Moghedien refusait de faire encore ce rêve. Mais vouloir se réveiller et crever d’envie de hurler n’y changea rien. Plus solidement que des fers, le rêve l’enchaînait.
Le début était rapide – un défilement d’images floues. Rien de clément là-dedans, bien au contraire : ainsi, elle devrait revivre la suite plus tôt.
Moghedien eut quelque peine à reconnaître la femme qui entra sous la tente où elle était prisonnière. C’était Halima, la secrétaire d’une de ces crétines qui se prenaient pour des Aes Sedai. Des idiotes, sans doute, mais qui la dominaient par l’intermédiaire du collier d’argent qu’elle portait autour du cou, l’empêchant de fuir et la forçant à obéir.
(Défilement rapide, toujours, alors que Moghedien aurait voulu voir les choses se dérouler au ralenti.)
Halima canalisa le Pouvoir pour faire jaillir de la lumière sous la tente. Ne voyant que la petite boule brillante, mais pas le tissage, Moghedien conclut que cette femme utilisait le saidin. Parmi les vivants, seuls les Élus savaient recourir au Vrai Pouvoir…
(Celui qui venait du Ténébreux et de lui seul…)
… et très peu étaient assez fous pour s’en servir, sauf en cas d’urgence absolue. Cela dit, qu’une femme utilise le saidin était impossible.
(De nouveau, du flou en accéléré.)
La femme annonça qu’elle se nommait en réalité Aran’gar et elle appela Moghedien par son nom. Lui transmettant une convocation dans la Fosse de la Perdition, elle la libéra de l’a’dam – en s’infligeant une souffrance que nulle femme n’aurait dû pouvoir ressentir.
De nouveau…
(Mais combien de fois l’avait-elle fait ?)
… Moghedien tissa un petit portail sous la tente. Elle choisit de « planer » afin de se laisser le temps de réfléchir dans les ténèbres infinies, mais dès qu’elle fut montée sur sa plate-forme – l’imitation parfaite d’un petit balcon couvert, avec un fauteuil en prime – elle atteignit en un éclair les sombres pentes du mont Shayol Ghul, éternellement enveloppées d’un linceul de crépuscule. Au milieu des vapeurs méphitiques et de la fumée qui montaient des cheminées naturelles et des tunnels, un Myrddraal vint à sa rencontre. Tout de noir vêtu, le visage sans yeux à l’instar de ses semblables, il était cependant plus grand et plus massif que tous ceux que Moghedien avait vus. Avec un regard arrogant, il mentionna son nom – des plus bizarres, même pour un Demi-Humain – sans que l’Élue le lui ait demandé, puis il lui ordonna de le suivre. Le genre de comportement que les Blafards, en règle générale, n’adoptaient pas avec les Élus.
(Au plus profond de son esprit, Moghedien implora le rêve de se dérouler encore plus vite, afin qu’elle ne voie plus rien. Mais alors qu’elle suivait Shaidar Haran dans l’entrée de la Fosse de la Perdition, les événements commencèrent à défiler à un rythme normal et à sembler plus réels que ce qu’on vivait en Tel’aran’rhiod ou dans le monde éveillé. Des larmes vinrent s’ajouter à celles qui ruisselaient déjà sur les joues de Moghedien. S’agitant sur sa paillasse inconfortable, elle tenta en vain de se réveiller. Plus vraiment consciente qu’elle rêvait, tant tout cela semblait réel, il restait au fond de sa mémoire la vague idée d’être une bête prise au piège qui devait se débattre pour s’en libérer.)
Habituée au tunnel aux parois chichement lumineuses qui descendait vers les entrailles du mont, des stalactites tombant de la voûte comme des crocs dans une mâchoire, Moghedien se souvint de sa première visite, lorsqu’elle était venue prêter allégeance au Grand Seigneur et lui offrir son âme. Depuis, elle était revenue souvent, mais jamais en de telles circonstances – à savoir après un échec catastrophique dont elle n’avait pas réussi à dissimuler l’importance. Jusque-là, elle était toujours parvenue à minimiser ses fiascos, même devant le Grand Seigneur. Oui, elle était souvent venue ici… Un lieu où pouvaient se produire des choses impossibles partout ailleurs dans le monde.
