Estimant que les carrosses se traînaient, Mat serait bien sorti pour aller aider les chevaux à tirer le sien. Alors que le soleil n’était pas encore complètement levé, les rues grouillaient déjà de monde et de véhicules. Comme toujours, les conducteurs de chariot se frayaient un chemin dans la foule à grand renfort d’imprécations. En échange, ils faisaient une très belle cueillette d’insultes plus ou moins imagées beuglées par des piétons outragés. Sur les canaux, le trafic était tellement dense qu’on aurait pu traverser à pied en passant d’une barge à l’autre. L’activité battant son plein, un bourdonnement assourdissant montait en permanence de la cité blanche.
Ebou Dar semblait vouloir rattraper le temps perdu à cause de la Fête des Oiseaux – sans compter Haute Chasaline et la Fête des Lumières. De fait, le temps pressait, car le lendemain soir ce serait la Fête des Braises, suivie deux jours plus tard par le Jour de Maddin – la fête nationale – qui serait lui-même suivi par la Fête de la Demi-Lune. Si les gens du sud avaient la réputation méritée d’être de gros travailleurs, c’était sans doute parce qu’ils devaient sans cesse cravacher pour compenser les jours de congé. Festoyer tout le temps étant épuisant, Mat trouvait miraculeux qu’ils aient encore l’énergie de trimer.
Les carrosses finirent par atteindre le fleuve où ils s’arrêtèrent sur un long embarcadère. Après avoir prélevé un morceau de fromage jaune sombre et un quignon de pain, Mat les glissa dans sa poche et cacha le panier de malheur sous la banquette. Il crevait de faim, mais à l’évidence, quelqu’un, dans les cuisines, avait confondu vitesse et précipitation. L’essentiel du menu était composé d’huîtres, mais on avait tout simplement oublié de les faire cuire.
Descendant après Lan, Mat laissa à Beslan et à Nalesean le soin d’aller accueillir et aider les hommes qui descendaient des autres véhicules. Une bonne dizaine de gaillards, le seul Cairhienien du lot n’étant même pas vraiment petit, avaient dû s’y entasser, et ils en sortaient avec une évidente raideur.
Sa lance sur l’épaule, Mat passa devant Lan et se dirigea vers le premier carrosse. À présent, Nynaeve et Elayne allaient devoir entendre ce qu’il avait sur le cœur, et tant pis pour les oreilles indiscrètes ! Ne pas lui parler de Moghedien ! Ni de la mort de deux de ses hommes… Pour sûr, il allait…
Se souvenant que Lan le suivait, une épée au côté, le jeune flambeur révisa ses prétentions à la baisse. La Fille-Héritière, au moins, allait se faire souffler dans les bronches.
Déjà sur le quai, Nynaeve parlait avec quelqu’un qui n’était pas encore sorti du carrosse.
— … que ça réussira, bien sûr, était en train de dire l’ancienne Sage-Dame, mais qui aurait cru que les Atha’an Miere, surtout eux, exigeraient une telle chose, même en privé ?
Elayne sortit du véhicule, son chapeau à la main.
— Nynaeve, si ta nuit a été si merveilleuse que ça, comment peux-tu te plaindre de… ?
À cet instant, les deux femmes s’aperçurent que Mat et Lan venaient de les rejoindre. Lan, surtout… Rouge comme une pivoine, Nynaeve écarquilla les yeux et Elayne se pétrifia, une bottine encore sur le marchepied du carrosse. Puis elle foudroya du regard le Champion, comme si elle venait de le surprendre en train l’espionner.
Avec autant de chaleur qu’un piquet de clôture, Lan regarda Nynaeve, qui maîtrisa visiblement une pressante envie d’aller se cacher sous le carrosse et braqua les yeux sur son homme, comme si personne d’autre n’existait en ce monde.
S’avisant que son regard assassin ne servait à rien, Elayne finit de descendre du véhicule pour laisser passer Reanne et les deux guérisseuses qui avaient voyagé avec elle – Tamarla et une certaine Janira, originaire du Saldaea. N’étant pas du genre à capituler, ni à renoncer, Elayne transféra toute son ire sur Mat, en y ajoutant une nuance d’accusation.
Le jeune homme secoua la tête et grogna. En règle générale, quand elle était dans son tort, une femme trouvait toujours un pauvre type auquel faire porter le chapeau. Les mâles étant d’une grande honnêteté, le malheureux finissait neuf fois sur dix par se convaincre qu’il avait fait quelque chose de mal. Qu’il puise dans ses propres souvenirs ou dans ceux qui ne lui appartenaient pas, Mat n’était parvenu à isoler que deux cas où une femme reconnaissait ne pas être dans le vrai : quand elle voulait quelque chose… ou lorsqu’il neigeait au milieu de l’été.
Nynaeve saisit sa natte, mais le cœur n’y était pas, et ça crevait les yeux. Renonçant à s’arracher le cuir chevelu, elle se tordit nerveusement les mains.
— Lan, ne va surtout pas croire que je parlais de nos…
Le Champion offrit son bras à sa femme et lui coupa gentiment la parole :
— Nous sommes en public, Nynaeve. Tu as le droit de dire ce que tu veux. Veux-tu bien embarquer avec moi ?
— Oui ! s’écria l’ancienne Sage-Dame, acquiesçant avec tant d’enthousiasme qu’elle faillit en perdre son chapeau à plumes. Oui, c’est vrai, en public… En public…
S’accrochant au bras de Lan, Nynaeve reprit un semblant de contenance. Marchant d’un pas décidé, elle tira quasiment Lan vers une passerelle d’embarquement.
Mat se demanda si la terrible jeune femme était malade. Il adorait voir Nynaeve prendre une bonne leçon, mais en général, elle se reprenait en un clin d’œil. Comme les Aes Sedai ne pouvaient pas se guérir elles-mêmes, le jeune homme envisagea de suggérer à Elayne de se charger de son amie. Pour sa part, il fuyait la guérison des sœurs autant que la mort ou le mariage, mais tout le monde n’était pas obligé de voir les choses comme lui. Cela dit, il avait d’abord une déclaration bien sentie à faire au sujet des secrets.
Ouvrant la bouche, il leva un index vengeur…
… au moment où Elayne lui enfonçait un des siens dans les côtes tout en rivant sur lui un regard qui le fit frissonner du bout des oreilles jusqu’à la pointe des pieds.
— Maîtresse Corly, dit-elle sur le ton d’une reine rendant la justice, peux-tu nous expliquer, à Nynaeve et à moi, la signification des fleurs rouges sur le panier que Mat a au moins eu la décence de cacher ?
Mat aurait parié qu’il battait Nynaeve en intensité de rouge ! Non loin de là, Reanne et les autres étaient occupées à nouer leur chapeau et à tirer sur le devant de leur robe – le tic de toutes les femmes du monde dès qu’elles s’asseyaient, se levaient ou faisaient plus de trois pas. Mais si concentrées sur leur tenue qu’elles soient, les guérisseuses lorgnèrent quand même le jeune homme. Sans désapprobation dans le regard, pour une fois, ni surprise, comme si elles avaient du mal à croire qu’un spécimen comme lui puisse exister.
Par le sang et les cendres ! il ne s’était pas douté que les fichues fleurs avaient un sens.
— Donc, fit Elayne à voix basse, mais avec un profond mépris, c’est bien vrai ! (Elle tira sa cape vers elle, pour ne surtout pas être en contact avec Mat.) Je n’aurais pas cru ça de toi, et tu sais que je te pense capable de presque tout. Nynaeve aussi en tombera des nues. Toutes les promesses que j’ai pu te faire sont nulles et non avenues ! Pas question de tenir la parole donnée à un homme qui peut harceler ainsi une femme, n’importe laquelle, et a fortiori une reine qui lui a offert…
— Moi, la harceler, elle ? s’étrangla Mat.
