12 Un matin de victoire

Les collines et les crêtes déchiquetées qui entouraient le camp montraient tous les signes d’une nature martyrisée par la sécheresse et la chaleur – des aberrations à cette époque de l’année. En réalité, plutôt des blasphèmes, parce que la dernière fille de cuisine, si concentrée qu’elle soit sur ses chaudrons à récurer, savait que c’était un effet visible de l’influence du Ténébreux sur le monde. Si la forêt à proprement parler était derrière la colonne, à l’ouest, des arbres poussaient de-ci de-là sur les versants rocheux des collines. Des chênes noueux, des pins et des ormes à la forme étrange et d’autres spécimens dont Egwene ignorait le nom… Privés d’eau, tous agonisaient, et ils n’auraient aucune chance de s’en tirer si le temps ne changeait pas très vite.

Un peu au-delà du camp, la rivière Reisendrelle coulait vers le sud-ouest. Large de vingt pas et doté de deux berges de boue durcie incrustée de pierres, ce cours d’eau aurait pu être délicat à traverser dans d’autres circonstances. Mais là, l’onde arrivait à peine au niveau du boulet des chevaux.

Egwene eut l’impression que ses ennuis pesaient un peu moins lourd. Malgré sa migraine, elle eut une pensée pour Nynaeve et Elayne. Leur quête était aussi importante que tout ce qu’elle faisait. Et peut-être plus. Si elle échouait, le monde survivrait. En revanche, Nynaeve et Elayne devaient réussir à tout prix.

Ralentissant quand les chevaux devaient négocier des pentes trop rudes – mais le jeu consistait à rester au maximum dans la plaine –, la petite colonne avançait à un bon rythme vers le sud. Fort et doté d’un pied très sûr, le hongre aux larges naseaux de Bryne semblait se moquer comme d’une guigne des difficultés du terrain. Daishar parvenait pourtant à le suivre sans difficulté.

La monture de Siuan avait plus de mal, peut-être parce qu’elle captait l’angoisse de sa cavalière. Malgré de nombreuses heures d’entraînement, l’ancienne Chaire d’Amyrlin restait une insulte à la face de l’équitation. Presque obligée de nouer les bras autour du cou de sa jument quand ça montait, elle passait à un souffle de faire le grand plongeon en avant quand ça descendait et oscillait grotesquement sur sa selle en terrain plat.

À la regarder faire, Myrelle semblait avoir recouvré un peu de bonne humeur. Excellente cavalière, elle se jouait du terrain et des obstacles sans donner l’impression d’y penser, ce qui soulignait d’autant plus la maladresse de Siuan. À côté de Myrelle, même Bryne avait l’air un peu laborieux.

À l’ouest, des cavaliers apparurent soudain sur une crête. Une centaine d’hommes en armure complète avançant en colonne sous le soleil de plomb. De si loin, Egwene ne parvint pas à distinguer clairement leur étendard, mais elle savait qu’il arborait la Main Rouge de Mat. Elle n’aurait pas cru que des hommes de cette compagnie s’aventureraient si près du camp des Aes Sedai.

— Des bêtes sauvages fidèles au Dragon, marmonna Myrelle en observant les cavaliers.

Ses mains gantées serrèrent plus fort les rênes de sa monture – de colère, pas de peur.

— La Compagnie de la Main Rouge envoie des patrouilles, dit placidement Bryne.

Avec un regard pour Egwene, il ajouta :

— La dernière fois que je lui ai parlé, mère, le seigneur Talmanes semblait se faire du souci pour toi.

Toujours ce même ton tranquille…

— Vous lui avez parlé ? s’écria Myrelle, lâchant la bonde à sa fureur. (Avec Egwene, c’était impossible, mais avec Bryne…) Seigneur Bryne, ce n’est pas loin d’une trahison. Il se peut même que ça en soit une.

Divisant son attention entre son cheval et les hommes qui avançaient sur la crête, Siuan ne regarda pas Myrelle, mais elle se raidit. Jusqu’à ce jour, personne n’avait associé la Compagnie et la notion de trahison.

Au détour d’un tournant, sur le versant d’une colline, apparurent les ruines de ce qui avait été une ferme. Tout un pan de mur s’était écroulé, et du toit, il ne restait plus que des poutres calcinées. L’étable était dans le même état et des carrés de cendres noires marquaient l’emplacement de plusieurs remises. Dans tout l’Altara, les voyageurs avaient vu des spectacles semblables – bien pires, parfois, quand il s’agissait de villages entiers, les cadavres gisant dans les rues, offerts à la voracité des corbeaux, des renards et des chiens errants qui s’enfuyaient dès qu’approchaient des cavaliers. Les récits parlant d’anarchie et de massacres au Tarabon et en Arad Doman prenaient soudain corps, s’imposant comme de tristes réalités.

Beaucoup d’hommes saisissaient la première occasion venue de se transformer en bandits ou de régler de vieilles querelles – Egwene espérait que cette explication était la bonne – mais tous les survivants accusaient les fidèles du Dragon, et les sœurs accablaient Rand de reproches comme s’il avait allumé les incendies lui-même. Pourtant, les Aes Sedai envisageaient toujours d’utiliser le Dragon Réincarné, en le contrôlant si elles trouvaient un moyen. Egwene n’était pas la seule sœur convaincue qu’on devait faire son devoir, même quand il convenait de se boucher le nez pour y arriver.

La fureur de Myrelle fit autant d’effet à Bryne que de l’eau à un rocher. Tandis que le seigneur avançait paisiblement, Egwene eut une image de lui continuant impassiblement son chemin alors qu’un orage se déchaînait dans le ciel et que les eaux d’une rivière en crue battaient les flancs de sa monture.

— Myrelle Sedai, dit-il avec l’équanimité qui aurait dû être l’apanage de son interlocutrice, quand une dizaine de milliers d’hommes me suivent comme mon ombre, j’entends connaître leurs intentions. En particulier lorsqu’il s’agit de gaillards de ce genre…

Un sujet dangereux… Satisfaite qu’on ne s’attarde pas sur l’inquiétude de Talmanes pour elle – mais elle aurait dû être horrifiée qu’il ait mentionné son nom –, Egwene ne put cependant s’empêcher de sursauter sur sa selle.

— Dix mille hommes ? Tu es sûr ?

La Compagnie comptait à peine plus de cinq mille membres quand Mat avait déboulé à Salidar à la recherche d’Elayne et Egwene.

Bryne haussa stoïquement les épaules.

— En chemin, je recrute des hommes, et Talmanes aussi. Moins que nous, mais certains types sont réticents à l’idée de servir les Aes Sedai.

Plus d’un homme aurait été très gêné de dire ça devant trois sœurs. Lui, il le clamait sourire aux lèvres.

— En outre, après ses exploits autour de Cairhien, la Compagnie semble avoir une réputation très flatteuse. Si on en croit la légende, Shen an Calhar n’est jamais vaincue, et qu’importent les probabilités de départ !

L’idée que voir deux armées en présence signifiait immanquablement qu’il y aurait une bataille incitait les hommes à choisir un camp. En Altara, il en était allé de même. Tenter de rester à l’écart pouvait en effet se révéler aussi désastreux que de s’être rangé sous l’étendard des perdants. De plus, les « neutres » n’avaient jamais droit à une part du butin.

— Quelques-uns des hommes de Talmanes ont déserté pour nous rejoindre, reprit Bryne. La chance de la Compagnie, pour certains esprits, est liée à Mat Cauthon, et elle disparaît quand il n’est plus là.

Myrelle eut ce qui ressemblait fort à un rictus.

— Les superstitions de ces crétins de Murandiens peuvent nous être utiles, mais je n’aurais pas cru que vous étiez également un imbécile… Talmanes nous suit parce qu’il a peur que nous nous retournions contre son précieux seigneur Dragon. Mais s’il avait l’intention d’attaquer, ce serait déjà fait ! Nous nous occuperons de ces fidèles du Dragon après avoir réglé des problèmes plus importants. Mais communiquer avec cet homme…

Non sans effort, Myrelle parvint à recouvrer sa sérénité. En surface, au moins.

— Écoutez-moi bien, seigneur Bryne, dit-elle d’un ton qui aurait pu fendre du bois.

Egwene n’écouta plus, bien au contraire. En mentionnant Mat, Bryne l’avait regardée. Les sœurs pensaient tout savoir au sujet de la Compagnie et de son chef, et elles n’y accordaient plus d’attention. Apparemment, Bryne n’était pas si naïf. Inclinant la tête afin que les larges bords de son chapeau noient son visage dans l’ombre, Egwene étudia le militaire du coin de l’œil. Il avait juré de lever cette armée puis de la diriger jusqu’à la victoire contre Elaida. Mais pourquoi avoir prêté ce serment ? Il aurait pu s’engager beaucoup moins, et les sœurs l’auraient quand même accepté, puisqu’elles entendaient utiliser tous ces soldats comme un masque du Jour des Fous, afin d’effrayer Elaida.

Quoi qu’il en soit, avoir cet homme à leurs côtés était réconfortant. Toutes les Aes Sedai semblaient éprouver ce sentiment. Quant à Egwene… Eh bien, comme son père, Bryne était le genre d’homme capable de donner l’impression qu’il n’y a aucune raison de paniquer, quelle que soit la gravité de la situation. L’avoir pour adversaire, s’avisa soudain la jeune femme, aurait été aussi grave que d’avoir le Hall pour ennemi, et l’armée n’était pour rien dans cette affaire. Sans doute parce qu’elle avait relâché son attention, Siuan s’était un jour laissée aller à dire que cet homme était « formidable ». Bien entendu, elle avait aussitôt tenté de minimiser sa remarque. Mais un gaillard que Siuan Sanche trouvait formidable ne devait pas être tenu pour quantité négligeable.

La colonne traversa un cours d’eau asséché qui mouilla à peine les sabots des chevaux. Alors qu’il festoyait d’un poisson qui s’était égaré dans une flaque pas assez profonde pour qu’il puisse respirer, un corbeau battit des ailes comme s’il voulait s’envoler, puis changea d’avis et continua son repas.

Siuan aussi observait Bryne. C’était plutôt bien, car sa monture s’en sortait mieux lorsqu’elle ne tirait pas sur les rênes à contretemps et s’abstenait de la talonner au plus mauvais moment. Egwene avait essayé d’interroger l’ancienne Chaire d’Amyrlin sur les motivations de Bryne. Hélas, l’étrange relation qu’entretenait Siuan avec le militaire ne laissait pas de place pour autre chose qu’une acidité stérile. Soit elle détestait cet homme au-delà du dicible, soit elle l’aimait à la folie. Siuan Sanche, amoureuse ? Autant imaginer un corbeau en train de nager.

Sur la crête, les soldats de la Compagnie avaient disparu. Egwene ne s’en était pas aperçue, mais avoir des compétences militaires n’entrait pas dans ses obligations. Mat, en revanche… Une réputation de guerrier ? Lui ? Un corbeau aimant nager aurait été un peu moins surprenant. Jusque-là, elle avait cru que Mat jouait les généraux parce que Rand l’avait propulsé à ce poste – et cette idée avait déjà été difficile à avaler.

Se fonder sur des choses qu’on croit savoir est dangereux…, se rappela Egwene, les yeux toujours braqués sur Bryne.

— … devrait être fouetté ! Je vous préviens, si j’apprends que vous frayez avec d’autres fidèles du Dragon…

Myrelle n’avait pas achevé sa tirade, et il semblait même qu’elle continuait à s’échauffer. Mais Bryne continuait à s’en ficher comme d’une guigne. Chevauchant toujours aussi paisiblement, il lâchait de temps en temps un « Oui, Myrelle Sedai » ou un « Non, Myrelle Sedai » sans paraître plus accablé que ça et sans cesser de scruter les environs. Lui, il avait dû voir les soldats quitter la crête.

