— Nous devrons camper à cet endroit demain !
Egwene bougea très prudemment sur sa chaise de campagne, qui avait une nette tendance à se plier toute seule.
— Selon le seigneur Bryne, l’armée commence à être à court de vivres. Dans notre camp, on manque déjà de tout…
Deux courtes bougies en suif brûlaient sur la table de bois, devant la jeune femme. Ce meuble-là se pliait aussi, mais il se montrait beaucoup moins capricieux que la chaise. Sous cette tente qui servait de bureau à la Chaire d’Amyrlin, la lumière des bougies était renforcée par une lanterne accrochée au piquet central, tout près du sommet. La lumière jaune faisait danser des ombres sur les parois de toile rapiécées – rien qui eût un rapport avec la splendeur du bureau de l’autre Chaire d’Amyrlin, celle de Tar Valon, mais les détails de ce genre ne dérangeaient pas Egwene. En toute franchise, elle était elle-même très loin d’avoir la majesté et la grandeur normalement associées à la dirigeante suprême des Aes Sedai. À l’évidence, sans l’étole à rayures qu’elle portait sur les épaules, un observateur non averti ne l’aurait sans nul doute pas prise pour la Chaire d’Amyrlin. Et en apprenant qu’elle l’était, il aurait probablement cru à une plaisanterie particulièrement stupide. Durant la longue histoire de la Tour Blanche, beaucoup de choses étranges étaient arrivées – Siuan lui avait révélé les détails les plus secrets de quelques-uns de ces événements – mais rien qui approchât de la récente nomination d’une Acceptée au plus haut poste de la hiérarchie.
— Le mieux, ce serait de rester sur place quatre ou cinq jours, marmonna Sheriam, les yeux baissés sur les documents posés sur ses genoux. Ou peut-être un peu plus longtemps… Reconstituer nos réserves ne serait pas une mauvaise chose.
Un peu enveloppée, les yeux verts inclinés et les pommettes hautes, Sheriam portait une robe d’équitation verte. Et bien qu’elle fût assise sur un des deux tabourets branlants, en face d’Egwene, elle parvenait à paraître à la fois élégante et assurée. Si on avait remplacé son étole bleue, plus étroite que celle de la Chaire d’Amyrlin, par le modèle plus large, nul n’aurait songé un instant à mettre en doute sa légitimité.
Parfois, elle devait d’ailleurs s’imaginer que c’était elle, la dirigeante suprême.
Perchée sur l’autre tabouret, Siuan secoua presque imperceptiblement la tête, mais Egwene n’avait aucun besoin de cette incitation pour se décider.
— Un seul jour…
Même si elle n’avait que dix-huit ans et manquait de majesté, Egwene n’était pas une imbécile. Trop de sœurs – et aussi de représentantes – saisissaient la moindre occasion pour proposer une longue pause. Mais si on les laissait s’arrêter trop longtemps, ces femmes risquaient de ne plus vouloir repartir.
Sheriam fit mine de parler.
— Un seul jour, ma fille, répéta Egwene.
Quoi qu’en pense Sheriam Bayanar, elle n’était que la Gardienne des Chroniques, et sa « protégée » dirigeait les sœurs de Salidar. Hélas, Sheriam avait dû mal à accepter cette réalité, et le Hall de la Tour se montrait encore plus rétif.
Egwene eut envie de crier, de casser quelque chose ou de projeter un objet à travers la salle, mais elle se retint. Après un mois et demi de « règne » seulement, elle avait acquis l’équivalent de toute une vie d’expérience en matière d’équanimité – et face à des provocations bien pires que celle-là.
— Si nous restons plus longtemps, nous prendrons presque tout, et je ne veux pas condamner des innocents à crever de faim. De plus, si nous prélevons trop de choses, même en payant, ça nous vaudra une montagne de problèmes, car ces gens nous en voudront à mort.
— Des raids sur les troupeaux et des voleurs dans les chariots de vivres…, marmonna Siuan.
Étudiant sa jupe d’équitation grise sans jamais relever les yeux, elle semblait réfléchir à voix haute.
— Des archers qui tirent sur nos sentinelles la nuit, des types qui flanquent le feu à tout ce qu’ils peuvent atteindre… Très mauvais, tout ça. Quand ils s’affolent, les gens qui ont l’estomac vide peuvent faire n’importe quoi.
Exactement ce que Bryne avait dit à Egwene – et presque mot pour mot.