Prenant Elayne par les épaules, il la tira à l’écart des carrosses. Les dockers en gilet de cuir vert constellé de taches continuaient à travailler, portant des sacs sur l’épaule, faisant rouler devant eux des tonneaux ou poussant des diables chargés de lourdes caisses, mais ils avaient fait en sorte de rester à bonne distance des véhicules. Même si la reine d’Altara n’avait guère de pouvoir, quand ses armes s’affichaient sur la portière d’un carrosse, c’était suffisant pour inciter les gens du peuple à la discrétion.
En conversant, Nalesean et Beslan guidaient les Bras Rouges sur le quai. Vanin fermait la marche, un regard noir tourné vers le fleuve. Avouant volontiers ne pas avoir le pied marin, il redoutait sûrement que son estomac se rebelle.
Les guérisseuses, massées autour de Reanne, étaient bien trop loin pour entendre. Mat n’en baissa pas moins le ton.
— Tu vas m’écouter, cette fois ! Cette reine doit avoir oublié le sens du mot « non ». Quand je le lui ai dit, elle m’a ri au nez. Elle m’a affamé, puis fait maltraiter – bref, elle m’a chassé comme un vulgaire cerf. Et elle a plus de mains qu’une demi-douzaine de femmes normales. Sais-tu qu’elle a menacé de me faire déshabiller par ses servantes si je ne la laissais pas… ?
Soudain, Mat mesura l’énormité de ce qu’il était en train de dire. Et il prit conscience de la personne à qui il débitait tout ça. Réussissant à fermer la bouche avant d’avoir avalé une mouche, il baissa les yeux sur la hampe de sa lance et étudia un des corbeaux gravés dessus.
— Ce que je veux dire, c’est que tu ne peux pas comprendre… Sans doute parce qu’on t’a tout raconté à l’envers.
Sous les larges bords de son chapeau, Mat risqua un coup d’œil furtif à Elayne.
Les joues un peu roses, la Fille-Héritière parvint à garder tout son contrôle.
— Il semble en effet qu’il y ait un malentendu… C’est… Eh bien, Tylin a très mal agi. (Les lèvres d’Elayne semblèrent s’étirer très légèrement.) As-tu déjà pensé à t’entraîner à sourire devant une glace, Mat ?
— Pardon ?
— J’ai entendu dire par des sources très fiables que les jeunes femmes se livrent à cet exercice pour attirer le regard des rois. (La voix d’Elayne vibra bizarrement et ses lèvres s’étirèrent encore plus.) Tu devrais aussi essayer de battre des cils.
Se mordant la lèvre inférieure, la Fille-Héritière se détourna, les épaules secouées de spasmes, et s’éloigna, sa cape flottant au vent derrière elle. Avant d’être hors de portée d’oreille, elle marmonna quelque chose comme « l’arroseur enfin arrosé », puis elle éclata de rire.
Reanne et les guérisseuses emboîtèrent le pas à Elayne – des poules suivant un poussin, pour changer un peu… Sur leur pont, les quelques marins torse nu qui s’affairaient sur les cordages s’interrompirent et saluèrent respectueusement l’étrange procession.
Mat retira son chapeau et envisagea sérieusement de le jeter par terre puis de le piétiner. Les femmes ! Comment avait-il pu être assez bête pour s’attendre à de la compassion ? Bon sang ! ce qu’il aurait aimé étrangler cette maudite Fille-Héritière ! Et Nynaeve aussi, juste pour le principe. Hélas, c’était hors de question. D’abord parce qu’il avait promis à Rand. Puis il y avait les dés, qui ne cessaient de rouler dans sa tête. Enfin, une Rejetée traînait peut-être dans les environs…
Après avoir remis son chapeau, le vissant sur sa tête, Mat descendit le quai d’un pas vif, dépassa les poules – pardon, les guérisseuses – et rattrapa Elayne. Elle tenta de cesser de rire, mais chaque fois qu’elle posait les yeux sur lui, ça repartait pour un tour – les joues roses, les lèvres qui s’étirent et tout le toutim…
Mat regarda droit devant lui. Maudites femmes ! Fichues promesses ! Retirant de nouveau son chapeau, il fit glisser autour de sa tête la lanière de cuir du médaillon en forme de tête de renard. Puis il brandit le bijou en direction d’Elayne.
— Nynaeve et toi allez devoir décider laquelle des deux le portera. Mais j’entends le récupérer en quittant Ebou Dar. C’est compris ? Au moment du départ, je…
Mat s’avisa soudain qu’il parlait tout seul. Reanne et les autres massées dans son dos, Elayne le regardait avec des yeux ronds comme des soucoupes.
— C’est quoi, le problème ? Oui, je vois… Eh bien, je sais tout au sujet de Moghedien.
Un marin maigrichon, des anneaux de cuivre incrustés de pierres rouges aux oreilles, se redressa vivement en entendant ce nom, oublia l’amarre qu’il était en train de défaire, recula… et bascula dans l’eau avec un grand « plouf ».
— Essayer de me cacher ça, continua Mat, se fichant de qui entendait, et la mort de deux de mes hommes, après toutes vos promesses… Mais nous réglerons ça plus tard. Moi aussi j’ai donné ma parole – celle de vous garder en vie toutes les deux. Si Moghedien se montre, elle s’en prendra à vous. Donc, voilà une bonne protection…
Mat tendit de nouveau le médaillon à la Fille-Héritière. Stupéfaite, elle secoua la tête puis se tourna vers Reanne et lui murmura quelques mots. Attendant que cette dernière ait entraîné les guérisseuses avec elle, les guidant jusqu’à Nynaeve, qui patientait au pied de la passerelle d’embarcation d’un bateau, elle prit enfin le bijou et le fit tourner entre ses doigts.
— As-tu idée de ce que j’aurais donné pour pouvoir étudier ce médaillon ? demanda-t-elle. Même une vague idée ?
Bien que grande pour une femme, Elayne devait lever la tête pour regarder Mat. Là, elle tendait le cou comme si elle le voyait pour la première fois.
— Tu es un homme dangereux, Mat… Lini dirait que je me répète, mais c’est la stricte vérité !
Elayne tendit une main, ôta son chapeau à Mat – car il l’avait déjà remis – et lui passa la lanière de cuir autour du cou. Puis elle glissa la tête de renard sous sa chemise et la tapota gentiment avant de rendre son couvre-chef au jeune homme.
— Je ne porterai pas cette protection alors que Nynaeve et Aviendha n’en ont pas, et je suis sûre qu’elles auraient la même réaction. Tu en as besoin, Mat. Comment tenir ta promesse si Moghedien te tue ? Mais à mon avis, elle n’est plus là. Elle pense avoir éliminé Nynaeve, et je ne serais pas surprise que ça lui ait suffi. Sois quand même prudent. Nynaeve affirme qu’une tempête se prépare, et elle ne parle pas de ce vent… Mat, désolée de m’être moquée de toi. Parfois, j’oublie mon devoir envers mes sujets. Matrim Cauthon, tu en fais partie, et tu comptes parmi les meilleurs. Je ferai en sorte que Nynaeve sache ce qui se passe exactement entre Tylin et toi. Qui sait ? nous pourrons peut-être t’aider.
— Non… Hum, je voulais dire : « oui. » Enfin… Que j’embrasse une maudite chèvre si je sais ce que je voulais dire ! J’aimerais presque mieux que vous ne sachiez pas la vérité…
Nynaeve et Elayne parlant de lui avec Tylin autour d’une infusion ? Pourrait-il supporter ça ? Oserait-il encore les regarder en face après ? Mais sans aide, il…
Coincé entre un loup et un ours, sans possibilité de fuir…
— Collier de mouton et oignons mitonnés au beurre ! jura-t-il avec l’espoir secret qu’Elayne le lui reproche – un bon moyen de changer de sujet.
La Fille-Héritière remua les lèvres en silence. Comme si elle répétait ce qu’il venait de dire. Mais il avait la berlue, c’était sûr !
— Je comprends, dit-elle enfin. (Et ça semblait sincère.) Viens, Mat. Nous ne pouvons pas rester ici jusqu’à la fin des temps.
