Prologue Des éclairs

À quelque quatre cent cinquante pieds de haut, soit pas très loin du sommet de la Tour Blanche, une grande fenêtre en forme d’arche offrait à Elaida une vue imprenable sur Tar Valon, et, au-delà, sur les plaines moutonnantes et les forêts qui bordaient les rives de l’Erinin. Prenant sa source au nord-est, dans la Colonne Vertébrale du Monde, le fleuve coulait d’abord vers l’ouest, puis, à partir de l’Arafel, descendait vers le sud avant de se diviser en deux branches pour contourner les murs blancs de la grande île-cité. Au niveau du sol, les longues ombres du matin devaient s’étendre sur la ville, mais à cette altitude, tout semblait uniformément clair et lumineux. Les légendaires « tours tronquées » de Cairhien elles-mêmes ne réussissaient pas vraiment à rivaliser avec la Tour Blanche. Et bien entendu, quel que soit l’enthousiasme avec lequel on vantait leur majesté et leurs passerelles aériennes, les autres tours de la cité étincelante n’y parvenaient pas davantage.

À cette hauteur, la brise qui soufflait presque en permanence rendait plus supportable l’écrasante chaleur qui régnait sur le monde. La Fête des Lumières passée, un manteau de neige aurait dû recouvrir le sol. Pourtant, on se serait cru au milieu d’un été caniculaire – un indice de plus, s’il en fallait un, prouvant que l’Ultime Bataille approchait et que le Ténébreux avait de nouveau une influence très loin au-delà des limites de sa prison.

Bien évidemment, même quand elle quittait son nid d’aigle, Elaida ne se laissait pas affecter par la chaleur. Et si elle avait fait transférer ses quartiers si haut, dans des pièces très simples – malgré l’inconvénient des centaines de marches à gravir –, ce n’était pas pour profiter du courant d’air.

Les carreaux rouges du sol, très ordinaires, et les murs de marbre blanc ornés de quelques tapisseries ne soutenaient pas la comparaison avec la splendeur du bureau et des appartements de la Chaire d’Amyrlin, de nombreux étages plus bas. Si elle utilisait encore ces pièces – pour certains esprits, elles restaient associées au pouvoir de la dirigeante suprême – Elaida vivait et travaillait le plus souvent dans son « nid ».

À cause de la vue – mais pas sur la ville, ni sur le fleuve ou sur les forêts. Non, ce qui la fascinait, c’était l’ouvrage en cours de construction dans le complexe même de la tour.

Pour l’instant, seules des fondations s’étendaient sur ce qui était naguère la cour d’entraînement des Champions. Autour, on distinguait de grandes grues de bois et des piles de blocs de marbre et de granit. Sur ce chantier, des maçons et des ouvriers allaient et venaient comme des fourmis et de longues caravanes de chariots, chaque jour, franchissaient les portes du complexe pour apporter davantage de blocs. Sur un côté se dressait une « maquette géante » du futur bâtiment, assez grande pour que des hommes puissent y entrer en s’accroupissant, histoire de voir tous les détails et de déterminer avec précision la position de chaque bloc. Une saine précaution, car la majorité des ouvriers était incapable de lire, qu’il s’agisse d’un texte ou des plans d’un architecte. Et la « maquette géante » avait autant d’emprise au sol que certains manoirs…

Alors que toutes les têtes couronnées disposaient d’un palais, pourquoi la Chaire d’Amyrlin aurait-elle dû se contenter de quartiers à peine supérieurs à ceux d’un bon nombre de sœurs du tout-venant ?

Aussi majestueux que la Tour Blanche, le fief d’Elaida serait surmonté d’une flèche plus haute de soixante pieds que le légendaire bâtiment. En entendant cette exigence, le maître d’œuvre avait blêmi, car la Tour Blanche avait été construite par des Ogiers, avec l’aide de sœurs qui recouraient au Pouvoir de l’Unique. Mais un coup d’œil à l’expression d’Elaida avait suffi à convaincre maître Lerman qu’il était inutile de discuter. Non sans bégayer un peu, il avait assuré que tout serait fait selon les désirs de la Chaire d’Amyrlin. Comme s’il avait eu une autre option, ce présomptueux !

Elaida eut une moue agacée. Elle aurait voulu engager des Ogiers, comme en ce lointain passé, mais les Bâtisseurs, pour une raison inconnue, se terraient dans leurs Sanctuaires. Quand Elaida avait fermement fait appel aux membres du plus proche – le Sanctuaire Jentoine, dans les Collines Noires – elle avait essuyé un refus tout aussi ferme. Poli, certes, mais catégorique et sans explications, alors qu’il était adressé à la Chaire d’Amyrlin ! Les Ogiers avaient-ils simplement tendance à se renfermer sur eux-mêmes, ou se retiraient-ils d’un monde devenu trop turbulent pour eux ? Depuis toujours, ils restaient loin des conflits entre humains…

Elaida chassa les Bâtisseurs de ses pensées. Depuis son plus jeune âge, elle se rengorgeait d’être capable de ne jamais pleurer sur le lait renversé. Les Ogiers ne comptaient pas. Dans le monde, ils ne jouaient aucun rôle, à part celui, jadis, de constructeurs des villes dont ils se tenaient loin, désormais, sauf quand des réparations s’imposaient.

En observant les ouvriers qui s’affairaient sur le chantier, Elaida plissa le front. Les travaux avançaient avec une extraordinaire lenteur. S’il fallait tirer un trait sur les Ogiers, ne pouvait-on pas recourir au Pouvoir ? Peu de sœurs maîtrisaient pour de bon les tissages de Terre, mais pour renforcer la pierre ou lier des blocs entre eux, il n’y avait pas besoin d’une énorme puissance. Oui ! Dans l’esprit d’Elaida, le palais était déjà terminé, avec ses galeries à colonnades, ses grands dômes dorés brillants et sa flèche qui tutoyait le ciel… Levant les yeux vers l’endroit où cette flèche, justement, transpercerait les nues, la Chaire d’Amyrlin s’autorisa un long soupir. Oui, c’était décidé ! Elle donnerait l’ordre aujourd’hui même.

Dans son dos, l’énorme horloge sonna le Troisième Lever. En écho, toutes les cloches et tous les gongs de la ville retentirent, leur son à peine audible à une telle altitude. Un sourire sur les lèvres, Elaida se détourna de la fenêtre, tira sur sa robe de soie couleur crème rayé de rouge, et ajusta sur ses épaules la large étole de la Chaire d’Amyrlin.

Sur la grande horloge dorée, des figurines d’or, d’argent et d’émail se déplaçaient au rythme du carillon. À un niveau, des Trollocs cornus, un museau en guise de visage, fuyaient devant une Aes Sedai en cape de voyage. Sur un autre, un homme censé représenter un faux Dragon tentait de dévier les éclairs argentés que lui avait à l’évidence envoyés une autre Aes Sedai. Au-dessus du cadran, placé plus haut que la tête d’Elaida, un roi et une reine, reconnaissables à leur couronne, s’agenouillaient devant une Chaire d’Amyrlin portant une étole en émail et campée sous une arche dorée que dominait une Flamme de Tar Valon taillée dans une pierre de lune.

Très peu encline à rire, Elaida ne put s’empêcher de glousser de plaisir en observant l’horloge. Cemaile Sorenthaine, une Chaire d’Amyrlin issue de l’Ajah Gris, avait commandé cette magnifique pièce d’horlogerie parce qu’elle rêvait de revenir à l’époque, antérieure aux guerres des Trollocs, où aucun souverain ne pouvait être couronné sans l’approbation de la tour. Le plan ambitieux de Cemaile n’ayant jamais abouti, elle-même sombrant dans l’oubli, l’horloge était restée pendant trois siècles dans une remise poussiéreuse – un objet plutôt compromettant que personne n’avait envie d’exhiber. Jusqu’à l’avènement d’Elaida. La Roue du Temps tournait, et ce qui avait été pouvait être de nouveau. Devait être, dans ce cas précis…

L’horloge faisait face à la porte du salon d’Elaida, sa chambre et son boudoir se trouvant dans le prolongement. Des tapisseries aux couleurs vives du Kandor, de Tear et de l’Arad Doman, des filaments d’or et d’argent se mêlant aux fils de laine simplement teints, étaient accrochées les unes en face des autres. Au quart de pouce près, car Elaida était depuis toujours une adepte de l’ordre et de la symétrie. Avec ses motifs rouges, verts et jaunes, le tapis de soie – les modèles les plus précieux ! – qui couvrait pratiquement le sol venait du Tarabon. Dans chaque coin de la pièce, un socle en marbre sculpté de banales lignes verticales soutenait un vase blanc en porcelaine – la spécialité si recherchée du Peuple de la Mer – contenant deux douzaines de roses rouges soigneusement disposées. En cette saison, surtout avec la sécheresse et la chaleur inhabituelle, faire pousser des roses nécessitait de recourir au Pouvoir. Et ça n’avait rien d’un gaspillage, selon Elaida…

Des sculptures dorées couvraient à la fois l’unique fauteuil – plus personne ne s’asseyait en présence de la Chaire d’Amyrlin, désormais – et la table de travail, mais ces « ornements » n’avaient rien à envier à l’austère sobriété si typique du Cairhien. Une pièce très simple, vraiment, avec un plafond nu culminant à six pieds de haut. Mais jusqu’à l’achèvement du palais, ce serait suffisant. À cause de la vue, bien entendu.

Elaida s’assit, se calant contre le haut dossier orné d’une Flamme de Tar Valon composée de pierres de lune – une sorte d’emblème flamboyant trônant au-dessus de sa tête brune. Sur la table de travail au plateau brillant, il n’y avait rien, à part trois coffrets laqués d’Altara alignés avec une précision extrême. Ouvrant celui qui était décoré de faucons dorés évoluant parmi des nuages, Elaida prit sur la pile de rapports et de lettres qu’il contenait un mince rectangle de parchemin.

Pour ce qui devait bien être la centième fois, elle relut le message arrivé douze jours plus tôt de Cairhien par pigeon voyageur. Dans la tour, très peu de sœurs connaissaient l’existence de ce message. Et à part Elaida, aucune n’était informée de son contenu – ou n’aurait eu la moindre idée de son sens, dans le cas contraire. À cette idée, Elaida faillit glousser pour la deuxième fois de la journée.

« L’anneau est en place dans les naseaux du taureau. Je mise sur un voyage des plus agréables jusqu’au marché. »

Aucune signature, mais ça n’était pas utile. Seule Galina Casban avait pu envoyer ce glorieux message. Galina, la seule femme à qui Elaida accordait autant sa confiance… qu’à elle-même. Enfin, presque… En ce monde, elle ne se fiait aveuglément à personne, mais la dirigeante de l’Ajah Rouge restait l’être dont elle se méfiait le moins. Issue elle-même de cet Ajah, elle continuait, même après son accession au poste suprême, à se considérer comme une sœur rouge.

« L’anneau est en place dans les naseaux du taureau. »

Rand al’Thor, le Dragon Réincarné… L’homme qui avait semblé sur le point de s’approprier le monde – et qui en avait de toute façon déjà annexé une trop grande partie – était désormais isolé de la Source et soumis à la volonté de Galina. Et aucun des gens susceptibles de le soutenir n’en était informé. S’il y avait eu le moindre risque qu’il en aille autrement, le message de Galina aurait été formulé différemment…

Selon des rapports antérieurs, il semblait qu’al’Thor avait redécouvert l’aptitude de « voyager », un don perdu pour les Aes Sedai depuis la Dislocation du Monde. Eh bien, ça ne l’avait pas sauvé ! Bien au contraire, cela avait joué en faveur de Galina. Al’Thor ayant l’habitude d’aller et venir sans avertir personne, qui aurait pu soupçonner qu’il n’était pas parti de son plein gré ?

Pour la troisième fois de la journée, Elaida faillit glousser.

Dans une semaine, deux au maximum, le Dragon Réincarné serait à la tour, surveillé de près et dûment guidé par les sœurs jusqu’au début de Tarmon Gai’don. Et enfin incapable de ravager le monde ! S’il était irresponsable de laisser en liberté n’importe quel homme capable de canaliser le Pouvoir, c’était de la folie furieuse lorsqu’il s’agissait de l’homme destiné à affronter le Ténébreux lors de l’Ultime Bataille – en dépit de ce que semblait annoncer le climat aberrant, la Lumière veuille que cet événement ne se produise pas avant de nombreuses années ! Car des années ne seraient pas de trop pour préparer convenablement le monde, en commençant par défaire tout ce qu’avait fait al’Thor.

Bien entendu, les dégâts qu’il avait provoqués n’étaient rien comparés à ce qu’il aurait pu dévaster s’il était resté libre. Sans même mentionner la possibilité que cet imbécile se soit fait tuer avant d’avoir accompli son destin ! Désormais, ce trublion deviendrait une sorte de nourrisson enveloppé de couches et blotti dans les bras de sa mère jusqu’à ce que sonne l’heure de le conduire au mont Shayol Ghul. Après ça, s’il survivait…

Elaida fit la moue. Les Prophéties du Dragon semblaient annoncer que ça ne serait pas le cas, et elle ne voyait aucune raison de s’en plaindre.

— Mère ?

En entendant la voix d’Alviarin, Elaida manqua sursauter. Entrer ainsi sans frapper !

— Mère, j’ai des nouvelles qui viennent des Ajah.

Mince, l’expression glaciale, Alviarin portait l’étole de la Gardienne des Chroniques – moins large que celle de la Chaire d’Amyrlin, et blanche comme sa robe afin de signaler son Ajah d’origine. Dans sa bouche, le mot « mère » ne sonnait pas comme un titre inspirant le respect, à croire qu’elle pensait s’adresser à une égale.

L’irruption d’Alviarin suffit à gâter la bonne humeur d’Elaida. Songer que sa Gardienne venait de l’Ajah Blanc, et non du Rouge, suffisait toujours à lui rappeler à quel point elle était faible au moment de son accession au poste suprême. Depuis, les choses avaient changé, mais pas assez à son goût. Pour l’instant, en tout cas. Et combien elle était fatiguée de regretter de ne pas avoir assez d’agents personnels, hormis en Andor ! Et de se lamenter parce que la Chaire d’Amyrlin et la Gardienne destituées s’étaient enfuies – avec de l’aide, ce n’était pas possible autrement ! – avant qu’on ait pu leur arracher les clés de leur tentaculaire réseau d’yeux et d’oreilles.

Elaida brûlait d’envie de contrôler ce réseau qui lui revenait de droit. Depuis que la tour existait, les Ajah communiquaient à la Gardienne les bribes d’informations provenant de leurs agents qu’ils étaient disposés à partager avec la Chaire d’Amyrlin. Alviarin, Elaida en était convaincue, gardait par-devers elle une grande partie de ces « miettes ». Hélas, impossible de demander directement des informations aux Ajah ! Ajouter la mendicité à la faiblesse n’aurait en rien arrangé la situation. Et puis, pas question de s’abaisser ainsi aux yeux du monde – enfin, de la tour, mais qu’est-ce qui comptait d’autre dans l’Univers ?

Aussi glaciale que sa visiteuse, Elaida la salua d’un signe de tête tout en faisant mine d’étudier les documents qu’elle venait de sortir de son coffret laqué. Après avoir feuilleté la liasse, elle remit les pages en place sans en avoir vraiment regardé une. Faire lambiner Alviarin était une amère victoire – une minable satisfaction, alors qu’elle aurait dû avoir d’autres moyens d’aiguillonner une femme censée être à son service.

Une Chaire d’Amyrlin pouvait promulguer n’importe quel décret, puisque sa parole faisait loi. Mais en réalité, sans le soutien du Hall de la Tour, la plupart de ces décrets restaient des mots vides de sens couchés sur du parchemin – un beau gâchis d’encre ! Ouvertement, aucune sœur n’aurait désobéi à la dirigeante suprême. Mais pour qu’une loi devienne effective, il fallait qu’une bonne centaine d’autres mesures l’accompagnent. Dans le meilleur des cas, ça demandait du temps. Parfois, il en fallait tellement que rien ne se passait. Le pire des cas, en quelque sorte…

Alviarin semblait aussi calme qu’un étang gelé. Sans y ajouter le message qui annonçait son triomphe, Elaida referma le coffret. La bande de parchemin lui faisait l’effet d’être un talisman.

— Teslyn et Joline ont-elles enfin daigné nous annoncer autre chose que leur arrivée à bon port, et sans tracas ?

Une façon de rappeler à Alviarin que personne n’était à l’abri, en sa présence. Nul ne se souciait de ce qui arrivait à Ebou Dar, et la Chaire d’Amyrlin encore moins que quiconque. Si la capitale de l’Altara avait sombré dans la mer, personne à part les marchands ne s’en serait aperçu – oui, même pas les autres cités du pays ! Mais Teslyn avait siégé pendant quinze ans au Hall de la Tour avant qu’Elaida lui ordonne de démissionner. Si la Chaire d’Amyrlin avait le pouvoir d’envoyer comme ambassadrice dans un pays si ridicule une représentante rouge, qui l’avait soutenue lors de sa marche vers le pouvoir – et ce sans que nul ne sache pourquoi, même si les rumeurs les plus variées allaient bon train –, elle pouvait s’attaquer avec succès à n’importe qui.

Joline, c’était une autre histoire. Les sœurs vertes l’avaient nommée représentante depuis quelques semaines seulement, la choisissant, tout le monde l’aurait juré, pour montrer que la nouvelle Chaire d’Amyrlin ne les intimidait pas. Du coup, Elaida avait frappé très fort, punissant cruellement Joline. La moindre manifestation d’insolence devait être durement réprimée, bien entendu, et la Chaire d’Amyrlin n’était pas du genre à s’en laisser conter. Ça aussi, tout le monde le savait.