D’où que le seigneur tirât sa patience – la peur ne jouait aucun rôle dans le processus, c’était évident –, Egwene, pour son compte, n’avait aucune envie d’entendre un sermon.

— Du calme, Myrelle. On ne fera rien au seigneur Bryne…

Sa tête lui faisant de plus en plus mal, Egwene envisagea de demander qu’on aille chercher une sœur dans le camp, pour une guérison. En la matière, Siuan et Myrelle ne valaient pas grand-chose. De toute façon, si la cause était le manque de fatigue et l’inquiétude, une guérison ne pourrait rien contre cette fichue migraine. En revanche, une intervention risquait de laisser penser que la nouvelle Chaire d’Amyrlin était écrasée par ses responsabilités. Et à la vitesse où se propageaient les rumeurs…

Enfin, il existait d’autres remèdes que le Pouvoir contre les maux de tête, même si elle n’en avait pas sur elle pour l’instant.

Myrelle eut une moue qui s’effaça très vite. Empourprée, elle détourna la tête et Bryne se perdit dans la contemplation d’un faucon aux ailes rouges qui tournait dans le ciel. Même un homme courageux savait se montrer discret, à l’occasion… Repliant ses ailes, le faucon piqua vers une proie, derrière un bosquet de lauréoles rachitiques. Egwene avait le sentiment de faire exactement la même chose : fondre sur des cibles qu’elle ne voyait pas en espérant que ce soient les bonnes et… qu’elles soient vraiment là.

Elle prit une inspiration qu’elle trouva trop saccadée à son goût.

— Cela dit, seigneur Bryne, je pense que tu ne devrais plus rencontrer Talmanes. À coup sûr, tu en sais déjà assez long sur ses intentions.

La Lumière veuille que Talmanes n’en ait pas déjà trop dit ! Dommage qu’elle ne puisse pas lui envoyer Siuan ou Leane pour le prévenir de tenir sa langue. Mais les écouterait-il ? De plus, vu ce que les sœurs pensaient de la Compagnie, ç’aurait été à peine moins risqué que d’aller en personne rendre visite à Rand.

— À tes ordres, mère, dit Bryne en s’inclinant sur sa selle.

Comme d’habitude, il n’y avait aucune ironie dans sa voix. Sans doute parce qu’il avait appris à se contenir en présence d’Aes Sedai. En queue de colonne, Siuan étudiait toujours le seigneur. Peut-être pourrait-elle déterminer à qui il était loyal. Malgré l’animosité qu’elle lui témoignait, elle passait beaucoup de temps avec lui – beaucoup plus qu’elle le devait, en fait.

Egwene réussit à garder les mains sur les rênes de Daishar alors qu’elle brûlait d’envie de les porter à ses tempes.

— Ce sera encore long, seigneur Bryne ?

Dissimuler son impatience lui parut un effort surhumain.

— Encore un peu de chemin, mère… (Bizarrement, Bryne tourna à demi la tête vers Myrelle.) Ce n’est plus bien loin…

De plus en plus de fermes constellaient le paysage, une bonne moitié s’accrochant aux versants des collines. En Egwene, la native de Champ d’Emond trouva que ça n’avait pas de sens. Pourtant, des habitations basses et des granges se dressaient au milieu de pâturages sans clôture où broutaient des vaches aux flancs creux et des moutons à queue noire en piteux état. Par bonheur, les fermes incendiées étaient plutôt rares – un avertissement pour montrer aux autres paysans ce qu’ils risquaient s’ils ne se ralliaient pas au Dragon Réincarné.

Dans une ferme, Egwene vit des hommes de Bryne venus chercher du fourrage. Deviner que c’étaient des soldats du seigneur n’avait rien de difficile. Il suffisait de voir comment il les regardait en hochant la tête. De plus, il y avait l’absence d’étendard blanc…

La Compagnie aimait s’exhiber. En plus de l’étendard très reconnaissable, certains de ses membres avaient depuis peu pris l’habitude de nouer un foulard rouge autour d’un de leur bras. Alors que six vaches et une vingtaine de moutons meuglaient et bêlaient sous l’œil attentif de quelques cavaliers, des hommes à pied sortaient de la grange avec sur le dos de lourds sacs qu’ils portaient jusqu’à leurs chariots. Ce faisant, ils passaient devant le fermier et sa très nombreuse famille, qui tiraient une tête d’enterrement. Une des petites filles, une coiffe sur la tête, comme ses sœurs, avait enfoui la tête dans les jupes de sa mère – pour pleurer, certainement. Certains garçons, eux, serraient le poing comme s’ils bouillaient d’envie de se battre. Le fermier serait payé, bien entendu, et si ce que les soldats emportaient lui était indispensable, la vision des fermes incendiées devait lui couper toute envie de résister. Assez souvent, les soldats de Bryne trouvaient dans ces ruines les cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants qui n’avaient pas eu le temps de sortir. Parfois, les portes et les fenêtres étaient clouées…

Egwene se demanda s’il existait un moyen de convaincre les paysans que les brigands et l’armée n’étaient pas la même chose. Elle aurait voulu y parvenir, mais elle ne voyait pas comment, sauf à affamer ses soldats jusqu’à ce qu’ils en aient assez et désertent. Si les sœurs ne faisaient pas la distinction entre des pillards et la Compagnie, que pouvait-on attendre de pauvres paysans ?

Alors que la colonne laissait derrière elle ces fermes et leurs occupants, Egwene dut résister à la tentation de se retourner sur sa selle pour jeter encore un coup d’œil. Regarder ne changeait rien.

Le seigneur Bryne était un homme de parole. À environ une lieue et demie du camp – à vol d’oiseau, le double à dos de cheval – la colonne contourna une colline semée de broussaille et d’arbres, et le militaire tira sur les rênes de sa monture. Sous le soleil déjà à mi-chemin de son zénith, Egwene vit qu’une route partait sur le côté, plus étroite et plus sinueuse que la précédente.

— Ces gens ont pensé que voyager de nuit les protégerait des brigands, dit Bryne. Une assez bonne idée, tout compte fait. À moins qu’ils aient tout simplement eu la Chance du Ténébreux. Ces marchands viennent de Caemlyn.

Une caravane d’une cinquantaine de grands chariots tirés par des attelages de dix chevaux au minimum était arrêtée sur la route sous l’œil vigilant d’un détachement de soldats de Bryne. Quelques-uns de ces hommes, à pied, surveillaient le transfert entre la caravane et leurs chariots d’un nombre important de barriques et de sacs. Une femme en robe très ordinaire agitait la main puis désignait tel ou tel article en protestant, mais les soldats faisaient mine de ne pas l’entendre.

Un peu plus loin sur la route, de bien sinistres fruits pourrissaient aux branches d’un grand chêne. Des pendus presque noyés sous une masse de corbeaux qui composaient à l’arbre dénudé un feuillage dont il se serait sans doute bien passé.

Ces oiseaux-là s’offraient un sacré festin, rien à voir avec un vulgaire poisson. Même de loin, cette vision ne fit rien pour arranger la migraine d’Egwene ou dénouer son estomac.

— C’est ça que tu voulais me montrer ? Les marchands ou les bandits ?

Il n’y avait pas de robe parmi les pendus. Or, quand les brigands exécutaient des gens, ils n’omettaient jamais les femmes et les enfants, des victimes très efficaces quand on entendait faire un exemple. N’importe qui avait pu pendre ces bandits. Les hommes de Bryne, la Compagnie – qu’elle exécute des prétendus fidèles du Dragon n’aurait bien entendu pas fait tiquer les sœurs – ou les hommes d’un seigneur ou d’une dame du coin. Si les nobles du Murandy avaient collaboré, tous les brigands auraient déjà eu la corde au cou. Mais ça revenait à vouloir faire danser un chat.

Minute ! Bryne avait parlé de Caemlyn ?

— C’est lié à Rand ? Ou aux Asha’man ?

Cette fois, le seigneur regarda ouvertement Myrelle. Affaissée sur sa selle, la sœur paraissait accablée. Plus rien à voir avec la fringante cavalière du début.

— J’ai pensé que tu devais savoir avant quiconque, mère, dit Bryne, mais j’ai peut-être mal interprété…

Il regarda de nouveau Myrelle.

— Savoir quoi, espèce de rustre hirsute ? demanda Siuan en faisant avancer sa jument.

Egwene eut un geste apaisant à l’intention de l’ancienne Chaire d’Amyrlin.

— Seigneur Bryne, Myrelle peut entendre tout ce que tu veux me dire. Elle a toute ma confiance.

La sœur verte tourna brusquement la tête. À son air ébahi, on aurait pu croire qu’Egwene venait de commettre un lapsus dans un moment de confusion. Pourtant, Bryne acquiesça.

— Je vois que les choses ont changé… Eh bien, comme tu voudras, mère.

Le seigneur retira son heaume et le posa sur le pommeau de sa selle. Toujours hésitant, il choisit soigneusement ses mots :

— Les marchands transportent les rumeurs comme les chiens transportent les puces, et cette caravane ne fait pas exception à la règle.

Tant de circonspection, chez Bryne, faisait un drôle d’effet.

— Mère, parmi les rumeurs qu’ils ont glanées en chemin, l’une dit que Rand al’Thor est allé à Tar Valon pour prêter allégeance à Elaida.

Myrelle et Siuan blêmirent en même temps, la sœur verte allant même jusqu’à chanceler sur sa selle. Egwene en resta d’abord bouche bée, puis elle surprit tout le monde – elle comprit – en éclatant de rire. Daishar en piaffa de surprise, et l’inciter au calme aida la Chaire d’Amyrlin à recouvrer son sérieux.

— Seigneur Bryne, dit-elle en flattant l’encolure du hongre, ce n’est pas vrai, croyez-moi. J’en suis absolument certaine, comme si j’avais vu Rand cette nuit…

Siuan soupira de soulagement et Myrelle l’imita. Egwene faillit rire de nouveau de leur expression béate. Deux gamines à qui on vient de dire que le croque-mitaine n’est pas sous leur lit ! Au temps pour la sérénité des Aes Sedai !

— Une bonne nouvelle, lâcha Bryne. Mais même si je chasse tous les hommes qui sont avec les marchands, cette histoire se répandra quand même parmi mes soldats. Oui, elle courra dans toute l’armée à la vitesse d’un incendie de forêt.

Cette éventualité doucha l’hilarité d’Egwene. Un désastre, si ça arrivait.

— Dès demain, six sœurs pourront clamer la vérité à tes hommes. Le témoignage de première main de six Aes Sedai sera-t-il suffisant ? Je veux parler de Myrelle, Sheriam, Carlinya, Beonin, Anaiya et Morvrin.

Ces sœurs ne seraient pas ravies de devoir rencontrer les Matriarches, mais elles ne pourraient pas refuser, surtout s’il s’agissait d’étouffer dans l’œuf une telle rumeur. D’ailleurs, Myrelle affichait déjà une moue résignée.

Bryne appuya un coude sur son casque, puis étudia Myrelle et Egwene – sans accorder l’ombre d’un regard à Siuan. Son étalon tapant d’un sabot sur la roche, une volée de colombes aux ailes bleues s’éleva d’un grand buisson, à quelques pas de là. Daishar renâcla et la monture de Myrelle piaffa nerveusement.

Bien entendu, le cheval du seigneur ne broncha pas.

À l’évidence, Bryne avait entendu parler des portails, même s’il ne devait pas se douter de ce qu’ils étaient en réalité. Les Aes Sedai ayant le réflexe de tout garder secret, ça n’était pas étonnant. (Pour tout dire, elles espéraient qu’Elaida elle-même ne saurait rien de celui-là.) Quant à Tel’aran’rhiod, Bryne ne devait rien en savoir du tout. Le Monde des Rêves n’ayant aucune manifestation dans l’univers réel, ce secret vital était très simple à préserver. Bref, Bryne devait ignorer pourquoi Egwene pouvait affirmer ce qu’elle affirmait. Pourtant, il ne lui demandait pas d’où elle tenait sa certitude. S’était-il tout simplement accoutumé au côté mystérieux des Aes Sedai ?

