33 Un bain

Après qu’il eut envoyé Perrin au loin, les jours semblèrent interminables à Rand – et les nuits, plus longues encore. Se retirant dans ses appartements, il ordonna aux Promises de ne laisser entrer personne. Seule Nandera avait le droit de venir le voir, mais uniquement pour lui apporter ses repas.

Après avoir posé son plateau sur une table, l’Aielle faisait toujours à Rand la liste des gens qui avaient demandé à le voir. Lorsqu’il affirmait pour la centième fois ne pas vouloir être dérangé, elle lui jetait un regard plein de reproche. Et quand elle entrait ou sortait, il entendait souvent les commentaires peu flatteurs des Promises de garde dans le couloir. Des « fuites » délibérées, sinon, elles auraient utilisé leur langage par gestes. Mais si elles croyaient le forcer à réagir en l’accusant de bouder… Ces femmes ne comprenaient pas, et s’il s’était expliqué – en supposant qu’il s’y résigne – elles auraient continué à ne rien saisir.

Grignotant sans appétit, Rand tenta de lire pour passer le temps, mais ses ouvrages favoris l’ennuyèrent tous au bout de quelques pages. Au moins une fois par jour, alors qu’il s’était promis de n’en rien faire, il soulevait sur des flux d’Air la lourde armoire en bois et en ivoire, la déposait sur le côté, désamorçait les pièges et faisait disparaître l’illusion qui donnait au mur un aspect parfaitement lisse. Des tissages inversés, afin que lui seul puisse les voir…

Dans la niche qu’il avait creusée avec le Pouvoir reposaient deux petites statues de pierre blanche d’environ un pied de haut. Un homme et une femme, tous deux en robe ample, chacun brandissant une sphère de cristal. La nuit où il avait ordonné que l’armée se mette en mouvement vers l’Illian, il était allé chercher ces deux ter’angreal à Rhuidean. S’il devait en avoir besoin, ce serait en urgence, alors, autant les avoir à portée de la main.

Rand tendit une main vers la statuette masculine – la seule des deux qu’un homme pourrait utiliser – mais il s’immobilisa, tremblant d’effroi. Un seul contact du bout des doigts, et une impensable quantité de Pouvoir serait à sa disposition. Avec cette statuette, il était invincible. Personne ne pourrait se dresser contre lui – pas même le Créateur, avait un jour affirmé Lanfear.

— Ce ter’angreal me revient de droit, murmurait Rand à chaque occasion. Il m’appartient, parce que je suis le Dragon Réincarné !

Chaque fois, il reculait d’un pas, tissait de nouveau le Masque-Miroir et les pièges qui réduiraient en cendres quiconque oserait tenter de les forcer sans en avoir la « clé ». Enfin, il remettait en place l’armoire qui, pour lui, ne pesait pas plus lourd qu’une plume.

— Je suis le Dragon Réincarné…, murmurait-il parfois au mur.

D’autres fois, il braillait :

— Je suis le Dragon Réincarné !

À voix basse ou en hurlant, il maudissait tous ceux qui s’opposaient à lui, tous ces crétins qui ne voyaient rien ou refusaient de voir ce qui leur crevait les yeux. Des minables motivés par l’ambition, la cupidité ou la peur. Il était le Dragon Réincarné, seul espoir du monde face au Ténébreux. Soit dit en passant, à la place du monde, il se serait fait du souci…

Ses colères et ses envies d’utiliser le ter’angreal servaient à masquer d’autres choses, et il le savait pertinemment. Absolument seul, il picorait – de moins en moins chaque jour –, essayait de lire (pas très souvent) et tentait de trouver le sommeil. Plus le temps passait, et plus il se concentrait sur cette dernière « activité », quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. Mais il dormait mal, les idées qui l’obsédaient lorsqu’il veillait le harcelant aussi dans son sommeil, et sa léthargie ne lui apportait aucun repos, bien au contraire. Aucun bouclier ne pouvait l’isoler de ce qu’il y avait en lui. Son avenir était d’affronter les Rejetés, puis, tôt ou tard, le Ténébreux en personne. Et des abrutis congénitaux le fuyaient ou le combattaient alors que leur seul espoir aurait été de l’épauler. Pourquoi ses rêves ne le laissaient-ils pas en paix ? De l’un d’eux, il se réveillait toujours juste après qu’il eut commencé, rempli de dégoût de lui-même et torturé par le manque de repos. Quant aux autres… Eh bien, il les méritait tous, jusqu’au dernier.