Sheriam foudroya Siuan du regard. Beaucoup de sœurs avaient du mal à supporter la Chaire d’Amyrlin déchue. Dans le camp, son visage était le plus connu de tous – des traits assez juvéniles pour ne pas jurer au-dessus d’une robe d’Acceptée, voire d’une tenue de novice. Quand on était calmée, ce rajeunissement comptait parmi les effets secondaires inattendus et très peu connus. Quoi qu’il en soit, Siuan ne pouvait pas faire un pas sans que des sœurs regardent avec de grands yeux une Chaire d’Amyrlin renversée, coupée de la Source, puis guérie et redevenue d’une certaine puissance dans le Pouvoir – un « miracle » notoirement impossible, et pourtant… Parce qu’elles appréciaient Siuan, et parce que sa « renaissance » était une raison de redouter un peu moins le sort qui glaçait le sang de toutes les sœurs, certaines Aes Sedai avaient accueilli la revenante à bras ouverts. D’autres, peut-être plus nombreuses, faisaient montre envers elle d’une tolérance glacée ou d’une sèche condescendance – quand ce n’étaient pas les deux en même temps, en sus de l’accusation d’être totalement responsable de sa situation présente.
Sheriam comptait parmi les sœurs convaincues que Siuan était parfaite pour initier la nouvelle Chaire d’Amyrlin aux subtilités du protocole – un sujet qu’Egwene abominait, selon la majorité des Aes Sedai – et pour lui apprendre à fermer sa grande bouche quand personne ne lui demandait de l’ouvrir.
Siuan n’étant plus ce qu’elle avait été – à savoir, ni la Chaire d’Amyrlin ni une sœur très puissante dans le Pouvoir –, lui confier cette tâche, selon ses collègues, ne revenait pas à faire preuve de cruauté mentale. Le passé était le passé. Quant au présent, que faire sinon l’accepter ? Toute autre attitude était source de souffrance. Si elles avaient un certain mal à assimiler les changements, les Aes Sedai, une fois que c’était fait, éprouvaient très vite le sentiment que les choses étaient ainsi depuis toujours.
— Un seul jour, mère, puisque c’est ce que tu veux, soupira Sheriam.
Elle baissa un peu la tête, pas en signe de soumission – Egwene en aurait mis sa tête à couper – mais pour mieux cacher sa moue dubitative. Eh bien, qu’importait la moue, si ça n’allait pas plus loin ! Pour l’instant, Egwene ne devait pas trop faire la difficile.
Siuan baissa elle aussi la tête – pour cacher un sourire. N’importe quelle sœur pouvait se voir affecter à n’importe quel poste, certes, mais la hiérarchie était très stricte, chez les Aes Sedai, et l’ancienne Chaire d’Amyrlin avait fait une chute vertigineuse.
Une première raison de dissimuler son sourire…
Une copie des documents qui reposaient sur les genoux de Sheriam se trouvait sur ceux de Siuan, et une autre sur la table de campagne d’Egwene. Ces rapports traitaient de tous les sujets. Du nombre de bougies et de sacs de haricots dont on disposait encore au camp jusqu’à l’état de santé des chevaux. Bien entendu, les mêmes données étaient également disponibles pour l’armée du seigneur Bryne.
Le campement des soldats entourait celui des sœurs, à quelque vingt pas de distance. Mais il aurait tout aussi bien pu s’agir d’une demi-lieue, tant la séparation était stricte. Bizarrement, Bryne avait insisté pour qu’il en soit ainsi – au moins autant que les sœurs, à vrai dire.
Les Aes Sedai ne voulaient pas que des ruffians sales et mal dégrossis, mais bien souvent dotés de mains plus que lestes, rôdent parmi leurs tentes. À l’évidence, ces « ruffians » n’entendaient pas davantage que des sœurs s’aventurent chez eux. Les raisons ? Eh bien, sans doute fort judicieusement, ils préféraient les garder pour eux.
Ces hommes marchaient sur Tar Valon pour renverser une usurpatrice et la remplacer par Egwene. Cela dit, ils ne se sentaient pas très à l’aise en présence des Aes Sedai. Il en allait d’ailleurs de même des femmes qui accompagnaient l’armée.
Bien dans son rôle de Gardienne des Chroniques, Sheriam aurait volontiers déchargé Egwene de ces problèmes somme toute mineurs. Elle avait insisté, arguant que la Chaire d’Amyrlin devait être bien au-dessus des petits tracas quotidiens.
Siuan professait la position inverse. Pour elle, une bonne dirigeante devait s’intéresser à ces soucis « mineurs ». Sans aller jusqu’à refaire le travail de dizaines de sœurs et d’assistantes, mais en effectuant chaque jour des contrôles au hasard. Ainsi, elle pouvait se faire une très bonne idée de la réalité des choses et anticiper les décisions à prendre plutôt qu’attendre qu’on vienne la voir alors qu’une crise était déjà en cours, voire bien développée. « Un instinct qui permet de savoir dans quelle direction souffle le vent », disait souvent Siuan.