Sonné, Mat regarda la jeune femme reprendre son chemin en soulevant l’ourlet de sa robe. Elle comprenait ? Sans ajouter un commentaire acide ou une remarque assassine ? Et voilà qu’il était son sujet. Un des meilleurs, en plus de tout !
En tapotant son médaillon, le jeune flambeur suivit Elayne. Avant la surprenante réaction de la Fille-Héritière, il s’était attendu à une dure bataille pour récupérer son bien. Même s’il vivait aussi longtemps que deux Aes Sedai réunies, il ne comprendrait jamais les femmes. Et les nobles étaient de loin les pires.
Quand il atteignit la passerelle, Elayne avait déjà embarqué et les rameurs, deux types costauds, utilisaient déjà leur rame pour pousser le bateau loin du quai. Alors qu’Elayne était en train de guider Roanne et les autres jusqu’à la cabine, Lan avait pris place à la proue avec Nynaeve.
De l’autre bateau, où se trouvaient tous les hommes à part le Champion, Beslan appela le jeune flambeur, qui sauta souplement à bord.
— Nynaeve a prétendu qu’il n’y avait pas de place pour nous, expliqua Nalesean alors que les deux bateaux fendaient déjà les eaux du fleuve Eldar. Nous aurions été serrés comme des sardines, a-t-elle dit.
Beslan éclata de rire puis regarda autour de lui. Assis près de la porte de la cabine, Vanin, les yeux fermés, essayait sans doute de se convaincre qu’il était n’importe où, mais pas sur l’eau. Harnan et Tad Kandel – un Andorien, malgré sa peau aussi mate que celle des rameurs – étaient montés sur le toit de la cabine. Les autres Bras Rouges, accroupis sur le pont, faisaient de leur mieux pour ne pas gêner les rameurs. Pas un seul homme n’était entré dans la cabine, attendant sans doute de savoir si Mat, Nalesean et Beslan entendaient se l’approprier.
Mat se campa à la proue et observa le bateau des femmes qui les précédait. Le vent faisait onduler les eaux noires du fleuve, son foulard subissait lui aussi ses assauts, et le jeune homme devait s’accrocher à son chapeau. Que fabriquait donc Nynaeve ? Les neuf autres femmes étaient dans la cabine, abandonnant le pont à l’ancienne Sage-Dame et au Champion. Les bras croisés, Lan écoutait sa compagne, qui faisait de grands gestes, comme si elle lui expliquait quelque chose. Sauf que ce n’était guère dans ses habitudes. « Pas du tout » aurait d’ailleurs été plus précis que « guère ».
Quoi qu’elle fît, Nynaeve dut très vite changer d’occupation. Sur le fleuve où les bateaux du Peuple de la Mer étaient au mouillage, une petite embarcation avait vite tendance au roulis. Malgré les conditions plutôt clémentes, Mat eut l’impression de n’avoir jamais été autant secoué durant ce type de navigation. Très vite, Nynaeve dut se pencher au bastingage, Lan la tenant par les épaules, pour vider son estomac retourné.
Cette vision rappela à Mat qu’il crevait de faim. Après avoir calé son chapeau sous un bras, il sortit le précieux petit morceau de fromage.
— Beslan, tu crois que cette tempête éclatera avant que nous soyons revenus du Rahad ?
Mat mordit dans le fromage au goût amer. À Ebou Dar, on en trouvait une cinquantaine de variétés, toutes mangeables. À la proue, Nynaeve continuait de vomir. Elle avait dû se goinfrer, ce matin…
— Si nous sommes coincés dans ce trou à rats, je ne vois pas où nous pourrons passer la nuit…
— Pas de tempête, fit Beslan en s’asseyant sur le bastingage. Ce sont simplement les vents d’hiver – ceux que nous appelons les « vents du commerce ». Ils soufflent deux fois par an, à la fin de l’hiver et de l’été. Mais pour qu’il y ait une tempête, il faut qu’ils soient beaucoup plus forts. (Il jeta un regard noir en direction de la baie.) Deux fois par an, ces vents du commerce nous amènent – enfin, nous amenaient – des bateaux venus du Tarabon et de l’Arad Doman. Je me demande si je reverrai ça un jour…
— La Roue tisse…, commença Mat.
Il faillit s’étrangler avec un fragment de fromage. Par le sang et les cendres ! voilà qu’il parlait comme un vieux type en train de réchauffer ses os douloureux devant une cheminée. S’inquiéter d’être obligé de faire descendre les femmes dans une auberge qu’il ne connaissait pas, lui ! Un an plus tôt – six mois, même – il aurait choisi l’établissement le plus malfamé et se serait réjoui de les voir rouler de gros yeux indignés.
— Au fond, tu auras peut-être de quoi t’amuser dans le Rahad, dit-il à Beslan. Au minimum, quelqu’un essaiera de nous chiper une bourse, ou de voler le collier d’Elayne.
C’était peut-être ce qu’il lui fallait, un peu d’action, pour chasser de sa bouche le goût infect de la respectabilité. Respectabilité ! Quel mot pouvait être plus mal adapté à Mat Cauthon ? S’il commençait à trouver du charme aux convenances, était-ce parce que Tylin le terrorisait plus encore qu’il le croyait ? Une bonne bagarre, oui, voilà qui lui ferait du bien. C’était apparemment absurde, parce qu’il était radicalement du genre à prendre la tangente quand il y avait de la violence dans l’air, mais…
— Mat, répondit Beslan, si quelqu’un peut trouver ce que tu cherches, c’est bien toi, mais… Nous serons avec sept guérisseuses, mon vieux ! Avec une seule près de toi, tu pourrais gifler un type, même dans le Rahad, sans qu’il ose protester ou simplement froncer les sourcils. Quant aux femmes… Où est le plaisir d’en embrasser une quand on ne risque pas de recevoir un coup de couteau en retour ?
— Que la Lumière brûle mon âme ! marmonna Nalesean. On dirait que je me suis tiré du lit à l’aube pour m’ennuyer toute la matinée.
Beslan eut un hochement de tête compatissant.
— Si nous avons de la chance, cependant… De temps en temps, la garde civile s’aventure à envoyer des patrouilles dans le Rahad. Pour coincer les contrebandiers, ces hommes retirent leur uniforme. Comme si une dizaine de types armés jusqu’aux dents pouvaient passer inaperçus dans un quartier pareil ! Ces malheureux sont toujours stupéfiés quand les contrebandiers leur tendent une embuscade, ce qui arrive presque chaque fois. Si la chance de ta’veren de Mat est avec nous, on passera pour des gardes, et des contrebandiers nous attaqueront peut-être avant d’avoir vu les femmes à la ceinture rouge.
Mat foudroya les deux hommes du regard. Au fond, le genre d’amusement que recherchait Beslan ne lui convenait peut-être pas. En outre, il en avait plus qu’assez des femmes armées d’un couteau. À ce sujet, Nynaeve était toujours penchée au bastingage, ce qui lui apprendrait à bâfrer comme quatre. Ayant fini le fromage, Mat s’attaqua au pain en essayant d’oublier les dés qui continuaient à rouler dans sa tête. Au fond, une excursion sans problème lui convenait tout à fait. Un rapide aller et retour, puis un départ tout aussi prompt d’Ebou Dar…
Le Rahad se révéla fidèle à ses souvenirs… et aux pires craintes de Beslan. Avec le vent, monter les marches étroites du débarcadère fut assez périlleux, et après cet exercice, les bourrasques se firent plus violentes encore. Comme de l’autre côté du fleuve, il y avait des canaux partout, mais les ponts, ici, étaient tristement ordinaires et en très mauvais état. Quant aux canaux, la vase y était assez présente pour que des gamins barbotent sans perdre pied dans le peu d’eau qui restait. Bien entendu, il n’y avait pas une barge en vue.