Colavaere lui apparaissait, le visage noir et le foulard qu’elle avait utilisé pour se pendre toujours enfoncé dans la chair boursouflée de son cou. Colavaere, silencieuse et accusatrice, avec derrière elle toutes les Promises et les autres femmes mortes à cause de lui. De ces malheureuses, il connaissait tous les visages et tous les noms, à part un. Et de ce rêve-là, il s’éveillait en pleurant.

Une centaine de fois, il projeta Perrin à travers le Hall d’Honneur. Une centaine de fois, il se sentit submergé par la peur et la colère. Une centaine de fois, il tua Perrin en rêve et se réveilla en hurlant. Pourquoi son ami, pour leur dispute, avait-il choisi le sort des Aes Sedai prisonnières ?

Rand s’efforçait de ne pas penser à ces femmes. Depuis le début, il faisait de son mieux pour ignorer leur existence. Pour les garder captives longtemps, elles étaient bien trop dangereuses, et il ne savait que faire d’elles. De plus, elles l’effrayaient. Parfois, il rêvait qu’il était toujours prisonnier dans le coffre, Galina, Erian, Katerine et les autres l’en sortant pour le tabasser. Quand il s’éveillait, gémissant, il lui fallait toujours un moment pour s’apercevoir qu’il était libre, et que son calvaire ne recommencerait plus.

Ces femmes l’effrayaient parce qu’il redoutait de céder à son désir de vengeance. Si ça arrivait, à quelles horreurs se livrerait-il ? Quand il en rêvait, il s’éveillait en sursaut, lustré d’une sueur glaciale. Non, jamais il ne ferait des choses pareilles. Quoi qu’il ait déjà commis, il n’irait pas jusque-là.

En rêve, il rassemblait les Asha’man pour attaquer la Tour Blanche et punir Elaida. Sortant d’un portail, ivre de rage et empli de saidin, il apprenait que la lettre d’Alviarin n’était qu’un leurre. Puis il voyait cette femme aux côtés d’Elaida, en compagnie d’Egwene, de Nynaeve et même d’Elayne. Toutes avec leur maudit visage d’Aes Sedai, liguées parce qu’il était trop dangereux de le laisser en liberté.

Devant ses yeux, les Asha’man périssaient face à des femmes qui avaient eu des décennies pour étudier le Pouvoir, pas seulement quelques mois de formation. De ce rêve-là, il ne pouvait jamais sortir avant que le dernier homme en noir ait péri, le laissant seul pour affronter la puissance des Aes Sedai.

Seul…

En boucle, Cadsuane répétait ses propos au sujet des fous entendant des voix dans leur tête. Souffrant comme si chaque mot était un coup de fouet, il se tétanisait dans ses rêves dès que la sœur y apparaissait.

En songe et éveillé, il appelait Lews Therin, lui criait après, l’implorait de venir et n’obtenait jamais de réponse.

Seul…

Du coup, le petit amas de sensations et d’émotions, dans un coin de sa tête, devint peu à peu réconfortant. Oui, la présence d’Alanna, loin de l’agacer, commença à le rassurer. Et c’était peut-être ce qui l’effrayait le plus dans ce qui lui arrivait.

Le quatrième matin, Rand émergea dans un brouillard d’un rêve où il était à la Tour Blanche. Croyant s’abriter les yeux d’un éclair tissé par le saidar, il s’avisa ensuite que la lumière du jour entrait à flots par les fenêtres pour se refléter sur la surface polie des meubles. Y compris son lit, tout le mobilier était en bois noir et en ivoire, afin de correspondre à ses sombres humeurs. Pareillement, leurs formes massives et pesantes étaient à l’image de sa morosité.