— Si tes six sœurs disent les choses comme elles sont…, répondit-il enfin. Mais si elles essaient un de leurs trucs…

Dévisageant Egwene, il n’essaya pas de l’intimider, se contentant de faire sentir qu’il serait intransigeant. Apparemment, il fut satisfait de ce qu’il lut dans le regard de la jeune femme.

— Mère, tu t’en sors très bien, dirait-on. J’espère que tu continueras sur cette voie. Dis-moi ton heure, pour cet après-midi, et je viendrai. Nous devrions dialoguer régulièrement. En tout cas, je répondrai à toutes tes convocations. Il serait bon de réfléchir ensemble au meilleur moyen de t’installer à la place d’Elaida, quand nous serons à Tar Valon.

Le seigneur semblait toujours un peu hésitant, sans doute parce qu’il n’était pas très sûr d’avoir compris tout ce qui se passait. Ou parce qu’il se méfiait encore de Myrelle ? En tout cas, il fallut un moment à Egwene pour comprendre ce qu’il venait de faire. Et ça lui coupa le souffle. Peut-être était-elle intoxiquée par la façon dont les Aes Sedai embrouillaient tout, mais…

Bryne venait de dire que l’armée était à sa disposition ! Egwene en aurait mis sa main au feu. Pas au service du Hall ni de Sheriam, mais au sien !

— Merci, seigneur Bryne.

Ça semblait peu, face à un tel présent. D’autant plus que le léger mouvement de tête du seigneur, assorti d’un fin sourire, confirma qu’elle avait bien compris ce qu’il fallait comprendre. Soudain, des milliers d’autres questions tourbillonnèrent dans la tête d’Egwene. Hélas, même seule avec le militaire, elle n’aurait pas pu les lui poser. Quel dommage de ne pas pouvoir s’ouvrir entièrement à lui !

« Prudence jusqu’à ce que tu sois sûre, et encore plus de prudence ensuite. »

Un vieux proverbe qui s’appliquait parfaitement à presque tout ce qui concernait les Aes Sedai. Quant à Bryne… Eh bien, même le meilleur des hommes parlait avec ses amis, surtout de sujets censés être secrets.

— Je suis sûre que tu dois t’occuper d’un millier de détails, seigneur, et la matinée est déjà bien entamée. Retourne au camp. Nous allons chevaucher encore un peu…

Bryne protesta, trouvant presque les accents d’un Champion en train de se plaindre parce qu’il ne peut pas surveiller toutes les directions en même temps et de s’inquiéter parce qu’une Aes Sedai qui reçoit une flèche dans le dos n’est pas moins morte qu’une femme ordinaire.

Le prochain type qui lui dirait ça, décida Egwene, le paierait cher. En réalité, trois Aes Sedai valaient largement trois cents hommes.

Quand il fut à court d’arguments, Bryne dut rendre les armes. Remettant son heaume, il se dirigea vers la caravane de marchands, au lieu de rebrousser chemin. Egwene trouva que c’était encore mieux…

— Tu veux bien ouvrir la marche, Siuan, dit-elle quand le seigneur fut assez loin.

L’ancienne Chaire d’Amyrlin foudroya du regard le cavalier, comme s’il avait passé le plus clair de son temps à la tarabuster. Soudain, elle remit d’aplomb son chapeau de paille, fit volter sa monture – avec une pathétique maladresse – puis la talonna. Egwene fit signe à Myrelle de suivre le mouvement. Comme Bryne, la sœur verte ne put se dérober.

Au début elle regarda furtivement Egwene, espérant à l’évidence la voir aborder le sujet des sœurs envoyées à la Tour Blanche, et préparant des excuses pour avoir tenu ce projet secret, même vis-à-vis du Hall. Egwene se murant dans son silence, la sœur verte devint de plus en plus nerveuse, et sa façade d’Aes Sedai ne tarda pas à se lézarder.

Une arme très utile, le silence…

Un moment, il n’y eut rien que le bruit des sabots et le cri occasionnel d’un oiseau. Mais quand la direction que suivait Siuan devint évidente – à l’ouest du chemin qui revenait au camp – Myrelle se montra aussi agitée que si elle avait été assise sur des orties. Les indices de Siuan n’étaient peut-être pas si mauvais que ça, tout compte fait…

Quand Siuan s’orienta une nouvelle fois vers l’ouest, entre deux collines bizarrement tordues qui semblaient se pencher l’une vers l’autre, Myrelle tira sur les rênes de son cheval.

— Dans cette direction, il y a une cascade, dit-elle en désignant l’est. Pas très importante, même avant la sécheresse, mais très jolie.

Siuan s’arrêta aussi, se retourna et sourit.

Que pouvait bien cacher Myrelle ? Dévorée par la curiosité, Egwene regarda la sœur verte et sursauta en voyant une goutte de sueur perler sur son front, à l’ombre de son grand chapeau. Oui, savoir ce qui pouvait faire transpirer une Aes Sedai était hautement intéressant.

— Je pense que nous verrons des choses plus intéressantes sur le chemin choisi par Siuan. Pas toi ? Allons, suis-nous.

— Tu sais tout, pas vrai ? marmonna Myrelle tandis que les trois cavalières avançaient dans le défilé. (Désormais, elle suait à grosses gouttes.) Tout ! Comment as-tu… ?

Elle se redressa sur sa selle, les yeux rivés sur le dos de Siuan.

— Elle ! C’est ta créature depuis le début ! (Une indignation étrange, les choses étant ce qu’elles étaient.) Comment avons-nous pu être si aveugles ? Mais je ne comprends pas quand même… Nous avons été si prudentes…

— Quand on veut garder un secret, lâcha Siuan, méprisante, on n’essaie pas d’acheter des poivrons-pièces si loin au sud.

Au nom de la Lumière ! qu’étaient des poivrons-pièces ? Et de quoi parlaient ces deux femmes ?

Myrelle frissonna. Trop secouée pour songer à remettre Siuan à sa place en lui rappelant qui était supérieure à qui, elle se contenta de s’humecter les lèvres.

— Mère, tu dois comprendre pourquoi j’ai fait ça – nous avons fait ça.

À son ton paniqué, on aurait cru que Myrelle, en chemise de nuit et pieds nus, devait affronter la moitié des Rejetés.

— Ce n’est pas seulement parce que Moiraine l’a demandé, ni parce qu’elle était mon amie. Je déteste les laisser mourir. Oui, ça me révulse. Le pacte que nous avons conclu est dur pour nous, parfois, mais encore plus dur pour les autres. Il faut que tu comprennes. Il le faut !

Au moment où Myrelle allait tout révéler, Siuan tira sur les rênes de sa monture et se retourna sur sa selle. Egwene l’aurait bien giflée !

— Myrelle, ce sera peut-être plus facile pour toi si tu nous montres le chemin…, dit froidement (ou avec une nuance de dégoût ?) l’ancienne Chaire d’Amyrlin. Coopérer te vaudra peut-être une certaine clémence…

— Oui, oui, bien sûr…

Au bord des larmes, aurait-on juré, la sœur verte prit la tête du trio. Se laissant glisser à l’arrière, Siuan sembla soulagée durant un bref instant.

Egwene crut qu’elle allait exploser. Quel pacte ? Avec qui ? Et laisser mourir qui ? Qui était ce « nous » ? Sheriam et son groupe ?

Si la Chaire d’Amyrlin avait exprimé sa frustration, Myrelle n’aurait pas manqué de s’en apercevoir, et dévoiler son ignorance, dans des circonstances pareilles, ne semblait pas très avisé.

« Une ignorante qui se tait passe pour une femme très sage. »

Encore un proverbe… Et sur ce thème, il y en avait un autre : « Gardez le premier secret, et vous devrez en garder dix autres ! »

Egwene n’avait pas d’autre solution que suivre le mouvement sans rien dire. Mais Siuan ne perdait rien pour attendre. Après tout, elle n’était pas censée lui cacher des choses à elle. Serrant les dents, Egwene fit en sorte d’avoir l’air patiente, détachée et… sage.

À une lieue à l’ouest de la route du camp, Myrelle gravit le flanc d’une colline sur les versants de laquelle poussaient des pins et des lauréoles. Au sommet, presque plat, deux grands chênes empêchaient toute autre végétation de pointer le bout de son nez. Sous les branches épaisses de ces géants, Egwene découvrit trois tentes au toit pointu en toile rapiécée. À côté, non loin d’une charrette, des chevaux étaient attachés à une corde tendue entre deux piquets, et cinq fiers destriers, un peu à l’écart, étaient également attachés, chacun ayant son propre piquet à distance raisonnable de celui du voisin. En robe d’équitation couleur bronze, Nisao Dachen se tenait sous l’auvent d’une des tentes, comme si elle attendait des invités. À ses côtés, Sarin Hoigan, dans une des vestes vert olive que les Champions semblaient apprécier, paraissait lui aussi guetter quelque chose. Petit homme chauve à la barbe noire, le Champion de Nisao restait tout de même plus grand qu’elle.

Un peu plus loin, deux des trois Champions de Myrelle regardaient les cavaliers approcher. Egwene reconnut Croi Makin, un type blond élancé, et Nuhel Dromand, un costaud brun qui arborait une longue barbe sans moustache. Personne ne semblait le moins du monde surpris. À l’évidence, un des Champions, chargé de monter la garde, avait dû prévenir ses compagnons.

Rien de ce qu’Egwene découvrait ne justifiait tous ces secrets. Idem pour la nervosité de Myrelle. Cela dit, si Nisao attendait des « invités », pas des intrus, pourquoi ses mains tordaient-elles anxieusement le devant de sa robe ? On aurait juré qu’elle se serait sentie plus à l’aise si Elaida avait approché d’elle alors qu’elle était isolée de la Source.

Deux femmes pointèrent la tête au coin d’une tente et reculèrent promptement. Mais pas sans qu’Egwene les ait reconnues. Nicola et Areina… Soudain, la jeune femme se sentit mal à l’aise. Dans quoi Siuan l’avait-elle entraînée ?

Sans trahir la moindre nervosité, Siuan mit pied à terre et lança :

— Fais-le sortir, Myrelle ! Tout de suite ! (Un ton impitoyable – celui de quelqu’un qui se venge avec jubilation.) Il est trop tard pour le cacher.

Au prix de ce qui semblait être un grand effort, Myrelle réussit à simplement froncer les sourcils face à cette agression. Toujours dans la retenue, elle se débarrassa de son chapeau en secouant la tête, descendit de cheval en silence, se dirigea vers une des tentes et y entra. Nisao la suivit du regard, ses yeux déjà très larges au naturel devenant ronds comme des billes. De fait, elle semblait pétrifiée.

— Pourquoi es-tu intervenue, tout à l’heure ? demanda Egwene, personne à part Siuan n’étant assez près pour entendre. Je crois qu’elle allait tout avouer… de quoi qu’il puisse s’agir… Moi, je suis dans le noir… C’est quoi, un poivron-pièce ?

— Très populaire au Shienar et au Malkier…, répondit Siuan à voix basse. J’ai eu vent de tout ça après avoir quitté Aeldene, ce matin. Il fallait que je pousse Myrelle à prendre la tête, parce que je ne connaissais pas le chemin. Pas précisément, en tout cas. Il n’aurait pas été très malin de le lui faire savoir, pas vrai ? Pareillement, j’ignorais tout, pour Nisao. Je croyais que Myrelle et elle ne s’adressaient pas la parole.

Siuan regarda la sœur jaune et secoua la tête, l’air agacée. Passer à côté d’une information : le genre de faiblesse qu’elle ne se pardonnait pas.