Pour que ces rapports lui parviennent, Egwene avait dû batailler ferme pendant des semaines. Si elle relâchait son effort, Sheriam reprendrait la haute main, et il ne serait plus question d’être informée d’un problème avant qu’il ait été résolu. Et encore…
Dans un silence parfait, les trois femmes lurent en même temps le prochain rapport à discuter. Sous la tente, elles n’étaient pas seules, et Chesa, assise sur des coussins dans un coin, ne résista pas longtemps à la tentation de parler :
— Pas assez de lumière, c’est mauvais pour les yeux, marmonna-t-elle tout en reprisant un des bas de soie d’Egwene. On ne me verra jamais essayer de lire dans une telle pénombre.
À la limite de l’embonpoint, l’œil malicieux et le sourire espiègle, la servante personnelle d’Egwene tentait sans cesse de souffler des conseils à la nouvelle Chaire d’Amyrlin. Accessoirement, elle adorait parler d’elle-même. Au lieu d’avoir le double de l’âge d’Egwene, elle aurait pu en avoir le triple. Et on aurait pu croire qu’elle était à son service depuis vingt ans, alors que ça faisait à peine deux mois.
Ce soir, Egwene aurait juré que Chesa bavardait pour meubler le silence. Depuis l’évasion de Logain, une grande tension régnait dans le camp. Alors qu’il était coupé de la Source et sous bonne garde, cet homme capable de canaliser s’était volatilisé comme la brume. Tout le monde se demandait comment il avait fait, où il était et ce qu’il avait l’intention de faire. Plus que quiconque, Egwene aurait donné cher pour savoir où rôdait Logain Ablar.
Secouant sa liasse de documents d’un mouvement sec du poignet, Sheriam foudroya Chesa du regard. Comment Egwene pouvait-elle autoriser sa servante à assister aux réunions de ce genre ? Et en lui laissant en outre le droit de bavasser ?
Si fine qu’elle soit, la Gardienne n’avait pas saisi que la présence de Chesa et ses bavardages incongrus la déconcertaient assez pour qu’Egwene, sans avoir l’air d’y toucher, puisse faire la sourde oreille à certains « conseils » et différer les décisions qu’elle avait l’intention de prendre sans tenir compte de « suggestions » plus ou moins appuyées. À l’évidence, Chesa non plus ne se doutait pas de la vérité. Avec un petit sourire, elle s’en retourna à son ouvrage et continua à marmonner dans ses dents.
— Si nous continuons à ce rythme, mère, dit Sheriam, nous aurons peut-être fini avant l’aube…
Passant au document suivant, Egwene se massa les tempes. Chesa avait peut-être raison, avec ses histoires de lumière. Une nouvelle migraine menaçait… Mais c’était peut-être dû aux chiffres qui dansaient devant les yeux de la jeune femme. L’argent qui restait en caisse… Dans les récits, on ne mentionnait jamais qu’une armée coûtait les yeux de la tête… Deux notes étaient annexées à ce rapport. Romanda et Lelaine, deux représentantes, proposaient que les soldats soient payés moins souvent. En fait, ça revenait à leur donner moins. Quant à « proposer », c’était bien plus que ça. Car Romanda et Lelaine étaient beaucoup plus que de « simples » représentantes du Hall. La majorité des sœurs suivait leurs propositions – presque toutes, en réalité –, Delana étant la seule sur qui Egwene pouvait compter, mais pas dans tous les cas.
Voir Lelaine et Romanda d’accord sur quelque chose était rarissime. Là, elles auraient difficilement pu choisir un pire sujet. Si quelques soldats avaient juré de servir la « cause », ils étaient majoritairement là pour la solde et des espoirs de pillages juteux.
— Il ne faut rien changer au paiement des soldats, grogna Egwene en froissant les deux notes.
Pas question de laisser l’armée partir en quenouille. Ni s’autoriser des pillages, bien entendu.
— À tes ordres, mère, dit Sheriam, les yeux brillants de plaisir.
À l’évidence, elle ne sous-estimait pas les difficultés – pour n’importe qui, ne pas avoir conscience de sa vive intelligence était un piège mortel – mais elle avait ce qu’on pouvait appeler un « point aveugle ». Si Romanda et Lelaine affirmaient que le soleil se levait, Sheriam ne pouvait pas s’empêcher de clamer qu’il se couchait. Sur le Hall, elle avait eu autant d’influence que ses deux rivales, voire plus, jusqu’à ce que ces dernières décident de s’unir au lieu de se combattre.