Un moment, il envisagea de se rendormir. Mais si c’était pour faire un autre de ces maudits rêves…

Tu es là, Lews Therin ?

Pas de réponse, bien entendu. Se levant péniblement, Rand tira sur sa veste froissée. Depuis quatre jours, il portait les mêmes vêtements, dormant avec.

Quand il passa dans l’antichambre, il crut qu’il rêvait toujours – ce songe terrible qui le laissait avec un mélange de culpabilité, de honte et de dégoût de lui-même. Mais Min était bel et bien là, assise dans un fauteuil, un livre relié de cuir sur les genoux. Et comme il ne se réveilla pas, Rand en déduisit que c’était la réalité…

Des boucles noires encadrant son joli visage, Min le regardait de ses grands yeux sombres, si intenses qu’il avait le sentiment qu’elle le touchait. Son pantalon de soie verte lui allait comme une seconde peau, et sa veste ouverte laissait apercevoir un chemisier couleur crème qui se soulevait et s’abaissait au rythme de sa respiration.

Rand pria pour se réveiller alors que c’était impossible. S’il s’était enfermé ainsi, ce n’était pas à cause de la peur, de la colère, de sa culpabilité envers Colavaere ou de la disparition de Lews Therin.

— Dans quatre jours, pour la demi-lune, il y aura une fête, dit Min. Le Jour du Repentir, voilà comment les gens du cru l’appellent. Malgré ce nom bizarre, on dansera toute la nuit. Des danses lentes, pas de la vraie gambille, mais c’est mieux que rien.

Après avoir glissé un marque-page en cuir dans son livre, Min le posa sur le sol, à ses pieds.

— Ça me laisse le temps de me faire confectionner une robe, si je mets les couturières au travail dès aujourd’hui. Si tu as envie de danser avec moi, bien entendu.

Rand détourna les yeux de Min et les posa sur un plateau couvert d’une serviette qui attendait près de la porte. L’idée de manger lui retourna l’estomac. Nandera avait consigne de ne laisser entrer personne ! Et surtout pas Min. Il n’avait pas mentionné son nom, mais « personne », c’était explicite, non ?

— Min, je ne sais que te dire…

— Berger, tu as l’air d’un quartier de viande que des chiens se sont battu pour avoir. Maintenant, je comprends pourquoi Alanna s’en faisait tant, même si je ne comprends pas comment elle a su… Après avoir été refoulée pour la cinquième fois par les Promises, elle m’a quasiment suppliée d’aller te parler. Si elle ne se rongeait pas les sangs parce que tu refuses de manger, Nandera ne m’aurait pas permis d’entrer. Et même comme ça, j’ai dû implorer un peu. Tu as une dette envers moi, paysan !

Rand tressaillit. Des images défilant dans sa tête, il se revit arracher les vêtements de Min puis s’imposer à elle comme une bête sauvage. Envers elle, il avait une dette dont il ne s’acquitterait jamais. Se passant une main dans les cheveux, il se força à se tourner vers son amie. À présent assise en tailleur dans le grand fauteuil, les mains sur les genoux, elle le regardait avec un calme qui le dépassait.

— Min, ce que j’ai fait est impardonnable… S’il y avait une justice, on devrait me condamner au gibet. Si je pouvais, je me passerais tout seul un nœud coulant autour du cou. Sur ma vie, je le jure.

Un serment qui laissa un goût amer à Rand. Parce qu’il était le Dragon Réincarné, Min devrait attendre jusqu’à l’Ultime Bataille avant que justice soit faite. Dire qu’il avait aspiré à vivre au-delà de Tarmon Gai’don ! Il ne le méritait pas, sale porc qu’il était !

— De quoi parles-tu, berger ?

— De ce que je t’ai fait…

Comment avait-il pu commettre un acte pareil ? Et avec Min, en plus de tout ?

— Min, je sais combien il doit t’être pénible de te trouver dans la même pièce que moi.

Comment pouvait-il se souvenir avec émotion de la douceur de sa peau et de son parfum ? Après lui avoir arraché ses vêtements ?