— Sauf si je suis devenue aveugle et stupide, qu’est-ce que ces deux-là peuvent… ?

Comme si elle avait quelque chose de pourri dans la bouche, Siuan eut une moue dégoûtée. Visiblement, elle cherchait un mot précis sans le moindre succès.

— Les voilà ! dit-elle soudain en tirant Egwene par la manche. Tu vas voir par toi-même.

Myrelle sortit la première de la tente. Vêtu d’un simple pantalon, des bottes aux pieds, un homme la suivit, se baissant pour passer sous le rabat. Une épée à la main, il arborait une véritable constellation de cicatrices sur sa poitrine modérément velue. Beaucoup plus grand que Myrelle, et que tous les Champions, il portait autour du front un mince bandeau de cuir qui tenait sa chevelure grisonnante. Plus grisonnante que la dernière fois qu’elle l’avait vu, songea Egwene. Mais c’était bien Lan Mandragoran, un homme de pierre de la tête aux pieds.

Des pièces du puzzle se mirent en place dans la tête de la jeune femme, même si l’image ne se reconstitua pas totalement. Lan avait été le Champion de Moiraine, l’Aes Sedai à l’origine du départ de Champ d’Emond de Rand et de ses amis – un événement qui semblait remonter à une éternité. Mais Moiraine était morte en éliminant Lanfear, et Lan s’était volatilisé quelques minutes plus tard. Pour Siuan, tout ça était peut-être clair comme de l’eau de roche. Egwene, elle, restait dans le brouillard.

Myrelle posa une main sur le bras de Lan et lui murmura quelques mots. Il tressaillit comme un cheval nerveux, mais son visage de pierre ne se détourna pas d’Egwene. Au bout d’un moment, cependant, il hocha la tête, pivota sur lui-même et s’éloigna un peu. Son épée tenue à deux mains, il la leva au-dessus de sa tête, se dressa sur la pointe d’un seul pied et s’immobilisa.

Un moment, Nisao le regarda comme si elle étudiait elle aussi un puzzle. Puis son regard croisa celui de Myrelle, et, ensemble, elles tournèrent la tête vers Egwene. Ensuite, loin d’approcher de la jeune femme, elles se rejoignirent et murmurèrent entre elles. Au début, en tout cas, car le dialogue tourna à un monologue de Myrelle, Nisao écoutant en écarquillant les yeux, comme si elle n’en croyait pas ses oreilles.

— Tu m’as entraînée dans cette histoire, grogna-t-elle enfin. J’ai été folle de t’écouter.

— Ça devrait être intéressant…, dit Siuan quand les deux femmes se tournèrent vers Egwene et elle.

La façon dont elle avait prononcé le mot « intéressant » n’augurait rien de bon.

En avançant, Myrelle et Nisao se touchèrent les cheveux puis la robe, histoire de s’assurer qu’elles étaient bien mises. Elles venaient peut-être d’être surprises à… – à quoi, bon sang ? se demanda Egwene – mais elles tenaient à faire bonne figure.

— Si tu veux bien entrer, mère, dit Myrelle en désignant la tente la plus proche.

Plus de sueur et juste un léger tremblement dans la voix…

— Merci, ma fille, je préfère rester dehors.

— Un peu de punch au vin ? demanda Nisao avec un sourire. (Les mains croisées, elle trahissait cependant sa nervosité.) Siuan, va dire à Nicola d’en apporter.

Bien entendu, Siuan ne broncha pas. Surprise, Nisao eut comme un rictus, mais elle se reprit très vite, afficha un beau sourire et haussa le ton :

— Nicola ? Mon enfant, apporte du punch…

Nisao se tourna vers Egwene :

— Fait avec des mûres sèches, hélas, mais tonifiant quand même.

— Je ne veux pas de punch, lâcha froidement Egwene.

Nicola émergea de derrière une tente, mais sans paraître pressée d’obéir. Hésitante, elle regarda les quatre Aes Sedai en se mordillant la lèvre inférieure. Nisao lui jeta un regard dégoûté – il n’y avait pas d’autre mot – mais elle ne dit rien. Une nouvelle pièce du puzzle se mettant en place, Egwene se sentit un peu mieux.

— Ce que je veux, ma fille – non, ce que j’exige – c’est une explication.

Grand sourire ou non, tout ça n’était qu’une fine couche de vernis. Comme pour implorer Egwene, Myrelle tendit une main tremblante.

— Mère, Moiraine ne m’a pas seulement choisie à cause de notre amitié. Deux de mes Champions étaient précédemment liés à une sœur morte. Avar et Nuhel… Depuis des siècles, pas une seule sœur n’a sauvé plus d’un Champion.

— Je me suis impliquée à cause de l’esprit de cet homme, dit Nisao. Je m’intéresse beaucoup aux maladies de l’esprit, et c’est bien de ça qu’il s’agit. Myrelle m’a ensuite entraînée dans tout ça.

Myrelle gratifia la sœur jaune d’un regard noir qui lui fut rendu avec les intérêts.

— Mère, quand l’Aes Sedai d’un Champion meurt, on croirait qu’il absorbe cette mort, puis que celle-ci le consume de l’intérieur. Il…

— Myrelle, je sais tout ça !

Même si elles ne se doutaient pas que les questions d’Egwene visaient très directement Gawyn, Siuan et Leane lui avaient répondu, éclairant sa lanterne. Un « pacte » dur pour tout le monde, avait dit Myrelle. Eh bien, elle avait peut-être raison. Quand le Champion d’une sœur mourait, le chagrin la submergeait. Elle pouvait le contenir pendant un temps, le cachant au monde, mais il ressortait tôt ou tard. Même si elle s’en tirait très bien en public, Siuan continuait à pleurer la nuit la perte d’Alric, tué le jour où elle avait perdu son titre. Mais que représentaient des mois de chagrin comparés à la mort elle-même ? Les Chroniques abondaient de récits sur des Champions morts en tentant de venger leur Aes Sedai. Un homme désireux de mourir défiait le danger afin de trouver l’instrument de sa fin. Ce faisant, il prenait des risques trop importants, même pour un Champion.

Le plus terrible, aux yeux d’Egwene, c’était que ces hommes savaient ce qui adviendrait s’ils venaient à perdre leur Aes Sedai. Conscients de ce qui leur arriverait, ils ne se berçaient pas d’illusions : rien de ce qu’ils pouvaient faire ne changerait leur destin. Quel courage fallait-il avoir pour accepter le lien, dans ces conditions ?

Egwene recula un peu pour mieux voir Lan. Toujours immobile, il semblait à peine respirer.

Oubliant tout à fait le punch, Nicola s’était assise en tailleur sur le sol pour observer le guerrier. Accroupie près de sa complice, Areina contemplait le spectacle avec des yeux ronds. Elle semblait encore plus fascinée que Nicola, qui jetait de temps en temps des regards furtifs à Egwene et aux autres sœurs. Les Champions, eux, s’étaient rapprochés, faisant mine d’observer Lan alors qu’ils veillaient en réalité sur leur Aes Sedai.

Une brise brûlante fit soudain onduler le tapis de feuilles mortes qui couvrait le sol. Sans crier gare, Lan se mit en mouvement, enchaînant les figures d’escrime si vite que sa lame se transformait parfois en un éclair argenté. Une vitesse incroyable, et pourtant, chaque mouvement restait précis comme celui d’une horloge.

Egwene supposa qu’il allait arrêter, ou du moins ralentir, mais il n’en fut rien.

Areina en resta bouche bée, les yeux manquant lui sortir des orbites, et Nicola ne fut pas en reste. Comme des gosses qui regardent du sucre candi en train de sécher sur une table, elles tendirent le cou. Même les Champions s’intéressaient pour de bon à Lan, désormais. À la manière dont on surveille un lion susceptible de charger à n’importe quel moment.

— Je vois que tu le fais travailler dur…, dit Egwene.

C’était inclus dans la méthode visant à sauver un Champion. Considérant le taux d’échec, et le coût personnel inévitable, très peu de sœurs consentaient à essayer. Éloigner l’homme du danger était une autre composante du protocole. Mais la première étape consistait à le lier à une autre sœur. Sans nul doute, Myrelle avait pris en charge ce petit détail… Pauvre Nynaeve ! En apprenant ça, elle risquait fort de vouloir étrangler Myrelle de ses mains. Cela dit, elle pouvait aussi considérer d’un bon œil tout ce qui contribuait à maintenir Lan en vie. Elle pouvait, oui… Quant à Lan, il méritait bien son sort, puisqu’il avait accepté de se lier à une autre sœur tout en sachant que Nynaeve était éprise de lui.

Egwene avait cru s’être exprimée clairement, en disant qu’elle savait tout ça. Mais elle avait dû laisser transparaître ses véritables sentiments, car Myrelle tenta de nouveau de se justifier :

— Mère, transmettre un lien n’est pas un crime. C’est comme une épouse qui choisit la prochaine femme de son mari, au cas où elle viendrait à disparaître. Une façon de s’assurer qu’il sera entre de bonnes mains.

Egwene foudroya Myrelle du regard. Effrayée, la sœur recula et faillit se prendre les pieds dans sa robe. Pourtant, ce n’était pas vraiment elle que visait la jeune femme. Chaque fois qu’elle croyait avoir entendu parler de la plus étrange coutume du monde, quelqu’un déboulait avec quelque chose d’encore plus incongru.

— Nous ne sommes pas toutes d’Ebou Dar, Myrelle, dit Siuan, très sèche, et un Champion n’est pas un mari. Pour la majorité d’entre nous, en tout cas…

Myrelle releva fièrement le menton. Quelques Aes Sedai épousaient leur Champion. Pas beaucoup, puisque les sœurs, de toute façon, se mariaient rarement. Aucune enquête sérieuse n’avait jamais été entreprise, mais on murmurait que Myrelle s’était unie à ses trois Champions. Une violation des coutumes et des lois, même en Ebou Dar !

— Ce n’est pas un crime, dis-tu, Myrelle ? Quelque chose de banal…

Siuan semblait bouillir à l’intérieur.

— Aucune loi n’interdit de transmettre un lien, intervint Nisao, en s’adressant à Egwene, pas à Siuan.

L’ancienne Chaire d’Amyrlin eut droit à un regard qui aurait dû la faire reculer d’un pas et tenir sa langue pendant un moment. Bien entendu, ça ne fonctionna pas.

— Ce n’est pas la question ! s’écria Siuan. Même si ça n’a pas été fait depuis quatre ou cinq cents ans, et même si les coutumes ont changé depuis, Moiraine et toi vous en seriez sorties avec quelques regards réprobateurs et peut-être un léger blâme. Si vous vous étiez contentées de vous transmettre le lien ! Mais vous n’avez rien demandé à Lan, pas vrai ? Il n’a pas eu le choix. Ça revient pratiquement à l’avoir lié contre sa volonté. En fait, c’est tout à fait ça !

Le puzzle devint enfin clair pour Egwene. Et elle aurait dû partager le dégoût de Siuan. Pour les Aes Sedai, lier un homme contre sa volonté était l’équivalent d’un viol. Et de fait, il avait autant de chances de résister qu’une fille de ferme coincée dans une grange par une brute de la taille de Lan. Cela dit, les sœurs n’avaient pas toujours été si regardantes. Mille ans plus tôt, une telle affaire n’aurait pas fait de bruit, et aujourd’hui encore, on pouvait légitimement se demander si un homme avait conscience de ce qu’il faisait en acceptant un lien. Comme l’intrigue et le secret, les Aes Sedai élevaient parfois l’hypocrisie au niveau d’un art majeur.