Sursautant quand son crâne frôla la pointe d’un des crocs, Moghedien se ressaisit du mieux qu’elle put. Alors que le Myrddraal, pourtant anormalement grand, passait sans encombre sous les stalactites, elle était obligée de bouger sans cesse la tête pour ne pas les percuter. Ici, la réalité n’était que de la pâte à modeler pour le Grand Seigneur, et il lui arrivait souvent d’exprimer très clairement son mécontentement. Son épaule percutant un croc, Moghedien s’écarta et dut baisser la tête pour passer de justesse sous le suivant. Désormais, la voûte n’était plus assez haute pour qu’elle se redresse totalement. Bientôt pliée en deux, ou presque, elle continua à suivre le Myrddraal et tenta de s’en rapprocher. Alors qu’il ne changeait pas de pas, elle fut incapable de combler la distance qui les séparait, même en accélérant le rythme.
Bientôt presque écrasée par la voûte – les crocs du Grand Seigneur toujours avides de déchiqueter les imbéciles et les traîtres –, Moghedien se laissa tomber à genoux, puis elle se mit à plat ventre, rampant humblement vers son maître.
Venant de l’entrée de la Fosse, des éclairs aveuglants jaillirent dans le tunnel. Si près du but, Moghedien continua à ramper, poussant avec ses pieds et tirant avec ses mains. Des crocs lacéraient le dos de sa robe, certains entaillant sa chair. Accompagnée par le bruit de la laine qui se déchire, Moghedien continua sa reptation et atteignit enfin l’entrée de la Fosse.
Quand elle regarda derrière elle, elle ne put s’empêcher de frissonner. Là où aurait dû être le tunnel, il n’y avait plus qu’un mur de pierre lisse. Bien sûr, le Grand Seigneur avait peut-être minuté tout ça à la perfection. Ou alors, si elle avait été plus lente…
La corniche où elle avait abouti surplombait un lac de roche rouge en fusion constellé de taches noires, des flammes hautes comme des hommes en jaillissant pour disparaître aussitôt et revenir l’instant d’après. Au-dessus d’elle, la grotte sans voûte donnait sur un ciel où des nuages striés de rouge, de jaune et de noir défilaient à toute vitesse, comme s’ils étaient portés par les vents du temps. Un ciel, certes, mais pas celui qui dominait le mont Shayol Ghul, toujours chargé pour sa part de lourds nuages noirs.
Rien de tout ça ne méritait qu’on s’y attarde, et pas seulement parce que Moghedien était venue plusieurs fois. Ici, la brèche forée dans la prison du Ténébreux n’était pas plus proche que n’importe où ailleurs dans le monde, mais elle la sentait. Et ici, elle baignait dans l’iridescente gloire du Grand Seigneur. Autour d’elle, le Vrai Pouvoir circulait, si puissant que toute tentative de le canaliser l’aurait aussitôt réduite en cendres. Ici ou ailleurs, de toute manière, elle n’avait aucun désir de payer le prix qu’exigeait son maître pour cela…
Alors qu’elle tentait de s’agenouiller, quelque chose frappa Moghedien entre les omoplates, la forçant à se remettre à plat ventre et lui coupant le souffle. Sonnée, elle lutta pour respirer, puis jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Le Myrddraal la dominait de toute sa hauteur, une botte plaquée sur son dos. Même si canaliser ici sans permission était une façon très efficace de se suicider, Moghedien faillit s’unir au saidar. L’arrogance du Demi-Humain, à son arrivée, était déjà beaucoup. Mais ça !
— Sais-tu qui je suis, Moghedien ?
Le Myrddraal la « regarda » comme si elle était un insecte. Bref, exactement comme il aurait considéré un humain ordinaire.
MOGHEDIEN !