— Je n’aurais jamais cru être un animal – un monstre.

Mais qu’était-il d’autre ? Il se méprisait d’avoir agi ainsi. Et il se vomissait lui-même, parce qu’il crevait d’envie de recommencer.

— Ma seule excuse, c’est la folie. Cadsuane avait raison. J’entends des voix. Celle de Lews Therin, voilà ce que je croyais… Pourras-tu… ? Non, je n’ai aucun droit d’implorer ton pardon. Mais tu dois savoir à quel point je regrette, Min.

Oui, il regrettait. En même temps, ses mains brûlaient du désir de caresser le dos et les hanches nues de la jeune femme. Oui, il était un monstre, et rien de plus !

— Je suis pétri de remords. Au moins, sache-le…

Immobile, Min le regardait comme si elle n’avait jamais vu de sa vie un type dans son genre. À présent, elle pouvait cesser de jouer la comédie et dire ce qu’elle pensait vraiment de lui. Et si cruel que ce soit, ça ne le serait jamais assez pour un satyre de son acabit.

— C’est donc pour ça que tu m’as tenue éloignée de toi ? soupira Min. Maintenant, ouvre bien tes oreilles, espèce de paysan décérébré ! J’étais prête à pleurer jusqu’à en crever parce que j’avais vu un mort de trop, et toi, tu étais exactement dans le même état, et pour la même raison. Ce que nous avons fait, mon innocent agneau, s’appelle se réconforter mutuellement. Les amis se comportent ainsi, dans des moments difficiles. Tu veux bien fermer la bouche, idiot du village de Deux-Rivières ? Tu vas finir par gober des mouches.

Rand obéit, mais seulement pour déglutir. Les yeux menaçant de lui sortir de la tête, il parvint à couiner :

Se réconforter ? Min, si le Cercle des Femmes, chez moi, apprenait ce que ce verbe a voulu dire pour nous, ses membres prendraient des numéros dans une file d’attente afin de nous écorcher vifs ! Et ce serait pareil si nous avions cinquante ans !

— Au moins, tu dis « nous », à présent, maugréa Min.

Elle se leva et avança vers Rand en braquant sur lui un index vengeur.

— Tu crois que je suis une poupée, fermier ? Une dinde incapable de te dire « pas touche » ? Ou une douce jeune fille trop timide pour t’envoyer sur les roses ?

Un couteau jaillit de la manche de Min. Après avoir un peu jonglé avec, elle le refit disparaître.

— Je me rappelle t’avoir arraché ta chemise parce que tu tardais un peu trop à l’enlever à mon goût. Tu imagines à quel point je refusais d’avoir tes bras autour de moi ? Avec toi, j’ai fait ce que je n’ai jamais partagé avec un homme – surtout, ne va pas imaginer que je n’en ai pas eu envie parfois ! – et tu parles comme si tout avait dépendu de toi. À croire que je n’étais pas là !

Ses mollets heurtant un fauteuil, Rand s’avisa qu’il avait reculé devant la jeune furie.

— Et là, je n’aime pas trop que tu me regardes de haut comme ça, paysan…

Sans crier gare, Min flanqua un coup de pied dans les tibias de Rand. Puis elle lui plaqua les deux mains sur la poitrine et poussa, afin qu’il tombe dans le fauteuil. Satisfaite, elle secoua la tête, puis tira sur sa veste.

— C’est peut-être comme tu dis, Min, mais…

— Il n’y a pas de « mais », berger ! Et si tu continues à me contredire, tu aurais intérêt à appeler tes Promises ou à te mettre à canaliser, parce que je vais te flanquer la correction de ta vie. Accessoirement, tu as besoin de te raser. Et de prendre un bain.

Rand inspira à fond. Perrin vivait un mariage si paisible, avec une femme douce et souriante. Pourquoi était-il toujours attiré par des femmes qui le rudoyaient et faisaient tourner sa tête comme une toupie ? Avec le dixième de l’expérience de Mat, il aurait su que dire à toutes ces furies. Ignorant tout de la vie, ou presque, il multipliait les erreurs.

