Dans la cour d’honneur du palais du Soleil, tout était conforme aux instructions de Rand. Enfin, presque tout…
Le soleil matinal projetant les ombres des grandes tours, seule une zone d’environ dix pas de long, devant le grand portail de bronze, se trouvait exposée à une vive lumière. Dashiva, Flinn et Narishma, les trois Asha’man qu’il avait demandés, attendaient à côté de leur monture. Resplendissant avec l’épée d’argent et le Dragon écarlate et or qui ornaient son col, Dashiva ne pouvait s’empêcher de tapoter le pommeau de son épée, comme s’il s’étonnait d’en porter une.
Derrière Dobraine et les porte-étendard qui tenaient fièrement deux longs drapeaux pour le moment en berne à cause de l’absence de vent, se tenaient une centaine d’hommes en armure récemment laquée – la veille, probablement, afin de mieux briller au soleil – qui brandissaient fièrement leur lance ornée juste sous le fer d’un fanion rouge, blanc et noir.
Quand Rand apparut, son ceinturon d’armes à la boucle en forme de Dragon tenant fermée une veste rouge brodée de fil d’or, des vivats éclatèrent :
— Al’Thor ! Al’Thor ! Al’Thor !
Les gens massés sur les balcons des archers se joignirent à ces cris fervents. Des Teariens et des Cairhieniens en soie et dentelle qui, une semaine plus tôt, acclamaient probablement Colavaere avec la même ferveur. Des hommes et des femmes qui, pour certains, auraient préféré qu’il ne revienne jamais à Cairhien et qui donnaient à présent de la voix et du geste en son honneur. Rand les saluant avec son sceptre, ils crièrent encore plus fort.
Un roulement de tambour et une sonnerie de trompette firent écho aux acclamations sans parvenir à les dominer. L’œuvre d’une dizaine d’autres hommes de Dobraine qui arboraient une cape rouge ornée sur la poitrine du légendaire disque noir et blanc. Une moitié de ces soldats soufflaient dans une longue trompette sous laquelle pendait un drapeau reprenant le disque bicolore sur fond rouge tandis que les autres tapaient sur deux tambours disposés sur chaque flanc de leur monture et habillés d’un drapeau identique.
Alors que Rand descendait le grand escalier de marbre, cinq Aes Sedai drapées dans leur châle avancèrent vers lui d’un pas si léger qu’elles semblaient glisser sur le sol plutôt que le fouler. Alanna jeta à Rand un regard perçant – quelque part dans sa tête, là où se tapissaient des émotions qui ne lui appartenaient pas, le jeune homme sentit qu’elle était plus calme et détendue que jamais – puis elle fit un petit geste et Min, après avoir touché le bras de son compagnon, alla la rejoindre à l’écart.
Tandis que des Aiels sortaient du palais, dans le dos de Rand, Bera et les autres sœurs saluèrent le Dragon Réincarné d’un très léger signe de la tête. À la tête de deux cents Promises, Nandera n’avait visiblement pas l’intention de s’en laisser imposer par les « briseurs de serment ». Les cheveux quasiment blancs, une bonne tête et demie plus grand que Rand, Camar, un Aiel Daryne du clan du Pic Incliné, conduisait deux cents Seia Doon qui, eux, n’avaient aucune intention de s’en laisser imposer par les Far Dareis Mai… et encore moins par les Cairhieniens. Passant des deux côtés de Rand et des Aes Sedai, les guerriers et les guerrières se déployèrent pour couvrir tout le périmètre de la cour.
Rand dévisagea tour à tour chacune des sœurs. Bera, avec son allure de fière paysanne, Alanna, belle et altière comme quelque reine de l’ombre – toutes deux parées de leur châle à franges vertes –, la rondelette Rafela, vêtue de bleu et encore plus ombrageuse qu’Alanna (surtout lorsqu’elle regardait nerveusement Rand), Faeldrin aux yeux si froids – pourtant, elle était membre de l’Ajah Vert – et enfin Merana dans son châle gris, son front plissé et son regard noir capables de faire passer Rafela pour l’image même de la sérénité et du calme d’une Aes Sedai.
— Où sont Kiruna et Verin ? demanda Rand. J’ai demandé que vous soyez toutes présentes.
— C’est vrai, seigneur Dragon, répondit Bera d’un ton égal.
Elle se fendit d’un autre salut, tout aussi minimaliste que le précédent, mais qui stupéfia Rand.
— Nous n’avons pas pu trouver Verin, qui est quelque part dans le camp des Aiels. Pour interroger… les… prisonnières, je crois. (Une hésitation qui lézarda un peu le masque d’équanimité de Bera.) Afin d’apprendre ce qui aurait dû se passer si elles avaient pu gagner Tar Valon.