Heureusement, elles avaient aussi une faiblesse. Quand Sheriam disait quelque chose, elles n’avaient pas besoin de réfléchir pour avancer le contraire.
Une situation qui avait ses avantages pour Egwene…
S’avisant qu’elle tapotait nerveusement la table, la jeune femme se força à arrêter. Il faudrait trouver l’argent – la Lumière seule savait où – mais inutile de montrer son inquiétude à Sheriam.
— La nouvelle conviendra, marmonna Chesa sans cesser de repriser. Les Teariennes sont de sacrées prétentieuses, bien sûr, mais Selame sait très bien ce qu’on attend de la servante d’une dame. Meri et moi, on aura vite fait de la former.
Sheriam eut un regard irrité pour la servante.
Egwene eut un petit sourire. Egwene al’Vere avec trois servantes à ses ordres – presque aussi incroyable que son accession au pouvoir. Mais l’autosatisfaction ne dura pas. Les domestiques aussi entendaient être payés. Un poste comptable secondaire, comparé à la solde de trente mille soldats. De plus, la Chaire d’Amyrlin ne pouvait pas laver son linge ou le repriser. Mais Chesa aurait amplement suffi.
Quelques jours plus tôt, Romanda avait décidé que la dirigeante suprême devait avoir deux domestiques. Parmi les réfugiés qui séjournaient dans un village – jusqu’à ce qu’on les en chasse – elle avait déniché Meri. Histoire de ne pas être en reste, Lelaine avait trouvé Selame dans le même « vivier ». Avant même qu’Egwene soit informée de leur existence, les deux femmes avaient emménagé sous la minuscule tente de Chesa.
Le principe même de l’opération était malsain. Trois servantes alors qu’il n’y avait pas assez d’argent pour payer l’armée jusqu’à mi-chemin de Tar Valon ! Sans compter qu’Egwene, aux yeux de tout le monde, en avait une autre depuis le début, même si elle n’était pas payée. Car chacun croyait que Marigan était au service personnel de la Chaire d’Amyrlin.
Sous la table, Egwene toucha sa bourse et sentit le bracelet qu’elle contenait. Elle aurait dû le porter plus souvent, c’était son devoir. Toujours sous la table, elle sortit le bijou de la bourse et le passa à son poignet. Une simple bande d’argent, la seule originalité étant que le fermoir devenait invisible quand elle était en place.
Le bracelet fabriqué avec le Pouvoir de l’Unique se ferma d’un coup sec. Egwene dut se retenir de le retirer aussitôt…
Dans un coin de son esprit, un flot d’émotions se déversa – d’émotions et de conscience, comme si elle imaginait une tierce personne. Mais il n’y avait rien d’imaginaire là-dedans. Constituant la moitié d’un a’dam, ce bracelet créait un lien entre Egwene et la femme qui portait l’autre moitié, à savoir un collier d’argent qu’elle n’était pas en mesure d’enlever toute seule. Les deux femmes devenaient ainsi un « duo » sans avoir besoin de s’unir au saidar. Et dans ce duo, Egwene dominait parce qu’elle portait le bracelet.
Marigan dormait, les jambes douloureuses d’avoir marché des jours et des jours. Même dans son sommeil, la peur dominait tout le reste. Seule la haine, de temps en temps, arrivait à ce niveau d’intensité. Ce flux de terreur permanent expliquait la répugnance d’Egwene à porter le bracelet. D’abord parce qu’elle avait naguère été du côté collier de l’a’dam, et parce qu’elle connaissait la femme qui était à l’autre bout de son bracelet. Partager quoi que ce soit avec cette créature la répugnait.
Dans le camp, seules trois femmes savaient que Moghedien, la véritable identité de Marigan, était prisonnière au milieu des Aes Sedai. Si la vérité éclatait au grand jour, Moghedien serait jugée, calmée et exécutée en moins de temps qu’il en faudrait pour le dire. Et dans ce cas, Egwene risquait de subir le même sort, tout comme Siuan et Leane – les deux autres femmes qui savaient. Au mieux, Egwene se verrait dépouillée de son étole.
Pour avoir soustrait une Rejetée à la justice, je pourrai m’estimer heureuse si on se contente de me renvoyer à mon statut d’Acceptée.
D’instinct, elle passa son pouce sur la bague au serpent qu’elle portait à l’index de la main droite.