— Quoi qu’il en soit, je n’ai qu’une solution…, réussit-il à dire.

— Laquelle, berger ?

Min croisa les bras et tapa du pied sur le parquet. Mais ça ne changea rien à la détermination du jeune homme.

— T’éloigner de moi.

Comme Elayne et Aviendha.

— Si j’étais capable de me contrôler, je n’aurais jamais…

Min tapa du pied plus fort et plus vite. Un sujet glissant à éviter… Réconforter ? Par la Lumière !

— Min, près de moi, on n’est pas en sécurité. Les Rejetés se font un plaisir de s’en prendre à mes proches pour me toucher, et ils ne sont pas les seuls. Mais je suis moi-même un danger, parce que je ne contrôle plus mes réactions. J’ai failli tuer Perrin ! Cadsuane parlait d’or : je deviens fou, si je ne le suis pas déjà. Je dois t’éloigner de moi pour te protéger.

— Qui est cette Cadsuane ? demanda Min d’un ton si calme que Rand s’étonna de l’entendre encore taper du pied. Alanna a mentionné ce nom, et on aurait cru qu’elle parlait de la sœur du Créateur. Non, ne réponds pas ! Au fond, je m’en fiche. Et je n’ai rien à faire de ton histoire avec Perrin non plus ! Silence, ai-je dit ! Toi, faire du mal à Perrin ? Pas plus qu’à moi, berger ! Votre dispute en public était un leurre, j’en mettrais ma main au feu. Je me contrefiche que tu te contrôles ou non, et si tu deviens fou, eh bien, qu’il en soit ainsi ! Tu ne dois pas être gravement cinglé, sinon, tu aurais dépassé le stade où ça t’inquiète. Ce qui m’importe, en revanche…

Min se pencha jusqu’à ce que ses grands yeux soient au même niveau que ceux de Rand, leur visage se touchant presque. Soudain, une lueur furieuse passa dans le regard de la jeune femme, incitant son compagnon à se connecter au saidin pour se défendre.

— M’éloigner de toi pour que je sois en sécurité ? Essaie un peu, pour voir ? De quel droit oses-tu disposer de ma vie ? Rand al’Thor, tu as besoin de moi ! Si je te parlais de toutes les visions que j’ai eues à ton sujet, la moitié de tes cheveux se dresseraient sur ta tête et les autres tomberaient comme des feuilles mortes en automne. Quel culot ! Tu laisses les Promises courir tous les risques, et moi, tu voudrais me chasser comme une gamine ?

— Je ne suis pas amoureux des Promises…

Dans le cocon de Vide, ces quelques mots firent l’effet d’une tempête. L’onde de choc força Rand à se couper de la Source.

— Bonne nouvelle, fit Min en se redressant. (Elle eut un petit sourire.) Ça me fait des rivales en moins…

Sur ces mots, elle s’assit sur les genoux de Rand.

Min le pensait incapable de lui faire du mal – pas plus qu’à Perrin – mais le jeune homme allait devoir la blesser durement. C’était inévitable. Pour son bien.

— J’aime aussi Elayne…, dit-il brusquement. Et Aviendha. Tu vois quel sale monstre je suis ?

Bizarrement, Min ne parut pas ébranlée.

— Rhuarc aime plusieurs femmes, dit-elle avec une sérénité digne d’une Aes Sedai, Bael aussi, et je ne sache pas qu’ils fassent concurrence aux Trollocs. Rand, tu m’aimes et tu ne peux pas le nier. Pour ce que tu viens de me faire vivre, je devrais t’accrocher vivant à un croc de boucher, mais… Juste comme ça, en passant, je suis aussi amoureuse de toi…

Le sourire de Min s’effaça et elle soupira :

— La vie serait beaucoup plus facile, parfois, si mes tantes ne m’avaient pas appris à être honnête. Les choses étant ce qu’elles sont, je dois te dire qu’Elayne est également amoureuse de toi. Même chose pour Aviendha. Si les deux épouses de Mandelain peuvent l’aimer, pourquoi trois femmes ne seraient-elles pas éprises de toi ? Je suis ici, Rand, et si tu tentes de me chasser, je m’enchaînerai à tes jambes. (Min plissa les narines.) Une fois que tu te seras lavé… Mais je ne partirai pas, enfonce-toi bien ça dans le crâne.