Dans le Rahad, les bâtiments massifs à la façade délabrée se serraient les uns contre les autres des deux côtés de rues ou de ruelles étroites aux pavés le plus souvent éventrés. Dans ces voies où le soleil ne parvenait pas à pénétrer, personne ne se donnait plus la peine d’enlever les fragments de plâtre qui jonchaient le sol. À part quand une maison était vide, ses fenêtres évoquant alors les orbites creuses d’une tête de mort, du linge minable pendait presque partout, laissant suinter un jus noirâtre qui en disait long sur les conditions de vie dans cette partie de la ville. Comme pour confirmer ce sentiment, la puanteur était atroce, le contenu des pots de chambre, ajouté à d’autres immondices, attirant cent fois plus de mouches que de l’autre côté du fleuve, où on n’en manquait pourtant pas.
Repérant la porte à la peinture bleue toute pelée de la Couronne d’Or des Cieux, Mat frissonna à l’idée de devoir descendre dans cette auberge avec une horde de femmes, au cas où la tempête éclaterait malgré les prévisions de Beslan. Quelques secondes plus tard, il frissonna de nouveau quand il prit conscience qu’il venait de frissonner. Quelque chose de bizarre lui arrivait, et il n’aimait pas ça du tout.
Flanquant Reanne et suivies par les autres femmes, Nynaeve et Elayne insistèrent pour prendre la tête de la colonne. La main sur la poignée de son épée et les yeux sans cesse en mouvement, Lan se plaça juste derrière l’ancienne Sage-Dame. À la vérité, même ici, il aurait suffi, tout seul, à protéger une vingtaine de jeunes beautés de seize ans portant des sacs remplis d’or. Mat insista quand même pour que Vanin et les autres ouvrent l’œil et le bon. Sans avoir eu besoin de cette incitation, le voleur de chevaux et filou repenti se tenait si près d’Elayne qu’on aurait aisément pu le prendre pour son Champion – dans le genre obèse et un rien décati, mais bon…
Beslan réagit aux ordres de Mat en roulant de gros yeux et Nalesean, tout en se grattant la barbe, marmonna qu’il regrettait vraiment d’avoir quitté son lit.
Dans des vestes miteuses, et souvent sans porter de chemise, des types arborant de gros anneaux dans les oreilles et des bagues dont la verroterie brillait de mille feux arpentaient fièrement les rues, un ou deux couteaux glissés à leur ceinture. Les mains ne s’éloignant jamais beaucoup de leurs armes, ils semblaient attendre le premier regard de travers d’un passant pour déclencher les hostilités. Plus sournois, d’autres détrousseurs ou assassins potentiels se tapissaient dans les ombres, passant furtivement d’une porte cochère à l’autre à la manière des chiens aux flancs creux qui grognaient parfois au fond de venelles presque trop étroites pour qu’un homme de corpulence normale puisse s’y engager. L’ennui, avec ces voyous-là, eux aussi lourdement armés, c’était qu’on ne pouvait pas prévoir lequel détalerait et lequel frapperait, en cas de grabuge…
En règle générale, cependant, tous ces mâles paraissaient presque inoffensifs comparés aux femmes qui rôdaient dans le Rahad. En robe élimée, mais lestées de deux fois plus de bijoux que leurs homologues masculins, elles paradaient encore plus outrageusement qu’eux. Bien entendu, elles aussi avaient des couteaux, et elles guettaient la première occasion de s’en servir.
En résumé, dans le Rahad, aucune personne vêtue de soie ne pouvait espérer marcher plus de dix pas sans se faire fracasser le crâne. Après cette mésaventure, se réveiller nu comme un ver au sommet d’un tas d’ordures, dans une ruelle sombre, pouvait passer pour un sacré coup de chance. Après tout, ça valait mieux que de ne pas se réveiller du tout…
Envoyés par leur mère, au cas où les guérisseuses auraient la gorge sèche, des gamins jaillissaient de presque toutes les portes, offrant des chopes et des gobelets ébréchés aux « ceintures rouges ». Ébahis de voir sept guérisseuses ensemble, des gaillards au visage couvert de cicatrices et aux yeux de prédateurs s’inclinaient poliment et proposaient leur aide, demandant même s’il y avait quelque lourd fardeau à porter. Parfois tout aussi couvertes de cicatrices qu’eux, leur regard susceptible d’intimider jusqu’à Tylin, des femmes se fendaient de révérences maladroites et offraient d’indiquer toutes les directions dont les visiteuses pouvaient avoir besoin. Pour que tant de guérisseuses soient ici, fallait-il comprendre que quelqu’un avait commis une indélicatesse à leur égard ? Dans ce cas, le sous-entendu était limpide, Tamarla et ses compagnes n’auraient pas besoin de se donner de la peine, si elles mentionnaient simplement le nom du ou des coupables…
Cela dit, tous ces gens foudroyaient du regard les hommes qui accompagnaient les guérisseuses – à l’exception de Lan, que même les plus arrogants et les plus endurcis renonçaient très vite à fixer. Bizarrement, il en allait de même pour Vanin. En revanche, quelques hommes grognèrent à l’intention de Beslan et de Nalesean, enclins à reluquer un peu trop les décolletés des femmes d’Ebou Dar. Sans comprendre pourquoi, Mat récolta lui aussi quelques grognements. Sûrement pas parce qu’on l’avait surpris à contempler une belle poitrine. Car lui, il savait se rincer l’œil discrètement !
Parce qu’elles ne portaient pas de ceinture rouge, mais étaient sous la protection des guérisseuses, Nynaeve et Elayne jouissaient d’une paix royale malgré leurs tenues affriolantes. Même chose pour Reanne.
Beslan n’avait pas menti. Grâce aux sept femmes, Mat aurait pu vider sa bourse sur les pavés, et personne ne lui aurait volé une piécette. Et s’il lui avait pris la fantaisie de pincer les fesses des passantes, elles auraient peut-être frisé la crise d’apoplexie, mais quand même fini par passer leur chemin.
— Quelle promenade agréable ! marmonna Nalesean. Avec des choses si intéressantes à voir, et des parfums enivrants… Mat, t’ai-je déjà dit que je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit ?
— Tu veux mourir dans ton lit ? répliqua le jeune flambeur.
Ils auraient tous pu faire la grasse matinée, pour ce qu’ils étaient utiles ici. Agacé, Nalesean eut un soupir indigné. Beslan rit, mais il avait sûrement mal compris la phrase de Mat.
Alors qu’ils semblaient devoir errer dans le Rahad jusqu’à la fin des temps, Reanne s’arrêta soudain devant un bâtiment délabré en tout point semblable aux autres. La veille, Mat avait suivi une femme jusqu’à cet édifice abandonné où ne vivaient que des rats – les seuls habitants susceptibles de ne pas pendre du linge aux fenêtres.
— C’est là, dit Reanne.
Elayne leva lentement les yeux jusqu’à voir le toit du bâtiment.
— Six, murmura-t-elle, très satisfaite.
— Six…, soupira Nynaeve.
Comme si elle compatissait, la Fille-Héritière lui tapota gentiment le bras.
— En réalité, dit-elle, je n’en étais pas si sûre que ça…
Nynaeve sourit, puis ce fut à son tour de tapoter le bras de son amie.
Mat ne comprit pas un traître mot de ce dialogue. Oui, le bâtiment avait six niveaux. Et alors ? Parfois, les femmes se comportaient vraiment bizarrement. Plus souvent qu’à leur tour, en réalité…
À l’intérieur de la bâtisse, un long couloir couvert de poussière s’enfonçait dans une pénombre rien moins qu’engageante. La plupart des ouvertures avaient depuis longtemps perdu leur porte, les autres étant protégées par de simples planches. Environ au tiers de la longueur du couloir, une cage d’escalier permettait d’accéder aux niveaux supérieurs. La veille, Mat était passé par là, suivant des empreintes dans la poussière. Quant aux ouvertures, certaines devaient donner sur des corridors latéraux, pas sur des pièces, mais il n’avait pas pris le temps d’explorer tout ça. À l’évidence, cependant, le bâtiment était trop large et trop profond pour être desservi par un seul couloir. Et pour avoir une seule entrée…
— Allons, Mat, dit Nynaeve quand il eut envoyé Harnan et la moitié des Bras Rouges localiser la deuxième entrée et la surveiller, tu ne te rends pas compte que c’est une précaution inutile ?