Face à cette remarque censée souligner sa vulnérabilité, Alviarin se contenta d’un sourire aussi glacial que le reste de sa personne. Tant que le Hall resterait tel qu’il était, elle serait bel et bien à l’abri. De la liasse de documents qu’elle tenait, elle sortit une feuille.

— Rien de neuf venant de Joline et Teslyn, mère. Mais avec les nouvelles que tu as reçues des autres royaumes, jusque-là…

Le sourire d’Alviarin exprima quelque chose qui ressemblait désagréablement à de la jubilation.

— Tous ces gens déploient leurs ailes, histoire de voir si tu es aussi forte que… hum… celle que tu as remplacée.

Même Alviarin avait assez de bon sens pour ne pas prononcer le nom de Siuan Sanche devant Elaida. Cela dit, la remarque était juste. Les rois, les reines et même les simples nobles entendaient éprouver les limites du pouvoir de la nouvelle Chaire d’Amyrlin. Il allait falloir faire des exemples…

Alviarin jeta un coup d’œil à sa feuille et continua :

— Il y a quand même des nouvelles d’Ebou Dar. Par l’intermédiaire des sœurs grises.

Une précision visant à enfoncer le couteau dans la plaie ?

— Elayne Trakand et Nynaeve al’Meara sont dans la capitale, semble-t-il. Elles jouent aux vraies sœurs avec la bénédiction de la « délégation » envoyée par les rebelles auprès de la reine Tylin. Il y a deux autres femmes, qui font peut-être la même chose. La liste des renégates est incomplète… Il peut s’agir simplement d’amies qui les accompagnent. Les sœurs grises ne sont sûres de rien…

— Au nom de la Lumière, que ficheraient-elles à Ebou Dar, ces deux-là ? lança Elaida. (Teslyn l’aurait au moins informée de ça.) Voilà que les sœurs grises font circuler des rumeurs, à présent. Le message de Tarna affirme qu’Elayne et Nynaeve sont à Salidar, avec les renégates.

Tarna Feir indiquait que Siuan Sanche y était aussi. Tout comme Logain Ablar, occupé à répandre des mensonges vicieux qu’aucune sœur rouge digne de ce nom ne pouvait s’abaisser à entendre. Siuan Sanche était mêlée à cette obscénité – dans le cas contraire, le soleil se lèverait à l’ouest le lendemain ! Pourquoi cette femme ne s’était-elle pas contentée de disparaître et de crever dans son coin, comme toutes les autres sœurs calmées ?

Elaida dut fournir un gros effort pour ne pas prendre une profonde inspiration. Une fois les renégates matées, Logain finirait au bout d’une corde. De toute façon, la plupart des gens le croyaient mort depuis longtemps. La scandaleuse rumeur selon laquelle les sœurs rouges avaient fait de lui un faux Dragon s’éteindrait dès qu’il aurait rendu le dernier soupir. Les renégates étant vaincues, Siuan Sanche pourrait être « convaincue » de livrer à Elaida son réseau d’agents. Et de donner les noms des traîtresses qui l’avaient aidée à fuir. Hélas, l’espoir de voir figurer Alviarin sur cette liste était des plus fallacieux…

— Je vois très mal cette al’Meara courir à Ebou Dar pour crier sur tous les toits qu’elle est une Aes Sedai. Idem pour Elayne. Qu’en penses-tu ?

— Mère, tu as bel et bien ordonné qu’on trouve Elayne Trakand. À t’entendre, c’était aussi important que de passer un collier autour du cou d’al’Thor. Quand la Fille-Héritière était à Salidar, parmi trois cents sœurs renégates, il n’y avait rien à faire. Mais au palais Tarasin, elle sera moins bien protégée.

— Je n’ai pas de temps à perdre avec les rumeurs ! s’écria Elaida, méprisante.

Que signifiait cette histoire de « collier », au sujet d’al’Thor ? Alviarin en savait-elle un peu trop long ?

— Je te suggère de relire le rapport de Tarna, ma fille. Ensuite, demande-toi si des sœurs, même renégates, permettraient à des Acceptées de porter indûment le châle.

Avec une patience appuyée, Alviarin attendit la fin de la tirade, puis elle tira quatre autres feuilles de sa liasse.

— L’agent des sœurs grises a envoyé des croquis, dit-elle en tendant les feuilles à Elaida. Ce n’est pas un grand artiste, mais on reconnaît très bien Elayne et Nynaeve.

Voyant qu’Elaida ne les prenait pas, la Gardienne remit les feuilles dans sa liasse.

La Chaire d’Amyrlin sentit qu’elle s’empourprait de colère et d’embarras. En ne lui montrant pas tout de suite les croquis, Alviarin lui avait tendu un piège. Eh bien, tant pis ! Revenir en arrière aurait été plus humiliant encore.

— Qu’on capture ces femmes, et qu’on me les amène.

L’absence totale de réaction, chez Alviarin, incita Elaida à se demander une fois de plus si la Gardienne ne savait pas des choses qu’elle aurait dû ignorer. Venant du même village que lui, al’Meara pouvait être utile pour contrôler al’Thor. Toutes les sœurs savaient ça, comme elles savaient qu’Elayne était la Fille-Héritière d’Andor – une héritière désormais orpheline, puisque Morgase était morte. Les rumeurs qui l’associaient aux Capes Blanches étaient en effet absurdes. Morgase n’aurait jamais demandé de l’aide aux Fils de la Lumière. Elle était morte, son cadavre introuvable, et Elayne la remplacerait. S’il était possible de l’arracher aux griffes des renégates avant que les maisons nobles andoriennes aient installé Dyelin sur le Trône du Lion.

Tout ça était de notoriété publique. En revanche, peu de gens savaient pourquoi Elayne était plus importante que toute autre prétendante à la Couronne. Outre le fait qu’elle serait un jour une Aes Sedai, bien entendu.

Elaida avait parfois le don de prédiction, une aptitude qu’on avait longtemps crue perdue, avant qu’elle démontre le contraire. Dans un lointain passé, elle avait annoncé que la maison royale d’Andor serait la clé de la victoire lors de l’Ultime Bataille. Quelque vingt-cinq ans plus tôt, lorsqu’il était devenu évident que Morgase Trakand sortirait gagnante de la guerre de succession, Elaida s’était liée à celle qui n’était alors qu’une jeune fille.

Quel rôle jouerait Elayne dans tout ça ? La Chaire d’Amyrlin n’aurait su le dire, mais les prédictions ne mentaient jamais. Souvent, elle fulminait contre ce don, comme contre tout ce qu’elle n’était pas en mesure de contrôler.

— En fait, je les veux toutes les quatre, Alviarin.

Les deux autres femmes n’avaient sûrement aucune importance, mais pourquoi prendre des risques ?

— Transmets sans tarder mon ordre à Teslyn. Dis-lui, et à Joline aussi, qu’elles regretteront d’être nées si je ne commence pas à recevoir des rapports réguliers. Et fais-leur part des informations de maîtresse Macura.

En prononçant ce nom, Elaida fit une moue révulsée. Alviarin eut un mouvement de recul, et ça n’avait rien d’étonnant. L’infusion très particulière de Ronde Macura n’avait rien pour mettre une sœur à l’aise. La fourche-racine n’était pas mortelle – quand on en buvait assez pour dormir, on se réveillait… – mais son action principale, empêcher une femme de canaliser le Pouvoir, semblait viser bien trop directement les Aes Sedai. Dommage que cette information ne soit pas arrivée avant le départ de Galina. Si l’infusion fonctionnait aussi bien sur les hommes que sur les femmes, ça lui aurait rudement facilité la tâche.

Alviarin se ressaisit très vite, redevenant une statue de glace.

— Compte sur moi, mère… Je suis sûre que Teslyn et Joline obéiront promptement, comme il se doit.

Elaida eut comme une flambée d’agacement – un peu à la façon dont le feu se propage dans une prairie desséchée. Alors qu’elle tenait entre ses mains le destin du monde, de ridicules obstacles ne cessaient de se dresser sur son chemin. Devoir affronter des renégates et des souverains récalcitrants était déjà assez agaçant, mais il y avait aussi toutes ces représentantes encore indécises qui constituaient un précieux terreau pour Alviarin. Alors qu’elle n’en contrôlait que six, au moins autant, elle l’aurait parié, prenaient l’avis d’Alviarin avant de voter. Sans l’accord de la Gardienne, le Hall ne promulguait rien, c’était évident. Rien n’était visible, bien sûr, aucun indice ne laissant penser qu’Alviarin détenait plus de pouvoir qu’il était raisonnable dans sa position. Mais quand elle s’opposait à quelque chose…

Au moins, le Hall n’était jamais allé jusqu’à rejeter une injonction d’Elaida. Traînant les pieds, les représentantes se contentaient de laisser mourir les braises sur lesquelles elles auraient dû souffler.

Une piètre consolation… Cela dit, certaines Chaires d’Amyrlin avaient fini par devenir des marionnettes, une fois que le Hall avait pris goût à censurer tout ce qu’elles pouvaient proposer.

Elaida serra les poings, faisant crisser le message de Galina entre ses doigts.

« L’anneau est en place dans les naseaux du taureau. »

Alviarin était toujours aussi imperturbable, mais Elaida ne s’en souciait plus. Galina était en route pour Tar Valon. Bientôt, les renégates seraient vaincues, le Hall devrait en rabattre, Alviarin serait forcée à se prosterner et tous les souverains récalcitrants avec elle. De la reine Tenobia du Saldaea, qui se cachait pour éviter ses émissaires, au roi Mattin Stepaneos de l’Illian, un petit malin qui tentait de jouer sur tous les tableaux, prétendant être d’accord avec elle et avec les Capes Blanches – sans compter al’Thor, tant qu’il y était !

À sa place sur le trône, à Caemlyn, sans son frère pour lui souffler de mauvaises pensées, Elayne saurait parfaitement à qui elle devait sa position, et elle se tiendrait tranquille. Un petit séjour à la tour, avant son couronnement, suffirait à lui mettre les idées en place une bonne fois pour toutes.

— Alviarin, je veux que ces hommes soient anéantis !

Inutile de préciser à qui la Chaire d’Amyrlin faisait allusion. La moitié des sœurs, au moins, parlaient exclusivement de ces types et de leur « Tour Noire ». Et l’autre moitié chuchotait à leur sujet dans les coins sombres…

— Nous avons reçu des rapports inquiétants, mère…

Alviarin feuilleta de nouveau sa liasse – seulement pour se donner une contenance, estima Elaida. D’ailleurs, elle n’en sortit pas de nouvelle feuille. Si presque rien ne pouvait troubler longtemps cette femme, la décharge à ordures qu’on osait nommer la Tour Noire en était sûrement capable.

— D’autres rumeurs ? Tu crois vraiment que des milliers d’hommes se précipitent à Caemlyn en réponse à cette obscène amnistie ?

Une des pires exactions d’al’Thor, mais rien de bien dangereux, en réalité. Un tas d’ordures, simplement, qu’il convenait de déblayer avant le couronnement d’Elayne.

— Bien sûr que je n’y crois pas, mère, mais…

— Toveine doit se charger de cette opération, qui est du ressort des sœurs rouges.

Quand Elaida l’avait rappelée, Toveine Gazal vivait depuis près de quinze ans loin de la tour. Les deux autres représentantes rouges qui avaient démissionné en même temps qu’elle, prenant « volontairement » leur retraite, étaient aujourd’hui des femmes aux yeux hantés. Contrairement à Lirene et à Tsutama, Toveine était sortie plus forte de son exil.

— Elle doit avoir avec elle une cinquantaine de sœurs…

À la Tour Noire, il ne pouvait pas y avoir plus de deux ou trois hommes capables de canaliser, Elaida en aurait mis sa main au feu. Cinquante sœurs les submergeraient sans difficulté. Mais il risquait d’y avoir d’autres adversaires. Les parasites qui traînent d’habitude dans les camps, plus une foule de crétins nourrissant des ambitions futiles et de vains espoirs.

— Mais elle devra se faire accompagner par cent – non, deux cents gardes !

— Es-tu sûre que c’est avisé ? Les rumeurs qui parlent de milliers d’hommes sont absurdes, c’est vrai, mais un agent de l’Ajah Vert installé à Caemlyn assure qu’il y a plus de quatre cents hommes à la Tour Noire. Un espion futé… Il a compté les chariots de ravitaillement qui sortent de la ville pour rallier cette… tour. Et comme tu le sais sûrement, on dit que Mazrim Taim est dans le coup.

Elaida réussit de justesse à ne pas tressaillir. Elle avait interdit qu’on prononce le nom de Taim devant elle. Et voilà qu’elle n’osait pas – oui, n’osait pas – infliger à Alviarin la pénitence prévue en cas de transgression. Que c’était amer ! D’autant plus que la Gardienne la regardait crânement dans les yeux et qu’elle n’avait même pas cru bon d’ajouter à sa tirade un « mère » faussement respectueux.

Quelle insolence ! Se permettre de demander si Elaida était sûre de ce qu’elle disait ! Enfin, elle était la Chaire d’Amyrlin ! Pas une égale parmi des égales, mais la dirigeante suprême !

Elaida ouvrit le plus grand des trois coffrets, révélant plusieurs figurines d’ivoire reposant sur un carré de velours vert. Très souvent, contempler et toucher sa collection la détendait, mais comme tricoter, une activité qu’elle appréciait, c’était une façon de remettre les gens à leur place en faisant mine de s’intéresser davantage à ses trésors qu’à ce qu’ils avaient à dire. Du bout du doigt, Elaida suivit les contours d’un magnifique félin miniature, puis elle fit de même avec une femme somptueusement vêtue qui portait sur l’épaule un étrange petit animal qui ressemblait à un homme entièrement couvert de poils – une fantaisie du sculpteur, à n’en pas douter. Pour finir, elle s’empara d’un poisson si parfaitement réalisé qu’il semblait presque vivant malgré l’aspect jaunâtre de l’ivoire.

— Quatre cents vauriens, Alviarin !

La Gardienne ayant fait la moue – presque imperceptiblement, mais chaque petite victoire valait une fortune –, Elaida se sentit rassérénée.

— S’ils sont autant ! Seule une idiote penserait que plus de deux ou trois de ces voyous savent canaliser le Pouvoir. En dix ans, nous avons seulement découvert six hommes ayant cette capacité. Et lors des vingt dernières années, vingt-quatre en tout ! Et tu sais que nous avons écumé le monde ! Quant à Taim…

Ce nom mit en feu la bouche d’Elaida. Le seul faux Dragon de l’histoire qui eût réussi à échapper à son sort – être apaisé – après avoir été entre les mains des Aes Sedai. Un événement qu’elle refusait de voir intégrer dans les Chroniques durant son règne, en tout cas pas avant qu’elle ait décidé comment serait racontée cette lamentable histoire. Pour l’instant, les Chroniques s’arrêtaient à la capture de Taim.

Elaida caressa tendrement les écailles du poisson d’ivoire.

— Il est mort, Alviarin, sinon, nous aurions entendu parler de lui depuis longtemps. Et de toute façon, il ne pourrait pas être au service d’al’Thor. Crois-tu qu’il aurait pu prétendre être le Dragon Réincarné, puis devenir ensuite le larbin de l’homme qui l’est pour de bon ? Et imagines-tu qu’il pourrait être à Caemlyn sans que Davram Bashere ait au moins essayé de le tuer ?

Elaida caressa plus nerveusement le magnifique poisson. Penser que le Maréchal du Saldaea était à Caemlyn, prenant ses ordres d’al’Thor ! À quel jeu jouait donc Tenobia ?

Bien entendu, la nervosité de la Chaire d’Amyrlin ne transparut pas sur son visage, aussi figé que celui d’une de ses figurines.

— Ce nombre, vingt-quatre, est dangereux quand on le prononce à voix haute, fit Alviarin avec un calme inquiétant. Aussi dangereux que deux mille… Les Chroniques mentionnent seulement seize hommes. Il serait peu opportun que certaines choses reviennent à la surface… Ou que des sœurs qui ne savent rien, à part ce qu’on leur a dit, découvrent soudain la vérité. Même celles que tu as rappelées se taisent…

Elaida eut l’air perplexe. D’après ce qu’elle savait, Alviarin avait appris la vérité sur ces années depuis qu’elle occupait le poste de Gardienne. Ses propres connaissances sur la période étaient plus… directes, mais sa collaboratrice ne pouvait pas le savoir. Pas avec certitude, au moins…

— Ma fille, quoi qui puisse remonter à la surface, je n’ai rien à craindre. Qui m’infligerait une pénitence, et sur la base de quelles accusations ?

Une manière fort élégante d’esquiver le problème. Hélas, la manœuvre ne sembla pas impressionner Alviarin.

— Les Chroniques mentionnent plusieurs Chaires d’Amyrlin qui durent se repentir publiquement pour des raisons le plus souvent obscures. Mais j’ai toujours pensé qu’une dirigeante ferait rédiger la chose de cette façon, si elle n’avait pas d’autre choix, à part…

Elaida tapa du poing sur son bureau.

— Assez, ma fille ! Je suis la loi de la tour ! Ce qui était caché le restera, et ce pour la même raison que depuis vingt ans : le bien de la tour !

Elaida sentit soudain une douleur, dans sa paume. Ouvrant la main, elle dévoila le poisson d’ivoire brisé en deux. Quel âge avait-il donc ? Cinq cents ans ? Mille ? Si la Chaire d’Amyrlin parvint à ne pas trembler de colère, sa voix vibra dangereusement.