Encore une fois, la tête de Rand tourna comme une toupie.

— Toi, amoureuse de moi ? s’exclama-t-il. Que sais-tu des sentiments d’Elayne ? Et comment as-tu appris, pour Aviendha ? Min, Mandelain peut faire ce qui lui chante, moi, je ne suis pas un Aiel. Et que signifie cette histoire, au sujet des visions qui me concernent ? Je pensais que tu me disais tout. Bon sang ! pour sûr que je vais t’envoyer en sécurité loin de moi ! Et arrête de plisser le nez comme ça. Je n’empeste pas !

Rand sortit discrètement de sous sa veste la main avec laquelle il se grattait.

Les sourcils froncés de Min en dirent long sur ce qu’elle pensait, mais elle jugea pourtant préférable d’être explicite.

— Tu oses me parler sur ce ton ? Comme si tu ne me croyais pas ?

Lâchant la bonde à son courroux, Min haussa le ton et brandit de nouveau un index, percutant la poitrine de Rand comme si elle voulait la traverser.

— Tu crois que je partagerais la couche d’un homme que je n’aime pas ? Ou te penses-tu indigne d’être aimé ? C’est ça, ton problème ?

Min feula comme un chat à qui on a marché sur la queue.

— Donc, je serais une stupide oie blanche qui s’est amourachée d’un crétin sans intérêt ? Tu restes assis là, avec l’air idiot, et tu veux rabaisser mon intelligence, mon jugement et…

— Si tu ne te calmes pas, lâcha Rand, je jure que tu auras du mal à t’asseoir pendant des jours !

Un éclat provoqué par la fatigue, le trouble et le manque de sommeil. Alors que Rand allait s’excuser, Min sourit. Oui, un grand sourire !

— Au moins, tu ne boudes plus… Rand, évite de pleurnicher, tu n’es pas bon dans ce registre. Récapitulons, si tu veux bien. Je t’aime et je ne partirai pas. Si tu essaies de me renvoyer, je dirai aux Promises que tu m’as déshonorée puis chassée. Je le crierai sur tous les toits, et…

Rand leva la main droite, étudia sa paume marquée d’un héron puis regarda sa compagne. Jetant un coup d’œil inquiet à la main du jeune homme, Min se tortilla un peu sur ses genoux, puis elle opta pour le regarder droit dans les yeux.

— Je ne partirai pas, Rand. Tu as besoin de moi.

— Comment fais-tu ça ? Même quand tu chamboules ma vie, je me sens bien mieux dès que tu es là.

— La preuve qu’il faudrait que je te « chamboule » plus souvent. Dis-moi, au sujet d’Aviendha… J’imagine qu’elle n’est pas du genre étique et couverte de cicatrices, comme Nandera ?

Rand éclata de rire. Une éternité qu’il ne lui était plus arrivé de s’esclaffer ainsi de bon cœur.

— Min, je dirais qu’elle est aussi jolie que toi. Mais comment comparer deux levers de soleil ?

Un moment, Min regarda Rand avec un petit sourire, comme si elle ne savait pas si elle devait être surprise ou ravie.

— Tu es un homme très dangereux, Rand al’Thor, dit-elle en se penchant vers le jeune homme.

Chaque fois qu’elle s’était assise ainsi sur ses genoux, alors qu’il pensait qu’elle taquinait un pauvre garçon de la campagne, Rand avait brûlé d’envie de l’embrasser et de ne plus jamais la lâcher. Si elle lui donnait à présent un baiser, il…

Rand prit la jeune femme par les bras, se leva et la posa sur le sol. Il l’aimait et elle l’aimait, d’accord, mais mieux valait ne pas oublier qu’il rêvait aussi à ne plus jamais lâcher Elayne, dès qu’il pensait à elle, et même régime pour Aviendha. Quoi que Min puisse dire au sujet de Rhuarc ou de tout autre Aiel, elle avait fait une bien mauvaise affaire le jour où elle s’était entichée de lui.