Avec le Dragon Réincarné dans un coffre… Mais Bera était bien trop fine pour crier ça sur tous les toits.
— Kiruna, elle… Eh bien, elle consulte Sorilea sur une question de protocole. Si tu envoies une convocation signée de ton nom à la Matriarche, je suis sûre que Kiruna se ferait un plaisir de se joindre à nous. Je peux aller la chercher moi-même, si tu…
D’un geste, Rand indiqua que ce ne serait pas nécessaire. Cinq sœurs suffiraient. Avec un peu de chance, Verin réussirait à apprendre quelque chose. De chance, vraiment ? Pour être franc, il n’était pas sûr de vouloir savoir ce qu’Elaida lui aurait fait subir… Quant à Kiruna… Une question de protocole ?
— Je me félicite que vous commenciez à vous entendre avec les Matriarches.
Bera fit mine de parler, mais elle se ravisa et serra les dents.
Alanna lui ayant soufflé quelques mots à l’oreille, Min rougit soudain et pointa le menton, mais curieusement, elle parvint à répondre à l’Aes Sedai sans perdre son calme. Plus tard, répéterait-elle à Rand les propos de la sœur ? Rien n’était moins sûr. Toutes les femmes, c’était la seule certitude que le jeune homme ait à leur sujet, avaient dans le cœur un jardin secret où elles laissaient parfois entrer une autre femme, mais jamais au grand jamais un homme. Oui, c’était sa seule certitude, mais il n’en démordrait pour rien au monde.
— Je n’ai pas l’intention de rester ici jusqu’au coucher du soleil…, grommela-t-il.
Les Aes Sedai se mirent en formation, Bera en tête et les autres un demi-pas derrière elle. La première place serait revenue à Kiruna, si elle avait été présente – des affaires d’Aes Sedai dont Rand ne se mêlait pas. Tant que ces femmes restaient fidèles au serment qu’elles lui avaient prêté, il se fichait du reste. Et s’il n’y avait pas eu Min et Alanna, il ne serait sûrement pas intervenu.
— À partir de cet instant, dit-il, Merana parlera en votre nom à toutes. Et vous lui obéirez.
Cinq paires d’yeux s’écarquillèrent, comme si Rand venait de gifler toutes ces femmes en même temps. Y compris Merana. Et jusqu’à Alanna… Mais pourquoi cet étonnement ? Depuis la bataille des puits de Dumai, Bera et Kiruna avaient pris les choses en main, certes, mais l’émissaire envoyée à Cairhien, c’était Merana, et personne d’autre.
— Tu es prête, Min ? demanda Rand.
Sans attendre de réponse, il descendit jusque dans la cour où patientait le hongre noir aux yeux brillants qu’il avait chevauché sur le chemin du retour, après avoir échappé aux sœurs. Équipé d’une selle à haut troussequin lourdement parée d’or et posée sur une couverture rouge ornée du fameux disque noir et blanc, le fier destrier s’appelait Tai’daishar – Seigneur de la Gloire dans l’ancienne langue –, un nom qui convenait parfaitement au Dragon Réincarné, tout comme la sellerie et le harnachement somptueux.
Alors que Rand se hissait en selle, Min enfila ses gants d’équitation avant d’enfourcher la jument couleur souris qui l’avait ramenée des puits de Dumai.
— Seiera est une bonne monture, dit-elle en flattant l’encolure de la jument. J’aimerais qu’elle soit à moi. Et son nom me plaît aussi. C’est celui d’une fleur que nous appelons « œil bleu », dans la région de Baerlon. Au printemps, on en trouve partout.
— Seiera est à toi, dit Rand.
L’Aes Sedai propriétaire de la jument ne refuserait sûrement pas de la lui vendre. Et pour Tai’daishar, il donnerait un millier de couronnes à Kiruna. De quoi lui interdire de se plaindre : le meilleur étalon tearien ne coûtait pas un dixième de cette somme.
— Ta conversation avec Alanna était intéressante ?
— Rien qui te concerne…, souffla Min.
Mais elle rosit de nouveau.
Rand ricana entre ses dents, puis il éleva la voix :
— Seigneur Dobraine, je crois que j’ai fait attendre assez longtemps le Peuple de la Mer.
Dans les grandes avenues de Cairhien, la colonne attira la foule. Très vite, les fenêtres et les toits furent pris d’assaut par des légions de curieux. Trente lanciers de Dobraine, autant de Promises et un nombre égal d’Yeux Noirs formèrent une avant-garde afin de dégager le chemin. Les joueurs de tambour venaient ensuite – peu nombreux, mais bruyants pour tout un régiment – suivis par les trompettistes, qui ponctuaient élégamment leur vacarme. Les cris des spectateurs parvenaient pourtant presque à couvrir ce qu’il fallait bien appeler de la musique. Mais exprimaient-ils de l’approbation ou de la colère ?
