtemps, tendant une main secourable à une multitude de femmes, pour être détruit maintenant.
— Voici ce que nous allons faire…, dit Reanne.
La peur revint lui tirailler les entrailles, mais pour une fois, elle ne se laissa pas submerger.
Furieuse, Nynaeve s’éloignait à grands pas de la maison. Incroyable ! Ces femmes étaient bien regroupées dans une guilde, elle l’aurait affirmé sous la torture. Et quoi qu’elles en disent, elles savaient sûrement où était la Coupe des Vents. Pour qu’elles parlent, l’ancienne Sage-Dame aurait été prête à tout. Filer doux quelques heures devant Reanne et les autres aurait valu mille fois mieux que supporter Mat Cauthon pendant des jours et des jours.
J’aurais été aussi docile qu’un agneau… Elle m’aurait trouvé aussi facile à plier qu’une vieille pantoufle ! J’aurais…
Assez de mensonges ! C’était faux, et Nynaeve n’avait pas besoin de se rappeler un certain goût atroce, sur sa langue, pour en avoir conscience. À la première occasion, elle aurait secoué comme un prunier chacune de ces bonnes femmes jusqu’à ce que l’une ou l’autre crache le morceau. Oui, elle leur aurait donné de l’Aes Sedai jusqu’à plus soif !
À côté de Nynaeve, Elayne semblait plongée dans ses pensées. Hélas, les deviner ne nécessitait pas d’être voyante. Une matinée gaspillée et une séance d’humiliation presque totale…
Depuis toujours, Nynaeve détestait être dans son tort. Au point de refuser de l’admettre, la plupart du temps. Et là, elle allait devoir s’excuser auprès d’Elayne. Les excuses, ce qu’elle abominait le plus au monde ! Bon, ça pouvait attendre jusqu’à leur retour au palais. Si Aviendha et Birgitte n’étaient pas revenues, la cérémonie des excuses ne serait pas trop embarrassante. En tout cas, pas question de commencer dans la rue, où pouvaient traîner n’importe quelles oreilles indiscrètes. Même si le soleil n’était toujours pas bien haut, derrière les nuées de mouettes qui tournaient dans le ciel, la foule était beaucoup plus dense.
Après les tours et les détours de Setalle Anan, se repérer ne fut pas un jeu d’enfant, et Nynaeve, sous l’œil hautain d’Elayne, dut demander son chemin une bonne demi-douzaine de fois. Tandis qu’elle traversait des ponts, évitait des chariots et des charrettes et tentait de ne pas trop bousculer les passants, l’ancienne Sage-Dame priait intérieurement pour que sa compagne dise enfin quelque chose. Experte en matière de rancune, elle savait que le silence était le meilleur carburant du ressentiment. Plus la Fille-Héritière se taisait et plus l’épreuve qui se profilait, au palais, menaçait d’être terrible. Enfin, Elayne n’avait aucun droit de la torturer ainsi !
Nynaeve afficha un tel mécontentement que même les gens qui ne remarquaient pas sa bague commencèrent à s’écarter de son chemin. Ceux qui la remarquaient, nota-t-elle, éprouvaient un soudain besoin de s’engouffrer dans une autre rue. Quelques porteurs de chaise, pourtant des coriaces, s’effacèrent même devant elle.
— Quel âge a Reanne, selon toi ? demanda Elayne.
Nynaeve faillit sursauter. Elles étaient presque sur l’esplanade Mol Hara.
— Cinquante ans… Peut-être soixante. De toute façon, on s’en fiche !
L’ancienne Sage-Dame sonda la foule pour voir si quelqu’un tendait l’oreille. Une pauvre marchande ambulante qui proposait des citrons sur son plateau se pétrifia quand elle s’aperçut qu’on l’étudiait ainsi. Ravalant son cri de bonimenteuse, elle s’étrangla à moitié, pliée en deux sur ses citrons. À l’évidence, elle espionnait, celle-là ! Ou avait quelque mauvaise intention, du genre couper une bourse ou deux…
— C’est bien une guilde, Elayne, et ces femmes savent où est la coupe. J’en suis sûre !