Pour qu’elle soit mielleuse ainsi, Elayne avait dû lui dire la vérité au sujet de Tylin. Pas de quoi adoucir l’humeur de Mat, cela dit. Primo, il aurait voulu que personne ne sache. Et secundo, ne servir à rien lui tapait sur les nerfs. Pourtant, les dés roulaient toujours dans sa tête…
— Qui sait ? Moghedien aime peut-être les portes dérobées, lança-t-il, perfide.
Des couinements montèrent du bout du couloir, et l’un des compagnons d’Harnan pesta à voix haute contre les rats.
— Tu le lui as dit ? s’écria Nynaeve à l’intention de Lan, qui la suivait comme son ombre.
— Nynaeve, intervint Elayne, ce n’est pas le moment de commencer une dispute ! La Coupe des Vents est là-haut !
Une petite boule lumineuse apparut soudain devant la Fille-Héritière. Sans attendre de voir si Nynaeve la suivait, elle releva l’ourlet de sa robe et s’engagea sans l’escalier. Avec une vivacité surprenante pour un homme de son poids, Vanin lui emboîta le pas, aussitôt suivi par Reanne et la plupart des guérisseuses. Sumeko et Ieine, une grande femme au teint mat très jolie malgré de petites rides au coin des yeux, hésitèrent un instant puis décidèrent de rester avec Nynaeve.
Si l’ancienne Sage-Dame et Lan ne lui avaient pas barré le chemin, Mat aurait déjà été en train de gravir les marches.
— Nynaeve, tu veux bien me laisser passer ?
Après tout, il méritait d’être présent quand on découvrirait cette maudite coupe !
— Nynaeve ?
Concentrée sur Lan, la jeune femme semblait avoir oublié l’existence du reste du monde. Mat échangea un regard avec Beslan, qui sourit et s’accroupit, dos contre un mur. Corevin et les autres Bras Rouges l’imitèrent. Nalesean resta debout, mais il bâilla à s’en décrocher la mâchoire. Une erreur dans un endroit si poussiéreux – résultat, une quinte de toux qui força l’officier à se plier à deux, le visage presque bleu.
Cet incident ne parvint pas à distraire Nynaeve. Lâchant sa natte, dont elle s’était emparée par réflexe, elle souffla :
— Je ne suis pas en colère, Lan…
— Bien sûr que si ! Mais il fallait que je le lui dise…
— Nynaeve ? insista Mat. Lan ?
Aucun des deux ne daigna lui accorder un regard.
— Lan Mandragoran, je le lui aurais dit moi-même, dès que je me serais sentie prête à le faire. (Nynaeve ferma la bouche, mais ses lèvres continuèrent de frémir, comme si elle récitait une prière.) Je ne vais pas me mettre en colère contre toi…
Une phrase qu’elle semblait adresser à elle-même autant qu’à Lan. Très calmement, elle repoussa sa natte derrière son épaule, ajusta la position de son chapeau bleu puis croisa les mains.
— Si tu le dis…, souffla Lan.
L’ancienne Sage-Dame sursauta.
— Ne prends pas ce ton avec moi ! explosa-t-elle. Je viens de te dire que je ne suis pas en colère. Tu es sourd ?
— Nynaeve, par le sang et les cendres, Lan ne pense pas que tu es en colère. Et moi non plus, si tu veux le savoir. (Par bonheur, à force de fréquenter les femmes, Mat avait appris à mentir sans que ça se voie.) Puisque c’est clair pour tout le monde, on pourrait peut-être monter et aller chercher cette maudite Coupe des Vents !
— Une très bonne idée ! lança une voix de femme venant de la porte d’entrée. Si nous montions tous, pour faire une surprise à Elayne ?
Mat n’avait jamais vu les deux femmes qui avancèrent d’un pas décidé dans le couloir, mais il savait reconnaître des Aes Sedai quand il en voyait. Celle qui venait de parler était aussi froide et sèche que sa voix et sa compagne se distinguait par sa multitude de tresses brunes ornées de perles de couleur. Une bonne vingtaine de costauds armés d’un couteau ou d’un gourdin se pressaient derrière les deux sœurs.
Mat serra très fort la hampe de sa lance. Les ennuis aussi, il savait les reconnaître quand il en rencontrait. Contre sa poitrine, la tête de renard devint soudain froide. Quelqu’un s’était connecté au Pouvoir…
Les deux guérisseuses se fendirent d’une révérence dès qu’elles aperçurent les Aes Sedai. Habituée elle aussi à reconnaître les ennuis, Nynaeve se rembrunit, l’air à la fois consternée et penaude. Dans son dos, Mat entendit le bruit caractéristique d’une épée qu’on dégaine. Bien entendu, il ne se retourna pas pour voir qui avait pris cette judicieuse initiative. Pas Lan, en tout cas, qui était toujours là, tendu comme un léopard prêt à bondir.
— Des sœurs de l’Ajah Noir, dit Nynaeve. Falion Bhoda et Ispan Shefar… Coupables de meurtres à la tour, et de bien pire depuis. Ce sont des Suppôts des Ténèbres… et elles viennent de m’isoler de la Source avec un bouclier.
Les deux sœurs continuèrent d’avancer sans crainte.
— Ispan, as-tu déjà entendu de telles absurdités ? demanda l’Aes Sedai au long visage. (Cessant de faire la grimace à cause de la poussière, la nommée Ispan gratifia Nynaeve d’un rictus.) Ispan et moi, nous venons de la Tour Blanche, alors que Nynaeve et ses amies se sont révoltées contre la Chaire d’Amyrlin. Elles seront sévèrement punies pour ce crime, ainsi que tous ceux qui les ont aidées.
Très surpris, Mat comprit que cette Falion ne savait pas tout, les prenant, Lan, lui et tous les autres pour des gros bras engagés pour l’occasion.
Falion sourit à Nynaeve – en comparaison, un blizzard aurait paru chaleureux.
— Quand nous t’aurons ramenée, ma fille, je connais quelqu’un qui sera ravi de te voir. Une femme qui te croit morte… Bien, tous les autres, vous devriez partir. Ce sont des affaires entre Aes Sedai. Mes hommes vous escorteront jusqu’au fleuve.
Sans cesser de fixer Nynaeve, Falion fit signe à ses gros bras d’avancer.
Lan passa à l’action. Sans dégainer sa lame, car contre des Aes Sedai, elle ne lui aurait servi à rien. Même comme ça, il n’avait pas une chance, mais fidèle au léopard qui se tapissait en lui, il avait décidé de bondir. En plein vol, il grogna comme s’il venait de recevoir un coup, mais il atteignit quand même ses cibles, expédiant les deux sœurs noires au sol avec lui.
Dès cet instant, l’enfer se déchaîna.
Lan se redressa sur les genoux et les mains puis secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Avançant, un des types leva son gourdin cerclé de fer afin de lui fracasser le crâne. Alors que Beslan, Nalesean et les cinq Bras Rouges faisaient face aux autres brutes, Mat transperça avec sa lance le torse de l’agresseur du Champion. Se relevant sur des jambes encore mal assurées, Lan dégaina son arme et éventra un des colosses.
Dans l’étroit couloir, jouer de la lance ou de l’épée n’était pas facile, mais cet élément se révéla également en la faveur des défenseurs, car leurs adversaires ne pouvaient pas profiter de leur supériorité numérique dans un espace si exigu. Combattant à un contre un, ou presque, Mat et ses compagnons ne risquaient pas d’être submergés. De plus, leurs adversaires se gênaient mutuellement, alors qu’ils parvenaient à harmoniser leur défense.
Les deux sœurs noires et Nynaeve se tenaient dans ce qui semblait être des zones protégées. Et qui l’étaient, car elles y veillaient en personne.