— Min, en quoi consistent la moitié des visions dont tu ne m’as pas parlé ?

Min regarda Rand avec quelque chose qui ressemblait à de la frustration. Mais il devait se tromper, bien entendu…

— Tu es amoureuse du Dragon Réincarné, Min Farshaw, marmonna la jeune femme, et tu ferais bien de ne pas l’oublier. Toi non plus, Rand…

Elle se dégagea et il la laissa filer à contrecœur – ou avec un vif soulagement, il n’en savait trop rien.

— Tu es de retour à Cairhien depuis des jours, et tu ne t’es toujours pas occupé du Peuple de la Mer. Berelain m’avait bien prévenue que tu traînerais encore les pieds. Elle m’a laissé une lettre me demandant de te remettre ce sujet en mémoire, puisque tu ne me laisserais pas… Bon, oublions ça ! Berelain pense que les Atha’an Miere sont importants pour toi. Selon elle, tu serais la réalisation d’une de leurs prophéties…

— Je sais tout ça, Min…

Rand avait envisagé de ne pas mêler les Atha’an Miere à ses histoires, car il n’avait trouvé aucune référence à ce peuple dans les Prophéties du Dragon. Mais s’il permettait à Min de rester à ses côtés, bravant le danger…

Elle avait gagné, comprit-il soudain. Après avoir vu Elayne partir avec le cœur naufragé, puis Aviendha s’éloigner de lui l’estomac noué, il ne pouvait pas revivre ça.

— J’irai sur leur bateau, dit-il, répondant à l’attente muette de Min. Aujourd’hui… Le Peuple de la Mer pourra s’agenouiller devant le glorieux Dragon Réincarné. En fait, il n’y a jamais eu l’ombre d’une chance qu’il en soit autrement. Avec moi ou contre moi, il n’y a pas d’autre choix. Et ça ne changera jamais. Si tu me parlais de ces visions, à présent ?

— Rand, tu devrais te renseigner sur ces gens avant de…

— Les visions ?

Min croisa les bras, fronça les sourcils, étudia Rand pensivement, se mordilla la lèvre inférieure et regarda la porte. Puis elle marmonna :

— Il n’y en a qu’une, en réalité… J’ai exagéré. Je t’ai vu avec un autre homme. Je ne distinguais pas vos visages, mais tu étais l’un des deux, aucun doute là-dessus. Vous vous êtes touchés, semblant ensuite vous fondre l’un dans l’autre…

Pinçant les lèvres, la jeune femme continua d’une toute petite voix :

— Je ne sais pas ce que ça signifie, Rand… Sinon que l’un de vous deux est mort, et l’autre non. Je… Qu’est-ce qui te fait sourire ? Ce n’est pas une plaisanterie. L’un de vous deux est mort, et je ne sais pas lequel.

— Je souris parce que c’est une excellente nouvelle !

Rand caressa la joue de Min. L’autre homme devait être Lews Therin.

Je ne suis pas un cinglé qui entend des voix !

Un des hommes vivait et l’autre mourait, mais il savait depuis longtemps qu’il périrait. Au moins, il n’était pas fou. En tout cas, pas autant qu’il le croyait. Il restait cette difficulté à se contrôler, mais…

— Tu comprends, je…

D’une caresse, s’avisa-t-il, il en était venu à prendre en coupe le visage de Min. Comme si ça le brûlait, il retira ses mains. Min fit la moue et lui lança un regard plein de reproches, mais il n’était pas question qu’il profite d’elle. Ç’aurait été déloyal. Par bonheur, son estomac choisit ce moment pour grommeler.

— Avant d’aller voir le Peuple de la Mer, je dois manger quelque chose. J’ai vu un plateau…

Min eut un soupir très féminin quand il se détourna d’elle.

— Si nous allons voir le Peuple de la Mer, dit-elle en se dirigeant vers la porte, tu dois d’abord passer par la case « baignoire ».