La voix qui explosa dans la tête de l’Élue chassa toutes ses pensées au sujet du Myrddraal. À vrai dire, elle manqua chasser ses pensées tout court. Comparée à cette expérience, l’étreinte la plus folle d’un amant humain n’était qu’une goutte d’eau dans un océan.
MOGHEDIEN, JUSQU’OÙ EST ALLÉE TA DÉROUTE ? LES ÉLUS PRÉTENDENT ÊTRE LES PLUS FORTS, MAIS TU T’ES LAISSÉ CAPTURER. ET TU AS DISPENSÉ TON SAVOIR À MES FUTURES ENNEMIES !
Cillant convulsivement, Moghedien lutta pour retrouver sa lucidité.
— Grand Seigneur, je ne leur ai rien appris d’important, et je les ai combattues à ma manière. Par exemple en leur enseignant une fausse façon de repérer un homme en train de canaliser. S’y exercer leur a flanqué de telles migraines qu’elles ne pouvaient plus canaliser pendant des heures !
Moghedien se permit un petit rire. Sans rien obtenir en réponse. Eh bien, ça valait peut-être mieux, parce que les Aes Sedai avaient renoncé à ce « don » longtemps avant qu’on vienne la libérer. Un détail que le Grand Seigneur n’avait pas besoin de connaître.
— Grand Seigneur, tu sais avec quelle ferveur je t’ai servi. J’œuvre dans les ombres, et tes ennemis ne sentent jamais ma morsure avant que mon venin ait commencé à agir.
Prétendre qu’elle s’était laissé capturer pour agir de l’intérieur aurait été un peu gros. Mais elle pouvait le sous-entendre…
— Durant la guerre du Pouvoir, j’ai abattu un grand nombre de tes ennemis. Toujours en étant tapie dans les ombres, invisible – ou quand on me voyait, semblant bien trop insignifiante pour être une menace.
Toujours rien. Puis…
MES ÉLUS DOIVENT TOUJOURS ÊTRE LES PLUS FORTS ! MA MAIN SE LÈVE POUR FRAPPER…
La voix qui résonnait dans la tête de Moghedien embrasa son cerveau et fit bouillir jusqu’à la moelle de ses os. La tenant par le menton, le Myrddraal la força à relever les yeux jusqu’à ce qu’elle voie la lame du couteau qu’il approchait de sa gorge. Ainsi, tous ses rêves allaient finir dans le sang, son corps servant de nourriture aux Trollocs. Et Shaidar Haran se garderait peut-être un morceau de choix…
Non ! Elle allait mourir, c’était sûr, mais ce Demi-Humain ne se repaîtrait pas de sa chair. Elle voulut s’unir au saidar et…
Elle ne sentait rien ! Il n’y avait rien ! Comme si elle avait été à jamais isolée de la Source. Ce n’était pas le cas, car sinon la souffrance aurait été atroce, et impossible à apaiser, mais…
Profitant de sa stupeur, le Myrddraal força Moghedien à ouvrir la bouche, puis il passa la lame du couteau sur sa langue et lui entailla ensuite l’oreille. Alors qu’il se redressait, en possession de sa salive et de son sang, l’Élue sut ce qui allait se passer avant même que ça commence. Sortant de sa poche ce qui semblait être une cage miniature faite de fil d’or et de cristal, le Demi-Humain s’apprêta à sacrifier à un rituel qui ne pouvait être pratiqué qu’en ces lieux, et uniquement sur des gens capables de canaliser. Avant ce jour, Moghedien avait conduit bien des hommes et des femmes dans la Fosse de la Perdition afin de leur infliger ce châtiment – ou un autre, car la palette était infinie.
— Non…, souffla-t-elle, les yeux rivés sur le cour’souvra. Pas moi ! Pas moi !
Insensible à ses cris, Shaidar Haran fit tomber dans le cour’souvra les fluides recueillis sur la lame de son couteau. Aussitôt, le cristal tourna au rose pâle – la première phase. D’un geste vif, le Myrddraal jeta le piège mental en direction du lac de roche en fusion – la deuxième phase. Décrivant un arc de cercle, la cage de cristal et d’or s’immobilisa soudain, figée dans les airs à l’endroit même où semblait se trouver la brèche – c’est-à-dire là où la Trame était le plus fine possible.