Devant Dobraine et derrière Rand, des étendards battaient au vent. Celui du Dragon Réincarné, bien entendu, accompagné par celui de la Lumière, l’un blanc et l’autre écarlate. À côté du gros des lanciers, leurs fanions flottant aussi au vent, des Aiels voilés avançaient d’un pas souple et délié.
De temps en temps, quelques fleurs tombaient des maisons sur le passage de Rand. Au fond, ces gens ne le détestaient peut-être pas tous. Et s’ils avaient seulement peur de lui ? Oui, ce devait être ça…
— Une procession digne de n’importe quel roi, dit Merana assez fort pour être entendue.
— Dans ce cas, elle convient pour le Dragon Réincarné, lâcha sèchement Rand. Les Aes Sedai devraient se placer un peu derrière moi. Et toi aussi, Min.
Par le passé, certains toits avaient abrité des tueurs. Aujourd’hui, une flèche ou un carreau qui le viseraient ne finiraient pas fichés dans le corps d’une femme.
Les sœurs et Min se laissèrent dans un premier temps distancer de deux ou trois pas, puis elles revinrent flanquer Rand. Min lui résuma ce que Berelain lui avait écrit sur les Atha’an Miere – la prophétie de Jendai et le Coramoor – et Merana le fit profiter de ce qu’elle savait sur cette prédiction – à savoir pas grand-chose, et même moins que ce que Min pouvait en dire.
Occupé à sonder les toits, Rand n’écouta que d’une oreille. Il ne s’était pas connecté au saidin, mais Dashiva et ses deux compagnons, derrière lui, en étaient emplis. En l’absence du picotement familier, on pouvait conclure que les Aes Sedai ne s’étaient pas unies à la Source. Un bon point pour elles, puisque Rand leur avait ordonné de ne pas le faire sans sa permission. Une consigne qu’il envisageait d’adoucir, puisqu’elles tenaient parole, respectant leur serment. Mais comment auraient-elles pu faire autrement ? Des sœurs n’avaient pas d’autre choix. À ce rythme-là, il risquait de prendre entre les omoplates la lame d’un tueur pendant qu’une sœur tenterait de déterminer si elle devait canaliser pour le sauver ou le laisser crever afin de ne pas se parjurer… Tout à fait le genre de chose qui pouvait lui arriver !
— Qu’est-ce qui te fait rire ? demanda Min.
Approchant Seiera de Tai’daishar, elle sourit à son cavalier.
— Il n’y a pas matière à rire, seigneur Dragon, intervint Merana, sur l’autre flanc de Rand. Les Atha’an Miere peuvent se montrer très… spéciaux. Quand il s’agit de leurs prophéties, tous les peuples sont… susceptibles.
— En ce monde, tout est risible ! lança Rand.
Min s’esclaffa avec lui. Attendant que les deux jeunes gens se soient calmés, l’Aes Sedai reprit son cours sur le Peuple de la Mer.
Au bord du fleuve, le haut mur d’enceinte de la ville ne s’arrêtait pas abruptement mais se prolongeait dans l’eau, servant de point de départ aux longs quais de pierre qui s’alignaient à perte de vue. Des barges, des barques et des bateaux de toutes les formes et toutes les tailles étaient arrimés partout. Alertés par les cris et la musique, tous les équipages se pressaient sur les ponts pour admirer la procession. Mais le navire que cherchait Rand attendait, prêt à prendre le vent, au bout d’un quai d’où on avait chassé tous les travailleurs et les dockers. Il s’agissait d’une chaloupe, une embarcation étroite dépourvue de mât mais munie à la proue d’un piquet de quatre pieds de haut où pendait une lanterne et d’un autre, parfaitement identique, à la poupe. Longue d’une bonne trentaine de pieds, cette chaloupe propulsée par un nombre équivalent d’avirons – deux rangées de quinze – ne pouvait pas transporter la même cargaison qu’un bateau à voile de la même taille, mais elle n’était pas tributaire du vent. Avec son tirant d’eau minime, elle passait partout et pouvait naviguer de jour comme de nuit, à condition que les rameurs se relaient. Sur les fleuves, les chaloupes étaient utilisées pour les cargaisons précieuses et périssables. Des critères qui convenaient parfaitement au Dragon Réincarné, si on réfléchissait bien.