Cela dit, si juste qu’un tel châtiment puisse être, il restait très improbable. Durant sa formation, on avait appris à Egwene que la Chaire d’Amyrlin était toujours choisie parmi les sœurs les plus sages. Bref, rien de plus simple en apparence. En réalité, la nomination d’une Chaire d’Amyrlin était une compétition aussi intense que l’élection d’un bourgmestre à Deux-Rivières. Voire davantage…
À Champ d’Emond, personne n’aurait osé se présenter contre le père d’Egwene. Mais elle avait entendu d’incroyables histoires sur les élections, à Promenade de Deven ou à Bac-sur-Taren…
Siuan avait accédé au poste suprême parce que les trois Chaires d’Amyrlin précédentes étaient mortes très vite après leur nomination. Du coup, le Hall avait fixé son choix sur une femme jeune. Parler de son âge à une sœur revenait plus ou moins à la souffleter, pourtant Egwene commençait à avoir une assez bonne idée de l’espérance de vie des Aes Sedai.
Pour devenir représentante, on devait en principe porter le châle depuis soixante-dix ou quatre-vingts ans. Logiquement, le poste suprême exigeait une encore plus longue expérience. Du coup, lorsque le Hall s’était retrouvé avec une égalité entre quatre sœurs ayant reçu leur châle un demi-siècle plus tôt seulement, Seaine Herimon, de l’Ajah Blanc, proposant une candidate qui portait le sien depuis tout juste dix ans, les représentantes, autant par lassitude qu’à cause de ses incontestables compétences administratives, avaient fini par se décider pour Siuan.
Et qu’en était-il d’Egwene al’Vere, une femme si jeune qu’elle aurait été à sa place parmi les novices, selon plusieurs sœurs ? Eh bien, elle faisait une parfaite dirigeante de paille, facile à manipuler et qui présentait l’avantage d’avoir grandi dans le même village que Rand al’Thor. Un point qui avait pesé lourd dans la balance.
Alors, si tout était découvert, au sujet de Marigan, on ne lui prendrait peut-être pas l’étole, mais elle perdrait le peu d’autorité qu’elle avait réussi à se gagner. Romanda, Lelaine et Sheriam en venant probablement aux mains pour décider laquelle aurait le privilège de faire marcher la « Chaire d’Amyrlin » au pas en la tenant par la peau du cou.
— Ce bracelet ressemble beaucoup à celui que portait Elayne, dit Sheriam. (Elle se pencha en avant pour mieux voir, faisant crisser les documents posés sur ses genoux.) Et Nynaeve, d’ailleurs… Elles le partageaient, je crois…
Egwene sursauta, accablée par la gaffe qu’elle venait de commettre.
— C’est celui-là… Un petit souvenir qu’elles m’ont laissé en partant.
Egwene fit tourner le cercle d’argent autour de son poignet. Un instant, elle fut submergée par un vif sentiment de culpabilité. Depuis leur départ pour Ebou Dar, elle n’avait pratiquement jamais pensé à Elayne et à Nynaeve. N’était-il pas temps de les rappeler ? Malgré leurs dénégations, leur mission se passait assez mal. Mais si elles parvenaient quand même à trouver ce qu’elles cherchaient…
Sheriam semblait toujours perplexe. À cause du bracelet ? Hélas, c’était bien possible. Et ça ne devait pas durer. Si la Gardienne s’apercevait que le collier de Marigan était assorti au fameux bracelet, les questions embarrassantes risquaient de pleuvoir. Bref, une diversion s’imposait.
Egwene se leva, tira sur sa robe et fit le tour de la table. Aujourd’hui, Siuan avait glané plusieurs informations, et l’une d’elles allait se révéler très utile. Après tout, elle n’était pas la seule à avoir des secrets…
Quand Egwene se campa devant elle, trop près pour qu’elle puisse se lever, Sheriam eut l’air franchement surprise.
— Ma fille, j’ai appris que dix sœurs ont quitté Salidar peu après l’arrivée de Siuan et de Leane. Deux membres des cinq Ajah présents ici, à l’exception du bleu… Où sont-elles allées, et pourquoi ces départs ?
Sheriam fronça un instant les sourcils, mais elle retrouva très vite sa sérénité – une seconde nature chez elle.
— Mère, je ne peux pas me souvenir de chaque…
— Ne tourne pas autour du pot, Sheriam. (Egwene avança encore un peu, jusqu’à ce que ses genoux touchent presque ceux de la Gardienne.) Pas de mensonges par omission. Je veux la vérité.
Une ride se creusa sur le front de Sheriam.