Oubliant le Myrddraal, Moghedien tendit les mains vers la brèche.
— Pitié, Grand Seigneur !
À sa connaissance, son maître ignorait jusqu’au sens de ce mot, mais si elle avait été ligotée dans une cellule en compagnie de loups enragés – ou avec un darath en période de mue – elle aurait tenté sa chance de la même façon. Dans certaines circonstances, on implorait sans se poser de questions.
Le cour’souvra tournait lentement sur lui-même au-dessus du lac, reflétant la lueur de ses flammes.
— Grand Seigneur, je t’ai servi de toutes mes forces et avec tout mon cœur ! Pitié ! Pitié !
TU ME SERVIRAS ENCORE !
La voix emplit Moghedien d’une extase qui dépassait tout. Au même instant, le piège mental brilla aussi fort que le soleil, et au milieu de son plaisir, l’Élue souffrit soudain autant que si on l’avait plongée dans la roche en fusion.
La douleur et l’extase se mêlant, elle hurla, se convulsa, connut mille morts et mille renaissances, et enfin arriva au-delà des Âges eux-mêmes. Quand il ne subsista plus rien d’elle à part la souffrance et le souvenir de son calvaire, elle eut la chiche consolation de sombrer enfin dans le néant.
Moghedien se contorsionna sur sa paillasse. Non, ça n’allait pas recommencer !
(Moghedien eut quelque peine à reconnaître la femme qui entra sous la tente où elle était prisonnière.)
Par pitié, non !
(Halima canalisa le Pouvoir pour faire jaillir de la lumière sous la tente.)
Dans son sommeil, Moghedien tremblait comme une feuille. Pitié !
(La femme annonça qu’elle se nommait en réalité Aran’gar et elle appela Moghedien par son nom.)
— Réveille-toi, femme ! lança une voix qui faisait penser à des os pourris frottant les uns contre les autres.
Moghedien ouvrit les yeux… et elle regretta presque son cauchemar.
Aucune porte ni aucune fenêtre ne venaient briser la monotonie des murs lisses de sa minuscule prison. En l’absence de globe lumineux ou de lampe, de la lumière venait quand même de quelque part. Incapable de dire depuis quand elle croupissait dans ce trou, Moghedien savait uniquement qu’on lui distribuait de la nourriture – quand on y pensait, à savoir pas souvent – et qu’on vidait encore plus rarement le seau qui lui tenait lieu de latrines. De temps en temps, un autre seau, plein d’eau parfumée, et un morceau de savon lui permettaient de faire ses ablutions. Une « attention » délicate ? Elle ne l’aurait pas juré. Chaque fois, le plaisir de voir ce fameux seau lui rappelait sa vertigineuse déchéance.
Mais pour l’instant, Shaidar Haran était avec elle dans la cellule.
Roulant hors de sa paillasse, Moghedien se mit à genoux, le visage plaqué contre le sol de pierre brute. Quand il s’agissait de survivre, elle avait toujours fait ce qu’il fallait, et le Myrddraal s’était empressé de lui enseigner ce qu’il attendait d’elle.
— Je te salue humblement, Mia’cova, dit Moghedien. J’avais hâte de te revoir.
Le titre ronflant lui laissa un goût amer dans la bouche. « Celui Qui Me Possède » ou plus simplement « Mon Propriétaire »… Même si Moghedien ne sentait pas l’étrange bouclier que Shaidar Haran avait tissé autour d’elle – un Myrddraal n’aurait pas dû en être capable, pourtant… – elle n’envisagea pas sérieusement de canaliser. Le Vrai Pouvoir lui était interdit, bien entendu, puisqu’il lui aurait fallu avoir la bénédiction du Grand Seigneur, mais la Source Authentique restait apparemment à sa portée. Avec quelque chose dans la lumière qu’elle émettait qui incitait l’Élue à la prudence.