— Toveine va conduire cinquante sœurs et deux cents Gardes de la Tour Blanche à Caemlyn, afin d’attaquer la Tour Noire. Tout homme capable de canaliser sera d’abord apaisé puis pendu, comme tous les bons à rien qui seront capturés vivants.

Alviarin ne tressaillit même pas devant cette violation des lois de la tour. Elaida venait d’être d’une précision sans équivoque : en cette matière, et dans toutes les autres, elle était la loi de la tour.

— Tant qu’à faire, qu’on pende aussi les morts. Qu’ils soient un avertissement pour tout homme qui aurait l’idée de toucher la Source Authentique. Que Toveine vienne me voir. Je veux l’entendre exposer son plan.

— À tes ordres, mère, répondit Alviarin, imperturbable. Puis-je cependant te conseiller d’y réfléchir à deux fois avant d’envoyer tant de sœurs loin de la Tour Blanche ? Il semble que les renégates aient jugé ta proposition insatisfaisante. Elles ne sont plus à Salidar. Selon un rapport, elles traversent l’Altara, mais elles doivent être au Murandy à l’heure qu’il est. Et elles se sont choisies une Chaire d’Amyrlin. (Elle baissa les yeux sur ses documents, comme si elle cherchait un nom.) Egwene al’Vere, dirait-on…

La Gardienne avait gardé par-devers elle l’information la plus importante – jusqu’à maintenant, en tout cas. Alors qu’elle aurait dû être furieuse, Elaida éclata de rire. N’eût été sa dignité, elle aurait volontiers tapé des pieds sur le sol. La stupéfaction d’Alviarin ne fit rien pour calmer son hilarité, des larmes lui montant aux yeux.

— Tu ne saisis pas la situation, dit la Chaire d’Amyrlin quand elle put de nouveau parler. Heureusement que tu es la Gardienne, et pas une représentante. Au sein du Hall, avec ta cécité naturelle, les autres n’auraient pas tardé à t’enfermer dans une armoire et à ne t’en sortir qu’au moment des scrutins.

— Je saisis assez bien les choses, mère, répondit Alviarin, toujours aussi sereinement glaciale. Trois cents sœurs renégates, voire davantage, marchent sur Tar Valon avec une armée dirigée par Gareth Bryne, dont la réputation de grand guerrier n’est plus à faire. En écartant les rapports farfelus, cette force compte au moins vingt mille hommes. Et avec Gareth Bryne comme chef, les nouvelles recrues affluent dans chaque et ville ou village traversé. Je ne dis pas que les rebelles ont une chance de conquérir notre cité, mais cette affaire n’a rien de risible. Le haut capitaine Chubain devrait recevoir l’ordre d’accélérer le recrutement de nouveaux Gardes de la Tour.

Elaida baissa les yeux sur la figurine brisée. Puis elle se leva et alla se camper devant la plus proche fenêtre, le dos tourné à Alviarin. La vue du chantier chassa un goût amer, dans sa bouche. Ça, et le contact du message qu’elle tenait toujours…

Elle sourit en étudiant ce qui serait bientôt son palais.

— Trois cents renégates, certes, mais tu devrais vraiment relire le rapport de Tarna. Cent d’entre elles sont sur le point de faire sécession.

Jusqu’à un certain point, Elaida se fiait à Tarna, une sœur rouge connue pour sa rigueur intellectuelle. Selon cette sœur, les renégates commençaient à avoir peur de leur ombre. « Des brebis désespérées en quête d’une bergère. » Tarna était certes une Naturelle, mais elle avait la tête bien calée sur les épaules. Bientôt de retour, elle pourrait fournir de vive voix un rapport plus complet. Non que ce fût indispensable, car les plans d’Elaida étaient déjà en cours d’application parmi les renégates. Mais ça, c’était son secret.

— Tarna a toujours cru qu’elle était capable de forcer les gens à faire ce qu’ils refusent à l’évidence d’accomplir…

Y avait-il un sous-entendu là-dedans ? Quelque chose dans le ton, peut-être ? Elaida décida de ne pas relever. Pour l’instant, elle devait laisser passer bien trop de choses face à Alviarin, mais ça changerait bientôt.

— Quant à cette armée, ma fille, Tarna parle de deux à trois mille hommes, pas davantage. S’ils étaient plus nombreux, ils s’arrangeraient pour qu’on les voie, histoire de nous angoisser.

Selon Elaida, les yeux et les oreilles exagéraient toujours afin que leurs renseignements semblent précieux. Seules les sœurs étaient fiables. Les sœurs rouges, pour être plus précise. Enfin, certaines d’entre elles…

— Mais s’il y avait vingt mille soldats, ou trente mille, voire cent mille, ça ne m’inquiéterait pas davantage. Commences-tu à comprendre pourquoi ?

Se retournant, Elaida constata qu’Alviarin dissimulait son ignorance sous un masque de marbre.

— Tu sembles très experte dès qu’il s’agit des lois de la tour. Quelle sanction risquent les renégates ?

— Être calmées, au moins pour les meneuses…

Alviarin plissa le front et sa robe ondula légèrement, prouvant qu’elle avait tressailli. Parfait ! Même une Acceptée connaissait le châtiment. La Gardienne devait se demander pourquoi on venait de lui poser cette question. Excellent, vraiment !

— Et pour un grand nombre des suiveuses aussi.

— Peut-être…

En fait, les meneuses elles-mêmes pouvaient échapper à ce sort, si elles faisaient acte de soumission de manière convaincante. Le châtiment minimal, selon la loi, était de subir le fouet devant toutes les sœurs réunies, puis d’observer un an et un jour de repentir public. Mais rien ne disait que cette peine devait être purgée en un seul coup. Un mois par-ci, un autre par-là, et dans dix ans, les traîtresses n’auraient pas fini d’expier leurs crimes. Une façon de leur rappeler ce qu’on risquait quand on se révoltait.

Certaines sœurs seraient calmées, bien entendu. Sheriam, par exemple, et quelques-unes des soi-disant représentantes – les plus en vue, évidemment. Juste ce qu’il faudrait pour dissuader à jamais les autres de s’écarter du droit chemin, sans risquer d’affaiblir la tour. Car la Tour Blanche devait être unie et forte. Sous la tutelle d’Elaida, il n’était pas besoin de le préciser.

— Parmi leurs crimes, un seul est passible de la peine la plus sévère.

Être calmée, pas perdre la vie…

Alviarin en resta bouche bée. Par le passé, il y avait eu des rébellions si soigneusement occultées que fort peu de sœurs connaissaient leur existence. Sur ce sujet, les Chroniques étaient muettes, les listes des femmes calmées et exécutées figurant dans des archives uniquement accessibles pour la Chaire d’Amyrlin, la Gardienne et les représentantes – sans mentionner une poignée de bibliothécaires.

Elaida ne laissa pas l’occasion de parler à Alviarin.

— Toute femme qui s’arroge frauduleusement le titre de Chaire d’Amyrlin doit être calmée. Si les renégates pensaient avoir une chance de triompher, Sheriam, Lelaine ou Carlinya aurait été nommée Chaire d’Amyrlin.

Selon Tarna, Romanda Cassin était sortie de sa retraite. Si elle avait cru à la victoire, une telle femme aurait tout fait pour s’emparer de l’étole.

— Mais elles ont choisi une Acceptée !

Elaida eut un rictus ironique. Elle aurait pu citer mot à mot la loi concernant la nomination d’une Chaire d’Amyrlin. Rien d’illogique, puisqu’elle en avait eu besoin très récemment… Dans ce texte, rien ne stipulait que la postulante doive obligatoirement être une Aes Sedai. C’était tellement évident, en fait, qu’on n’avait pas songé à le préciser, et les renégates s’étaient engouffrées dans cette faille.

— Alviarin, elles savent que c’est perdu d’avance. Sheriam et les autres prévoient de fanfaronner un peu, puis de faire en sorte d’échapper à un châtiment sévère. Pour ça, elles nous livreront la pauvre idiote qui se prend pour leur Chaire d’Amyrlin.

Une situation regrettable… Pauvre idiote ou pas, Egwene al’Vere aurait pu être un autre atout pour contrôler al’Thor. Et si elle avait pu développer tout son potentiel, elle aurait été une des sœurs les plus puissantes de ces dix derniers siècles. Vraiment dommage, ce gâchis…

— Gareth Bryne à la tête d’une armée, voilà qui n’a rien d’une fanfaronnade ! Cette armée aura besoin de cinq ou six mois pour atteindre Tar Valon. D’ici là, Chubain aura enrôlé…

— Une armée ? répéta Elaida, méprisante.

Alviarin était si bête ! Malgré sa froideur apparente, elle était aussi peureuse qu’un lapin. Encore un peu, et elle répéterait les idioties de Siuan Sanche sur les Rejetés libérés de leur prison et arpentant le monde… Bien entendu, elle ignorait le grand secret, mais ça ne changeait rien…

— Des fermiers armés de piques, des bouchers brandissant un arc et des tailleurs sur des chevaux de labour ! À chaque pas, ils pensent aux Murs Scintillants qui ont tenu en respect Artur Aile-de-Faucon en personne.

Un lapin, cette femme ? Non, une fouine ! Eh bien, tôt ou tard, le manteau d’Elaida serait bordé de fourrure ! La Lumière fasse que ce soit tôt !

— À chaque pas, cette armée perdra un homme, sinon dix. Je ne serais pas surprise que ces renégates arrivent ici avec leurs seuls Champions.

Trop de gens étaient informés du schisme de la tour. Une fois la rébellion matée, on pourrait toujours prétendre qu’il s’était agi d’un stratagème, par exemple pour mieux contrôler le jeune al’Thor. Mais il faudrait des années d’efforts, et des générations de sœurs, pour que le souvenir s’efface. Toutes les renégates, jusqu’à la dernière, paieraient pour ça, à genoux dans la Cour des Traîtres.

Elaida serra le poing comme si elle tenait chacune de ces femmes à la gorge. Ou Alviarin…

— Je veux les briser, ma fille. Elles éclateront comme une pastèque trop mûre.

Quel que soit le nombre de fermiers, de bouchers et de tailleurs qu’amènerait Bryne, le secret d’Elaida lui garantissait la victoire. Mais que la Gardienne pense ce qu’elle voulait, après tout !

Soudain, le don de prédiction s’empara d’Elaida, lui insufflant d’inébranlables certitudes sur des événements qu’elle n’aurait pas vus plus clairement s’ils s’étaient déroulés devant ses yeux. Avec de telles assurances, elle aurait été disposée à sauter d’une falaise.

— La Tour Blanche sera de nouveau unie et entière, à l’exception de quelques réprouvées jetées dans les oubliettes de l’histoire. Unie et plus forte que jamais. Rand al’Thor affrontera la Chaire d’Amyrlin et il sentira le poids de sa colère. La Tour Noire sera rasée dans le feu et le sang, et des sœurs arpenteront ses ruines fumantes. Voilà ce que je prédis.

Comme d’habitude, le don de prédiction, quand il abandonna Elaida, la laissa tremblante et haletante. Au prix d’un effort surhumain, elle se ressaisit. Personne, jamais, ne devait la voir en état de faiblesse. Et surtout pas Alviarin.

Les yeux ronds, les lèvres entrouvertes comme si elle avait oublié ce qu’elle voulait dire, la Gardienne était stupéfiée. Une feuille glissa de sa liasse et faillit toucher le sol avant qu’elle l’ait rattrapée. Cet incident la ramena au présent. En un instant, elle reprit son masque d’Aes Sedai. Mais elle venait d’encaisser un rude choc ! Parfait ! Qu’elle rumine donc au sujet de l’inévitable victoire d’Elaida. Oui, qu’elle rumine jusqu’à s’en briser les dents.

Après avoir inspiré à fond, la Chaire d’Amyrlin s’assit à sa table de travail et posa la figurine brisée à l’écart, là où elle ne serait pas obligée de la voir à tout instant. Le moment était venu de cueillir les fruits de sa victoire.

— Nous avons du pain sur la planche, ma fille… Le premier message sera adressé à dame Caraline Damodred…

Elaida exposa une partie de ses plans, approfondissant certaines connaissances d’Alviarin et la gratifiant de quelques révélations. Autant qu’elle détestât sa Gardienne, une Chaire d’Amyrlin était obligée de travailler avec elle. De plus, voir Alviarin écarquiller les yeux, s’inquiétant à l’évidence de tout ce qui lui restait à découvrir, se révéla plutôt agréable.

Tandis qu’elle réorganisait et partageait les terres comprises entre l’océan d’Aryth et la Colonne Vertébrale du Monde, Elaida ne put s’empêcher de penser au jeune al’Thor. En cage comme un ours, il avançait vers elle. Bientôt, il apprendrait à danser devant sa maîtresse pour obtenir sa pitance !

Les Chroniques pourraient difficilement rendre compte des années précédant l’Ultime Bataille sans mentionner le Dragon Réincarné. Mais un nom, Elaida le savait, serait écrit en lettres plus grandes que toutes les autres. Le sien ! Elaida do Avriny a’Roihan, la plus jeune fille d’une maison mineure, au nord du Murandy, entrerait dans l’histoire comme la plus grande et la plus puissante Chaire d’Amyrlin de tous les temps. La femme la plus importante de l’histoire. Celle qui aurait sauvé l’humanité…


Insensibles à la poussière propulsée dans les airs par les bourrasques, les Aiels cachés dans un ravin, au cœur d’une succession de collines moutonnantes, ressemblaient à des statues de marbre. À ce moment de l’année, le sol aurait dû être couvert de neige, mais ça ne les perturbait pas le moins du monde. Aucun d’eux n’avait jamais vu l’ombre d’un flocon, et la chaleur accablante, alors que le soleil était encore loin de son zénith, n’était rien à côté de celle de leur désert natal.

Leur attention rivée sur le flanc d’une colline, au sud de leur position, ils attendaient le signal annonçant que la destinée des Shaido était sur le point de s’accomplir.

Extérieurement, Sevanna ressemblait à tous ses compagnons, n’était le cercle de Promises de la Lance – leur voile noir déjà levé – qui l’entourait. Elle aussi attendait, et avec plus d’impatience qu’elle en laissait paraître, même si elle n’était pas entièrement concentrée sur cette seule préoccupation. C’était en partie à cause de cette aptitude qu’elle commandait, les autres lui obéissant. Et parce qu’elle était capable de voir ce qui pouvait arriver quand on refusait de se laisser lier les mains par des coutumes dépassées et des traditions obsolètes.

Sevanna tourna très légèrement ses yeux verts sur la gauche, où se trouvaient douze hommes et une femme. Tous équipés d’une rondache et de trois ou quatre lances, ils portaient le cadin’sor ocre qui leur permettait de se fondre aussi bien dans le décor, ici, qu’au cœur de la Tierce Terre.

Ses courts cheveux grisonnants cachés par le shoufa qui enveloppait son crâne, Efalin regardait de temps en temps en direction de Sevanna. Si on pouvait dire qu’une Promise était mal à l’aise, eh bien, c’était le cas d’Efalin. Plusieurs Promises Shaido étaient parties au sud pour se joindre aux imbéciles qui s’agitaient comme des oies autour de Rand al’Thor. D’autres envisageaient cette possibilité, c’était évident. Du coup, Efalin devait se demander si fournir une escorte de Promises à Sevanna – comme si elle avait été jadis une Far Dareis Mai – suffirait à compenser ces désertions. Au moins, cette femme savait où se trouvait le véritable pouvoir.

Comme Efalin, qui dirigeait les Promises, chacun des douze hommes était à la tête d’un ordre de guerriers. De temps en temps, ils se jetaient des regards noirs. Surtout Maeric, le chef trapu des Seia Doon, et Bendhuin le balafré, qui commandait les Far Aldazar Din. Après ce qui allait se passer aujourd’hui, plus rien n’empêcherait les Shaido d’envoyer un homme à Rhuidean. S’il survivait, il en reviendrait avec les marques qui feraient de lui un chef de tribu. Jusque-là, Sevanna continuerait à diriger les Shaido. Rien de plus normal, puisqu’elle était la veuve du dernier chef en date. Des deux derniers, même… Et ceux qui murmuraient qu’elle portait malheur pouvaient bien s’étouffer avec leurs propos fielleux, si ça leur chantait !

Les bracelets d’or et d’ivoire de l’Aielle cliquetèrent lorsqu’elle ajusta son châle sombre sur ses épaules et ses bras puis rectifia la position de ses colliers. La plupart étaient en or et en ivoire, eux aussi, à l’exception d’une très belle pièce ornée de perles et de rubis – le plus gros, de la taille d’un œuf de poule, venait se nicher entre les seins de Sevanna – qui avait appartenu à une noble dame des terres mouillées. Cette dame, désormais vêtue d’une robe blanche, s’affairait en compagnie d’autres gai’shain dans la chaîne de montagnes appelée la Dague de Fléau de sa Lignée.

Les terres mouillées regorgeaient de butin. À un doigt de l’Aielle, une énorme émeraude reflétait le soleil en un éclair de feu vert. L’habitude de porter des bagues était une coutume des terres mouillées digne d’être adoptée – et tant pis pour les regards désapprobateurs que ça valait à Sevanna. Si elle trouvait d’autres anneaux de cette beauté, elle ne se priverait pas de les porter.

La majorité des guerriers pensait que le premier homme autorisé à aller à Rhuidean par les Matriarches serait Maeric ou Bendhuin. Dans le petit groupe proche de Sevanna, seule Efalin soupçonnait que ce ne serait pas le cas – soupçonnait, seulement. Très maligne, elle s’était contentée de confier ses doutes à Sevanna – avec circonspection – et à personne d’autre. Les Aiels avaient du mal à concevoir qu’on puisse tourner le dos aux traditions – en d’autres termes, à renoncer à tout ce qui était ancien. Impatiente d’adopter ce qui était nouveau, Sevanna avait conscience qu’il ne fallait rien brusquer. Tant de choses avaient déjà changé depuis que les Shaido avaient traversé le Mur du Dragon pour entrer dans les terres mouillées – malgré la sécheresse, un nom qu’elles méritaient toujours, comparées au désert des Aiels –, et le processus n’était pas près de s’achever.