— Mère, même si je connaissais la réponse, tu ne dois pas te soucier de toutes les petites…
— La vérité, Sheriam ! Toute la vérité ? Dois-je demander devant le Hall au complet pourquoi je ne puis obtenir la vérité de ma Gardienne des Chroniques ? Mais je l’aurai, ma fille, d’une façon ou d’une autre !
Sheriam tourna la tête, comme si elle cherchait une échappatoire. Ses yeux tombèrent sur Chesa, toujours occupée à repriser, et elle faillit soupirer de soulagement.
— Mère, demain, quand nous serons seules, je promets de tout t’expliquer. D’abord, je dois m’entretenir avec quelques sœurs…
Afin de monter de toutes pièces une fable qui tienne la route…
— Chesa, dit Egwene, va attendre dehors.
Alors qu’elle semblait concentrée sur son ouvrage à l’exclusion de toute autre chose, Chesa se leva d’un bond et sortit en trombe. Quand des Aes Sedai se cherchaient des noises, tous les gens dotés d’un cerveau, voire d’un demi, désertaient les parages.
— Ma fille, la vérité ! Tout ce que tu sais !
Voyant que Sheriam regardait Siuan, Egwene ajouta :
— Rien ne sortira d’ici…
Un long moment, Sheriam tira sur sa robe, faisant mine de la lisser. Évitant le regard d’Egwene, elle cherchait toujours une issue, mais les Trois Serments la piégeaient, l’empêchant de mentir. En outre, quoi qu’elle puisse penser du véritable statut d’Egwene, traficoter dans son dos n’était pas du tout la même chose que la défier en face. Romanda elle-même maintenait les apparences, même si elle n’était pas loin de déraper en certaines occasions.
Sheriam croisa les mains, prit une grande inspiration et parla alors qu’Egwene la coinçait toujours sur sa chaise :
— Quand nous avons appris que l’Ajah Rouge avait aidé Logain à devenir un faux Dragon, nous avons pensé qu’il fallait faire quelque chose.
Ce « nous » désignait sans nul doute le petit groupe de sœurs qui gravitait autour de Sheriam. Carlinya, Beonin et les autres avaient au moins autant d’influence que les représentantes – pas au Hall, mais partout ailleurs.
— Elaida envoyait partout des messages exigeant que toutes les sœurs reviennent à la tour. Nous avons choisi dix sœurs, les chargeant de répondre à cet appel. Je suppose qu’elles sont toutes arrivées à bon port depuis longtemps. Leur mission était de faire discrètement en sorte que toutes les sœurs de la tour sachent quel rôle l’Ajah Rouge avait joué avec Logain. (Sheriam hésita.) Même le Hall de Salidar ne sait pas qui sont ces femmes…
Egwene recula et se massa de nouveau les tempes. « Faire discrètement en sorte… » Avec l’espoir qu’Elaida soit renversée. Pas un mauvais plan, à vrai dire. Au fond, ça pouvait fonctionner, mais en prenant des années… Rien de gênant pour les représentantes, toujours ravies quand elles n’étaient pas obligées d’agir directement. En disposant d’assez de temps, elles pourraient même convaincre le monde que la Tour Blanche n’avait jamais été vraiment désunie. En réalité, elle l’avait déjà été dans l’histoire, même si c’était très peu connu. Mais avec du temps, on pouvait arranger les choses, faire comme si…
— Pourquoi avoir caché ton plan au Hall ? demanda Egwene. Tu n’as quand même pas pensé que certaines représentantes risquaient de tout raconter à Elaida ?
La moitié des sœurs dites « renégates » regardaient les autres de travers, craignant d’avoir affaire à des alliées secrètes d’Elaida. Enfin, entre autres raisons…
— Mère, une sœur qui désapprouverait ce que nous faisons n’aurait pas eu l’occasion d’être nommée représentante. Parce qu’elle serait partie de Salidar bien avant que ça puisse arriver…
Si elle ne se sentait pas plus à l’aise, Sheriam avait adopté le ton professoral qu’elle semblait juger idéal pour impressionner Egwene. Mais d’habitude, elle changeait de sujet bien plus habilement…
— Ces soupçons sont notre pire problème. Personne ne se fie à personne. Si nous trouvions un moyen de…
— L’Ajah Noir, intervint Siuan. C’est ça qui glace le sang de toutes les sœurs, comme un brochet glissé sous leur robe. Comment savoir quelle sœur appartient à cet Ajah ? Et comment prédire ce que peut faire une sœur noire ?