Mais Egwene savait combien Lan avait résisté avant d’admettre qu’il aimait Nynaeve. Parce que son destin était de mourir, avait-il dit, et qu’il ne voulait pas faire d’elle sa veuve. Bref, le genre d’idioties que les hommes débitent quand ils croient être de véritables parangons de logique et de raison. Quoi qu’il ait dit, Nynaeve l’aurait-elle laissé partir sans le lier, si elle en avait eu l’occasion ? Et avec Gawyn, comment Egwene se comporterait-elle ? Il avait dit qu’il accepterait le lien, mais que ferait-elle s’il changeait d’avis ?

Nisao voulut parler, mais elle sembla ne pas pouvoir trouver ses mots. Elle foudroya Siuan du regard, comme si tout était sa faute, puis se concentra sur Myrelle.

— Je n’aurais jamais dû t’écouter ! Quelle imbécile !

Myrelle parvint à rester de marbre, même si elle vacilla un peu sur ses jambes.

— Mère, je n’ai pas fait ça par intérêt personnel, tu dois me croire. C’est pour le sauver ! Dès que ce sera fait, je le confierai à Nynaeve, selon le vœu de Moiraine, et…

Egwene leva une main. Comme si elle l’avait reçue dans la figure, Myrelle se tut.

— Tu veux transmettre le lien à Nynaeve ?

Myrelle acquiesça avec quelque hésitation, Nisao hochant vigoureusement la tête. Toujours furieuse, Siuan marmonna que corriger une erreur par une erreur revenait à commettre deux erreurs…

Lan n’avait toujours pas ralenti. Derrière lui, deux innocentes sauterelles s’envolèrent d’un buisson. Se retournant, il les foudroya en plein vol.

— Tes efforts portent leurs fruits ? demanda Egwene. Il va mieux ? Depuis combien de temps est-il avec toi ?

— Nous en sommes au vingtième jour, mère… Le processus peut demander des mois, et il n’y a aucune garantie de succès.

— Il est peut-être temps d’essayer autre chose…, dit Egwene, pensant tout haut.

Plus que quiconque, c’était elle-même qu’elle avait besoin de convaincre. Dans son état présent, Lan n’avait rien d’un cadeau. Mais lien ou pas lien, il appartenait plus à Nynaeve qu’à Myrelle, et de très loin.

Alors qu’elle approchait de Lan, cependant, le doute la submergea. Toujours dans sa danse mortelle, il leva son épée et l’abattit. Quand la lame s’arrêta à quelques pouces de la tête d’Egwene, quelqu’un poussa un petit cri.

La Chaire d’Amyrlin fut satisfaite que ce n’ait pas été elle qui le pousse…

Sous les sourcils arqués de Lan, deux yeux bleus brillants regardèrent fixement la jeune femme. Puis l’homme de pierre baissa son arme. Bien que lustré de sueur, il respirait tout à fait normalement.

— Ainsi, c’est toi, la Chaire d’Amyrlin ? Myrelle m’a parlé d’une nomination, mais sans mentionner de nom. On dirait que nous avons beaucoup de choses en commun, petite…

Se souvenant qu’elle était la dirigeante suprême et une Aes Sedai, Egwene s’interdit de tirer nerveusement sur son étole. Elle résista aussi à l’envie de s’unir au saidar. Jusqu’à cet instant, elle n’avait pas mesuré à quel point cet homme était dangereux.

— Lan, Nynaeve est devenue une Aes Sedai, comme moi. Et il lui faut un bon Champion.

Une des autres femmes soupira, mais Egwene ne détourna pas la tête de Lan.

— J’espère qu’elle se trouvera un héros de légende ! s’esclaffa Lan. Il faudra ça pour supporter son fichu caractère.

Si glacial qu’il fût, ce rire acheva de convaincre Egwene.

— Lan, Nynaeve est à Ebou Dar. Tu sais combien cette ville est dangereuse. Elle cherche un artefact dont nous avons désespérément besoin. Si l’Ajah Noir l’apprend, il la fera tuer pour avoir cet objet. Et si les Rejetés le savent…

Egwene avait cru voir le visage de Lan s’assombrir. Le chagrin qui passa dans ses yeux à l’idée qu’il puisse arriver malheur à Nynaeve lui confirma que son plan était le bon. Cet homme appartenait à Nynaeve, pas à Myrelle.

— Je t’envoie la rejoindre, afin que tu agisses comme son Champion.

— Mère ! lança Myrelle dans le dos d’Egwene.

La jeune femme leva une main pour lui intimer le silence.

— La sécurité de Nynaeve dépendra de toi, Lan.

Lan n’hésita pas et ne jeta même pas un coup d’œil à Myrelle.

— Il me faudra au moins un mois pour arriver à Ebou Dar. Areina, selle Mandarb !

Lan fit mine de se détourner, mais il se ravisa et leva sa main libre comme s’il voulait toucher l’étole.

— Désolé d’avoir joué un rôle dans ton départ de Deux-Rivières. Ou celui de Nynaeve.

S’éloignant enfin, Lan s’engouffra sous la tente dont il était sorti un peu plus tôt.

Nisao, Siuan et Myrelle se massèrent autour d’Egwene.

— Mère, tu ne saisis pas le sens de ce que tu viens de faire, haleta Myrelle. Ça revient à donner une lanterne allumée à un enfant, puis à l’envoyer jouer dans un grenier à foin. J’ai commencé à préparer Nynaeve dès que j’ai senti le lien passer de Moiraine à moi. Je croyais avoir du temps, mais elle a reçu son châle bien plus vite que prévu. Elle n’est pas prête à assumer le lien, mère. Pas dans l’état où est Lan.

Non sans effort, Egwene réussit à ne pas exploser. Décidément, personne ne comprenait.

— Myrelle, même si Nynaeve ne pouvait pas canaliser un filament de Pouvoir… (C’était le cas, sauf quand elle était furieuse…) Eh bien, ça ne ferait aucune différence, et tu le sais. Idem pour son aptitude à assumer le lien. Jusque-là, tu as été incapable d’assigner à Lan une mission assez importante pour qu’il veuille rester en vie.

C’était l’élément-clé du protocole. Celui qui fonctionnait mieux que tous les autres.

— Pour lui, la vie de Nynaeve est plus importante que tout. Il l’aime, Myrelle, et il est aimé d’elle.

— Voilà qui explique…, commença Myrelle.

Mais Nisao lui coupa la parole :

— Non, c’est faux. Elle l’aime peut-être, ou elle le croit, mais il ne lui rend pas ses sentiments. Les femmes poursuivaient déjà Lan de leurs assiduités quand il n’avait pas de barbe au menton. Elles l’attrapaient dans leurs filets, mais pour un jour ou un mois… Même si c’est difficile à croire aujourd’hui, il était très beau. Cela dit, il semble avoir conservé son charme…

Nisao jeta un regard de biais à Myrelle, qui plissa le front et s’empourpra légèrement. Elle ne réagit pas davantage, mais c’était suffisant…

— Mère, toute femme qui croit avoir capturé le cœur de Lan Mandragoran s’apercevra tôt ou tard qu’elle a passé un licol au cou du vent.

Egwene ne put retenir un soupir. Certaines sœurs pensaient qu’il y avait un moyen de plus pour sauver un Champion dont le lien avait été brisé par la mort de son Aes Sedai : le pousser dans les bras – enfin, dans le lit – d’une femme. Dans ces conditions, pensaient-elles, aucun homme ne se serait concentré sur la mort. Myrelle, semblait-il, s’était aussi… occupée… de cette possibilité. Comme elle envisageait de transmettre le lien, elle n’avait au moins pas épousé Lan.

Si Nynaeve ne savait jamais rien de tout ça, ce ne serait pas un mal…

— On verra bien…, répondit distraitement Egwene à Nisao.

Areina était en train de fermer les harnais de selle de Mandarb, qui se laissait faire en levant fièrement la tête. De toute évidence, ce n’était pas la première fois qu’Areina s’occupait du grand étalon noir. Debout près du plus majestueux des deux chênes, Nicola, les bras croisés, étudiait Egwene et les trois autres sœurs. Elle semblait prête à détaler à la moindre alerte.

— Je ne sais pas ce qu’Areina vous a extorqué, dit Egwene, très calme, mais les cours particuliers de Nicola prennent fin aujourd’hui.

Myrelle et Nisao sursautèrent. Siuan elle-même écarquilla les yeux, mais pas assez longtemps pour que les autres s’en aperçoivent.

— Tu sais vraiment tout…, soupira Myrelle. Tout ce que veut Areina, c’est rester à proximité de Lan. Parce qu’il peut lui apprendre des choses très précieuses pour une Quêteuse. Ou parce qu’elle imagine qu’il se lancera dans la quête avec elle.

— Nicola veut devenir une autre Caraighan, ironisa Nisao. Ou une seconde Moiraine. Elle espère pouvoir convaincre Myrelle de lui transmettre le lien de Lan… Misère ! Au moins, maintenant que le secret est éventé, nous allons pouvoir traiter ces deux femmes comme elles le méritent. Quoi qu’il m’arrive, je serai ravie de savoir qu’elles regretteront leurs actes jusqu’à la fin de leur vie.

Siuan comprit enfin ce qui s’était passé et elle jeta à Egwene un regard indigné. Parce que Nicola et Areina avaient fait chanter des Aes Sedai ? Probablement pas… En revanche, parce que quelqu’un avait saisi quelque chose avant elle…

Quant au chantage… Après tout, Nicola et Areina n’étaient pas des Aes Sedai. Aux yeux de Siuan, ça devait changer pas mal de choses au sujet du châtiment qu’on pouvait leur infliger. Et toutes les sœurs réagiraient ainsi…

Tous les regards étant rivés sur elle – aucun n’ayant quoi que ce soit d’amical –, Nicola recula jusqu’à ce qu’elle soit contre le tronc du chêne. Et là, elle sembla essayer de reculer encore. Revenue au camp, elle aurait pas mal d’ennuis à cause de toutes ces taches sur sa robe blanche.

Toujours occupée avec Mandarb, Areina paraissait encore inconsciente de ce qui l’attendait…

— La justice voudrait que ces deux-là soient sévèrement punies, dit Egwene. Mais pas avant que vous ayez été toutes les deux châtiées comme il convient.

Plus personne ne s’intéressa à Nicola. Myrelle roula des yeux ronds comme des soucoupes, et Nisao réussit à faire mieux – des assiettes, à quelque chose près. Aucune n’osa ne serait-ce que grincer des dents.

Siuan buvait du petit-lait. À ses yeux, les deux sœurs ne méritaient aucune pitié.

De toute façon, Egwene n’avait aucune intention de se montrer clémente.

— Nous parlerons de tout ça plus tard, quand je reviendrai…, dit-elle alors que Lan sortait de la tente.

Une veste verte ouverte sur une chemise elle-même délacée, le Champion portait son épée à la taille et il avait jeté des sacoches de selle sur son épaule. Sa cape-caméléon aux couleurs fluctuantes fit cligner tous les yeux sur son passage.

Laissant Myrelle et Nisao bouillir dans leur jus, Egwene se dirigea vers Lan. Si la température du chaudron baissait, Siuan ne manquerait pas de ranimer le feu.

— Lan, je peux te conduire à Ebou Dar bien plus vite que ça, dit Egwene.

Le Champion acquiesça impatiemment, puis il fit signe à Areina de lui amener Mandarb. Cet homme était angoissant comme un volcan susceptible d’entrer en éruption à tout moment – ou comme une avalanche prête à se déclencher.

Egwene ouvrit un portail de huit pieds sur huit à l’endroit où Lan s’était entraîné à l’épée. Elle franchit le seuil et se retrouva sur une sorte de bac flottant dans des ténèbres infinies. Pour « planer », il fallait une plate-forme, et chaque sœur avait ses préférences. Le bac de bois doté de solides garde-fous était idéal pour Egwene. Si elle tombait, elle pouvait bien entendu créer un bac sous le premier, mais elle n’aurait alors plus aucune garantie sur sa destination. Pour quelqu’un qui n’aurait pas su canaliser, une telle chute aurait été aussi infinie que les ténèbres environnantes.