Ce n’était pas du tout ce que Nynaeve avait l’intention de dire. S’excuser d’avoir entraîné Elayne dans ce fiasco n’aurait peut-être pas été une mauvaise idée…
— Je suppose que tu as raison…, souffla distraitement Elayne. Mais pourquoi a-t-elle tant vieilli ?
Nynaeve s’immobilisa au milieu de la rue. Après avoir tant discuté, puis les avoir fait jeter dehors, dame la Fille-Héritière daignait supposer ?
— Tu sais ce que je suppose, moi ? Comme tout un chacun, Reanne a vieilli un jour après l’autre… Si tu crois que j’ai raison, pourquoi avoir clamé ton identité, comme Rhiannon à la Tour Blanche ?
Nynaeve se félicita d’avoir choisi cet exemple. Car la reine Rhiannon, si on en croyait les récits, n’avait pas obtenu ce qu’elle voulait, et de très loin !
Malgré toute sa culture, Elayne ne sembla pas faire le rapprochement. La rue n’étant pas très large, elle tira Nynaeve sur le côté pour laisser passer une calèche aux rideaux verts. Du coup, les deux femmes se retrouvèrent devant une boutique de couturière, la porte grande ouverte laissant voir quelques mannequins revêtus de modèle en cours de fabrication.
— Nynaeve, même si tu les avais suppliées à genoux, ces femmes ne nous auraient rien dit.
L’ancienne Sage-Dame ravala une réplique cinglante. Quand avait-elle jamais parlé de supplier ? Et dans ce cas, pourquoi aurait-elle été la seule à s’agenouiller ? Quoi qu’il en soit, tout valait mieux que subir Mat Cauthon.
Le menton pointé, Elayne continua sur le même ton hautain :
— Elle a dû profiter du vieillissement ralenti, comme toutes les autres… Pour paraître cinquante ou soixante ans, quel âge peut-elle réellement avoir ?
— De quoi parles-tu ?
D’instinct, Nynaeve nota l’emplacement de la boutique dans un coin de sa tête. Le travail de cette couturière méritait d’être revu de près…
— Elayne, Reanne canalise sûrement très peu le Pouvoir, par crainte d’être prise pour une sœur. Elle ne tient sûrement pas à paraître trop jeune…
— En cours, tu n’écoutais jamais, pas vrai ?
La couturière, une femme rondelette, vint se camper sur le seuil de sa boutique. Voyant la quantité de dentelle qui surchargeait sa robe – au point que le tissu original disparaissait –, Elayne songea qu’il faudrait surveiller de près cette « artiste », si Nynaeve lui commandait quelque chose.
— Oublie un moment les jolies robes, Nynaeve ! Qui est l’Acceptée la plus âgée de ta connaissance ?
Nynaeve eut un regard mauvais pour sa compagne. Enfin, elle ne pensait pas qu’aux vêtements ! Et en cours, il lui était parfois arrivé d’écouter…
— Elin Warrel, je crois… Elle doit avoir à peu près mon âge.
Bon, la robe que portait la couturière aurait gagné à avoir un décolleté plus pudique et à arborer beaucoup moins de dentelle… Mais cette coupe, en soie verte… Lan aimait le vert. Non qu’elle ait l’intention d’acheter ses robes en fonction des goûts du Champion. De toute façon, il aimait aussi le bleu…
Elayne éclatant de rire, Nynaeve se demanda si elle ne venait pas de penser tout haut. Le rouge aux joues, elle envisagea de s’expliquer – avec un peu de chance, elle y arriverait avant la prochaine fête de Bel Tine – mais la Fille-Héritière ne lui laissa pas placer un mot.
— La sœur d’Elin est venue la voir juste avant ton arrivée à la tour… Sa sœur cadette ! Et cette femme avait des cheveux gris – enfin, quelques-uns. Elin doit avoir plus de quarante ans, Nynaeve !
Elin Warrel, plus de quarante ans ? Mais…
— Que me racontes-tu là, Elayne ?