Lorsque Rand al’Thor serait entre les mains de Sevanna, quand elle aurait épousé le Car’a’carn – parmi les Aiels, le chef de tous les chefs, le « Dragon Réincarné » n’étant qu’une absurdité inventée par les habitants des terres mouillées –, la manière de nommer les chefs de tribu et de clan changerait elle aussi. Et cette réforme toucherait peut-être également les dirigeants des ordres de guerriers.

Rand al’Thor choisirait les chefs, tout simplement ! En suivant les suggestions de son épouse, bien entendu. Et ce serait seulement le début des bouleversements. Bien d’autres suivraient – par exemple, l’adoption de la transmission héréditaire des titres en vigueur dans les terres mouillées.

Soufflant du sud, le vent devint momentanément plus fort. Voilà qui couvrirait le bruit des sabots et les grincements de roues de la caravane des terres mouillées.

Sevanna tira sur son châle et parvint de justesse à ne pas grimacer. Coûte que coûte, elle devait dissimuler sa nervosité. Un coup d’œil sur sa droite l’apaisa aussitôt. Plus de deux cents Matriarches étaient massées là. En temps normal, plusieurs d’entre elles l’auraient regardée avec l’intensité d’oiseaux de proie. Mais toutes se concentraient sur la colline d’en face. Quelques-unes tiraient nerveusement sur leur châle et d’autres lissaient le devant de leur lourde jupe. Sevanna eut un rictus méprisant. De la sueur ruisselait sur le visage de certaines femmes. De la sueur ! Où était leur honneur pour qu’elles exhibent ainsi leur anxiété ?

Tout le monde sursauta un peu lorsqu’un jeune Sovin Nai apparut en haut du ravin, puis abaissa son voile et entreprit de dévaler la pente. Comme il convenait, le guerrier se dirigea tout droit vers Sevanna. Mais il parla assez fort pour que tout le monde entende, un comportement fort irritant.

— Un des éclaireurs ennemis s’est échappé… Bien que blessé, il tenait encore sur sa selle.

Les chefs des ordres de guerriers se mirent en mouvement avant que le messager ait terminé sa deuxième phrase. Pas question que les choses se passent ainsi ! Sur le champ de bataille, ils prendraient les opérations en main – de sa vie, Sevanna avait dû tenir une lance une fois ou deux, et encore ! – mais elle n’entendait pas les laisser oublier qui elle était.

— Lançons tous les guerriers à l’attaque, ordonna-t-elle, avant que nos ennemis aient eu le temps de se préparer.

Les chefs se tournèrent vers Sevanna avec un bel ensemble.

— Tous les guerriers ? demanda Bendhuin, incrédule. À part les réserves, tu veux dire ?

Furieux, Maeric enchaîna aussitôt :

— Si nous ne gardons pas de force en réserve, nous risquons de…

— Tous les guerriers, j’ai dit ! coupa Sevanna. Nous allons affronter des Aes Sedai. Il faut les submerger dès le début.

Efalin et presque tous les autres hommes affichèrent un masque d’impassibilité, mais Bendhuin et Maeric ne désarmèrent pas, prêts à discuter ferme. Les crétins ! Ils faisaient face à une poignée d’Aes Sedai et à quelques centaines de soldats des terres mouillées. Disposant de quarante mille guerriers, comme ils l’avaient exigé, ils envisageaient de conserver quand même des corps d’éclaireurs et des renforts, comme s’ils combattaient d’autres Aiels ou une armée entière des terres mouillées.

— Ma parole est celle du chef des Shaido !

Un rappel qui aurait dû être inutile, mais qui ne pouvait pas faire de mal.

— Nos ennemis sont ridiculement peu nombreux… Ils seront balayés par un assaut massif et rapide. Vous parliez tous de venger Desaine, ce matin. Est-ce de la peur que je sens en vous ? Face à quelques misérables adversaires ? Les Shaido auraient-ils perdu leur honneur ?

Comme prévu, cette remarque étouffa toute contestation. Efalin elle-même leva son voile sur un visage devenu aussi inexpressif que de la pierre. Alors que les chefs gravissaient la pente, elle recourut au langage par gestes, et les Promises qui entouraient Sevanna suivirent le mouvement. Ça, ce n’était pas prévu au programme, mais au moins, les guerriers attaquaient. Même de sa position, au fond du ravin, Sevanna voyait des silhouettes qui semblaient surgir de la terre se précipiter vers le sud à la vitesse qui leur permettait de distancer des chevaux, le cas échéant. Il n’y avait pas de temps à perdre. Après avoir noté qu’il lui faudrait parler à Efalin, plus tard, Sevanna se tourna vers les Matriarches.

Sélectionnées parmi les plus puissantes Matriarches Shaido capables de canaliser le Pouvoir, elles allaient combattre, à six ou sept contre une, les Aes Sedai qui détenaient al’Thor. Malgré cet avantage numérique, Sevanna lut du doute sur les visages de ces femmes. Elles tentaient de le dissimuler derrière un masque impassible, mais certains détails ne trompaient pas, tels que des yeux fuyants ou une langue nerveusement passée sur des lèvres trop sèches. En ce jour, beaucoup de traditions allaient mourir. Des coutumes antiques qui avaient jusque-là force de loi. En principe, les Matriarches ne participaient pas aux batailles et elles se tenaient le plus loin possible des Aes Sedai. Ces femmes connaissaient les anciens récits, selon lesquels les Aiels avaient été exilés dans la Tierce Terre pour avoir mal servi les Aes Sedai. S’ils recommençaient, annonçaient ces textes, ils seraient détruits.

Les Matriarches avaient aussi entendu ce que Rand al’Thor avait clamé devant tous les Aiels. En ces temps reculés, afin de mieux servir les Aes Sedai, leurs ancêtres avaient juré de ne jamais recourir à la violence. D’abord sûre que ces histoires étaient fausses, Sevanna était à présent convaincue que les Matriarches leur accordaient un grand crédit. Aucune ne l’en avait informée, bien sûr, mais ça n’avait aucune importance. Alors qu’elle n’avait jamais fait les deux voyages jusqu’à Rhuidean requis pour devenir une Matriarche, les autres l’avaient acceptée parmi elles, même si c’était parfois de mauvaise grâce. À présent, elles ne pouvaient plus revenir en arrière. Des traditions obsolètes allaient être balayées et remplacées par d’excitantes nouveautés.

— Les Aes Sedai…, souffla Sevanna.

Dans un concert de cliquetis de bracelets et de colliers, les Matriarches se penchèrent en avant pour mieux entendre.

— Les Aes Sedai détiennent notre Car’a’carn et nous devons le leur reprendre.

Quelques femmes froncèrent les sourcils. Parmi les Matriarches, beaucoup pensaient que Sevanna voulait avoir le Car’a’carn vivant afin de venger la mort de Couladin, son deuxième mari. Elles comprenaient ce sentiment, mais elles ne seraient pas venues jusqu’ici rien que pour ça.

— Les Aes Sedai… Nous avons une parole, mais pas elles. Nous avons été loyales, alors qu’elles n’ont rien respecté. Vous savez comment Desaine a été assassinée.

Bien sûr, qu’elles le savaient ! Les regards rivés sur Sevanna se firent plus durs. Tuer une Matriarche était équivalent à ôter la vie à une femme enceinte, un enfant ou un forgeron.

Certains regards étaient plus durs que d’autres… Celui de Thevara, de Rhiale et d’autres encore…

— Si nous permettons à ces femmes de s’en sortir sans encombre, nous ne serons que des animaux ! Moins que ça, même, puisque nous n’aurons plus d’honneur. Moi, je tiens à mon honneur !

Sur ces mots, Sevanna releva dignement l’ourlet de sa jupe et entreprit de gravir la pente, la tête haute et sans jeter un regard en arrière. Les autres la suivraient, elle n’en doutait pas un instant. Thevara, Norlea et Dailin s’en assureraient, ainsi que Rhiale, Tion, Meira et toutes les autres qui étaient venues avec elle, quelques jours plus tôt, voir Rand al’Thor être battu comme plâtre par les Aes Sedai, avant de devoir réintégrer son coffre. L’allusion à Desaine était destinée à ces treize femmes bien plus qu’aux autres, et ça les dissuaderait de la trahir. La vérité sur la mort de Desaine serait le ciment de leur loyauté.

Des Matriarches contraintes de soulever leur jupe pour avancer n’avaient aucune chance de soutenir le rythme de guerriers en cadin’sor, même en courant à toutes jambes. Lorsqu’elles eurent parcouru deux lieues, passant de colline en colline – une assez courte distance –, elles déboulèrent sur une crête et découvrirent que la danse avec les lances avait déjà commencé. En un sens…

Des milliers d’algai’d’siswai voilés entouraient des chariots disposés en cercle autour d’un des rares bosquets qu’on trouvait de-ci de-là dans la région. Devant ce spectacle, Sevanna frémit de colère. Les Aes Sedai avaient eu assez de temps pour regrouper tous leurs chevaux à l’intérieur du bosquet. Les guerriers avaient encerclé les chariots et ils les criblaient de flèches, mais la première ligne semblait être repoussée par un mur invisible. Alors qu’elles paraissaient pouvoir passer au-dessus de cet obstacle, les flèches aussi commencèrent à rebondir contre une barrière tout aussi invisible.

Des murmures coururent dans les rangs de Matriarches.

— Vous voyez ce que font les Aes Sedai ? demanda Sevanna, comme si elle était elle aussi capable de voir les sœurs tisser le Pouvoir de l’Unique.

Elle réprima un ricanement. Avec leurs fameux Trois Serments, les Aes Sedai étaient un ramassis de crétines ! Quand elles décideraient enfin d’utiliser le Pouvoir comme une arme, pas comme une sorte de fortification, il serait trop tard pour elles. À condition que les Matriarches ne continuent pas à contempler le spectacle ! Dans un de ces chariots, Rand al’Thor devait être plié en deux dans son coffre comme une longueur de soie. Attendant que Sevanna vienne le cueillir. Et si les Aes Sedai pouvaient le contrôler, elle en serait capable avec l’aide des Matriarches. Et d’une promesse…

— Thevara, conduis la moitié des Matriarches vers l’ouest. Soyez prêtes à frapper dès que je passerai à l’action. Pour Desaine, et au nom du toh que nous doivent les Aes Sedai ! Nous leur ferons sentir le poids de l’honneur comme personne avant nous n’y est parvenu !

Prétendre imposer à des gens une obligation qu’ils n’avaient jamais assumée était une pure vantardise. Pourtant, dans les vociférations de femmes qui l’accompagnaient, Sevanna entendit des serments solennels au sujet du toh et des Aes Sedai. Seules les femmes qui avaient tué Desaine sur son ordre gardaient un silence prudent. Thevara plissa même les lèvres, avant de lâcher :

— Nous t’obéirons, Sevanna.

D’un pas vif et souple, la veuve de Couladin guida l’autre moitié des Matriarches vers la zone est du champ de bataille, si on pouvait qualifier ainsi le site d’un très étrange affrontement. Sevanna aurait préféré rester sur la crête d’une colline, d’où elle aurait tout vu – c’était ainsi que les chefs de tribu chorégraphiaient de loin la danse avec les lances – mais sur ce point, elle n’avait obtenu aucun soutien, même auprès de Thevara et des autres complices de l’assassinat de Desaine.

Avec leur chemisier blanc en algode, leur jupe de laine, leur châle sombre, leurs bracelets, leurs colliers et leurs longs cheveux tenus par un foulard, les Matriarches se distinguaient très nettement des guerriers en tenue ocre. Même si elles avaient décidé d’être au cœur de l’action, en cas de bataille, et non sur une hauteur, ces femmes n’avaient pas conscience, Sevanna en aurait mis sa tête à couper, que ce serait à elles, en ce jour, de livrer le vrai combat. À partir d’aujourd’hui, plus rien ne serait pareil, et la capture de Rand al’Thor n’était pas le plus grand bouleversement.

Parmi les guerriers qui assaillaient les chariots, seule la taille permettait de distinguer rapidement les hommes des Promises. Les voiles et les shoufa dissimulaient les visages, et rien ne ressemblait plus à un cadin’sor qu’un autre cadin’sor, n’étaient quelques différences marquant l’appartenance à une tribu, à un clan ou à un ordre de guerriers.

Les combattants qui se tenaient le plus loin du mur invisible semblaient désorientés, marmonnant entre eux comme s’ils attendaient que quelque chose se passe. Préparés à lutter contre les éclairs des Aes Sedai, voilà qu’ils se retrouvaient à poireauter, trop loin du cœur de l’action pour utiliser l’arc en corne qu’ils n’avaient même pas encore sorti de l’étui accroché dans leur dos. Si ça ne tenait qu’à Sevanna, ils n’auraient plus très longtemps à attendre.

Les poings sur les hanches, elle s’adressa aux Matriarches :

— Celles qui se trouvent au sud, par rapport à moi, vont détruire la défense des Aes Sedai. Celles qui sont au nord, à l’attaque ! En avant !

Après avoir crié cet ordre, Sevanna se tourna pour assister à l’anéantissement des Aes Sedai qui croyaient ne devoir affronter que des lances.

Mais rien ne se produisit. Devant Sevanna, les guerriers continuaient à piaffer en vain, et aucun son assourdissant ne retentit – à part le bruit occasionnel d’un embout de lance frappant une rondache, il n’y avait pas grand-chose à entendre, pour tout dire.

Sevanna s’emplit de colère, la tissant comme des fils sur un rouet. Elle aurait juré que les Matriarches, après avoir vu le corps déchiqueté de Desaine, seraient prêtes à frapper les Aes Sedai. Si elles hésitaient toujours, elle les harcèlerait jusqu’à ce qu’elles se décident, les humiliant au point qu’elles finissent par demander à genoux d’enfiler la robe blanche des gai’shain.

Soudain, une boule de feu grosse comme la tête d’un homme fendit le ciel en direction des chariots. Une autre suivit, puis ce fut un véritable bombardement. Son estomac se dénouant enfin, Sevanna vit que d’autres projectiles jaillissaient de l’ouest, où se trouvaient Thevara et les autres. De la fumée s’éleva des chariots, d’abord par fines volutes, puis par colonnes noirâtres. Dans les rangs de guerriers, les murmures changèrent de ton, et si les derniers rangs ne bougèrent pas vraiment, il y eut un net mouvement général vers l’avant.

Parmi les défenseurs, des hommes hurlaient de rage ou de douleur. Le mur invisible des Aes Sedai, quelle que fût sa nature, venait d’être abattu. La bataille commençait, et elle ne pourrait avoir qu’une issue. Bientôt, Rand al’Thor serait à Sevanna. Il mettrait tous les Aiels à sa disposition, afin de conquérir les terres mouillées, puis, avant de mourir, il lui donnerait des filles et des fils, histoire d’assurer sa succession. Al’Thor étant très beau, très fort et en pleine jeunesse, cette partie du plan ne serait pas la plus désagréable.

Sevanna n’espérait pas que les Aes Sedai baissent rapidement pavillon, et ce ne fut pas le cas. Leurs boules de feu embrasèrent des guerriers et des éclairs, tombant du ciel, en réduisirent d’autres en cendres. Peu habituées à canaliser le Pouvoir, surtout quand il y avait un « public » pour les voir faire, les Matriarches restaient très discrètes sur leur don. Pourtant, elles semblaient tirer très vite des leçons de ce qu’elles voyaient. À moins qu’elles aient toujours su, mais soient restées hésitantes… Quoi qu’il en fût, en réponse aux éclairs des Aes Sedai, une pluie de lances de lumière s’abattit du ciel sur les chariots.

Tous ces projectiles n’atteignaient pas leur cible. Les boules de feu, désormais énormes, explosaient parfois en plein vol, et les éclairs semblaient à l’occasion détournés par un bouclier invisible. Dans le vacarme des détonations, des cris et des hurlements montaient de toutes parts. Ravie, Sevanna contemplait le ciel. Tout ça lui rappelait la description des feux d’artifice des Illuminateurs qu’elle avait lue un jour.

Soudain, une lumière blanche l’aveugla et elle eut le sentiment de dériver dans le vide. Quand elle y vit de nouveau, elle était étendue sur le sol, à dix bons pas de l’endroit où elle se trouvait à l’origine, tous ses muscles lui faisant un mal de chien. Couverte de poussière de la tête aux pieds, elle luttait pour respirer et garder dans ses poumons l’air qu’elle parvenait à inhaler. Autour d’un grand trou aux bords déchiquetés, d’autres Matriarches gisaient sur le sol, et de la fumée montait de leurs vêtements. Toutes les femmes n’étaient pas touchées, puisque la bataille continuait dans le ciel, mais beaucoup étaient pour l’instant hors d’état de combattre. Sevanna allait devoir les renvoyer au cœur de la danse…

La respiration toujours douloureuse, elle se redressa péniblement et ne prit pas la peine de s’épousseter.

— En avant !

Prenant Estalaine par les épaules, elle voulut la forcer à se relever. Au regard bleu voilé de la Matriarche, elle comprit cependant que celle-ci était morte. Passant à Dorailla, elle la remit debout puis s’empara de la lance d’un Marche-Tonnerre mort et la brandit au-dessus de sa tête.

— En avant, les lances !