Chaque fois que le Demi-Humain venait la voir, il lui montrait le piège mental. Canaliser trop près de son propre cour’souvra était atrocement douloureux. Et plus on en approchait, plus c’était terrible. À cette distance, un simple contact avec la Source risquait d’être mortel. Et ce n’était pas, de loin, la pire menace liée à un piège mental…
Shaidar Haran eut un ricanement cruel. Encore une caractéristique qui le distinguait de ses semblables. Plus sadiques encore que les Trollocs, de simples fauves assoiffés de sang, les Myrddraals étaient des monstres froids et sans passion. Shaidar Haran, lui, semblait souvent prendre plaisir à ce qu’il faisait. Du coup, Moghedien se félicitait de n’avoir que des contusions. À sa place, la plupart des femmes auraient déjà sombré dans la folie ou cherché refuge dans la mort.
— As-tu aussi hâte d’obéir ?
— Oui, Mia’cova.
Pour survivre, tout était bon. Pourtant, Moghedien sursauta quand des doigts glacés s’enfoncèrent dans ses cheveux. Elle se releva de son propre chef autant qu’elle put, mais le Demi-Humain la tira quand même en partie vers le haut. Au moins, cette fois, ses pieds ne se soulevèrent pas du sol.
Le Myrddraal étudia sa proie sans broncher. Au souvenir des visites précédentes, Moghedien eut du mal à ne pas tressaillir ou hurler. N’aurait-il pas été plus simple de s’unir au saidar et d’en finir en beauté ?
— Ferme les yeux et ne les rouvre pas avant d’en avoir reçu l’ordre.
Moghedien baissa aussitôt les paupières. Shaidar Haran exigeait une obéissance immédiate, il avait été très clair sur ce point. De plus, avec les yeux fermés, elle pouvait imaginer qu’elle était ailleurs… Tout ce qu’il fallait pour survivre !
Soudain, la main qui serrait ses cheveux la poussa en avant et elle ne put s’empêcher de crier. Le Demi-Humain voulait la propulser contre un mur. D’instinct, elle tendit les bras devant elle. Quand son bourreau la lâcha, elle tituba sur dix bons pas… Oui, mais sa cellule ne faisait pas dix pas de long !
Une odeur de bois brûlé monta aux narines de Moghedien. Docile, elle garda les yeux fermés. Elle entendait s’en sortir avec en tout et pour tout des contusions – et le moins possible, pour autant que ça dépende d’elle.
— Tu peux ouvrir les yeux, dit une voix grave.
L’Élue obéit sans hâte. Le jeune homme qui venait de parler, très large d’épaules, portait une chemise blanche ouverte au col sur un pantalon noir et des bottes de la même couleur. Assis dans un confortable fauteuil capitonné, devant une cheminée de marbre où se consumaient de grosses bûches, il regardait Moghedien de ses yeux d’un bleu limpide.
De sa cellule, l’Élue était passée dans une pièce aux murs lambrissés qui aurait pu appartenir à un marchand ou à un noble de rang moyen – dans cet Âge, en tout cas – ainsi qu’en témoignaient le mobilier discrètement sculpté et les tapis aux motifs rouges et or d’une très bonne tenue. Moghedien ne douta pas un instant qu’elle était toujours dans les environs du mont Shayol Ghul. Tout ça ne correspondait pas à ce qu’on trouvait dans le Monde des Rêves, la seule autre possibilité.
Balayant la pièce du regard, elle constata que le Myrddraal n’était nulle part en vue. Les liens en cuande qui enserraient sa poitrine semblèrent s’évanouir.
— As-tu aimé le temps que tu as passé dans la vacuole ?