Un peu de lumière brillait au bout du bac – vu de l’autre extrémité, ça donnait une vision un peu écrasée de la plate-forme. Car cette lumière ne pénétrait pas dans les ténèbres. Pourtant, elle existait, permettant à Egwene d’y voir presque aussi clairement qu’en Tel’aran’rhiod. Pour la énième fois, elle se demanda si elle n’était pas dans une région très particulière du Monde des Rêves…

Tenant Mandarb par la bride, Lan n’attendit pas d’y être invité pour entrer. Il procéda cependant avec une grande prudence, étudiant le portail puis la plate-forme dont les planches de bois émirent un son creux sous les sabots de l’étalon.

— Dans combien de temps, Ebou Dar ? demanda simplement le Champion.

— Pas Ebou Dar, répondit Elayne en canalisant pour refermer le portillon du bac et le portail. Nous n’arriverons pas en ville…

Rien qu’on eût pu voir ne bougea. Il n’y eut aucun courant d’air, pas la moindre sensation de se déplacer. Pourtant, le bac bougeait. Il accéléra, atteignant une vitesse qu’Egwene n’aurait pas crue possible. Mais après tout, ils avaient dans les deux cent cinquante lieues à parcourir.

— Je peux te déposer à cinq ou six jours de cheval d’Ebou Dar.

Egwene avait vu le portail tissé par Elayne et Nynaeve quand elles étaient parties pour le sud, en « voyageant », dans leur cas. Elle s’en souvenait assez pour « planer » jusque-là.

Lan scruta les ténèbres comme s’il pouvait apercevoir leur destination. On eût dit une flèche encochée dans un arc…

— Lan, Nynaeve séjourne au palais Tarasin, invitée de la reine Tylin. Elle peut ne pas vouloir admettre qu’elle est en danger.

C’était même très probable. Étant donné le caractère avenant de l’ancienne Sage-Dame, elle risquait de s’exprimer assez vivement – à juste titre, il fallait l’admettre.

— Ne te formalise pas de ce qu’elle dira, tu sais comment elle est, mais n’en tiens aucun compte. Le cas échéant, protège-la sans qu’elle s’en aperçoive.

Le Champion ne dit rien et ne regarda même pas Egwene. À sa place, elle aurait eu des centaines de questions à poser.

— Quand tu la trouveras, dis-lui que Myrelle compte lui transmettre ton lien dès que l’occasion se présentera.

Egwene avait songé à communiquer elle-même cette information à Nynaeve, mais il lui avait semblé préférable qu’elle ne sache pas que Lan arrivait. Aussi amoureuse de lui que… que…

Que moi de Gawyn, oui !

Follement éprise, donc, Nynaeve, si elle savait, risquait de ne plus penser à autre chose. Avec la meilleure volonté du monde, elle ne pourrait pas s’empêcher de laisser toute la responsabilité des recherches peser sur Elayne. Oh ! elle ne se mettrait pas à rêvasser du matin au soir, mais elle n’aurait plus l’acuité visuelle requise pour remplir sa mission.

— Tu m’écoutes, Lan ?

— Le palais Tarasin… Invitée de la reine Tylin. Peut nier être en danger… Comme si je ne savais pas déjà que c’est une tête de pioche !

Lan regarda enfin Egwene, qui le regretta presque. Alors qu’elle était emplie de saidar, ivre de joie, de chaleur et de sentiment de puissance, il y avait dans le regard froid de cet homme quelque chose qui semblait nier la vie. Des yeux terrifiants, on ne pouvait pas les qualifier autrement.

— Je lui dirai tout ce qu’il faut qu’elle sache… Tu vois, j’ai été attentif.

Egwene se força à soutenir le regard de Lan sans tressaillir, mais il se détourna de nouveau. Sur son cou, elle remarqua quelque chose qui pouvait fort bien être une… morsure. Devait-elle lui conseiller de ne pas être trop explicite sur sa relation avec Myrelle ? Cette idée la fit rougir. Pour penser à autre chose, elle essaya de ne plus voir la… marque… mais bien entendu, une fois qu’elle l’avait repérée, ça se révéla impossible.

Lan ne serait pas assez idiot pour tout dire. Si on ne pouvait pas attendre d’un homme qu’il soit très malin, personne ne pouvait se montrer stupide à ce point.

Le bac continua à planer dans l’infinie obscurité. Egwene ne redouta pas un instant l’apparition soudaine d’un Rejeté ou de quiconque d’autre. Cette façon de se déplacer n’était pas dépourvue de bizarreries, certaines renforçant l’efficacité et… l’intimité de l’opération. Si deux sœurs ouvraient un portail au même endroit à quelques minutes l’une de l’autre, avec la même destination en tête, elles ne risquaient pas de se voir pendant le voyage. Sauf s’il s’agissait très exactement du même point de départ, avec des tissages parfaitement identiques. Le genre de conditions très difficiles à réaliser quand on le voulait, alors, par hasard…

Après un certain temps – moins d’une demi-heure, aurait estimé Egwene, même si c’était difficile à évaluer – le bac s’arrêta brusquement. Rien d’objectif ne l’indiqua, pas même dans les tissages qu’entretenait la jeune femme, mais elle sut que sa plate-forme avait cessé de bouger.

Ouvrir un portail à la poupe de la barge étant des plus hasardeux sur le plan de la destination – Moghedien elle-même s’était montrée effrayée par cette possibilité –, Egwene en tissa un à la proue et fit signe à Lan de passer le premier. En effet, la plate-forme existait uniquement quand elle était dessus – un autre point commun avec le Monde des Rêves.

Lan ouvrit le portillon du bac et sortit avec Mandarb. Quand Egwene émergea à son tour du portail – qu’elle laissa ouvert en vue de son voyage de retour – elle vit que le Champion était déjà en selle. Dans toutes les directions, des collines verdoyantes moutonnaient à l’infini. Pas un seul arbre en vue, et seulement de très rares buissons. Piaffant d’impatience, Mandarb raclait le sol avec ses sabots, soulevant de petites volutes de poussière. Dans le ciel sans nuages, le soleil matinal tapait encore plus fort qu’au Murandy. Au sud et à l’ouest, des vautours à larges ailes tournaient en rond au-dessus de points précis.

— Lan, commença Egwene, désireuse de revenir sur ce que le Champion devrait dire à Nynaeve.

Mais elle n’eut pas l’occasion d’aller plus loin.

— Cinq ou six jours, as-tu dit ? coupa Lan, les yeux braqués sur le sud. Je peux faire plus court que ça… Nynaeve sera en sécurité, tu peux me croire.

Mandarb s’impatientait de plus en plus, mais son maître n’eut aucun mal à le contenir.

— Tu as fait un long chemin, depuis Champ d’Emond… (Lan sourit, un effet gâché par son regard toujours aussi froid.) Tu domines Myrelle et Nisao, désormais. Ne leur permets plus de te tenir tête. C’est toi qui commandes, mère ! Il ne faut pas baisser ta garde !

Lan inclina la tête, fit avancer Mandarb au pas jusqu’à ce qu’il soit assez loin pour que la poussière n’affecte pas Egwene, puis il lança l’étalon au galop.

Alors que le Champion fonçait vers le sud, Egwene le regarda, la bouche fermée sur tout ce qu’elle aurait voulu dire… Lan avait tout remarqué, tandis qu’il s’entraînait à l’épée, et il avait tiré les conclusions correctes. Y compris sur des points qu’il n’aurait pas pu étudier avant de la voir avec l’étole. Nynaeve allait devoir la jouer fine, avec sa tendance à toujours sous-estimer les hommes.

— Au moins, il ne leur arrivera rien de grave, dit-elle tout haut.

Lan venait de disparaître après avoir franchi le sommet d’une colline. S’il y avait eu de réels dangers à Ebou Dar, Elayne ou Nynaeve en auraient fait mention. Les trois amies ne se voyaient pas très souvent – Egwene avait tant à faire ! – mais elles avaient trouvé un moyen, en cas d’urgence, de se laisser des messages dans la version onirique de Salidar.

Un vent brûlant souleva soudain un rideau de poussière. Se couvrant le nez et la bouche avec son étole, Egwene battit en retraite dans le portail et se retrouva sur son bac imaginaire. Durant l’ennuyeux voyage de retour, la Chaire d’Amyrlin se demanda si elle avait bien fait d’envoyer Lan à Ebou Dar, et si elle avait eu raison de ne pas prévenir Nynaeve.

Ce qui est fait est fait, se répéta-t-elle, mais ça ne l’aida pas beaucoup.

Lorsqu’elle fut de retour au sommet de la colline, près des deux grands chênes, elle vit qu’Avar Hachami – homme au nez crochu et à la moustache grisonnante en forme de cornes à l’envers, c’était le troisième Champion de Myrelle – avait rejoint les autres.

Avec leur efficacité naturelle, les Champions avaient déjà démonté et plié les tentes. Affolées comme des fourmis, Nicola et Areina s’affairaient à transporter dans la charrette tous les objets éparpillés dans le camp – des couvertures aux bouilloires en passant par les marmites. Elles ne traînaient vraiment pas, mais leur attention était pourtant à demi fixée sur Siuan et les deux autres sœurs.

Oreilles grandes ouvertes, les Champions, eux, se concentraient sur les Aes Sedai.

Egwene se demanda aussitôt qui était en train de « chauffer » qui.

— … ne pas me parler sur ce ton, Siuan, finissait de dire Myrelle.

Assez fort pour être entendue dans tout le camp, et assez froidement pour compenser les excès calorifères du climat. Les bras croisés, la sœur se dressait sur ses ergots comme un coq de combat.

— Tu m’entends ? Je te l’interdis !

— As-tu perdu tout sens commun, Siuan ? intervint Nisao.

Serrant dans ses poings le devant de sa robe, une vaine tentative pour ne pas trembler, elle parlait d’un ton enflammé qui n’avait rien à envier, en intensité, à la glace de Myrelle.

— Si tu as oublié les bases de la politesse, on peut te rafraîchir la mémoire.

Les poings sur les hanches, Siuan secouait la tête pour foudroyer alternativement du regard les deux furies.

— Je… Je suis seulement…

Quand elle aperçut Egwene, le soulagement de Siuan s’épanouit sur son visage comme une fleur éclôt au printemps.

— Mère… (Presque une imploration.) Mère, je leur exposais les pénitences possibles… (Prenant une profonde inspiration, Siuan se ressaisit.) Le Hall devra les inventer au fur et à mesure, j’imagine. Mais la première pourrait bien être de forcer ces deux sœurs à transmettre leurs Champions à d’autres, puisqu’elles semblent apprécier ça.

Myrelle ferma les yeux et Nisao tourna la tête pour regarder les trois Champions de Myrelle et le sien. Alors que rien sur son visage ne trahissait de la détresse, Sarin tituba soudain, puis il fit mine d’avancer vers son Aes Sedai. Mais elle leva une main pour l’en empêcher. Comme Egwene avec Moghedien, lorsqu’elle portait l’a’dam, un Champion pouvait sentir la présence, la douleur, la peur et les angoisses de son Aes Sedai. Du coup, rien d’étonnant à ce que ces quatre Champions-là soient tendus comme des arcs et prêts à bondir. Sans savoir pour quelle raison, ils sentaient que Myrelle et Nisao étaient au bord du désespoir.

Soit exactement là où Egwene avait voulu les conduire. Une partie de son plan qu’elle n’aimait pas. Les intrigues et les manœuvres étaient comme un jeu, mais ça…

Je fais ce que je dois…, pensa-t-elle.