Quelques Matriarches prirent l’ordre au pied de la lettre et se jetèrent en avant. Gardant la tête froide, d’autres aidèrent les survivantes à se relever, puis elles reprirent le bombardement de boules de feu et d’éclairs.

— En avant, les lances ! répéta Sevanna en passant devant les rangs d’Aielles.

Prise d’une folle envie de rire, elle n’y résista pas. Alors qu’elle était couverte de poussière, au cœur d’une bataille, elle ne s’était jamais sentie d’une humeur aussi joyeuse. Presque de quoi lui faire regretter de ne pas avoir choisi de devenir une Promise. Presque… Une Far Dareis Mai ne pouvait pas devenir chef de tribu. Dans le même esprit, aucun homme ne pouvait prétendre accéder au statut de Matriarche. Pour accéder au pouvoir, une Promise devait renoncer à la lance et tenter de devenir une Matriarche. Étant l’épouse d’un chef de tribu, Sevanna avait manié le pouvoir à l’âge où une Promise était à peine autorisée à porter une lance – et une future Matriarche, encore apprentie, à aller chercher de l’eau avec un seau. À présent, Sevanna était à la fois une Matriarche et une chef de tribu – même si elle avait encore quelques efforts à fournir pour se gagner ce titre-là. Mais qu’importaient les honneurs, lorsqu’on avait le pouvoir ? Cela dit, pourquoi se priver de jouir des deux, quand on en avait l’occasion ?

Un cri la forçant à se retourner, Sevanna blêmit en voyant qu’un loup était en train d’égorger Dosera avec ses crocs. D’instinct, elle plongea sa lance dans le flanc de l’animal. Alors qu’il se contorsionnait pour mordre la hampe de l’arme, un autre loup, encore plus énorme, vola à côté de Sevanna pour atterrir sur le dos d’un guerrier. Partout où elle regarda, la veuve de Couladin vit des hommes en train de succomber sous les assauts des bêtes sauvages.

Une peur panique la submergeant, Sevanna dégagea sa lance du cadavre. Les Aes Sedai avaient appelé des loups en renfort. Les yeux rivés sur la bête qu’elle venait d’abattre, l’Aielle se répéta cette pensée : Les Aes Sedai ont appelé des loups au secours !

Non ! Non ! Ça ne changerait rien ! Elle ferait en sorte que ça ne change rien…

Quand elle put enfin détourner les yeux de la dépouille, Sevanna voulut crier des encouragements aux Matriarches survivantes, mais quelque chose l’en empêcha, lui coupant le souffle. Des cavaliers des terres mouillées équipés d’un casque rouge et d’un plastron assorti jouaient de l’épée et de la lance au milieu des guerriers Shaido. D’où sortaient-ils, ceux-là ?

Quand Rhiale lui répondit, Sevanna comprit qu’elle avait parlé à voix haute.

— J’ai essayé de t’en parler, mais tu ne m’as pas écoutée.

Sevanna regardait avec dégoût la lance ensanglantée qu’elle tenait. Les Matriarches n’étaient pas censées toucher aux armes. Imitant un geste qu’elle avait souvent vu faire aux chefs, elle appuya l’arme dans le creux de son bras tandis que Rhiale reprenait :

— Des hommes des terres mouillées ont attaqué depuis le sud. Avec des siswai’aman !

Rhiale avait prononcé ce nom avec tout le mépris convenant aux chiens qui se nommaient eux-mêmes les Lances du Dragon.

— Il y avait aussi des Promises… et des Matriarches.

— Qui se battent ? demanda Sevanna avant de mesurer l’étendue de sa bévue.

Si elle était capable de mettre au rebut des coutumes dépassées, les idiotes aveugles qui osaient se donner encore le nom d’Aielles, dans le camp ennemi, pouvaient le faire aussi. Cela dit, elle ne s’y attendait pas. Sans nul doute, c’était l’œuvre de Sorilea. Quand elle pensait à cette vieille folle, Sevanna avait aussitôt en tête l’image d’une avalanche qui emportait tout sur son passage.

— Nous devons attaquer ces renforts ! Ils n’auront pas Rand al’Thor.

Voyant Rhiale écarquiller les yeux, Sevanna ajouta à la hâte :

— Et ils ne nous empêcheront pas de venger Desaine !

— Ce sont des Matriarches…, dit Rhiale d’un ton sans appel.

Sevanna comprit et de la bile monta aussitôt à sa gorge. Participer à une bataille était déjà un blasphème, mais lancer des Matriarches contre d’autres Matriarches était plus que Rhiale n’en pouvait supporter. Convenant qu’il n’y avait pas d’autre solution pour persuader les Matriarches et les guerriers d’attaquer les Aes Sedai – une démarche incontournable pour avoir al’Thor entre leurs mains, puis régner sur tous les Aiels –, Rhiale avait accepté la condamnation à mort de Desaine. Mais cette exécution avait eu lieu en secret, avec pour complices et témoins des femmes qui partageaient cette analyse. Là, tout se passerait au grand jour.

Des lâches et des crétins, tous ces minables !

— Si tu vois les choses comme ça, va affronter les ennemis qui ne te paralysent pas, Rhiale.

Chaque mot contenait tout le mépris du monde, mais Rhiale se contenta de hocher la tête et d’ajuster son châle. Après un dernier regard désapprobateur sur la lance de Sevanna, elle reprit sa place dans les rangs de Matriarches.

Il y avait peut-être un moyen de forcer les Matriarches d’en face à bouger les premières. Il aurait été préférable d’attaquer par surprise, mais tout valait mieux que de voir Rand al’Thor tomber entre les mains de ces femmes.

Sevanna aurait donné n’importe quoi pour avoir avec elle une femme capable de canaliser qui lui obéirait sans discutailler. Ou pour être au sommet d’une colline, d’où elle aurait pu suivre le déroulement de la bataille.

Lance brandie, un œil en permanence sur les loups – ceux qui n’étaient pas morts continuaient de tailler en pièces des hommes et des femmes en cadin’sor –, Sevanna recommença à crier des encouragements à ses « troupes ». Au sud, les Shaido subissaient un bombardement d’éclairs et de boules de feu plus dense qu’avant, mais ça ne semblait pas faire une énorme différence. Avec ses explosions, ses flammes, ses gerbes de terre et de corps déchiquetés, la bataille continuait à faire rage.

— En avant, les lances ! cria Sevanna en brandissant son arme. En avant !

Parmi les guerriers adverses, elle n’avait pas encore distingué de siswai’aman, ces abrutis qui se nouaient un bandeau rouge autour du front en l’honneur du Dragon Réincarné. Étaient-ils trop peu nombreux pour avoir une influence sur le cours des événements ? En tout cas, les groupes de soldats des terres mouillées semblaient moins denses et coupés les uns des autres. Sous les yeux de Sevanna, un de ces groupes fut littéralement submergé, hommes comme chevaux, par une marée de lances.

— En avant ! En avant !

La voix de Sevanna vibrait d’excitation. Même si les Aes Sedai avaient appelé dix mille loups à la rescousse, Sorilea venant avec mille Matriarches et cent mille guerriers, les Shaido remporteraient la victoire en ce jour glorieux. Les Shaido et leur chef – Sevanna du clan Jumai, un nom qui resterait dans l’histoire à tout jamais.

Soudain, une explosion différente, plusieurs tons plus graves, retentit au milieu du vacarme. Sevanna détermina assez vite qu’elle s’était produite à l’intérieur du cercle de chariots, mais sans pouvoir dire si c’était l’œuvre des sœurs ou des Matriarches Shaido. Détestant depuis toujours les énigmes, elle se garda pourtant d’interroger Rhiale ou une autre femme et de trahir ainsi son ignorance. Sans parler de son manque d’aptitude pour le Pouvoir alors qu’elle se trouvait au milieu de femmes qui le contrôlaient. En soi, ça ne menaçait en rien ses plans, mais dans la liste de ce qu’elle abominait, il y avait aussi les dons que d’autres détenaient et qu’elle n’avait pas.

Du coin de l’œil, elle capta une lumière hésitante, parmi les algai’d’siswai – à croire que quelque chose était en train de changer, mais quand elle tourna franchement la tête pour regarder, elle ne distingua rien du tout. Une nouvelle fois, une lumière frémit à la périphérie de sa vision. Là encore, quand elle voulut voir de quoi il s’agissait, il n’y eut rien à découvrir.

Décidément, il y avait trop de choses qu’elle ne parvenait pas à comprendre.

Criant toujours des encouragements, Sevanna étudia les rangs de Matriarches. Leurs vêtements maculés de poussière ou carrément roussis, plusieurs femmes avaient perdu leur foulard, laissant leurs longs cheveux pendre librement dans leur dos. En piteux état, elles allaient cependant bien mieux que les dix malheureuses qui gisaient sur le sol et gémissaient de douleur. Un peu à l’écart, Sevanna dénombra sept corps immobiles, le visage recouvert par leur châle. Mais seules les femmes toujours sur leurs jambes l’intéressaient. Rhiale… Alarys, sa magnifique crinière noire en désordre… Someryn, son chemisier généreusement ouvert, ainsi qu’elle en avait pris l’habitude afin de rivaliser avec l’audacieux décolleté de la veuve de Couladin… Meira, l’air plus sinistre encore que d’habitude. Tion, aussi bien charpentée que Belinde était squelettique. Enfin, Modara, aussi grande que bien des hommes…

Si elles avaient tenté quelque chose de nouveau, une de ces sept femmes en aurait informé Sevanna, car la vérité au sujet de Desaine les liait à elle. Même pour une Matriarche, un tel crime aurait pour conséquence une vie entière de souffrance – et pire encore, de honte – afin de récupérer son toh. Voire un bannissement, sans vêtements ni vivres, dans une région sauvage, avec pour perspective de survivre ou de crever seule et d’être abattue à vue par n’importe qui l’apercevant. Même dans ces conditions, Sevanna aurait juré que Rhiale et les six autres prenaient un malin plaisir, comme toutes les autres Matriarches, à lui cacher des choses. En particulier celles qu’elles avaient apprises durant leur formation, et lors de leurs séjours à Rhuidean.

Il faudrait prendre des mesures contre cette tendance, mais ce n’était pas le moment. Si elle avait posé des questions, Sevanna aurait trahi sa faiblesse.

Observant de nouveau la bataille, elle découvrit que l’espoir avait changé de camp – pour basculer dans le sien, semblait-il. Au sud, la pluie d’éclairs et de boules de feu continuait avec la même violence, mais ce n’était plus le cas droit devant elle, au nord et à l’ouest. Les projectiles visant les chariots explosaient toujours en vol, le plus souvent en tout cas, mais la résistance des Aes Sedai faiblissait.

Sevanna allait gagner !

Alors que cette idée lui traversait l’esprit, aussi flamboyante qu’une comète, les Aes Sedai baissèrent enfin les bras. À part au sud, les bombardements avaient cessé. Prête à crier de joie, Sevanna fit une autre constatation qui l’incita à se retenir. Des éclairs et du feu s’abattaient toujours sur les chariots, mais ils ricochaient contre un obstacle invisible.

La fumée qui montait des chariots dessina les contours d’une sorte de dôme. Puis elle commença à s’évacuer par ce qui devait être un trou ménagé au sommet de l’étrange structure.

Sevanna se tourna vers les Matriarches, son expression si furieuse que plusieurs femmes reculèrent d’instinct – à moins que ce soit à cause de la lance… Elle devait avoir l’air prête à l’utiliser, et c’était exactement son état d’esprit.

— Pourquoi les avez-vous laissées faire ça ? Vous deviez les neutraliser. Leur interdire d’ériger de nouvelles défenses.

Blême comme si elle allait vomir, Tion plaqua pourtant les poings sur les hanches et regarda Sevanna droit dans les yeux.

— Ce n’est pas l’œuvre des Aes Sedai.

— Vraiment ? De qui d’autre, alors ? Les Matriarches adverses ? N’avais-je pas dit qu’il fallait les attaquer ?

— Ce ne sont pas des femmes qui…, souffla Rhiale. Pas des femmes…

Sevanna se tourna lentement vers le dôme et prit une grande inspiration – en état de choc, elle avait un moment oublié de respirer. Un objet venait de sortir à l’air libre par le trou d’évacuation de la fumée. Un des étendards des terres mouillées. La fumée n’étant pas assez noire pour le dissimuler, Sevanna distingua un disque noir et blanc sur fond écarlate. Le symbole que les siswai’aman arboraient sur leur bandeau. En d’autres termes, celui de Rand al’Thor ! Avait-il réussi à se libérer, à vaincre les Aes Sedai et à faire léviter cet étendard ? Pouvait-il être puissant à ce point ?

Les éclairs et les flammes continuaient à marteler le dôme, mais Sevanna entendit des murmures dans son dos. Les autres femmes envisageaient de battre en retraite. Peut-être, mais pas elle ! Depuis toujours, elle savait que le chemin le plus facile et le plus court vers le pouvoir consistait à séduire les hommes qui le détenaient. Même enfant, elle n’avait jamais douté d’être née avec les armes qu’il fallait pour mener ce plan à bien. Suladric, le chef des Shaido, avait succombé alors qu’elle avait à peine seize ans. Après son veuvage, elle avait choisi ses successeurs les plus probables. Bien entendu, Muradin et Couladin étaient tous deux convaincus d’être l’unique objet de sa passion. Après que Muradin eut disparu à Rhuidean, comme tant d’autres hommes, un sourire avait suffi à persuader Couladin qu’il l’avait subjuguée. Mais que pesait le pouvoir d’un chef de tribu face au Car’a’carn ? Et la puissance qui attendait Sevanna serait dix fois supérieure !

Sevanna frissonna comme si elle venait de voir le plus bel homme du monde sous une tente bain de vapeur. Quand Rand al’Thor serait sien, elle pourrait conquérir le monde !

— En avant ! Allons, les lances ! Au nom de Desaine, humilions ces Aes Sedai.

Et Rand al’Thor ne lui échapperait pas !

Soudain, un rugissement monta de la ligne de front – des cris d’hommes. Furieuse de ne pas voir ce qui se passait, Sevanna hurla aux Matriarches de redoubler leurs efforts. Mais il lui sembla que le bombardement, sur le dôme, perdait de l’intensité.

Quelque chose qu’elle put voir se produisit alors.

Non loin des chariots, des gerbes de terre et de lambeaux de corps jaillirent dans les airs – pas à un seul endroit, mais sur tout le périmètre. Puis les explosions dessinèrent autour des chariots plusieurs cercles concentriques plus meurtriers les uns que les autres. Partout, des guerriers et des Promises mouraient déchiquetés avant même d’avoir compris ce qui se passait.

Les Aiels encore à l’extérieur de ce périmètre mortel se débandèrent.

Quand les premiers fuyards passèrent à côté d’elle, Sevanna les frappa avec sa lance, se fichant que le fer se couvre peu à peu de sang.

— Retournez vous battre ! Pour l’honneur des Shaido !

Les lâches continuèrent à fuir.

— N’avez-vous aucun honneur ? Au combat !

Sevanna enfonça le fer de sa lance dans le dos d’une Promise. La femme s’écroula, mais ses compagnons d’infamie la piétinèrent. Du coin de l’œil, la veuve de Couladin vit que certaines Matriarches avaient déserté aussi, d’autres étant en train d’aider les blessées à se relever, afin de les entraîner dans la fuite. Voyant que Rhiale tournait aussi les talons, Sevanna lui saisit le bras et la menaça avec sa lance.

— Il faut continuer ! Nous pouvons toujours avoir al’Thor !

— Si nous restons, ce sera la mort, répondit Rhiale, folle de peur. Ou nous finirons enchaînées devant la tente d’al’Thor ! Combats et meurs si ça te chante, Sevanna ! Je ne suis pas un Chien de Pierre !

Rhiale dégagea son bras et détala.

Un moment, Sevanna resta où elle était tandis que des hommes et des femmes paniqués passaient à côté d’elle, la bousculant parfois. Puis elle lâcha sa lance et posa une main sur sa bourse, où était rangé un petit cube de pierre orné de sculptures sophistiquées. Dire qu’elle avait failli le jeter ! Mais elle s’en était abstenue, et il lui restait ainsi une autre corde pour son arc…

Relevant l’ourlet de ses jupes, elle se joignit aux fuyards. Mais contrairement à eux, elle ne céda pas à la terreur et entreprit d’ourdir de nouveaux plans. Rand al’Thor finirait par se prosterner devant elle. Et les Aes Sedai aussi !


Alviarin sortit enfin des appartements d’Elaida. Aussi calme et maîtrisée que d’habitude, à l’extérieur, elle se sentait en réalité vidée de ses forces. Pourtant, elle parvint à descendre d’un pas assuré les marches, en marbre même à cette hauteur, du long escalier en colimaçon. Des domestiques affairés, comme il convenait, s’inclinèrent sur le passage de la Gardienne des Chroniques drapée dans toute sa sérénité d’Aes Sedai.

Dans les niveaux inférieurs, Alviarin commença à croiser des sœurs, beaucoup portant un châle aux franges à la couleur de leur Ajah – une façon, peut-être, de souligner qu’elles étaient de vraies sœurs. Presque toutes regardèrent la Gardienne au passage – avec un certain malaise, le plus souvent –, la seule qui l’ignora étant Danelle, une sœur marron connue pour avoir la tête dans les nuages. Elle avait participé au remplacement de Siuan Sanche par Elaida, mais en permanence perdue dans ses pensées – une solitaire qui n’avait pas d’amies, y compris dans son Ajah –, elle ne semblait pas s’être aperçue qu’on l’avait depuis écartée du pouvoir.