Moghedien sentit des doigts glacés labourer son cuir chevelu. Elle n’avait jamais été impliquée dans la recherche, ni dans la production, mais elle connaissait ce mot. Sonnée, elle ne songea pas à demander comment un jeune homme de cet Âge pouvait en avoir entendu parler. Parfois, des bulles se formaient dans la Trame, ça, elle le savait, même si quelqu’un comme Mesaana, par exemple, affirmait que c’était une explication bien trop simple. Quand on savait comment s’y prendre, on pouvait entrer dans les vacuoles – les bulles en question – et les manipuler comme le reste du monde. Dans les vacuoles, les chercheurs faisaient souvent de formidables expériences, selon ce qu’on racontait. Mais ces « bulles » étaient bel et bien hors de la Trame, et il arrivait qu’elles se referment ou au contraire qu’elles se détachent et partent à la dérive. Là, même Mesaana était incapable de dire ce qui se passait, sauf que tout ce qu’elles contenaient était perdu à jamais.
— Combien de temps ? demanda Moghedien, étonnée que sa voix ne tremble pas. (Elle se tourna vers le jeune homme, qui la regardait en souriant.) J’ai demandé combien de temps ? Mais tu ignores peut-être la réponse !
— Je t’ai vue arriver…
L’inconnu s’interrompit pour prendre un gobelet d’argent posé sur un guéridon, à côté de son siège.
— … il y a deux nuits, acheva-t-il après avoir bu une gorgée.
Moghedien ne put retenir un soupir de soulagement. Une seule raison pouvait pousser quelqu’un à entrer dans une vacuole : la façon dont s’y écoulait le temps. Parfois plus vite et parfois plus lentement que dans le monde réel. Et parfois beaucoup plus vite. Bref, elle n’aurait pas été surprise de découvrir que le Grand Seigneur l’avait en fait emprisonnée pendant cent ans, voire mille, pour la libérer dans un univers qui lui appartenait déjà afin qu’elle se nourrisse de charognes pendant que les autres Élus paraderaient à sa droite. Dans son esprit au moins, elle restait une des Élus, et il en serait ainsi tant que le Grand Seigneur ne lui aurait pas dit le contraire. À sa connaissance, personne n’avait jamais échappé à un piège mental, mais elle trouverait un moyen. Quand on se montrait prudente, il existait toujours des solutions, et tant pis si on se faisait insulter par ceux qui confondaient circonspection et lâcheté. Avant sa chute, Moghedien avait conduit plusieurs « héros » au mont Shayol Ghul afin qu’ils goûtent aux délices d’un cour’souvra.
Soudain, elle s’avisa que l’inconnu en savait bien long pour un simple Suppôt des Ténèbres, surtout si juvénile. Alors qu’elle l’étudiait, il passa une jambe par-dessus un accoudoir de son fauteuil, image vivante de la décontraction. S’il occupait une position importante dans le monde, Graendal se le serait sans doute approprié. Sans un menton un peu trop pointu, il aurait été vraiment très beau. Et ses yeux étaient d’un bleu comme elle n’en avait jamais vu…
Après ce qu’elle avait subi entre les mains de Shaidar Haran – et alors que la Source l’appelait, comme si elle sentait l’absence du Myrddraal – Moghedien se serait volontiers unie au saidar pour donner une bonne leçon à cet insolent. Être vêtue de haillons crasseux ne fit rien pour la pousser au calme. Si sa peau sentait l’eau parfumée, elle n’avait pas pu laver la robe de laine qu’elle portait lorsqu’elle avait faussé compagnie à Egwene al’Vere, et les crocs du tunnel, sur le chemin de la Fosse, en avaient fait un vrai chiffon.
Se souvenant que cette pièce devait être proche du mont Shayol Ghul, Moghedien opta pour la prudence – mais de justesse.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle. Et sais-tu au moins à qui tu t’adresses ?
— Oui, à Moghedien. Et tu peux m’appeler Moridin.