À part la couturière, toujours pleine d’espoir de se gagner des clientes, personne ne regardait les deux femmes ni ne tendait l’oreille. Elayne baissa pourtant le ton :
— Notre vieillissement ralentit, Nynaeve ! Quelque part entre vingt et vingt-cinq ans, nous nous mettons à vieillir plus lentement. Le rythme dépend de la puissance de chacune, mais le moment où ça commence est le même pour toutes. Toute femme capable de canaliser est concernée par ce processus. Takima pense que c’est le début du mécanisme qui aboutit au fameux « visage sans âge », mais je doute que quiconque ait jamais atteint ce stade avant d’avoir porté le châle pendant un an ou deux, voire plus. Réfléchis ! Même s’il est impoli de le mentionner, on sait que toute sœur ayant des cheveux gris est très vieille. Donc, si Reanne a bénéficié du ralentissement – et c’est sûrement le cas –, quel est son âge véritable ?
Se fichant comme d’une guigne de l’âge de Reanne, Nynaeve eut envie de hurler. Quand elle disait son âge, personne ne la croyait. À Champ d’Emond, le Cercle des Femmes la regardait comme s’il était difficile de se fier à une telle gamine, fût-elle Sage-Dame. Cette histoire de « visage sans âge » était bien gentille, mais pour sa part, elle avait hâte de grisonner…
Agacée, elle se détourna brusquement d’Elayne… et reçut un coup violent à l’arrière du crâne. Titubant, elle fit de nouveau face à sa compagne, sans comprendre pourquoi elle l’avait frappée. Mais la Fille-Héritière gisait sur le sol, les yeux fermés, et une méchante plaie saignait sur sa tempe. Elle-même sonnée, Nynaeve s’accroupit et prit son amie dans ses bras.
— Votre amie a dû faire un malaise, dit une femme au très long nez.
Elle s’agenouilla près des deux femmes sans se soucier de l’aperçu plongeant que sa robe jaune offrait sur ses appas. Même selon les critères d’Ebou Dar, c’était vraiment très plongeant.
— Je vais vous aider…
Superbe dans une veste verte brodée, un grand type au sourire un peu trop mielleux se pencha pour prendre Nynaeve par les épaules.
— J’ai une calèche, tout à côté… Nous vous conduirons dans un endroit plus confortable.
— Partez, dit poliment Nynaeve. Nous n’avons pas besoin de secours.
L’homme continua à essayer de la forcer à se lever afin de la guider vers une calèche rouge devant laquelle une femme en robe bleue à l’air surpris faisait de grands gestes. Maîtresse Long-Nez, de son côté, tentait de soulever Elayne tout en remerciant l’homme de son obligeance. Oui, minaudait-elle, la calèche était une très bonne idée…
Une petite foule faisait maintenant cercle autour des deux femmes. Alors que les spectatrices compatissaient avec la pauvre jeune femme victime de la canicule, les hommes se proposaient tous pour porter la belle à l’abri du soleil. D’une incroyable audace, un type malingre se pencha pour subtiliser la bourse de Nynaeve quasiment sous son nez.
Toujours sonnée, celle-ci eut quelque peine à s’unir au saidar. Par bonheur, si la présence des curieux n’avait pas suffi à l’énerver, ce qu’elle vit sur le sol l’enragea. Une flèche à la tête de pierre ébréchée. Celle qui l’avait frôlée de très près, ou celle qui avait frappé Elayne…
L’ancienne Sage-Dame canalisa le Pouvoir. Aussitôt, le voleur maigrichon se plia en deux de douleur en criant comme un cochon qu’on égorge. Puis maîtresse Long-Nez tomba à la renverse avec un cri perçant. Décidant que son aide n’était pas requise, après tout, maître Veste-Verte partit en courant vers sa calèche, mais Nynaeve le frappa quand même. Lui aussi cria tandis que sa compagne le hissait dans le véhicule par le col de sa veste.
— Merci, mais nous n’avons besoin de rien ! cria Nynaeve.