Les autres sœurs n’étaient pas si tête en l’air. Loin de là. Mince, le regard dur, Berisha était allée jusqu’à se fendre d’une révérence en croisant la Gardienne. Les cheveux blonds et les yeux bleus – des caractéristiques assez rares chez les Teariennes –, Kera avait imité sa compagne d’Ajah. Pourtant, comme toutes les sœurs vertes, elle avait une tendance marquée à l’arrogance.

Norine Dovarna avait fait mine de s’incliner avant de se raviser. Presque aussi distraite que Danelle, à l’occasion, cette femme aux grands yeux gardait une solide rancune à Alviarin. Puisque la Gardienne avait été choisie parmi les sœurs blanches, elle estimait qu’il aurait dû s’agir d’elle !

Les sœurs n’étaient pas tenues de s’incliner devant la Gardienne, mais Berisha et Kera espéraient que celle-ci puisse intervenir en leur faveur auprès d’Elaida, si besoin était. Les autres sœurs semblaient simplement se demander quels ordres Alviarin venait de recevoir. Quelle Aes Sedai serait punie aujourd’hui pour avoir déplu à la Chaire d’Amyrlin ? Sauf en cas de convocation, les sœurs rouges elles-mêmes évitaient de s’aventurer à moins de cinq niveaux des appartements de la dirigeante. Et quand elle en descendait, bien des Aes Sedai n’hésitaient pas un instant à se cacher. Il flottait dans l’air une tension qui n’avait rien à voir avec les renégates ou les hommes capables de canaliser le Pouvoir.

Plusieurs sœurs tentèrent de parler à Alviarin. Polie mais ferme, elle s’en éloigna en silence, remarquant à peine l’angoisse qui voilait leur regard. Comme elles, la Gardienne avait l’esprit entièrement occupé par Elaida. Une personne très complexe, vraiment… Au premier coup d’œil, on voyait une très belle femme toute en réserve et en retenue. Au second, on découvrait une dirigeante dure comme l’acier et aussi dangereuse qu’une lame d’épée. Là où d’autres auraient recouru à la persuasion, elle passait en force, toujours disposée à écraser ses adversaires plutôt que de faire appel à la diplomatie ou au Grand Jeu. Quiconque la connaissait était convaincu de son intelligence, mais au fil du temps, on finissait par découvrir que cette femme, pourtant dotée d’un esprit brillant, voyait exclusivement ce qu’elle était disposée à voir et ne reculait devant rien pour imposer aux autres ce qu’elle considérait comme la vérité. Son taux de réussite très élevé dans ce domaine était effrayant, mais beaucoup moins que son don de prédiction.

Un don qui se manifestait peu souvent, devenant ainsi trop facile à oublier. Sa dernière prédiction remontait à si longtemps qu’Alviarin, un peu plus tôt, avait eu le sentiment d’être frappée par la foudre. Mais c’était ainsi : Elaida comprise, personne ne pouvait prévoir quand ça arriverait, et encore moins de quelle nature serait la prédiction. Après cette expérience traumatisante, Alviarin avait la sensation que l’ombre de la Chaire d’Amyrlin la suivait dans les couloirs.

Un jour, il faudrait peut-être la tuer. Si on devait en venir là, ce ne serait pas la première exécution secrète d’Alviarin. Mais elle hésitait à franchir ce pas sans en avoir reçu l’ordre, ou au moins la permission.

Quand elle entra chez elle, la Gardienne éprouva un profond soulagement, comme si l’ombre d’Elaida n’avait pas été en mesure de la suivre. Mais si la Chaire d’Amyrlin soupçonnait quelque chose, mille lieues n’auraient pas pu l’empêcher de sauter à la gorge de sa Gardienne.

Elaida devait penser qu’Alviarin allait se mettre au travail, rédigeant des ordres et des décrets afin qu’elle y appose sa signature et son sceau. Mais parmi ces ordres, lesquels seraient exécutés ? Eh bien, ça restait à décider – pas par Elaida, et pas non plus par la Gardienne…

Les appartements dotés d’un balcon donnant directement sur la grande esplanade de la tour étaient composés de pièces plus petites que les autres. De temps en temps, Alviarin sortait sur ce balcon pour contempler Tar Valon. La plus belle cité du monde où se pressaient des centaines de milliers de gens pas plus importants que des pierres sur un plateau de jeu…

En bois clair incrusté de perles et d’ambre, les meubles provenaient de l’Arad Doman, comme les tapis aux couleurs vives et aux motifs floraux ou géométriques et les tapisseries, plus tape-à-l’œil encore, qui représentaient des paysages semés de fleurs où des cerfs broutaient paisiblement. Tout ça appartenait à l’ancienne occupante des lieux. Peu encline à perdre du temps en futilités, Alviarin n’avait jamais choisi autre chose. De plus, ce décor lui rappelait le prix très élevé de l’échec. Impliquée dans des plans complexes, Leane Sharif avait failli. À présent, coupée à tout jamais de la Source, elle n’était plus qu’une femme errante dépendant de la charité des autres. Condamnée à une vie misérable jusqu’à ce qu’elle se décide à y mettre fin ou à se recroqueviller dans un coin et à se laisser mourir. Quelques femmes calmées, racontait-on, avaient réussi à survivre. Avant d’y croire, Alviarin attendrait d’en avoir rencontré une. Et ça ne figurait pas sur la liste des choses dont elle avait envie…

Alors que la vive lumière du début d’après-midi entrait par les fenêtres, Alviarin n’eut pas le temps de traverser la moitié de son salon avant qu’un étrange crépuscule l’enveloppe. Ce phénomène ne l’étonnant pas, elle se retourna et se laissa tomber à genoux.

— Grande Maîtresse, je vis pour servir !

De haute taille, davantage semblable à une ombre qu’à une femme mais dotée d’yeux et de lèvres d’argent, Mesaana se tenait devant la Gardienne.

— Dis-moi ce qui s’est passé, mon enfant.

Toujours agenouillée, Alviarin répéta chaque mot prononcé par Elaida. Et tant pis si elle doutait que ce soit nécessaire. Au début, elle oubliait certaines phrases sans importance, et immanquablement, Mesaana s’en apercevait – elle savait tout à l’avance –, exigeant d’entendre chaque mot et de se faire décrire jusqu’au moindre geste ou tic facial. À l’évidence, elle espionnait les rencontres entre la Chaire d’Amyrlin et sa Gardienne. Alors, où était la logique là-dedans ? Alviarin avait en vain essayé de comprendre. Pourtant, certaines choses obéissaient à la logique, non ?

Elle avait rencontré d’autres Élus – ceux que des fous appelaient les Rejetés. Lanfear et Graendal étaient venues à la tour. Sûres de leur force et de leur supériorité intellectuelle, toutes deux avaient clairement fait comprendre à Alviarin qu’elle n’était qu’une souillon chargée d’accomplir des corvées et instamment priée de sourire si on daignait par le plus grand des hasards la gratifier d’un mot gentil.

Be’lal avait enlevé Alviarin en pleine nuit, alors qu’elle dormait, l’emmenant elle ne savait toujours pas où. Elle s’était ensuite réveillée dans son propre lit, un détail qui l’avait davantage terrifiée que la présence en face d’elle d’un homme capable de canaliser. Pour lui, elle n’était même pas un ver de terre – pas une créature vivante, mais une pierre sur un plateau de jeu qu’il pouvait déplacer à sa guise.

Des années avant les autres, Ishamael l’avait extraite de la masse dissimulée dans l’ombre des membres de l’Ajah Noir pour la placer à leur tête.

Devant chacun des Élus, elle s’était prosternée, clamant du fond du cœur qu’elle vivait pour servir. Elle avait obéi à tous leurs ordres, quels qu’ils soient. Après tout, ils étaient juste au-dessous du Grand Seigneur des Ténèbres, et si elle aspirait à la récompense suprême – l’immortalité dont ils semblaient déjà bénéficier –, se montrer docile ne pouvait pas faire de mal. Oui, elle s’était agenouillée devant tous, et seule Mesaana lui était apparue avec un visage inhumain. Ce manteau d’ombre et de lumière argentée devait être tissé avec le Pouvoir de l’Unique, même si la Gardienne ne parvenait pas à distinguer les flux. En présence de Lanfear et de Graendal, elle avait immédiatement senti qu’elle n’était pas de taille à les défier, en matière de Pouvoir. Face à Mesaana, elle n’avait… rien senti du tout. Comme si cette femme était tout à fait incapable de canaliser le Pouvoir.

Dans ce cas-là, raisonner logiquement n’était guère ardu. Si Mesaana se cachait, c’était parce qu’on risquait de la reconnaître. Donc, elle devait vivre à la tour. À première vue, ça semblait impossible, mais il n’y avait pas d’autre explication. Comme elle ne devait guère avoir de goût pour les corvées, il ne pouvait pas s’agir d’une domestique. Par conséquent, c’était une des sœurs. Mais laquelle ? Avant qu’Elaida sonne le rappel, bien des sœurs avaient vécu loin de la tour pendant des années. Et parmi elles, beaucoup n’avaient pas d’amies – qu’elles soient proches ou éloignées. Mesaana devait être l’une de celles-là. Alviarin aurait donné cher pour connaître la vérité. Même quand on ne pouvait rien en faire, le savoir était la source du pouvoir.

— Notre Elaida a fait une prédiction…, dit Mesaana de sa voix musicale comme un carillon.

Alviarin s’avisa soudain qu’elle venait d’achever son rapport. Ses genoux la mettaient à la torture, mais elle n’était pas assez idiote pour se relever sans permission.

Un index obscur tapota des lèvres argentées. Une sœur avait-elle un tic de ce genre ?

— Ne trouves-tu pas étrange qu’elle ait été à la fois si claire et si confuse ? Ce don a toujours été rare, et ses détentrices s’exprimaient d’une façon que seuls les poètes pouvaient comprendre. Jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour que ça serve à quelque chose, en tout cas. À ce moment-là, tout devient limpide, en général…

Alviarin resta muette. Les Élus ne dialoguaient jamais, se contentant de donner des ordres ou de formuler des exigences.

— Des prédictions intéressantes… Les renégates qui explosent… comme une pastèque trop mûre. C’est bien ce qu’elle a dit ?

— Je crois, Grande Maîtresse, mais je n’en suis pas sûre.

Mesaana haussa les épaules.

— Quels que soient les détails, c’est une bonne nouvelle pour nous.

— Elaida est dangereuse, Grande Maîtresse. Son don pourrait lui permettre de révéler ce qui devrait rester dans l’ombre.

— Quoi donc ? demanda Mesaana avec un rire cristallin. Toi ? Tes sœurs de l’Ajah Noir ? Ou penses-tu à ma sécurité ? Parfois, tu es une brave fille, petite.

L’Élue semblait sincèrement amusée. Alviarin sentit qu’elle rougissait. Avec un peu de chance, Mesaana prendrait ça pour de la honte, pas pour de la rage.

— Suggères-tu qu’Elaida soit éliminée du jeu, mon enfant ? C’est trop tôt. Elle est toujours très utile et le restera jusqu’à ce que Rand al’Thor soit ici. Voire après, qui sait ? Rédige ses ordres et fais en sorte qu’ils soient exécutés. La regarder jouer son petit jeu est franchement distrayant. Par moments, vous êtes presque aussi drôles que les Ajah, elle et toi. Réussira-t-elle à faire enlever le roi de l’Illian et la reine du Saldaea ? Les Aes Sedai étaient coutumières de ces forfaits, pas vrai ? Mais ça remonte à au moins deux mille ans. Qui tentera-t-elle d’asseoir sur le trône du Cairhien ? La perspective de devenir roi en Tear fera-t-elle oublier au Haut Seigneur Darlin la répugnance que lui inspirent les Aes Sedai ? Ou notre Elaida s’étranglera-t-elle d’abord de frustration ? Dommage qu’elle ait repoussé l’idée de lever une grande armée. Avec son ambition, j’aurais cru qu’elle sauterait sur cette possibilité.

L’entrevue touchait à sa fin. Ces rencontres, jamais très longues, duraient le temps qu’il fallait à Alviarin pour faire son rapport et recevoir de nouveaux ordres. Mais là, elle avait une question à poser.

— La Tour Noire, Grande Maîtresse…

Alviarin s’humecta les lèvres. Depuis qu’Ishamael lui était apparu pour la première fois, elle avait appris tant de choses sur les Élus – en particulier qu’ils n’étaient ni omniscients ni omnipotents. Elle était devenue chef de l’Ajah Noir parce que Ishamael, fou de rage, avait tué Jarna Malari, la dirigeante précédente, lorsqu’il avait découvert ce qu’elle venait de commencer. Pourtant, ce plan n’avait été abandonné que deux ans plus tard, après la mort d’une seconde Chaire d’Amyrlin. Sierin Vayu… Alviarin se demandait souvent si Elaida avait joué un rôle dans la fin de cette femme. En tout cas, l’Ajah Noir n’y était pour rien.

Jarna avait pressé comme un citron la Chaire d’Amyrlin précédant Sierin – Tamra Ospenya – et après avoir recueilli assez peu de jus, finalement, elle lui avait donné l’apparence d’une femme morte dans son sommeil. Alviarin et les douze autres sœurs noires du Conseil Suprême avaient atrocement souffert avant de réussir à convaincre Ishamael qu’elles n’étaient pas impliquées dans cet assassinat. S’ils n’étaient pas tout-puissants et ne savaient pas tout, les Élus avaient parfois des connaissances que personne d’autre ne détenait. Et face à eux, poser une question pouvait toujours être dangereux. Surtout « pourquoi » ! Sans doute ce qu’ils détestaient le plus…

— Grande Maîtresse, envoyer cinquante sœurs régler le problème est-il une décision prudente ?

Deux yeux brillants comme des lunes jumelles se rivèrent sur Alviarin, qui frissonna de la tête aux pieds. Le sort de Jarna lui revint en mémoire. Officiellement membre de l’Ajah Gris, elle n’avait jamais témoigné le moindre intérêt aux ter’angreal dont personne ne connaissait l’utilité – jusqu’au moment où elle s’était retrouvée coincée dans l’un d’entre eux, que nul n’avait étudié depuis des siècles. À ce jour, la façon de l’activer restait d’ailleurs un mystère. Dix jours durant, il avait été impossible de la libérer et ses cris avaient retenti dans toute la tour. Les sœurs la jugeant presque unanimement comme un modèle de vertu, toutes celles qui étaient présentes à Tar Valon, plus celles qui avaient pu arriver à temps, avaient assisté à l’incinération de ses pitoyables restes.

— Tu es un esprit curieux, mon enfant… Bien orientée, la curiosité peut être un atout. Mal dirigée…

La menace implicite plana dans l’air comme une épée étincelante.

— Je l’orienterai selon tes ordres, Grande Maîtresse, croassa Alviarin, la bouche sèche comme du vieux parchemin. Sans jamais déroger à cette règle.

La Gardienne veillerait quand même à ce qu’aucune sœur noire ne fraie avec Toveine.

Mesaana avança, si grande qu’Alviarin dut incliner la tête en arrière pour voir son visage d’ombre et de lumière. Brusquement, elle se demanda si les Élus pouvaient lire ses pensées.

— Si tu veux me servir, mon enfant, il faut n’obéir qu’à moi. Pas à Semirhage, à Demandred ou à Graendal. Uniquement à moi. Et au Grand Seigneur, bien entendu. Mais à part lui, à personne d’autre que moi.

— Je vis pour te servir, Grande maîtresse, fit Alviarin d’une voix tremblante.

C’était tout juste si elle avait eu la force d’ajouter le « te » à sa phrase originelle…

— Très bien, dit Mesaana après un long silence. Dans ce cas, je t’apprendrai… Mais souviens-toi qu’un élève n’est pas un professeur. C’est moi qui décide qui apprend quoi, et qui détermine dans quelles circonstances ce savoir doit être mis à contribution. Si je découvre que tu en as transmis ou utilisé le plus petit fragment sans mon autorisation, je te détruirai.

Alviarin réussit à s’humidifier de nouveau la bouche. Il n’y avait pas de colère dans la voix musicale de Mesaana, mais simplement une tranquille détermination.

— Grande Maîtresse, je vis pour te servir et t’obéir.

Le savoir, c’était le pouvoir ! Une nouvelle leçon qu’Alviarin venait d’apprendre des Élus…

— Tu as un peu de puissance, mon enfant. Rien d’extraordinaire, mais ça suffira.

Un tissage apparut entre les deux femmes.

— On appelle ça un portail…


Pedron Niall eut un grognement dégoûté lorsque Morgase, avec un sourire triomphant, posa une pierre blanche sur le plateau de jeu. Des compétiteurs moins bons auraient pu jouer une vingtaine de coups supplémentaires chacun, mais Niall savait que l’issue était inévitable, et son adversaire le savait aussi. Au début, la femme blonde avait joué pour perdre, mais de justesse, afin que la partie soit intéressante pour le vainqueur. Mais elle avait vite compris que ça la conduirait à passer pour une piètre joueuse. Sans compter que Niall était assez intelligent pour découvrir le subterfuge – le genre d’affront auquel il réagirait très mal. Désormais, Morgase mobilisait tout son talent, et elle gagnait pratiquement une partie sur deux. Depuis des années, personne n’avait obtenu de si bons résultats contre le seigneur général des Fils de la Lumière.

— J’abandonne, dit-il à la reine d’Andor, qui hocha simplement la tête.

Enfin, l’ancienne reine d’Andor… Et la future, Niall ferait en sorte qu’il en soit ainsi.

En robe de soie verte dont le haut col de dentelle frôlait son menton, elle avait tout d’une souveraine, et la sueur qui faisait briller ses joues n’y changeait rien. Pourtant, elle ne paraissait pas assez vieille pour avoir une fille de l’âge d’Elayne – et encore moins un fils aussi vieux que Gawyn.