Sheriam foudroya de nouveau Siuan du regard, mais très vite, toute son énergie l’abandonna. Ou plutôt, une sorte de tension fut remplacée par une autre. Regardant Egwene, elle acquiesça à contrecœur. À voir le pli amer de sa bouche, elle aurait bien tenté de se défiler, une fois de plus, si Egwene n’avait pas clairement signifié que cette option n’était pas disponible.
Après que la Tour Blanche eut passé quelque trois mille ans à nier l’existence de l’Ajah Noir, les sœurs présentes dans le camp avaient fini par y croire, mais ça restait une conviction très fragile. Et le sujet demeurait toujours tabou, quelle que soit la position qu’on défende…
— Mère, continua Siuan, l’important, c’est savoir comment réagira le Hall quand il saura. (De nouveau, on eût dit qu’elle réfléchissait tout haut.) Je ne vois aucune représentante accepter comme excuse qu’on ne lui ait rien dit parce qu’elle risquait d’être du côté d’Elaida. Quant à la possibilité qu’elle appartienne à l’Ajah Noir… Oui, je crains que le Hall soit très perturbé…
Sheriam blêmit un peu. Normalement, elle aurait dû être blanche comme un linge… « Perturbé » était un euphémisme. Si tout ça se savait, Sheriam risquait d’avoir de très gros problèmes.
Egwene comprit que c’était le moment de pousser à fond son avantage. Mais avant, elle avait une autre question à poser. Si Sheriam et ses amies avaient envoyé des… Comment appeler ça ? Des espionnes ? Non, plutôt des furets, qui doivent traquer les rats dans les murs… Bref, si Sheriam avait envoyé des furets à la Tour Blanche, pouvait-elle… ?
Une soudaine douleur, très brève mais fulgurante, dans le coin de sa tête consacré à Marigan, chassa toutes les autres préoccupations d’Egwene. Si elle l’avait sentie directement, cette souffrance aurait pu la tétaniser. Là, c’était très filtré, mais quand même fort éprouvant.
Un homme capable de canaliser le Pouvoir venait de toucher le collier de Moghedien. Et dans un tel lien, tout homme ne pouvait être qu’un intrus.
En plus de la douleur, une autre émotion transita par le lien. L’espoir. Puis il n’y eut plus rien. Le collier était ouvert…
— J’ai… j’ai besoin d’un peu d’air, réussit à dire Egwene.
Sheriam fit mine de se lever et Siuan l’imita, mais Egwene leur fit signe de rester assises.
— Non, je veux être seule. Siuan, fais-toi dire par Sheriam tout ce qu’elle sait sur les furets. Non, je veux dire sur les dix sœurs !
Les deux femmes dévisagèrent Egwene. La Lumière en soit remerciée, elles ne firent pas mine de la suivre quand elle sortit de la tente après avoir décroché la lanterne de son clou.
S’il n’était pas digne pour une Chaire d’Amyrlin de courir, elle n’en fut pas loin, remontant de sa main libre sa jupe d’équitation afin qu’elle ne lui entrave pas les jambes. Dans un ciel sans nuages, la lune brillait intensément, projetant des ombres sur les chariots et les tentes. Bien que la plupart des gens dorment déjà, à cette heure, des feux de camp brûlaient encore. Quelques Champions étaient toujours debout, ainsi que des domestiques. Bien trop de témoins, si elle se mettait à courir. Et elle ne voulait surtout pas que quelqu’un lui propose de l’aide.
Arrivée devant la tente de Marigan, Egwene passa la tête par le rabat, ainsi que le bras qui portait sa lanterne, et ne vit que des couvertures froissées.
Et si elle avait toujours été là, que se serait-il passé ? Sans le collier, et avec le complice de son évasion ?
Frissonnant, Egwene recula lentement.
Moghedien avait d’excellentes raisons de ne pas l’aimer – des raisons très personnelles – et l’unique sœur capable d’affronter seule une Rejetée – quand elle était en mesure de canaliser – se trouvait présentement à Ebou Dar. Moghedien aurait pu tuer Egwene sans que quiconque s’en aperçoive – même si une sœur avait senti qu’on canalisait le Pouvoir, elle n’aurait rien trouvé d’extraordinaire là-dedans. Pire encore, Moghedien aurait pu choisir de ne pas la tuer. Et personne ne se serait douté de rien jusqu’à ce qu’on découvre une double disparition.
— Mère, dit Chesa dans le dos d’Egwene, tu ne devrais pas être dehors en pleine nuit. L’air nocturne est mauvais. Si tu voulais voir Marigan, j’aurais pu aller la chercher.