Courtoisement. Mais il n’y avait plus grand monde pour l’entendre. Dès qu’il devenait évident qu’on recourait au Pouvoir – et c’était facile à comprendre quand on entendait deux hommes et une femme crier de douleur sans raison – les gens s’éparpillaient comme une volée de moineaux. Maîtresse Long-Nez se releva, courut jusqu’à la calèche rouge et sauta sur le marchepied arrière, s’accrochant comme elle pouvait tandis que le cocher, à l’avant, fouettait ses chevaux.
Le voleur étique déguerpit lui aussi en titubant.
Nynaeve avait déjà oublié ces misérables, comme si la terre s’était ouverte pour les engloutir. Le souffle court, elle dirigea vers Elayne des flux d’Air, d’Eau, de Terre, de Feu et d’Esprit soigneusement dosés. Un tissage simple, même dans son piteux état, dont le résultat, dissipant son angoisse, lui permit de respirer plus librement. La blessure n’était pas grave, Elayne n’ayant aucune fracture. En temps normal, Nynaeve aurait reconfiguré les flux d’une manière bien plus sophistiquée, selon la méthode de guérison qu’elle avait découverte toute seule. Mais dans son état, mieux valait faire simple. Un tissage d’Esprit, d’Air et d’Eau – en d’autres termes, le protocole de guérison que les sœurs jaunes utilisaient depuis des temps immémoriaux.
Elayne ouvrit les yeux, exhala un soupir qui sembla vider ses poumons de tout leur air, puis elle eut quelques spasmes, comme une truite prise dans un filet, ses talons martelant les pavés. Ça ne dura pas longtemps, bien entendu. Juste ce qu’il fallait pour que la plaie disparaisse.
Alors que Nynaeve l’aidait à se relever, la couturière approcha avec un gobelet.
— Même une Aes Sedai doit avoir soif, après un coup comme ça…
Elayne tendit la main, mais Nynaeve lui saisit au vol le poignet.
— Non, merci beaucoup.
La couturière haussa les épaules et s’éloigna.
— Oui, merci, dit l’ancienne Sage-Dame d’un ton plus doux.
Plus on répétait ce mot, et plus il sortait aisément. Nynaeve n’aurait pas juré qu’elle aimait ça.
La couturière haussa encore les épaules, faisant onduler son océan de dentelle.
— Je confectionne des robes pour tout le monde. Avec votre teint, on peut faire mieux que ce que vous portez.
Sourcils froncés, Nynaeve regarda la femme entrer dans sa boutique.
— Qu’est-il arrivé ? demanda Elayne. Pourquoi ne m’as-tu pas permis de boire ? J’ai soif et je suis affamée.
Oubliant la couturière, Nynaeve se pencha pour ramasser la flèche.
Elayne n’eut pas besoin d’explications. En un éclair, l’aura du saidar l’enveloppa.
— Teslyn et Joline ? avança-t-elle.
Nynaeve secoua la tête et constata qu’elle ne tournait plus. Selon elle, les deux sœurs ne se seraient pas abaissées à ça. En principe…
— Et pourquoi pas Reanne ?
Toujours pleine d’espoir, la couturière revint se camper sur le seuil de sa boutique.
— Elayne, elle peut avoir voulu s’assurer que nous partions. Et si c’était Garenia ?
Une hypothèse presque aussi inquiétante que la culpabilité de Teslyn et Joline. Et deux fois plus énervante !
Elayne fronça méchamment les sourcils. Étrangement, elle parvint à rester jolie tout en ayant l’air menaçant.
— Qui que soit le coupable, nous le démasquerons. Tu verras… Et si le Cercle sait où est la Coupe des Vents, nous la trouverons… (La Fille-Héritière hésita un peu.) Mais en attendant, il n’y a qu’un moyen de la chercher…
Même si elle aurait préféré manger une poignée de terre, Nynaeve acquiesça. La journée avait fait mine de bien commencer, mais tout avait mal tourné, de l’entretien avec Reanne jusqu’à cet instant. Dans combien de temps aurait-elle les cheveux gris, histoire qu’on la respecte un peu ?
— Allons, ne boude pas, Nynaeve. Mat ne peut pas être un tel fléau. En quelques jours, il trouvera ce que nous cherchons, j’en suis sûre.
Quelques jours ? Et il aurait fallu ne pas bouder ?