— Vous n’avez pas remarqué que j’ai vu le piège que vous me tendiez en posant votre trente et unième pierre, seigneur Niall. Et vous avez pris mon quarante-troisième coup, une simple diversion, pour ma véritable attaque.

De l’excitation dansait dans les yeux de Morgase. Elle aimait gagner, et elle jouait exclusivement pour ça.

Les parties de pierre, l’exquise courtoisie… Tout ça visait à endormir Niall, bien entendu. Morgase était prisonnière dans la Forteresse de la Lumière, et elle en avait conscience, même si elle vivait dans une cage dorée – en grand secret, en tout cas officiellement. Niall avait fait en sorte que sa présence à la forteresse s’ébruite, mais en se gardant bien de la confirmer. Depuis la nuit des temps, ou presque, le royaume d’Andor s’opposait farouchement aux Fils de la Lumière. Pas question de proclamer quoi que ce soit avant que les légions de Niall y entrent avec Morgase à leur tête.

Morgase n’était sûrement pas dupe de ça. Très probablement, elle avait deviné que le seigneur général, de son côté, n’était pas le dindon de la farce de ses manœuvres « diplomatiques ». Le traité qu’elle avait signé conférait aux Fils des droits au sein du royaume d’Andor qu’ils n’avaient jamais eus ailleurs, à part en Amadicia. Pas née de la dernière pluie, Morgase devait déjà songer à un moyen d’affaiblir l’emprise de Niall sur ses terres – puis à l’en expulser dès que l’occasion se présenterait. Si belle qu’elle fût, cette reine était une sacrée femme de tête. Bien sûr, elle se laissait prendre par le jeu, mais ça ne pouvait pas être considéré comme une faute tactique, puisque ça faisait passer de délicieux moments à sa proie.

Un peu plus jeune, Niall aurait sans doute joué à d’autres jeux avec la belle. Après de longues années de veuvage, il n’avait plus de temps à consacrer aux joutes amoureuses. En fait, il n’avait plus de temps pour rien, à part assumer le fardeau de sa charge.

Pour qu’il en aille autrement avec Morgase, il aurait fallu que Niall ait vingt ans de moins – bon, disons plutôt vingt-cinq – et que la reine n’ait pas été formée par les sorcières de Tar Valon. Quand on était ébloui par sa présence, c’était facile à oublier. Mais la Tour Blanche était le fief de l’injustice et de la dévotion aux Ténèbres, et cette femme avait été profondément contaminée. Si le seigneur général ne s’y était pas opposé, le Haut Inquisiteur Rhadam Asunawa l’aurait traduite en justice puis fait exécuter à cause de son séjour à Tar Valon.

Niall eut un soupir insatisfait.

Morgase arborait toujours son sourire triomphant, mais en même temps, elle étudiait son adversaire avec une vive intelligence qu’il lui était impossible de cacher. Prenant une carafe de vin en argent dans une coupe pleine d’eau froide – un peu plus tôt, c’était encore de la glace –, le seigneur général remplit le gobelet de son « invitée » et le sien.

— Seigneur Niall…

Le ton hésitant était tout simplement parfait. Et cette main à demi tendue vers le seigneur général – un vrai chef-d’œuvre, tout comme le respect nouveau qui s’entendait dans sa voix dès qu’elle s’adressait à lui. En d’autres temps, elle l’appelait simplement « Niall » avec plus de mépris qu’elle en aurait eu pour un garçon d’écurie ivre. Oui, toute cette manipulation aurait été géniale, s’il n’avait pas pris depuis pas mal de temps la mesure de cette tigresse.

— Seigneur Niall, vous pouvez sûrement appeler Galad à Amador. Un seul jour, simplement pour que je le voie.

— Je suis navré que le devoir de Galad lui impose de rester dans le nord. Mais vous devriez être fière, car il est un des plus brillants jeunes officiers des Fils de la Lumière.

Le beau-fils de la reine était un moyen de pression utilisable à volonté. En ce moment, le plus efficace était de le tenir éloigné d’elle. Cela dit, le garçon était pour de bon un excellent officier – peut-être le meilleur depuis que Niall dirigeait les Fils – et il n’y avait aucune raison de le détourner de son devoir en lui laissant apprendre que sa belle-mère était là – avec le statut d’invitée, certes, mais rien que le statut.

Une moue presque imperceptible trahit pendant une fraction de seconde la déception de Morgase. Ce n’était pas la première fois qu’elle demandait cette faveur, et sûrement pas la dernière. Même quand la défaite était inévitable, la reine n’était pas du genre à baisser les bras.

— Si vous le dites…, soupira Morgase.

Entendant ce ton humble, Niall faillit s’étrangler avec son vin. La soumission était une nouvelle corde à l’arc de Morgase – mais elle avait dû avoir quelque peine à l’ajouter à sa palette, cette rouerie-là.

— Mais une mère, seigneur Niall…

Une voix masculine retentit dans l’encadrement de la porte :

— Seigneur général, je crains d’avoir des nouvelles qui ne peuvent pas attendre.

Dans son tabard blanc et or de capitaine des Fils de la Lumière, Abdel Omerna, un homme aux tempes grisonnantes et aux yeux noirs pensifs, était l’incarnation de l’autorité et de la bravoure. En réalité, même si ça ne se voyait pas au premier coup d’œil, il s’agissait d’un imbécile.

À la vue d’Omerna, Morgase eut un infime mouvement de recul que la plupart des hommes n’auraient pas remarqué. Comme tout le monde, elle prenait cet abruti pour le chef de l’espionnage des Fils de la Lumière – un gaillard aussi redoutable qu’Asunawa, et peut-être même plus. Bien entendu, le pauvre crétin ignorait qu’il était un leurre visant à détourner l’attention du vrai chef de l’espionnage, dont seul Niall connaissait l’identité. Sebban Balwer, son secrétaire maigrichon à l’apparence plus qu’insignifiante…

Leurre ou non, il arrivait qu’Omerna détienne des informations intéressantes. Voire capitales, en de rares occasions. Niall ne douta pas que c’était le cas. Pour qu’il fasse irruption ainsi, il fallait au moins que Rand al’Thor soit aux portes de la forteresse. Ou en tout cas, que cet idiot en soit persuadé.

— Je crains que nous ayons fini de jouer, dit Niall en se levant.

Il gratifia Morgase d’une révérence minimale, et elle se contenta d’un salut de la tête.

— Jusqu’à ce soir, peut-être…, susurra-t-elle. Si dîner avec moi vous fait envie.

Niall accepta sans hésiter. Il n’aurait su dire où Morgase comptait aller avec sa nouvelle tactique – pas là où l’aurait postulé un lourdaud tel qu’Omerna, sans nul doute – et il se réjouissait d’avance de le découvrir. Quel dommage qu’une telle femme ait été contaminée par les sorcières.

Omerna avança jusqu’au grand soleil en or incrusté dans le sol – un symbole usé par des siècles de visiteurs le piétinant ou s’agenouillant dessus. À part cet ornement et les étendards pris à l’ennemi qui le décoraient, le fief du seigneur général était d’une frappante sobriété.

Morgase contourna Niall, indifférente comme si elle avait oublié jusqu’à sa présence, puis elle sortit et referma la porte derrière elle.

— Seigneur, je n’ai pas encore trouvé Elayne ou Gawyn.

— C’est ça, tes nouvelles importantes ?

Selon Balwer, la Fille-Héritière était à Ebou Dar, toujours impliquée jusqu’au cou avec les sorcières. Des ordres à son sujet seraient très bientôt transmis à Jaichim Carridin. Quant à Gawyn, lui aussi fricotait avec les sorcières, mais à Tar Valon, une ville où Balwer lui-même disposait de très peu d’espions.

Niall but une rasade de vin. Même s’il se sentait plus décati que du vieux parchemin, la chaleur maléfique parvenait encore à lui arracher de la sueur et à lui assécher la bouche.

— Eh bien non, seigneur, ce n’est pas ça… (Omerna sortit de sa poche un petit cylindre en os sur lequel couraient trois bandes rouges.) Vous m’avez dit de venir vous apporter ce message dès que le pigeon voyageur serait arrivé dans…

Surpris que Niall lui arrache le cylindre, l’idiot en eut la chique coupée.

C’était ce que Niall attendait depuis si longtemps. Et ce qui expliquait pourquoi Morgase ne chevauchait pas encore vers le royaume d’Andor au premier rang – mais pas à la tête – d’une légion de Fils de la Lumière. En tout cas, s’il ne s’agissait pas des fantaisies de Varadin, un espion dont la raison chancelait depuis qu’il voyait le Tarabon sombrer dans l’anarchie. Le royaume d’Andor devrait attendre. Et peut-être d’autres sujets aussi…

— J’ai la confirmation que la Tour Blanche est bel et bien désunie, annonça Omerna. L’Ajah Noir a conquis Tar Valon.

Considérant les hérésies qu’il débitait, l’imbécile avait bien raison de s’angoisser. L’Ajah Noir n’existait pas. Toutes les sœurs étaient des Suppôts des Ténèbres, voilà tout !

Niall ignora Omerna et brisa le sceau du cylindre avec son pouce. Il avait demandé à Balwer de lancer des rumeurs, et voilà qu’elles lui revenaient par l’intermédiaire d’Omerna, la meilleure éponge à fadaises qu’il ait jamais connue.

— Seigneur, des rapports précisent que les sorcières ont entamé des négociations avec le faux Dragon al’Thor.

Bien entendu que les sorcières dialoguaient avec al’Thor ! C’était leur création – leur marionnette ! Faisant signe à Omerna de se taire, Niall retourna près de la table de jeu et tira du cylindre un minuscule rouleau de parchemin qu’il déroula avec des mains tremblantes. Soixante-dix ans plus tôt, ses mains avaient tremblé pour la dernière fois alors qu’il s’apprêtait à recevoir le baptême du feu. Aujourd’hui, elles n’étaient plus que de la peau et des tendons, mais il lui restait assez de force pour la mission qui l’attendait.

L’écriture n’était pas celle de Varadin mais de Faisar, un homme envoyé au Tarabon pour des raisons différentes… Tandis qu’il lisait le texte rédigé en clair – pas dans le code utilisé par Varadin – Niall sentit son estomac se nouer. Les rapports de Varadin venaient d’un esprit au bord de la folie – s’il n’y avait pas déjà basculé. Pourtant, celui de Faisar les confirmait et allait même plus loin. Beaucoup plus loin. Al’Thor était un animal enragé qu’il fallait détruire, mais un autre animal fou furieux venait d’entrer dans le jeu, et il était peut-être plus dangereux encore que les maudites sorcières et leur faux Dragon apprivoisé.

Comment affronter deux adversaires pareils en même temps ?

— Seigneur Niall, il semble que la reine Tenobia ait quitté le Saldaea. Et les… hum… fidèles du Dragon dévastent tout en Altara et au Murandy. J’ai aussi entendu dire qu’on a retrouvé le Cor de Valère au Kandor.

Toujours à moitié ailleurs, Niall s’avisa enfin qu’Omerna s’était campé à ses côtés et s’épongeait le front du revers de la manche. À l’évidence, il escomptait jeter un coup d’œil au message. Mais tout le monde saurait la vérité bien assez tôt…

— On dirait qu’une de tes idées les plus délirantes ne l’était pas tant que ça, dit Niall.

L’instant d’après, il sentit une lame s’enfoncer entre ses côtes. Pétrifié, il laissa à Omerna le temps de sortir son arme de la plaie et de frapper encore. Avant lui, bien d’autres seigneurs généraux étaient morts ainsi. Mais jamais il n’aurait cru que son assassin serait Omerna. Saisissant le bras du tueur, il tenta de lutter, mais ses forces se dérobèrent. Le regardant dans les yeux, il s’accrocha alors à Omerna, qui l’aida à tenir debout.

— Il fallait que ce soit fait, souffla le traître, les yeux gonflés de larmes. Vous avez laissé les sorcières se goberger à Salidar, puis…

Comme s’il s’avisait enfin qu’il enlaçait quasiment sa victime, Omerna la repoussa violemment.

Toute force ayant également déserté les jambes de Niall, il s’écroula, renversant la table de jeu. Alors que des pierres blanches et noires roulaient sur le sol, la carafe d’argent s’y écrasa, l’éclaboussant de vin. Le froid qui se tapissait depuis des années dans les os de Pedron Niall se répandit dans tout son corps.

Tout cela s’était-il réellement passé si vite ? Ou le temps, au contraire, avait-il ralenti spécialement pour lui ? Il entendit des bruits de pas et, relevant péniblement la tête, vit qu’Omerna, les yeux écarquillés, reculait devant Eamon Valda.

Lui aussi capitaine des Fils de la Lumière, Valda était moins grand et moins impressionnant, mais ses traits durs auraient glacé les sangs de plus d’un brave, et il brandissait l’épée au héron à laquelle il tenait plus qu’à la prunelle de ses yeux.

— Trahison ! cria-t-il en plongeant sa lame dans la poitrine d’Omerna.

Niall aurait volontiers éclaté de rire, mais le sang qui emplissait sa bouche l’en empêcha. Il n’avait jamais aimé Valda – à vrai dire, il le méprisait – mais il fallait bien que quelqu’un sache. Cherchant autour de lui, il repéra vite le message venu de Tanchico. Dans la confusion, il pouvait passer inaperçu, mais sûrement pas si le mort le serrait dans son poing. Et il fallait que ce texte soit lu.

Sa main avança sur le sol très lentement, puis poussa le petit document au lieu de s’en emparer. Alors que sa vision se brouillait, Niall essaya de se persuader qu’il se trompait. Il n’y avait pas de brouillard, voyons.

Mais la brume s’épaissit et il eut le sentiment qu’un ennemi invisible l’épiait. Aussi dangereux qu’al’Thor, sinon plus…

Le message ! Hein ? Quel message ? L’heure était venue de sauter en selle et de dégainer son épée, enfin de lancer un dernier assaut. Au nom de la Lumière, que ce soit pour vaincre ou mourir, il arrivait !

En vain, il essaya de rugir.


Valda essuya sa lame sur la cape d’Omerna, puis il s’avisa soudain que le vieux loup respirait encore – un gargouillis de sang. Avec un rictus, il se pencha pour donner le coup de grâce à Niall, mais une main aux longs doigts décharnés lui saisit le bras.

— Mon fils, seras-tu le prochain seigneur général ? demanda Asunawa.

Si son visage émacié l’aurait volontiers fait prendre pour un martyr, les yeux du Haut Inquisiteur brillaient d’une ferveur assez puissante pour effrayer même ceux qui auraient ignoré qui il était.

— Ça pourrait arriver, si j’assure t’avoir vu tuer le meurtrier de Pedron Niall. En revanche, si je dois t’accuser d’avoir égorgé le vieux chef, tu n’as aucune chance.

Avec un autre rictus, Valda se redressa. Asunawa avait pour la vérité une étrange mais réelle passion. Il pouvait la ligoter, la suspendre dans les airs et la torturer, l’écoutant hurler sans broncher, mais pour autant que Valda puisse le savoir, il ne mentait jamais.

Un coup d’œil au regard voilé de Niall et à la mare de sang qui grossissait sous lui rassura le capitaine. Le vieux loup agonisait.

— « Ça pourrait arriver », Asunawa ?

Le regard plus fervent que jamais, le Haut Inquisiteur recula pour éloigner du sang de Niall l’ourlet de sa cape blanche. Même un capitaine n’aurait pas dû être si familier avec lui.

— « Pourrait arriver », oui, mon fils. Tu t’es fait prier pour admettre que la sorcière Morgase doit être livrée à la Main de la Lumière. Si tu ne me donnes pas l’assurance que…

— Morgase nous sera encore utile ! lança Valda, ravi d’interrompre son interlocuteur.

Il n’aimait pas les Confesseurs et ne s’en cachait pas. Comment respecter des hommes qui ne faisaient jamais face à un adversaire qui ne fût pas enchaîné et désarmé ? De plus, les Inquisiteurs – leur nom officiel – se tenaient à l’écart des autres Fils de la Lumière. Sur la cape d’Asunawa figurait exclusivement le bâton de berger écarlate de son ordre de tortionnaires, sans le soleil étincelant qui ornait celle de Valda. Pour ne rien arranger, tous ces hommes semblaient penser que jouer des tenailles et des fers chauffés au rouge était la seule mission légitime des Fils de la Lumière.

— Morgase nous offrira le royaume d’Andor. Avant que ce soit fait, tu ne pourras pas disposer d’elle. Et pour conquérir l’Andor, nous devons d’abord écraser la racaille qui soutient le Prophète.

Le Prophète devait passer en premier. Tandis qu’il annonçait l’avènement du Dragon Réincarné, ses sbires brûlaient les villages qui ne se ralliaient pas assez vite à al’Thor.

Niall ne respirait quasiment plus, désormais…

— Sauf si tu veux échanger l’Amadicia contre le royaume d’Andor, au lieu de contrôler les deux ? Asunawa, je veux voir al’Thor pendu haut et court, et assister à la destruction de la Tour Blanche. Je n’ai pas adhéré à ton plan pour te laisser le saboter au moment décisif.

Asunawa resta imperturbable. Ce n’était pas un lâche – en tout cas, pas ici, alors que des centaines de Confesseurs allaient et venaient dans la forteresse, la plupart des Fils de la Lumière adoptant profil bas dès qu’ils en croisaient un. Se rembrunissant, le Haut Inquisiteur continua à ignorer l’épée de Valda, et il murmura, mélancolique :

— Dans ce cas, le capitaine Canvele étant un fervent adepte de l’application stricte des lois, je crains que…

— Moi, j’ai peur que Canvele soit d’accord avec moi, Asunawa…

En tout cas, c’était chose faite depuis l’aube, lorsque Canvele s’était avisé que Valda avait débarqué à la forteresse avec la moitié d’une légion. Décidément, ce Canvele n’avait rien d’un idiot.