Un Bras Rouge originaire d’Andor et sec comme un coup de trique faillit percuter Falion, mais au dernier moment, il vola dans les airs et renversa deux solides Suppôts des Ténèbres avant de s’écraser contre un mur et de glisser lentement sur le sol, l’arrière de son crâne laissant sur le plâtre une traînée rouge qui n’augurait rien de bon.
Se faufilant parmi les défenseurs, un chauve aux épaules monstrueuses bondit sur Nynaeve, un couteau au poing. Il cria quand ses pieds se soulevèrent du sol et se tut lorsque sa tête, quand il retomba, vint le percuter avec un bruit sourd.
À l’évidence, Nynaeve n’était plus isolée de la Source. Même si la tête de renard glacée, sous sa chemise, ne suffisait pas à prouver que les deux sœurs noires et l’ancienne Sage-Dame se livraient un duel à base de Pouvoir, la façon dont elles se défiaient du regard, oubliant tout ce qui se déroulait autour d’elles, ne laissait aucun doute à ce sujet.
Couteau au poing, les guérisseuses, horrifiées, regardaient cet affrontement qui les laissait sans voix et sans réaction.
— Battez-vous ! leur cria Nynaeve. (Elle les regarda du coin de l’œil, sans perdre de vue Falion et Ispan.) Seule, je n’y arriverai pas, parce qu’elles se sont liées. Si vous ne luttez pas, elles vous tueront. Vous savez ce qu’elles sont !
Les guérisseuses en restèrent bouche bée, comme si on venait de les inciter à cracher au visage de leur reine. En plein cœur de la bataille, Ispan éclata d’un rire mélodieux.
Comme en écho, un terrible cri retentit dans la cage d’escalier.
Nynaeve tourna les yeux en direction de ce hurlement. Soudain, elle tituba puis sa tête partit en arrière, comme celle d’un blaireau blessé, et elle eut un regard furieux qui aurait dû faire détaler Falion et Ispan, si elles avaient eu une once de bon sens.
Ébranlée, Nynaeve eut quand même la force de lancer un regard angoissé à Mat.
— On a canalisé le Pouvoir, en haut…, souffla-t-elle. Ça tourne mal.
Mat hésita. Selon toute probabilité, Elayne avait seulement vu un rat. Oui, selon toute probabilité…
Le jeune homme réussit à dévier un couteau qui visait ses côtes, mais il ne put pas riposter avec son ashandarei, car il manquait de place pour la manipuler. Frappant sous le bras droit de son ami, Beslan transperça le cœur du Suppôt des Ténèbres.
— S’il te plaît, Mat ! implora Nynaeve. S’il te plaît !
Supplier n’était vraiment pas dans ses habitudes. En temps normal, elle aurait préféré se trancher elle-même la gorge.
Avec un juron, Mat se dégagea de la bataille, s’engouffra dans l’escalier et gravit les marches à toute vitesse dans l’obscurité, car il n’y avait pas l’ombre d’une fenêtre. Si ce n’était qu’un rat, Elayne allait l’entendre !
Déboulant au dernier niveau dans un couloir presque aussi sombre que l’escalier, puisque pourvu d’une seule fenêtre, Mat découvrit une scène cauchemardesque.
Des femmes gisaient un peu partout sur le sol, Elayne faisant partie du lot, le dos appuyé contre un mur et les yeux fermés. Tombé à genoux, du sang lui coulant du nez et des oreilles, Vanin essayait désespérément de se relever en griffant le plâtre d’un mur. Dès qu’elle l’aperçut, la dernière femme encore debout, Janira, se précipita vers Mat. Jusque-là, elle le faisait penser à un faucon à cause de son nez crochu et de ses pommettes creuses, mais là, elle ressemblait à s’y méprendre à une souris pourchassée par un oiseau de proie.
— Aide-moi ! cria-t-elle à Mat au moment où un homme l’attrapait par-derrière.
En veste grise, l’agresseur était un type des plus ordinaires. Un peu plus vieux que Mat, de la même taille et d’une corpulence comparable, il souriait et ne changea pas d’expression tandis qu’il prenait à deux mains la tête de Janira puis lui imprimait une violente torsion. Le son d’une nuque qui se brise, songea vaguement Mat, ressemblait à celui d’une branche qui casse.
Son sourire devenu quasiment extatique, le tueur lâcha le cadavre de Janira et le regarda glisser lentement sur le sol.
À la lumière de deux lanternes, quelques hommes, derrière Vanin, tentaient de forcer une porte dont les gonds rouillés grinçaient atrocement. Sans leur accorder beaucoup d’attention, Mat regarda le corps de Janira, puis tourna la tête vers Elayne. Il avait promis de la ramener saine et sauve à Rand ! Oui, promis ! Hurlant de rage, il se jeta sur le tueur, sa lance brandie.
Par le passé, Mat avait vu des Myrddraals bouger. Eh bien, même si c’était difficile à croire, cet homme-là était encore plus rapide qu’eux. Semblant disparaître alors que la lance allait le transpercer, il se jeta en réalité sur le côté, saisit la hampe de l’arme au vol, pivota et envoya Mat valdinguer à six pas de là.
Quand il percuta le sol dans un petit nuage de poussière, Mat eut le souffle coupé par l’impact. Bien entendu, lors de son vol plané, il avait lâché sa lance. Inspirant à fond, il se releva, la tête de renard pendant par l’échancrure de sa chemise, et dégaina un de ses couteaux. Alors qu’il se relançait à l’assaut du tueur, il vit Nalesean apparaître à son tour en haut de l’escalier. Désormais, si rapide qu’il soit, le maudit massacreur de femmes était fichu…
À côté de ce type, un Myrddraal serait passé pour un paralytique. Comme s’il n’avait pas d’os dans son corps pour le ralentir, il esquiva l’attaque de Nalesean et, dans le même mouvement, le saisit à la gorge de la main droite. Il y eut un mouvement presque trop rapide pour qu’on puisse le suivre du regard, puis un bruit sourd de déchirure. Alors qu’un geyser de sang jaillissait de sa gorge, empoissant sa barbe, l’officier lâcha son épée, qui rebondit sur le sol de pierre, puis porta les deux mains à la plaie par laquelle s’écoulaient son fluide vital et sa vie.
Mat percuta le tueur dans le dos et les trois hommes s’écroulèrent en même temps. Ne voyant aucune objection à poignarder un type par-derrière – surtout quand le gaillard en question pouvait égorger quelqu’un à main nue –, le jeune flambeur porta un premier coup de couteau.
Il aurait dû laisser Nalesean dormir, pensa-t-il en frappant une deuxième puis une troisième fois.
Le tueur se contorsionna sous Mat. Si impossible que ça paraisse, après ce qu’il venait d’encaisser, il parvint à se dégager, emportant avec lui – dans lui, plus précisément – le couteau de Mat. Les yeux fixes et la gorge ensanglantée de Nalesean rappelant au jeune homme quel serait son sort s’il faiblissait, il saisit les deux poignets du tueur, une de ses mains glissant sur le sang qui avait coulé sur celle de son adversaire.
Le tueur sourit. Avec un couteau planté dans le flanc, il sourit !
— Il veut te voir crever autant qu’il désire sa mort à elle…, dit-il.
Comme si les mains de Mat ne le gênaient absolument pas, il avança les siennes vers la tête de sa proie, la forçant à plier les bras.
Mat poussa de toutes ses forces et mit tout son poids dans la balance. Mais il aurait tout aussi bien pu être un gosse affrontant un adulte. Pervers, le tueur prenait son temps, comme si la situation l’amusait. Mais rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Où était donc passée la chance de Mat ? Avec l’énergie du désespoir, il poussa une dernière fois et le médaillon entra en contact avec la joue du tueur.
Le résultat fut spectaculaire. Alors que de la fumée s’élevait, en même temps qu’une sorte de bruit de friture, le type hurla comme un cochon qu’on égorge, puis il propulsa Mat loin de lui, utilisant les bras et les jambes. Cette fois, le vol plané entraîna le jeune homme à dix bons pas de son point de départ.