Nandera se campa sur le seuil de l’antichambre, écouta la requête de Min, acquiesça avec enthousiasme et lança aussitôt des ordres aux Promises. Puis elle se pencha vers la jeune femme et lui souffla à l’oreille :

— J’aurais dû te laisser entrer le premier jour… J’avais envie de lui botter les fesses, mais ça ne se fait pas, avec le Car’a’carn.

Des convenances que la Promise déplorait, de toute évidence. D’autant plus qu’elle avait parlé assez fort pour que Rand entende. C’était délibéré, sinon elle ne l’aurait pas foudroyé du regard ensuite.

Les Promises apportèrent elles-mêmes la grande baignoire en cuivre. Tandis qu’elles l’installaient, elles se parlèrent par gestes en éclatant fréquemment de rire. Trop excitées pour avoir confié la baignoire aux bons soins des domestiques, elles se chargèrent aussi des seaux d’eau chaude.

Rand eut un mal de chien à obtenir le droit de se déshabiller seul. Se laver en paix ne fut pas aisé non plus, et il dut accepter que Nandera s’occupe de ses cheveux. Alors qu’il trempait dans l’eau savonneuse, Somara et Enaila insistèrent pour le raser, se concentrant tellement qu’on eût cru qu’elles redoutaient de lui trancher la gorge. En d’autres occasions, les Aielles avaient refusé qu’il manie lui-même la brosse et le rasoir, et il ne s’en formalisa pas. Il avait l’habitude que des Promises assistent à ses bains, lui proposant de lui laver le dos ou les pieds tout en dialoguant par gestes – essentiellement au sujet de ce qu’elles tenaient pour un scandale : un être humain assis dans de l’eau !

Quand ça devenait trop gênant, il s’arrangeait pour se débarrasser d’une partie des femmes, les envoyant porter des ordres plus ou moins indispensables.

Mais que Min soit là, assise sur le lit, le menton sur ses mains croisées, était une autre paire de manches. D’autant plus qu’elle ne cachait pas sa fascination. Parmi une horde de Promises, Rand ne s’était pas aperçu que son… amie… était restée. Pas avant d’être nu comme un ver, en tout cas. Pour s’en tirer, il avait littéralement plongé dans la baignoire dans un grand geyser d’éclaboussures.

Min aurait fait une excellente Promise. Sans jamais rougir, elle parlait de lui avec les Aielles, comme s’il n’y avait rien de plus normal. Bien entendu, ce fut lui qui finit par s’empourprer.

— Oui, il est très pudique, dit Min, approuvant le jugement de Malindare.

Plus enveloppée que la moyenne des Promises, cette femme avait les cheveux les plus noirs qu’il ait jamais vus sur une Aielle.

— La pudeur, c’est la glorieuse couronne d’un homme, conclut Malindare avec une certaine sobriété.

Min eut un sourire qui lui mangea quasiment le visage. Puis elle lança :

— Non, Domeille, ce serait dommage de gâcher un si joli minois avec une balafre !

Un minois, moi ?

Plus grisonnante que Nandera, et encore plus maigre, Domeille prétendait que Rand n’était pas assez beau pour se passer d’une balafre mettant en valeur ses qualités viriles. Ça, c’était dit à voix haute. La suite, exprimée avec les mains, devait être bien pire. Depuis le début, les Promises adoraient le faire rougir.

Et Min se piquait aussi à ce jeu.

— Tôt ou tard, tu vas devoir te sécher, dit-elle en tendant une serviette au jeune homme.

Elle se tenait à trois bons pas de la baignoire, les Aielles ayant formé un cercle de curieuses. Avec un sourire innocent qui aurait suffi à la faire condamner par n’importe quelle cour un peu clairvoyante, Min ajouta :

— Sors de là et sèche-toi, Rand !

Quand il put enfin s’habiller, le jeune homme éprouva un grisant soulagement.

Tandis qu’il se baignait, ses ordres avaient été transmis et tout était prêt. Si Rand al’Thor avait rougi dans une baignoire, le Dragon Réincarné allait en jeter plein la vue aux Atha’an Miere !


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