Une façon de s’endurcir ? Une excuse pour ce qu’elle allait faire ? Difficile à dire…

— Siuan, renvoie Areina et Nicola au camp. (Ce que ces femmes ne verraient pas, elles ne pourraient pas le raconter.) On ne peut pas les laisser déblatérer à leur aise, donc, informe-les bien du sort qui les attend si elles récidivent. Dis-leur que la Chaire d’Amyrlin, d’humeur clémente, leur offre une autre chance, mais que c’est la dernière…

— Je crois que c’est dans mes cordes, répondit Siuan.

Relevant ses jupes, elle s’en alla à grandes enjambées. Peu de gens étaient capables de faire ça aussi bien qu’elle. Mais dans le cas présent, elle semblait surtout pressée de s’éloigner de Myrelle et de Nisao.

— Mère, dit Nisao, choisissant soigneusement ses mots, avant de partir tu as dit quelque chose qui laissait penser… eh bien, qu’il y avait un moyen pour nous d’éviter… de ne pas…

Nisao regarda de nouveau Sarin.

Myrelle aurait été l’incarnation même de l’impassibilité des Aes Sedai, n’étaient ses mains croisées si violemment que les phalanges de ses doigts en blanchissaient.

Egwene fit signe aux deux sœurs d’attendre.

Se détournant de la charrette, Nicola et Areina virent Siuan approcher et… elles se pétrifièrent. Une réaction assez logique, puisque l’ancienne Chaire d’Amyrlin leur fondait dessus avec la fureur d’un taureau en pleine charge. Areina jeta un coup d’œil alentour, en quête d’une issue de secours, mais elle n’eut pas le temps de se mettre en mouvement. Bondissant sur ses proies, Siuan les saisit chacune par une oreille. Ce qu’elle dit n’arriva pas à celles d’Egwene, mais Areina cessa de lutter pour se dégager. Sa main resta accrochée au poignet de Siuan, certes, pourtant, on eût dit qu’elle s’en servait surtout pour tenir debout. Voyant l’horreur qui s’affichait sur le visage de Nicola, Egwene se demanda si Siuan n’allait pas un peu trop loin.

Probablement pas, dans les circonstances présentes. Après tout, les deux femmes s’en tireraient sans punition. Un instant, Egwene regretta de ne pas avoir un moyen de mettre leur talent de « fouines » à profit. Bien contrôlé, un don pareil valait de l’or.

Quoi que Siuan leur ait dit, quand elle les lâcha, les deux femmes se tournèrent vers la Chaire d’Amyrlin et s’inclinèrent très bas. Le visage de Nicola frôla la poussière et sa compagne faillit carrément tomber à genoux. Puis Siuan claqua des doigts. Ses deux victimes se relevèrent vivement et coururent détacher deux chevaux de trait aux longs poils. Montant à cru, elles disparurent si vite du camp qu’on aurait pu se demander s’il ne leur avait pas poussé des ailes.

— Elles ne parleront pas, même dans leur sommeil, dit Siuan quand elle eut rejoint les trois autres sœurs. Je suis encore capable de donner une bonne leçon à une novice et à une fripouille.

Durant son compte rendu, l’ancienne Chaire d’Amyrlin ne regarda pas une seule fois Myrelle ou Nisao.

Étouffant un soupir, Egwene se tourna vers les deux sœurs. Elle allait devoir faire quelque chose au sujet de Siuan, mais les priorités d’abord !

— C’est très simple, dit-elle aux deux femmes, qui la regardaient d’un air méfiant. Sans ma protection, vous perdrez sûrement vos Champions. Et avant que le Hall en ait fini avec vous, je crains que vous regrettiez de ne pas avoir été écorchées vivantes. Il faudra des années avant que vous puissiez marcher la tête haute – et sans que des sœurs surveillent vos moindres faits et gestes. Mais pourquoi voudrais-je vous soustraire à la justice ? Ce serait une lourde responsabilité, qui me vaudrait une obligation, car vous pourriez récidiver voire commettre de pires crimes.

Bien qu’il ne s’agisse pas exactement du ji’e’toh, l’influence des Matriarches était évidente dans le raisonnement d’Egwene.

— Si j’assume cette responsabilité, vous aurez une obligation envers moi. Je devrai vous faire aveuglément confiance, et je ne vois qu’un moyen d’obtenir ce résultat.

Ça, c’était l’influence de Faolain et de Theodrin.

— Vous devez me jurer allégeance.

Les deux sœurs avaient écouté, tendues, se demandant où Egwene voulait en venir. À l’évidence, elles ne s’attendaient pas à ça. Nisao en était bouche bée, et Myrelle semblait sonnée comme si elle avait reçu un coup de masse entre les deux yeux.

— C’est impo… impossible, bredouilla Myrelle. Aucune sœur n’a jamais… Aucune Chaire d’Amyrlin ne… Tu ne peux pas croire que…

— La ferme, Myrelle ! s’écria Nisao. Tout est ta faute. Je n’aurais jamais dû t’écouter… Mais inutile de pleurer sur le lait renversé. (Elle dévisagea Egwene et soupira.) Mère, tu es une jeune femme dangereuse. Extrêmement dangereuse, même ! Avant d’en avoir terminé, tu risques de désunir encore plus la Tour Blanche. Si j’en étais sûre, et si j’avais le courage de faire mon devoir au mépris du danger…

Nisao s’agenouilla et embrassa la bague au serpent d’Egwene.

— Au nom de la Lumière, et par mon espoir de salut et de résurrection…

Le serment différa un peu de celui de Faolain et Theodrin, mais il n’eut rien à lui envier en matière de sincérité. Bien au contraire. Selon les Trois Serments, une Aes Sedai ne pouvait pas prononcer des vœux qu’elle n’entendait pas respecter. Bien entendu, les sœurs noires avaient dû trouver un moyen de contourner cette obligation, puisqu’elles passaient leur temps à mentir.

Si une de ces femmes appartenait à l’Ajah Noir, eh bien, il faudrait aviser plus tard…

Les yeux exorbités, la bouche s’ouvrant et se fermant sans qu’un son n’en sorte, Siuan ressemblait à un gros poisson échoué sur la rive.

Myrelle tenta encore de protester, mais Egwene tendit simplement la main qui portait la bague au serpent, et la sœur tomba à genoux – à croire que ses jambes se dérobaient. Après avoir prononcé le serment d’un ton amer, elle releva la tête.

— Mère, tu viens de faire ce qui n’a jamais été fait… C’est toujours dangereux.

— Ce n’est pas la première fois, et ce ne sera pas la dernière… Mes filles, voici mon premier ordre : ne dites à personne que Siuan est bien autre chose que ce qu’elle semble être. Et tiens, voici le second : obéissez aux ordres qu’elle vous donnera comme s’ils venaient de moi.

Les deux sœurs tournèrent la tête vers l’ancienne Chaire d’Amyrlin.

— À tes ordres, mère, murmurèrent-elles avec un bel ensemble.

Siuan parut sur le point de défaillir. Et elle semblait toujours sous le choc quand Egwene et elle atteignirent la route et firent prendre la direction de l’est à leurs montures, vers le camp des Aes Sedai et celui de Gareth Bryne. Alors que le soleil restait à une distance raisonnable de son zénith, Egwene songea que cette demi-matinée avait été plus mouvementée que bien des journées entières. Voire des semaines…

— Myrelle a raison, marmonna Siuan.

Suivant gracieusement le rythme de Daishar, la monture de l’ancienne Chaire d’Amyrlin semblait ravie d’être laissée à elle-même, puisque sa cavalière avait l’esprit ailleurs. Dans ces conditions, Siuan Sanche parvenait presque à passer pour une cavalière compétente.

— Un serment d’allégeance… Personne n’a jamais fait ça. Personne ! On ne trouve même pas une allusion dans les archives secrètes. Et forcer ces deux femmes à m’obéir ! Tu ne te contentes pas de changer certaines choses, Egwene ! Tu reconstruis le bateau en pleine tempête ! Avec toi, tout change. Et cette Nicola… De mon temps, à la simple idée de faire chanter une Aes Sedai, une novice se serait oubliée sous elle.

— Ce n’était pas le premier essai de Nicola et d’Areina…

Egwene raconta son histoire avec le moins de mots possible.

Normalement, Siuan aurait dû exploser de colère en entendant de telles choses.

— Je crains que nos deux petites aventurières aient très bientôt un accident, se contenta-elle de dire très calmement.

— Non ! cria Egwene en tirant sur ses rênes.

Surprise, Siuan laissa faire cinq ou six pas de plus à sa jument avant d’en reprendre le contrôle. Une fois à l’arrêt, elle se tourna vers Egwene avec sur le visage une patience forcée à la Lelaine, mais en encore plus glaçant.

— Mère, elles tiennent une massue au-dessus de ta tête, et si elles sont assez intelligentes pour s’en apercevoir… Eh bien, même si le Hall ne t’inflige pas une pénitence, tout espoir de contrôler les représentantes s’éloignera de toi comme une voile à l’horizon. (Siuan secoua la tête, dégoûtée.) Quand je vous ai envoyées en mission, toutes les trois, je savais que vous vous feriez passer pour des sœurs à un moment ou à un autre – c’était inévitable. Mais comment Elayne et Nynaeve ont-elles pu être assez stupides pour traîner avec elles des témoins de leur transgression ? Si cette histoire se sait, ces deux filles mériteront amplement ce qui leur tombera sur la tête. Mais il ne faut pas que ça se sache !

— Siuan, il n’arrivera rien à Nicola et à Areina. Si j’étais d’accord pour qu’on les tue à cause de ce qu’elles ont découvert, jusqu’où irais-je ensuite ? Romanda et Lelaine, parce qu’elles ne sont pas d’accord avec moi ? Et qui encore ? Où s’arrêterait le massacre ?

D’une certaine façon, Egwene se dégoûtait. Naguère, elle n’aurait pas compris ce que voulait dire Siuan. Savoir était toujours préférable à être dans l’ignorance, mais parfois, cette dernière était beaucoup plus confortable.

— Je refuse qu’un jour de victoire soit gâché par une conversation sur des meurtres, dit Egwene en talonnant Daishar. Siuan, Nisao et Myrelle n’ont pas été les premières à me jurer allégeance. Ce matin, Faolain et Theodrin m’attendaient…

Siuan colla sa grosse jument à Daishar et tendit l’oreille.

Les révélations d’Egwene ne calmèrent pas son inquiétude au sujet de Nicola et d’Areina, mais les plans que lui exposa la jeune femme firent briller une petite flamme jubilatoire dans ses yeux. Dès l’arrivée au camp, elle s’empressa d’aller remplir sa nouvelle mission : annoncer à Sheriam et aux autres amies de Myrelle qu’elles étaient attendues à midi dans le bureau de la Chaire d’Amyrlin. Sans mentir, elle put même garantir à ces femmes qu’on ne leur demanderait rien qui « n’ait jamais été fait jusque-là ».

Malgré ses déclarations victorieuses, Egwene n’était pas d’une humeur rayonnante. En se dirigeant vers sa tente-bureau, elle entendit à peine les bénédictions qu’on lui lançait et répondit d’un vague geste de la main aux gens qui lui en demandaient. Même si elle ne pouvait pas couvrir deux meurtres, Nicola et Areina restaient un problème, et il faudrait les garder à l’œil.

Vivrai-je un jour en un lieu où les problèmes ne s’accumulent pas ?

Un endroit où chaque victoire ne serait pas systématiquement compensée par une nouvelle menace ?

Une fois sous sa tente-bureau, Egwene céda à son accablement. Sa tête lui faisant un mal de chien, elle commença à se demander si ce bureau n’était pas maudit – au point qu’il vaille mieux pour elle ne plus y entrer.