— La question n’est pas de savoir si je serai le nouveau seigneur général avant le coucher du soleil. En revanche, on peut se demander qui guidera la Main de la Lumière dans son incessante quête de vérité.

Asunawa n’était pas un lâche, et il se révéla encore plus malin que Canvele. Toujours aussi serein, il ne demanda pas comment Valda comptait s’y prendre pour le destituer.

— Je vois… Tu as l’intention de piétiner totalement les lois, mon fils ?

Valda manqua éclater de rire.

— La Main de la Lumière pourra s’intéresser à Morgase, mais elle ne sera pas mise à la question. En tout cas, pas tant que je n’en aurai pas fini avec elle.

Ce qui risquait de prendre du temps. Trouver pour remplacer Morgase sur le Trône du Lion une femme disposée à entretenir de bons rapports avec les Fils de la Lumière, comme le roi Ailron en Amadicia, ne se ferait pas en un jour.

Asunawa le saisit – ou peut-être pas. Alors qu’il allait parler, un cri retentit dans l’entrée. C’était le petit secrétaire de Niall. Les lèvres serrées, les yeux ronds, il s’efforçait de tout regarder, à part les deux cadavres gisant sur le sol.

— Une bien triste journée, maître Balwer, dit Asunawa, l’affliction ne parvenant pas à adoucir vraiment sa voix. Le traître Omerna vient d’assassiner le seigneur général Niall, que la Lumière illumine son âme !

Aucun mensonge là-dedans. Niall ne respirait plus, désormais, et l’abattre était bel et bien une trahison.

— Le capitaine Valda est arrivé trop tard pour sauver Niall, mais il a tué Omerna alors qu’il s’acharnait sur sa victime.

Balwer sursauta et se frotta nerveusement les mains.

Ce type tapait souverainement sur les nerfs de Valda.

— Puisque tu es là, Balwer, autant te rendre utile.

Valda détestait les parasites, et ce gratte-papier en était en quelque sorte le prototype.

— Transmets un message à tous les capitaines présents dans la forteresse. Dis-leur que le seigneur général est mort assassiné, et que je demande une réunion du Conseil des Initiés de la Lumière.

Une fois nommé seigneur général, Valda s’empresserait de chasser Balwer de la forteresse – à coups de pied aux fesses – et de le remplacer par un secrétaire plus avenant et moins grimaçant.

— Qu’Omerna ait été vendu aux sorcières ou au Prophète, je veux venger Pedron Niall.

— À vos ordres, seigneur, croassa Balwer. Qu’il en soit fait comme vous le souhaitez.

Après avoir enfin trouvé le courage de regarder son maître mort, le petit homme s’inclina et se retira à reculons, les yeux rivés sur la dépouille.

— Eh bien, il semble que tu seras bientôt le nouveau seigneur général, mon fils ! lança Asunawa dès que le secrétaire eut disparu.

— On dirait bien, oui…

Avisant un petit rectangle de parchemin près du cadavre de Niall – le genre de message qu’on glisse dans le cylindre d’un pigeon voyageur –, Valda se pencha, le ramassa et soupira de déception. Imbibé de vin, le message était illisible.

— Mais nous sommes bien d’accord : la Main de la Lumière récupérera Morgase quand tu n’auras plus besoin d’elle.

— Je te la livrerai en personne.

En attendant, il serait peut-être possible de trouver une solution intermédiaire, histoire de calmer l’appétit d’ogre d’Asunawa. Et d’inciter Morgase à se montrer coopérative…

Valda jeta le message sur le cadavre de Niall. Avec l’âge, le vieux loup avait perdu sa vivacité d’esprit et son équanimité. À présent, il revenait à Valda de terrasser les sorcières et leur faux Dragon.


Sous le soleil de l’après-midi, à plat ventre au sommet d’une crête, Gawyn observait mornement le désastre. Les puits de Dumai étaient à plusieurs lieues de sa position, désormais. Pourtant, il distinguait toujours la fumée qui montait des chariots. Que s’était-il passé après qu’il eut guidé les survivants de la Jeune Garde hors de cet enfer ? Le jeune homme n’aurait su le dire. Al’Thor semblait avoir pris la situation en main, les hommes en noir qui paraissaient capables de canaliser l’aidant à écraser les Aes Sedai et les Aiels. Voyant des sœurs battre en retraite, Gawyn avait compris qu’il ne fallait pas traîner dans le coin.

Bien sûr, il déplorait de ne pas avoir pu tuer al’Thor. Pour venger sa mère, victime de ce chien. Egwene affirmait que non, mais elle n’avait aucune preuve.

Pour venger sa mère, et au nom de sa sœur ! Car si Min disait vrai…

Gawyn repensa à la jeune femme. Il aurait dû l’emmener, quoi qu’elle prétende vouloir. En ce jour, il aurait dû faire tant de choses différemment…

Si Min disait vrai, donc, Elayne étant amoureuse d’al’Thor, ce mauvais coup du destin suffisait à justifier la mort du jeune paysan. Avec un peu de chance, les Aiels se seraient chargés du sale travail. Hélas, Gawyn en doutait.

Avec un ricanement, il leva sa longue-vue à hauteur d’un de ses yeux. Une inscription figurait sur un des tronçons de cylindre qui composaient l’instrument : « De la part de Morgase, reine d’Andor, à son fils adoré Gawyn. Puisse-t-il être une fine lame pour sa sœur et son royaume. »

Une dédicace qui avait un goût amer, désormais…

Devant Gawyn, il n’y avait pas grand-chose à voir, à part des plaines desséchées et quelques rares bosquets. Toujours déchaîné, le vent soulevait des colonnes de poussière. De temps en temps, un mouvement furtif signalait la présence d’hommes dans ce paysage apparemment désert. Des Aiels, aurait juré Gawyn. Avec leur veste verte, d’autres survivants de la Jeune Garde ne se seraient pas si bien fondus dans le paysage.

La Lumière veuille pourtant que d’autres compagnons de Gawyn aient échappé au massacre !

Bon sang ! il n’était qu’un crétin ! Il aurait dû tuer al’Thor. Mais il n’avait pas pu s’y résoudre. Pas parce qu’il s’agissait du Dragon Réincarné, mais parce qu’il avait juré à Egwene de ne pas porter la main sur son ami d’enfance.

Comme il convenait pour une simple Acceptée, la jeune femme s’était simplement volatilisée de Cairhien. Pour Gawyn, elle n’avait laissé qu’une lettre, tant lue et relue que le parchemin se déchirait. Même si elle n’y faisait pas allusion, Gawyn n’aurait pas été surpris qu’elle soit allée aider al’Thor d’une manière ou d’une autre. Mais comment aurait-il pu ne pas tenir la parole donnée à la femme qu’il aimait ? Sa parole était déjà sacrée, mais quand il s’agissait de sa bien-aimée… Tant pis pour ce que ça lui coûtait…

Avec un peu de chance, Egwene serait satisfaite du compromis qu’il avait trouvé pour ménager son honneur. Ne pas porter la main sur al’Thor, mais ne pas lever non plus un petit doigt pour l’aider. Fasse la Lumière qu’Egwene ne lui demande jamais ça ! On disait que l’amour ramollissait le cerveau d’un homme, et il en était la preuve vivante.

Apercevant un cavalier monté sur un cheval noir, Gawyn colla un œil à l’oculaire de sa longue-vue. En fait, il s’agissait d’une cavalière. Une dame sans doute – encore trop loin pour qu’il distingue ses traits –, car une servante n’aurait pas porté une robe d’équitation. Ainsi, une Aes Sedai, au moins, avait réussi à s’enfuir. Si une ou plusieurs sœurs s’étaient échappées de ce piège, des membres de la Jeune Garde avaient pu s’en sortir aussi. Et si la chance lui souriait, Gawyn les trouverait avant que les Aiels les aient massacrés. Mais d’abord, il devait s’intéresser à la cavalière. Pour bien des raisons, il aurait volontiers filé sans elle, mais l’abandonner, peut-être pour qu’elle se fasse cueillir par un archer avant d’avoir compris ce qui lui arrivait, n’était pas digne d’un homme d’honneur.

Alors que le jeune homme se relevait, faisant de grands gestes à la sœur, le cheval trébucha et s’écroula, désarçonnant sa cavalière.

Gawyn lâcha un juron, puis un autre quand il vit que la hampe d’une flèche dépassait du flanc du cheval. Scrutant les collines environnantes, il en éructa un troisième quand il vit qu’une vingtaine d’Aiels, debout sur une crête, regardait en direction du malheureux équidé et de sa cavalière. Moins de cent pas les séparaient de leur proie…

Gawyn regarda l’Aes Sedai, qui se relevait péniblement. Si elle gardait la tête froide et recourait au Pouvoir, vingt Aiels ne pourraient pas lui faire de mal, surtout si elle se servait du cadavre de sa monture pour s’abriter des flèches. Même ainsi, le jeune homme se sentirait mieux quand il aurait secouru la sœur.

Se laissant rouler le long de la pente pour limiter les risques que les Aiels le voient, Gawyn se releva dès qu’il fut arrivé en bas.

Il avait quitté Tar Valon avec cinq cent quatre-vingt-un jeunes soldats – pratiquement tous ceux qui étaient assez entraînés pour partir en campagne. Il lui en restait moins de deux cents, à présent. Avant la catastrophe des puits de Dumai, il était déjà certain qu’un plan machiavélique prévoyait que ses hommes et lui ne retourneraient jamais à la Tour Blanche. Pourquoi ce complot ? Il l’ignorait, tout comme il n’aurait su dire si c’étaient Elaida ou Galina qui en tiraient les ficelles. La machination n’avait pas mal fonctionné, même si elle ne s’était sûrement pas déroulée comme l’espéraient son ou ses instigatrices.

Pas étonnant que Gawyn, s’il avait pu choisir, eût préféré retourner à Tar Valon sans une seule Aes Sedai.

Gawyn s’arrêta près d’un soldat monté sur un hongre gris. Malgré sa jeunesse – aucun de ces hommes n’avait besoin de se raser tous les jours, et certains faisaient simplement semblant – Jisao portait à son col une barrette en argent représentant la tour. Ce signe indiquait qu’il avait participé aux premiers combats, au moment de la destitution de Siuan Sanche. Depuis, il s’était couvert de gloire et de cicatrices. Pourtant, il comptait parmi ceux qui auraient pu sauter l’étape rasage presque tous les matins. Son regard, cependant, semblait appartenir à un vétéran de trente ans plus âgé.

Et mes yeux, à quoi ils ressemblent ? se demanda Gawyn.

— Jisao, nous devons aller aider une sœur à…

Les Aiels qui venaient de débouler au sommet d’une crête à l’ouest – une centaine de guerriers, aurait-on dit – sursautèrent de surprise en découvrant les soldats de la Jeune Garde massés au pied d’une colline. Mais la stupéfaction et la supériorité numérique de l’adversaire ne les paralysèrent pas longtemps. En un éclair, ils se voilèrent et dévalèrent la pente. Travaillant en binôme, ils s’attaquèrent autant aux montures qu’aux cavaliers. Mais s’ils savaient combattre contre des hommes à cheval, les soldats de Gawyn avaient récemment dû apprendre à se défendre contre les Aiels. Et dans ce genre de circonstances, les esprits lents ne faisaient pas de vieux os.

Certains cavaliers utilisaient de fines lances terminées par un fer d’un pied et demi de long muni d’une garde pour ne pas s’enfoncer trop profondément, et tous étaient presque aussi bons à l’épée qu’un maître de la lame. Combattant en binôme ou par groupe de trois, chacun surveillant le dos des autres, ils faisaient tourner sans cesse leurs montures afin que les Aiels ne puissent pas leur couper les jarrets. Du coup, seuls les guerriers les plus vifs pouvaient pénétrer dans ces cercles hérissés d’acier. Les chevaux de guerre, parfaitement entraînés, étaient des armes en soi. Fracassant des crânes, ils mordaient les agresseurs, les secouaient entre leurs dents comme des chiens qui viendraient d’attraper un rat et leur déchiquetaient le visage.

Alors que les équidés hennissaient pour se donner du courage, leurs cavaliers lançaient des cris de guerre – ceux qui sortent de la gorge d’hommes saisis par la fureur du combat et bien décidés à voir se coucher le soleil, même s’ils devaient se retrouver dans un fleuve de sang jusqu’à la taille. Ceux qui succombaient criaient aussi, et il n’y avait guère de différence entre ces hurlements.

Cela dit, Gawyn n’avait pas le loisir de regarder ou d’écouter. Seul homme de son camp à pied, il attirait l’attention de l’ennemi. Évitant les chevaux, trois guerriers en cadin’sor foncèrent soudain sur lui. À trois contre un, ils espéraient sans doute une victoire facile, mais il les détrompa vite. Dégainant son épée, il enchaîna les figures. Le Faucon en Piqué, La Liane qui Embrase le Chêne, la Lune qui se Lève sur le Lac. Trois fois, il sentit dans ses poignets l’onde de choc du contact de sa lame avec de la chair. Trois Aiels en moins ! Dont deux blessés, mais aussi inoffensifs que les morts.

Le duel qui suivit cette victoire fut beaucoup moins facile.

Grand et mince, l’homme se déplaçait avec une vivacité surprenante. Parant les coups d’épée avec sa rondache – un impact que Gawyn sentait jusque dans ses épaules –, il lançait sans arrêt des contre-attaques avec sa lance. La Danse de la Grouse des Bois devint Replier l’Air puis le Courtisan qui Fait Osciller son Éventail, mais l’Aiel esquiva les trois attaques au prix d’une égratignure sur un flanc. Gawyn, lui, récolta à la cuisse une plaie qui aurait pu lui couper une artère, s’il n’avait pas sauté en arrière.

Oubliant tout ce qui se passait autour d’eux, les deux hommes continuèrent à danser un ballet de mort. Voyant que son adversaire saignait d’une jambe, l’Aiel tenta plusieurs feintes, histoire de lui faire perdre l’équilibre. Sans cesse en mouvement, Gawyn espérait que le guerrier pousse un petit peu trop loin un de ces coups visant à l’abuser.

Au bout du compte, ce fut le hasard qui décida de tout. L’Aiel trébucha, sans doute sur une pierre, et Gawyn en profita pour lui enfoncer sa lame dans le cœur – avant même de voir le cheval qui, en fait, avait percuté l’homme dans le dos en reculant.

Naguère, le jeune homme se serait senti désolé. On l’avait en effet élevé dans l’idée qu’un duel devait être loyal et équitable. Après plus d’un an à ferrailler, il ne croyait plus à ces nobles idées. Posant un pied sur la poitrine du mort, il dégagea sa lame. Un geste inélégant, certes, mais rapide. Et sur un champ de bataille, la lenteur était souvent punie de mort.

Mais il n’y avait plus besoin d’être rapide. Des cadavres gisaient un peu partout, et les derniers Aiels fuyaient vers l’est, poursuivis par une vingtaine de soldats – dont quelques « vétérans » qui n’auraient pas dû tomber dans ce panneau.

— Revenez ! cria Gawyn.

Si ces idiots se laissaient couper de leurs camarades, les Aiels les tailleraient en pièces.

— Pas de poursuite ! Revenez, que la Lumière vous brûle !

Les soldats obéirent à contrecœur.

— Ils voulaient seulement se frayer un passage dans nos rangs pour continuer leur chemin, dit Jisao en tirant sur les rênes de son hongre.

Sa lame était rouge de sang jusqu’à la garde.

Gawyn saisit les rênes de son étalon bai et sauta en selle sans prendre le temps de nettoyer et de rengainer sa lame.

— Oublions-les ! La sœur a besoin de nous. Hal, reste avec les blessés pour veiller sur eux. Et méfiez-vous des Aiels. Même agonisants, ils ne renoncent jamais à se battre. Tous les autres, avec moi !

Hal salua Gawyn avec sa lame, mais le jeune homme avait déjà éperonné son cheval.

L’escarmouche avait été brève, mais pas assez. Lorsque Gawyn atteignit la crête, il ne vit que le cheval mort, ses sacoches de selle ouvertes. Même avec sa longue-vue, il ne découvrit pas trace de la sœur, des Aiels ou de qui que ce soit de vivant. Rien ne bougeait à part les colonnes de poussière soulevées par le vent et une robe abandonnée près de l’équidé mort. Pour s’être volatilisée si vite, la femme avait dû courir à toutes jambes.

— Elle n’a pas pu aller loin, dit Jisao. Si nous nous déployons en éventail, nous la trouverons.

— Après nous être occupés des blessés, dit Gawyn, catégorique.

Pas question d’éparpiller ses hommes alors que des Aiels grouillaient dans le coin. Le soleil ne tarderait plus trop à se coucher, et il entendait disposer d’un camp bien défendu avant la nuit. Cela dit, trouver une ou deux sœurs ne serait pas une mauvaise chose. Quelqu’un allait devoir expliquer cette catastrophe à Elaida, et il ne voyait aucun inconvénient à céder sa place à une Aes Sedai.

Avec un soupir, Gawyn fit volter son cheval et descendit voir à combien se montait la note du boucher, cette fois. La première leçon qu’il avait apprise : un soldat devait toujours régler le boucher. Et les futures factures, c’était facile à deviner, seraient bien plus salées. Face à ce qui l’attendait, le monde oublierait très vite les puits de Dumai.


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