Quand il se releva, à demi sonné, il vit que le tueur se tenait le visage, les mains tremblantes. Une marque rouge vif indiquait l’endroit où le médaillon l’avait touché. Intrigué, Mat toucha la tête de renard et la trouva froide, sans plus. Rien à voir avec ce qui arrivait quand quelqu’un canalisait le Pouvoir dans les environs. Le toucher du métal, simplement.
Incapable de déterminer la nature de ce tueur, Mat aurait cependant juré qu’il n’était pas humain. Cela dit, entre la brûlure et les trois coups de couteau, il devait être assez amoché pour que le jeune flambeur parvienne à passer à côté de lui et à atteindre l’escalier. Venger Elayne et Nalesean aurait été formidable, mais ça ne semblait pas être prévu au programme de cette journée. Inutile de compliquer les choses en donnant à quelqu’un une raison de vouloir venger Mat Cauthon !
Le tueur arracha le couteau de sa plaie et le lança sur Mat, qui le rattrapa au vol d’instinct. Quand il lui apprenait à jongler, ce bon vieux Thom s’était extasié sur sa dextérité, supérieure à tout ce qu’il avait vu, disait-il. Lorsqu’il eut d’un simple coup de poignet remis le couteau dans le bon sens pour le lancer à son tour, Mat baissa les yeux sur la lame et crut que son cœur allait s’arrêter. Pas une trace de sang ! La lame brillait, immaculée. Tout bien pesé, trois blessures ne suffiraient peut-être pas à ralentir cette créature, quoi qu’elle soit.
Mat jeta un coup d’œil derrière lui. Les types étaient en train de sortir de la pièce dont ils avaient forcé la porte. Tous portaient un très étrange butin. Plusieurs petits coffres ou tonnelets vermoulus ou cassés, les vestiges d’une chaise, un miroir brisé… Sans nul doute, on avait dû leur dire de tout emporter. Sans accorder la moindre attention à Mat, ils coururent jusqu’à l’autre bout du couloir et s’engouffrèrent dans ce qui devait être un corridor latéral. Il devait y avoir un autre escalier, à l’arrière du bâtiment. Avec un peu de chance, Mat pourrait les suivre à distance, si… Peut-être que…
Près de la porte de la pièce au « trésor », Vanin fit un nouvel effort pour se relever et retomba lourdement. Mat ravala un juron. Porter le gros voleur de chevaux allait le ralentir, mais si sa chance était au rendez-vous… Certes, elle n’avait pas suffi à sauver Elayne, pourtant…
Du coin de l’œil, il vit la Fille-Héritière bouger. Oui, elle porta une main à sa tête.
Le tueur en veste grise capta lui aussi ce mouvement. Souriant, il se tourna vers la jeune femme.
Avec un soupir, Mat rengaina son couteau, puisqu’il était inutile.
— Tu ne peux pas l’avoir, dit-il.
Le poids d’une promesse… D’un coup sec, Mat cassa la lanière de cuir du médaillon, puis la brandit, la tête de renard pendant quelque chose comme dix pouces sous son poing. À la manière d’une fronde, le jeune flambeur la fit tournoyer dans les airs.
— Non, tu ne peux pas l’avoir, c’est moi qui te le dis !
Mat avança, son arme improvisée tourbillonnant toujours. Le premier pas avait été le plus dur, mais quand on devait tenir une promesse…
Le tueur cessa de sourire. Les yeux rivés sur le médaillon, il recula sur la pointe des pieds, entrant dans le halo de lumière qui filtrait de la fenêtre et se reflétait sur la tête de renard. Si la tactique de Mat continuait à fonctionner, il verrait si une chute de six niveaux pouvait accomplir ce qu’un couteau ne suffisait pas à faire.
Le tueur au visage marqué au fer continua de reculer, faisant parfois mine de lancer une main pour s’emparer du médaillon. Sans crier gare, il fonça sur un côté et s’engouffra dans une pièce. Il referma la porte – sans doute avait-il attendu qu’il y en ait une – et Mat entendit le bruit sec de la barre de sécurité qui se mettait en place.
Le jeune homme aurait-il dû en rester là ? Probablement, mais sans réfléchir, il flanqua un grand coup de pied dans le battant vermoulu. Sans succès, mais un second assaut eut raison d’un des gonds et de la barre. La porte bascula vers l’intérieur, encore tenue par les gonds survivants.
La pièce se révéla moins sombre que prévu. Un peu de la lumière de la fenêtre du couloir, toute proche, y pénétrait et se reflétait sur un miroir triangulaire brisé appuyé contre le mur du fond. Sans avoir besoin d’entrer, Mat put ainsi voir ce qu’il y avait dans ce réduit. Eh bien, un miroir triangulaire et un fragment de fauteuil. À part la porte principale, et un trou de rat, à côté du miroir, il n’y avait pas d’issues. Pourtant, le tueur en veste grise n’était plus là.
— Mat…, appela faiblement Elayne.
Pas mécontent de s’éloigner de l’étrange pièce, le jeune homme se précipita vers la Fille-Héritière. En bas, des cris indiquaient que les hostilités ne devaient pas être terminées, mais Nynaeve et les autres allaient devoir se débrouiller sans Mat, pour le moment.
Quand il s’agenouilla près d’elle, Elayne fit jouer ses mâchoires et grimaça de douleur. Sa robe couverte de poussière et son grotesque chapeau quasiment déplumé, elle avait les cheveux en bataille, comme si on s’en était servi pour la tirer sur le sol.
— Il m’a frappée si fort…, gémit-elle. Je crois que je n’ai rien de cassé, mais…
Le regard de la Fille-Héritière croisa celui de Mat. Jusque-là, il avait toujours pensé qu’elle le considérait comme un étranger. Et en cet instant où ça changea, il eut la certitude qu’il ne s’était pas trompé.
— J’ai vu ce que tu as fait, Mat… Contre cet homme… Nous aurions tout aussi bien pu être des poules coincées dans une cage avec un renard. Le Pouvoir était impuissant. Nos flux fondaient, exactement comme avec ton…
Elayne baissa les yeux sur le médaillon que tenait toujours Mat, puis elle prit une profonde inspiration qui eut un effet hautement intéressant sur son décolleté.
— Merci, Mat. Je m’excuse pour tout ce que j’ai pu dire ou penser à ton sujet.
Et cette fois, ça semblait sincère !
— J’accumule du toh envers toi, décidément… Mais pas question que tu me battes comme plâtre ! Un de ces quatre, tu me laisseras te sauver la mise, histoire d’équilibrer les comptes.
— Je verrai ce que je peux faire…, marmonna Mat en glissant le médaillon dans sa poche.
Du toh ? La battre comme plâtre ? Incontestablement, cette fille passait beaucoup trop de temps avec Aviendha.
Quand Mat l’eut aidée à se relever, Elayne regarda autour d’elle, vit les femmes qui gisaient dans le couloir, s’attarda un moment sur le visage ensanglanté de Vanin, et fit la grimace.
— Par la Lumière ! Par le sang et les maudites cendres !
Malgré la gravité de la situation, Mat sursauta. Pas seulement parce qu’il n’aurait jamais cru entendre ces mots sortir de la bouche d’Elayne. Quand elle les disait, on eût juré qu’elle ne connaissait pas vraiment leur sens, se contentant d’aligner des syllabes. Du coup, ils la faisaient paraître encore plus jeune qu’elle l’était.
Se dégageant du bras de Mat, la Fille-Héritière jeta son chapeau mutilé au loin puis alla s’agenouiller près de la femme la plus proche, en l’occurrence Reanne, et lui prit la tête entre ses mains. La malheureuse gisait sur le ventre, les bras écartés, comme si on lui avait fait un croche-pied alors qu’elle courait – en direction de la pièce au trésor et de son agresseur, pas vers l’escalier.