Ne s’étant pas aperçue que Chesa l’avait suivie, Egwene faillit sursauter. Étudiant les environs, elle vit que des gens se pressaient autour des feux les plus proches. Pas pour se réchauffer, par ce temps, mais pour avoir de la compagnie. Quelqu’un avait-il vu, même de loin, qui était entré sous la tente de Marigan ? Elle ne devait pas avoir beaucoup de visiteurs. Et aucun homme parmi eux. Donc, un homme ne serait pas passé inaperçu…
— Je crois qu’elle s’est enfuie, Chesa…
— Quelle mauvaise femme ! s’exclama la servante. J’ai toujours dit qu’elle avait une langue de vipère et des yeux de fouine. S’enfuir comme une voleuse après ce que tu as fait pour elle ! Sans toi, elle serait morte de faim sur le bas-côté d’une route. Aucune gratitude !
Sur le chemin de sa tente, Egwene dut supporter les imprécations de Chesa sur la méchanceté du monde en général et sur celle de Marigan en particulier. La servante précisa aussi comment les gens de cette sorte auraient dû être traités. À l’évidence, elle semblait hésiter entre les fouetter, histoire de les calmer, ou les ficher dehors avant qu’ils aient eu le temps de filer. Accessoirement, elle conseilla à Egwene de vérifier si tous ses bijoux étaient encore là.
Des idées tourbillonnant dans son esprit, Egwene écouta à peine. L’homme en question ne pouvait pas être Logain, n’est-ce pas ? Il ne serait pas revenu, et de toute façon, comment aurait-il su ? Oui, comment ?
Il y avait aussi ces Asha’man, les hommes que Rand réunissait. Dans chaque village, des rumeurs couraient sur les Asha’man et la Tour Noire. Comme de juste, presque toutes les sœurs faisaient mine de se ficher que des dizaines d’hommes capables de canaliser soient réunis au même endroit – les rumeurs qui parlaient de centaines devaient être exagérées, comme toujours dans ces cas-là – mais Egwene, dès qu’elle y pensait, sentait ses orteils se recroqueviller de peur dans ses chaussures. Un Asha’man pouvait avoir… Mais comment aurait-il pu savoir, à l’instar de Logain ? Oui, comment ?
Egwene tourna longtemps autour de l’inévitable conclusion. Pire qu’un retour de Logain ou que l’intervention d’un Asha’man…
Un des Rejetés avait libéré Moghedien. Selon Moiraine, Rahvin était mort de la main de Rand, qui avait également abattu Ishamael, du moins à ce qu’il semblait, et éliminé Aginor et Balthamel. Moiraine ayant éliminé Be’lal, il ne restait plus qu’Asmodean, Demandred et Sammael parmi les hommes. Sammael était en Illian, et nul ne savait où se trouvaient les deux autres. Idem pour les femmes survivantes.
Moiraine avait tué Lanfear – enfin, les deux femmes s’étaient entre-tuées – et à part ça, toutes les autres Rejetées arpentaient encore ce monde. Mais dans ce cas précis, les femmes importaient peu ! Le saidin indiquait qu’il s’était agi d’un homme. Mais lequel ? Depuis le début, on avait prévu une riposte si un Rejeté attaquait le camp. Seule, aucune sœur présente ne pouvait résister à un tel adversaire. En revanche, des sœurs liées étaient une tout autre affaire. Du coup, tout Rejeté s’aventurant dans le camp serait « accueilli » par plusieurs cercles de sœurs liées. Ou toute Rejetée, une fois qu’on l’aurait identifiée. Bizarrement, ces hommes et ces femmes-là ne montraient aucun signe d’intemporalité, contrairement aux Aes Sedai. Était-ce une conséquence de leur lien avec le Ténébreux ? En tout cas, ils…
Mais Egwene se dispersait. Elle devait réfléchir logiquement.
— Chesa ?
— … dirait bien qu’il faudrait un bon massage, contre ces fichues migraines, qui… Oui, mère ?
— Va voir Siuan et Leane et dis-leur de me rejoindre. Mais sois très discrète.
Ravie d’être utile, Chesa se fendit d’une révérence et partit au pas de course. À l’évidence, elle était consciente que sa maîtresse se trouvait dans la tourmente, mais les complots et les intrigues l’amusaient. Bien entendu, elle en avait une vision très superficielle, mais Egwene ne doutait pas un instant de sa loyauté. Une donnée qui pouvait cependant changer si Chesa prenait conscience de la gravité de la tourmente…
Après avoir allumé les lampes de sa tente avec le Pouvoir, Egwene éteignit la lanterne et la posa dans un coin. Elle devait réfléchir logiquement et clairement. Certes, mais elle avait toujours l’impression d’avancer dans le noir.