L’Élue tressaillit. Pas à cause du nom, car n’importe quel imbécile pouvait se baptiser « Mort », mais parce qu’une tache noire, juste assez grosse pour être visible, traversa un des yeux du jeune homme puis passa dans l’autre en suivant une ligne rigoureusement droite. Moridin avait eu recours au Vrai Pouvoir, et pas qu’une fois ! En cet Âge, elle le savait, quelques hommes étaient en mesure de canaliser et d’y survivre – en plus d’al’Thor, bien entendu. Si Moridin était à peu près de la force du Dragon Réincarné, elle n’aurait pas cru que le Grand Seigneur autorise un simple mortel à manier le Vrai Pouvoir. Un cadeau empoisonné, comme tous les Élus le savaient. À long terme, le Vrai Pouvoir était bien plus addictif que le Pouvoir de l’Unique. Avec de la volonté, on pouvait résister à l’envie de puiser plus de saidar ou de saidin. Mais il n’existait pas de volonté assez forte pour se défendre de l’attraction du Vrai Pouvoir – pas quand le saa était apparu dans des yeux, en tout cas. Le prix à payer, au bout du chemin, était différent, mais pas moins terrifiant.
— Tu as reçu un présent plus précieux que tu le penses, dit Moghedien.
Comme si sa robe miteuse était une somptueuse tenue en streith, elle s’assit en face de Moridin.
— Apporte-moi un gobelet de vin, et je te dirai tout. Vingt-neuf autres personnes seulement ont eu la chance de…
Moridin éclata de rire.
— Tu fais erreur, Moghedien ! Certes, tu sers toujours le Grand Seigneur, mais ton statut n’est plus le même. Le temps où tu jouais à tes petits jeux est révolu. Si tu n’avais pas réussi à bien faire – par hasard ! – tu serais morte.
— Je suis une Élue, mon garçon, dit Moghedien, la colère balayant la prudence.
Elle se tint le dos bien droit, défiant le jeune homme du regard avec tout le poids de connaissances qui faisaient ressembler son Âge à celui où les humains vivaient encore dans des huttes en torchis. Des connaissances formidables oui, et dans certains domaines liés au Pouvoir de l’Unique, un savoir que personne ne détenait à part elle. Si près du mont Shayol Ghul qu’elle soit, Moghedien faillit s’unir à la Source.
— Il n’y a pas bien longtemps, ta mère devait utiliser mon nom pour te faire peur. Sache que des hommes mûrs qui pourraient t’écrabouiller d’une seule main suaient de peur quand ils l’entendaient ! Si j’étais toi, en ma présence, je tiendrais ma langue !
Moridin plongea une main sous sa chemise. Quand elle vit ce qu’il en sortait, Moghedien en eut la langue comme clouée au palais. Au bout d’une cordelette se balançait une petite cage en fil d’or et cristal rouge sang.
Moridin sembla repousser une autre cage également nichée entre le tissu et sa peau. Moghedien s’en aperçut mais rien ne l’intéressait, à part son propre cour’souvra. Car c’était bien le sien… Quand Moridin le caressa du pouce, elle sentit ce contact dans son esprit et jusqu’au plus profond de son âme. Pour briser un piège mental, il ne fallait guère appliquer plus de force. Si ça arrivait, Moghedien pourrait être à l’autre bout du monde sans que ça modifie le résultat. Ce qui faisait sa personnalité se détacherait d’elle. Encore capable de voir avec ses yeux, d’entendre avec ses oreilles, de goûter ce qui se posait sur sa langue et de sentir qu’on la touchait, elle ne serait plus qu’un pantin impuissant livré à la volonté de quiconque tiendrait le cour’souvra. Qu’il y ait ou non un moyen de s’en libérer, un piège mental était exactement ce que son nom suggérait.
Moghedien sentit le sang se retirer de ses joues.
— Tu comprends, à présent ? Tu sers toujours le Grand Seigneur, mais désormais, ce sera en faisant ce que je t’ordonnerai !
— Je sais, Mia’cova, souffla Moghedien.
Moridin éclata d’un rire moqueur, puis il remit le piège mental sous sa chemise.
— Maintenant que tu sais ta leçon, inutile de m’appeler ainsi. Tu seras Moghedien pour moi, et pour toi, je serai Moridin. Tu es toujours une Élue, après tout. Qui pourrait te remplacer ?
— Oui, tu as raison, Moridin…, fit Moghedien d’un ton morne.
Quoi qu’il en dise, elle était sa propriété.