Sur la table de travail, deux feuilles de parchemin soigneusement pliées et fermées par un sceau de cire arboraient la mention « Scellé à la Flamme ». Pour toute autre personne que la Chaire d’Amyrlin, briser ces sceaux était une transgression aussi grave que de s’en prendre physiquement à la dirigeante suprême. Egwene, présentement, regretta d’être obligée de les briser. Dans son esprit, il n’y avait aucun doute sur l’identité des rédactrices de ces notes. Hélas, elle ne se trompait pas.

Romanda proposait – non, en réalité, exigeait – que la Chaire d’Amyrlin produise un édit « Scellé au Hall » et connu des seules représentantes. Les sœurs devaient être convoquées l’une après l’autre, celles qui refusaient étant coupées de la Source puis privées de liberté comme il convenait pour tout membre possible de l’Ajah Noir. La raison de cette convocation restait assez vague, mais Lelaine avait laissé échapper un gros indice le matin même.

Son message refaisait le coup des « conseils d’une mère », comme si tout ça était avant tout pour le bien d’Egwene et de la communauté. L’édit qu’elle exigeait devait être simplement « Scellé à la Bague ». Toutes les sœurs pouvaient en être informées, et dans ce cas particulier, devaient l’être. Toute mention de l’Ajah Noir devait être proscrite comme étant un facteur de discorde entre les Aes Sedai – un crime grave, selon les lois de la tour, et très sévèrement puni.

Avec un soupir, Egwene se laissa tomber sur sa chaise pliante. Comme de juste, les pieds fléchirent, et elle faillit se retrouver les fesses sur le tapis.

Elle pouvait esquiver comme une anguille pour gagner du temps, mais ses adversaires reviendraient à la charge avec ces absurdités. Tôt ou tard, l’une d’elles présenterait sa « modeste proposition » au Hall, et le renard serait introduit dans le poulailler. Étaient-elles aveugles ? Un facteur de discorde ? Avec la motion de Lelaine, toutes les sœurs seraient convaincues qu’il existait bien un Ajah Noir, et que leur Chaire d’Amyrlin en était membre. Peu après, toutes se précipiteraient dans les jupes d’Elaida, à Tar Valon.

Quant à Romanda, voulait-elle déclencher une émeute ? Selon les archives secrètes, il y en avait eu six dans l’histoire. Une demi-douzaine en plus de trois mille ans, ça ne faisait pas beaucoup, mais chaque fois, la Chaire d’Amyrlin avait dû démissionner, et le Hall de la Tour avec elle. Romanda le savait, et Lelaine aussi. Siégeant au Hall depuis quarante ans, elle avait eu accès à toutes les Chroniques secrètes. Avant de se retirer à la campagne, comme beaucoup de sœurs blanchies sous le harnais, Romanda avait représenté l’Ajah Jaune au Hall pendant si longtemps qu’on lui prêtait autant de pouvoir que toutes les Chaires d’Amyrlin qu’elle avait vues défiler. Avoir été nommée représentante une deuxième fois était un exploit inédit, mais cette femme n’était pas du genre à laisser le pouvoir entre d’autres mains que les siennes, quand elle en avait la possibilité.

Non, ces deux sœurs n’étaient pas aveugles – elles mouraient de peur. Comme Egwene et comme tout le monde. Et quand elles étaient effrayées, les Aes Sedai elles-mêmes ne réfléchissaient plus très clairement.

Egwene replia les deux feuilles qu’elle aurait volontiers déchirées et piétinées, puis elle porta les mains à ses tempes. Sa maudite tête menaçait d’exploser.

— Puis-je entrer, mère ? demanda Halima Saranov en avançant sans attendre de réponse.

La façon de marcher de cette femme attirait les regards des hommes entre douze ans et… deux jours après le décès. Et même si elle avait porté une épaisse robe de bure, ça n’aurait rien changé. Son visage encadré de longs cheveux noirs brillant comme si elle les lavait chaque matin à l’eau de pluie suffisait à le garantir.

— Delana Sedai pense que tu devrais avoir connaissance de la proposition qu’elle présentera au Hall ce matin.

Ainsi, le Hall se réunissait sans même informer la Chaire d’Amyrlin ? Bien sûr, Egwene s’était absentée, mais la coutume exigeait que la dirigeante suprême soit avertie avant que le Hall puisse se réunir. Sauf quand l’ordre du jour était de la renverser, bien sûr. À cet instant, Egwene aurait presque souhaité que ce soit le cas. À croire que la feuille de parchemin qu’Halima venait de poser sur la table était un serpent venimeux.

Egwene constata qu’il n’y avait pas de sceau. En ce qui concernait Delana, la plus récente novice pouvait prendre connaissance du texte. Sans nul doute, il s’agissait de la proclamation au sujet d’Elaida, accusée d’être un Suppôt des Ténèbres. Moins grave que les âneries de Romanda et Lelaine, certes. Mais si elle avait appris que les représentantes se battaient à mains nues, Egwene n’aurait pas bronché, dans l’état où elle était…

— Halima, j’aurais préféré que tu sois rentrée chez toi, après la mort de Cabriana.

Ou au moins que Delana ait eu le bon sens de cacher les informations de cette femme au Hall. Et même à la Chaire d’Amyrlin. Au lieu de les transmettre à toutes les sœurs qui lui tombaient sous la main.

— Je ne pouvais pas agir ainsi, mère.

Les yeux d’Halima semblaient briller de défi, mais il ne fallait pas s’y fier. Car elle n’avait que deux façons de regarder les gens. La première, directe, qui les provoquait, et la seconde, de biais, qui les séduisait. Cette particularité était la cause de bien des malentendus.

— Comment aurais-je pu, avec les révélations de Cabriana Sedai au sujet d’Elaida ? Et de ses plans… Cabriana était mon amie, mère, la tienne et celle de toutes les adversaires d’Elaida. Quel choix avais-je ? La Lumière soit remerciée qu’elle ait mentionné Salidar. Ainsi, j’ai su où aller.

Posant les mains sur ses hanches – une taille aussi fine que celle qu’Egwene s’était imaginée, dans le Monde des Rêves –, Halima inclina la tête sur un côté et étudia attentivement son interlocutrice.

— Tu as encore mal au crâne, c’est ça ? Cabriana avait ce genre de douleur, si forte que ça la tétanisait jusqu’aux orteils. Pour supporter le contact de ses vêtements, elle devait prendre des bains très chauds. Parfois, il fallait des jours… Si je n’étais pas venue, tu aurais pu en arriver là.

Se plaçant derrière Egwene, Halima entreprit de lui masser le cuir chevelu. Cette femme avait des doigts en or qui faisaient fondre la douleur.

— Ces migraines sont trop fréquentes pour que tu demandes chaque fois à une sœur de te guérir. Mais c’est juste une affaire de tension. Je le sens très bien…

— Oui, la guérison pour un bobo, trop souvent…, murmura Egwene.

Malgré ce qu’on disait d’Halima, elle l’aimait bien et pas seulement à cause de ses massages. Franche et directe, elle restait une femme de la campagne malgré tous les efforts qu’elle avait fournis pour adopter une partie des manières de la ville. Du coup, son respect pour la Chaire d’Amyrlin était mâtiné d’une familiarité qu’Egwene trouvait rafraîchissante. Parfois déconcertante, certes, mais toujours stimulante. Bref, une sorte de jumelle de Chesa, au détail près que celle-ci n’oubliait en aucune circonstance son statut de domestique. Halima, elle, ne faisait jamais montre d’obséquiosité. Pourtant, Egwene aurait réellement préféré qu’elle rentre chez elle après la chute de cheval mortelle de Cabriana.

Il aurait été utile que les sœurs prennent pour argent comptant la thèse de Cabriana, à savoir qu’Elaida avait l’intention de calmer une moitié d’entre elles et de briser l’autre. Mais tout le monde jurait qu’Halima en rajoutait sur ce thème. En revanche, l’Ajah Noir faisait recette. Des femmes censées n’avoir peur de rien tremblaient face à un ordre dont elles niaient encore l’existence quelques mois plus tôt. Comment chasser les Suppôts des Ténèbres sans terroriser les autres sœurs et les inciter à s’enfuir en criant ?

Comment éviter une débandade, tôt ou tard ? Oui, comment ?

— Pense à te relaxer, mère… Détends ton visage… ton cou… tes épaules.

La voix d’Halima avait quelque chose d’hypnotique. Un bourdonnement qui semblait caresser toutes les parties du corps d’Egwene qui devaient à tout prix se détendre.

Beaucoup de femmes n’aimaient pas Halima à cause de son physique, parce qu’elle semblait avoir été modelée par un homme particulièrement lubrique. Bien entendu, elles l’accusaient d’aguicher tous les mâles qui croisaient son chemin. Egwene n’aurait pas approuvé un tel comportement, mais Halima reconnaissait qu’elle aimait regarder les hommes. Si ses pires ennemies ne prétendaient jamais qu’elle allait plus loin que la provocation, cette seule idée l’indignait.

Halima n’était pas une écervelée, ainsi qu’Egwene avait pu le constater lors de leur première conversation, le lendemain de l’évasion de Logain. Le jour où avaient commencé les migraines… Au fond, c’était la même chose que pour Meri. Halima n’avait choisi ni son visage ni sa façon d’être. À cause de la forme de sa bouche, son sourire paraissait provocant alors qu’elle faisait le même à une femme ou à un enfant. Était-ce sa faute si les gens pensaient qu’elle aguichait alors qu’elle se contentait de regarder ? De plus, elle n’avait parlé des migraines à personne. Dans le cas contraire, des sœurs jaunes auraient fait nuit et jour le siège de la tente d’Egwene. Une preuve d’amitié, voire de loyauté…

Egwene baissa les yeux sur le document abandonné sur la table, et son esprit se mit à dériver sous la douce pression des mains d’Halima.

Des torches prêtes à être jetées dans un grenier à foin… Dix jours avant la frontière du royaume d’Andor, sauf si le seigneur Bryne acceptait d’accélérer le rythme sans savoir pourquoi. Pas d’opposition à redouter avant… Ces torches pouvaient-elles rester où elles étaient pendant dix jours ?

Le port du Nord et le port du Sud… Les clés de la conquête de Tar Valon. Sauf à accepter la suggestion de Siuan, comment contrôler Nicola et Areina ?

Il fallait prendre des mesures pour éprouver la loyauté de toutes les sœurs avant d’entrer en Andor. Egwene avait le don de travailler avec les métaux et les minerais, mais dans ce contexte, ça ne lui servirait pas à grand-chose.

Nicola et Areina… L’Ajah Noir…

— Tu te tends de nouveau, mère. Cesse de t’inquiéter au sujet du Hall. (Halima marqua une pause, puis recommença à masser.) Ce sera encore mieux ce soir, quand tu auras pris un bain. Je pourrai te masser les épaules, le dos, partout… Nous n’avons pas encore essayé ça. Tu es raide comme un bout de bois alors que tu devrais être assez souple pour te plier en deux, en arrière, et mettre ta tête entre tes chevilles. L’esprit et le corps… L’un ne peut pas se relaxer sans l’autre… Abandonne-toi entre mes mains.

Egwene dérivait dans les limbes du sommeil. Le vrai sommeil, pas celui d’une femme qui marche dans les rêves. Depuis quand n’avait-elle pas dormi pour de bon ?

Quand la proposition de Delana serait connue, à savoir très bientôt, le camp entrerait en ébullition. Et peu après, elle allait dire à Romanda et à Lelaine qu’elle n’avait aucune intention de promulguer leurs bêtises…

Mais il y avait encore une bonne chose à attendre aujourd’hui. Une raison de rester éveillée.

— Ce sera bien, oui, murmura Egwene, sans penser uniquement au massage promis par Halima.

Un jour, elle s’était juré de forcer Sheriam à en rabattre. On y était enfin. Au moins, elle commençait à être la vraie dirigeante suprême. Une Chaire d’Amyrlin à la main de fer.

— Oui, ce sera très bien…


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