— C’est au-delà de mes aptitudes…, souffla Elayne. Où est Nynaeve ? Pourquoi n’est-elle pas montée avec toi ?
Elle appela à tue-tête :
— Nynaeve !
— Inutile de couiner comme une truie ! marmonna l’ancienne Sage-Dame en déboulant dans le couloir.
Elle se retourna, lançant dans l’escalier :
— Tiens-la bien, compris ?
Comme pour ponctuer ses mots, elle agita son chapeau à l’intention de son invisible interlocuteur.
— Surtout, ne la laisse pas s’échapper aussi ! couina-t-elle comme une truie. Sinon, je te giflerai tellement que tu entendras des cloches pendant un an !
Quand elle se tourna de nouveau vers le couloir, Nynaeve écarquilla les yeux.
— Que la Lumière nous protège ! s’écria-t-elle avant de s’agenouiller près de Janira.
Un bref contact, puis elle se releva, blanche comme un linge. Mat aurait pu lui dire que cette femme était morte. Mais Nynaeve semblait prendre chaque décès comme un affront personnel… Se secouant, elle passa à Tamarla. Cette fois, il semblait y avoir quelque chose à faire. Rien de facile, cependant, car les blessures de la guérisseuse ne paraissaient pas bénignes.
— Que s’est-il passé ici, Mat ? demanda Nynaeve sans détourner les yeux de sa patiente.
Un ton qui ne trompait pas. Il aurait dû se douter qu’elle lui mettrait tout ça sur le dos.
— Alors, Mat ? Qu’est-il arrivé ? Vas-tu parler, ou dois-je te… ?
Le jeune flambeur ne sut jamais de quoi l’ancienne Sage-Dame entendait le menacer.
Bien entendu, Lan avait suivi Nynaeve, arrivant dans le couloir avec Sumeko sur les talons. Dès que la guérisseuse eut jeté un coup d’œil sur le carnage, elle se précipita vers Reanne. Non sans jeter un regard inquiet à Elayne, elle se mit à passer et à repasser les mains au-dessus du corps de Reanne.
Nynaeve en fut soufflée.
— Que fais-tu donc ? demanda-t-elle sèchement. (Sans cesser de s’occuper de Tamarla, elle jeta des regards perçants à la guérisseuse au visage rond.) Où as-tu appris ça ?
Sumeko frémit, mais elle ne s’interrompit pas.
— Pardonne-moi, Aes Sedai… Je sais que je ne devrais pas… Mais si je ne fais rien, elle mourra. Je sais qu’il ne m’était pas permis de continuer à… Aes Sedai, je voulais juste apprendre. Pitié !
— Mais non, continue…, fit Nynaeve, assez distraitement.
Concentrée sur sa patiente, elle poursuivit pourtant :
— On dirait que tu connais certaines choses que je… Eh bien, tu as une façon très originale de manier les flux. Je parie que beaucoup de sœurs voudront que tu leur enseignes ta méthode.
À voix basse, l’ancienne Sage-Dame ajouta :
— Comme ça, elles me ficheront un peu la paix !
Même si Sumeko ne pouvait pas avoir entendu cette dernière phrase, ce qu’elle avait bel et bien ouï lui coupa le souffle – sans qu’elle cesse de bouger les mains, cependant.
— Elayne, reprit Nynaeve, tu veux bien chercher la Coupe des Vents ? Je crois que cette porte est la bonne.
De fait, elle désigna la bonne entrée. Mat en resta perplexe jusqu’à ce qu’il voie sur le seuil deux petits paquets que les pillards avaient dû laisser tomber dans leur fuite.
— Oui, je peux au moins faire ça…, soupira la Fille-Héritière.
Après avoir fait mine de tendre une main à Vanin, toujours à genoux, elle la laissa retomber et franchit le seuil de la pièce. Une petite colonne de poussière en jaillit, suivie par une quinte de toux.
Sumeko n’avait pas été la seule à suivre Nynaeve et Lan dans l’escalier. Ieine était elle aussi dans le couloir, poussant devant elle la sœur noire Ispan Shefar, une main sur sa nuque et l’autre lui tordant un bras dans le dos. Le visage décomposé, la pauvre guérisseuse devait sans doute craindre d’être écorchée vive pour avoir maltraité une Aes Sedai. En même temps, une inébranlable détermination brillait dans ses yeux. Les sermons de Nynaeve avaient parfois cet effet sur les gens. Terrorisée, Ispan avait du mal à tenir sur ses jambes et elle se serait sûrement écroulée sans le « soutien » d’Ieine. Désormais coupée de la Source par un bouclier, elle aurait sûrement préféré être écorchée vive plutôt que de devoir subir ce qui l’attendait. Des larmes roulant sur ses joues, elle sanglotait en silence.
Beslan arriva juste derrière Ieine et sa prisonnière. Attristé par la dépouille de Nalesean, il parut plus touché encore par les cadavres de femmes. Harnan et trois Bras Rouges – Fergin, Gorderan et Metwyn, qui avaient combattu avec Nynaeve et les autres – émergèrent ensuite de l’escalier. Les vestes d’Harnan et de deux des trois hommes étaient entaillées et tachées de sang, mais Nynaeve avait dû s’occuper d’eux avant de monter, car ils semblaient en pleine forme – physique, en tout cas, car le moral ne semblait pas au beau fixe.
— Qu’est-il arrivé à l’arrière du bâtiment ? demanda Mat.
— Que la Lumière me brûle si je le sais ! répondit Harnan. Dans le noir, nous sommes tombés sur une bande de costauds armés de couteaux. L’un d’eux était rapide comme un serpent… (Il haussa les épaules et tapota distraitement la déchirure, sur sa veste.) Un type m’a enfoncé sa lame dans le corps. Je ne me souviens de rien d’autre, sinon d’avoir rouvert les yeux sur Nynaeve Sedai, accroupie près de moi. Mendair et les autres étaient plus morts que notre méchoui d’hier.
Mat hocha la tête. Un type rapide comme un serpent… Et capable de sortir d’une pièce comme un reptile, également…
Le jeune homme sonda le couloir. Reanne et Tamarla s’étaient relevées et tiraient sur le devant de leur robe – bien entendu ! – tandis que Vanin, de nouveau sur ses pieds, tentait de voir à l’intérieur de la pièce où Elayne s’exerçait à égrener un chapelet de jurons – sans être plus convaincante que précédemment, semblait-il, mais c’était difficile à dire, parce qu’elle toussait au milieu.
Nynaeve se releva et aida Sibella, une blonde maigrichonne, à se remettre debout. Sumeko était toujours en train de s’occuper de Famelle, et son intervention semblait en bonne voie de réussir. En revanche, Mat n’aurait plus jamais l’occasion d’admirer la poitrine de Melore, dont Reanne était en train de fermer les yeux et de croiser les bras. Un peu plus loin, Tamarla entreprit de faire la même chose pour Janira. Deux guérisseuses et six Bras Rouges tués par un… homme… que le Pouvoir n’avait pas pu arrêter.
— J’ai trouvé ! cria soudain Elayne.
Elle sortit de la pièce obscure avec dans les bras un grand objet rond entouré d’un morceau de tissu pourri. Vanin voulut l’en soulager, mais elle refusa. Entièrement couverte de poussière, la digne Fille-Héritière semblait s’être roulée par terre pendant des heures.
— Nynaeve, la Coupe des Vents est à nous !
— Dans ce cas, dit Mat, on aurait fichtrement intérêt à filer d’ici.
Personne ne le contredit. Nynaeve et Elayne insistèrent pour que les hommes transforment leur veste en baluchon afin de transporter les détritus qu’elles allèrent récupérer dans la pièce – elles se chargèrent elles-mêmes comme des baudets et firent aussi appel aux guérisseuses – et Reanne descendit et sortit pour recruter des hommes afin de porter leurs morts jusqu’à l’embarcadère. Mais sur le fond, personne ne discutailla.
En chemin, Mat se demanda si le Rahad avait déjà été témoin d’une procession si étrange – et tellement pressée d’atteindre sa destination.