Quand Rand eut embarqué avec Min à son bras et les Aes Sedai sur ses talons – elles-mêmes suivies de près par les Asha’man – le capitaine s’inclina si bas qu’on aurait pu redouter que sa tête heurte le pont. Sec comme une trique et vêtu d’une longue veste jaune à la mode du Murandy, Elver Shaene se redressa, tamponna son crâne chauve avec un mouchoir et souffla :
— Vous avoir à bord est un honneur, seigneur Dragon. Un honneur, oui. Vraiment un honneur. C’est ça, un honneur…
À l’évidence, il aurait préféré transporter une entière cargaison de vipères vivantes. Avisant les châles des Aes Sedai, il sursauta, s’humecta nerveusement les lèvres, puis regarda de nouveau Rand d’un air emprunté. Quand il avisa les Asha’man – grâce à leur veste noire, il était facile de faire le lien avec les rumeurs – les yeux faillirent lui sortir de la tête. Du coup, il s’interdit de la tourner de nouveau dans cette direction.
Le regard soupçonneux, il surveilla l’embarquement des porte-étendard et des musiciens de Dobraine, puis jeta sur les lanciers massés au bord du quai un coup d’œil encore plus suspicieux, comme s’il redoutait qu’ils aient aussi l’intention de monter à son bord.
Accompagnée de vingt Promises, Nandera embarqua bel et bien, suivie comme son ombre par Camar et le même nombre d’Yeux Noirs. Terrorisé par les Aiels, le vaillant capitaine se réfugia derrière les Aes Sedai.
La mine sombre, les guerriers et les guerrières prirent place dans la chaloupe. Les Atha’an Miere étant susceptibles de connaître la signification du voile – et donc de se méprendre sur le sens de cette visite –, Rand avait ordonné à tous les Aiels de garder le visage découvert. La fraction de seconde nécessaire pour baisser leur voile risquant de les retarder, ses alliés lui en voulaient et ils ne s’en cachaient pas.
La chaloupe s’écarta du quai à bonne allure, un étendard flottant au vent à la proue et l’autre à la poupe. Sur le fleuve, tous les ponts des navires se noircirent de curieux, les plus audacieux n’hésitant pas à grimper dans les gréements pour mieux voir. La même chose se produisit sur le bateau du Peuple de la Mer, la seule différence étant dans les tenues aux couleurs vives des marins.
Plus grande que les autres navires, mais également plus profilée, l’Écume Blanche était munie de deux mâts inclinés vers l’arrière dont les espars horizontaux se distinguaient des systèmes obliques classiques – nécessairement plus longs que les mâts afin de tenir la totalité de la voilure.
Oui, ce bateau était radicalement différent des autres, mais sur un point au moins, Rand en aurait mis sa tête à couper, les Atha’an Miere se révéleraient parfaitement semblables à tous les gens qu’il avait rencontrés. Soit ils se rallieraient d’eux-mêmes à sa cause, soit il les y forcerait. Car les prophéties, limpides sur ce point, le destinaient à unir les peuples de tous les pays.
« Le nord sera lié à l’est et l’ouest au sud… »
Personne ne pourrait rester à l’écart. Rand n’avait plus aucun doute sur ce point.
Ayant donné ses ordres du fond d’une baignoire, il ne s’était pas étendu sur ce qu’il ferait une fois à bord de l’Écume Blanche. Quand il combla cette lacune, les détails firent sourire les Asha’man – enfin, Flinn et Narishma, Dashiva se contentant de ciller distraitement – et n’incitèrent pas les Aiels à se dérider. Rien d’étonnant, car ils détestaient qu’on les laisse en arrière. Conscient d’être là uniquement pour l’esbroufe, Dobraine hocha sobrement la tête.
En revanche, la réaction des Aes Sedai fut des plus inattendues.
— À tes ordres, seigneur Dragon, dit Merana avec une esquisse de révérence.
Les quatre autres sœurs se regardèrent, dubitatives, mais elles finirent par s’incliner aussi, répétant la phrase de Merana. Aucune objection ! Pas un froncement de sourcils ! Point de regard hautain ni de « proposition » contredisant totalement son plan. Ces femmes devenaient-elles fiables ? Ou, dès qu’il aurait le dos tourné, trouveraient-elles une astuce d’Aes Sedai pour violer leur serment ?
— Elles tiendront parole, murmura soudain Min, comme si elle avait lu les pensées de Rand.
Un bras enroulé autour du sien et s’accrochant des deux mains à sa manche, elle continua encore plus bas :
— Je viens de voir que ces cinq-là te resteront loyales…
Vision ou pas vision, Rand n’aurait pas misé sa chemise là-dessus…
Il ne dut pas attendre longtemps pour savoir s’il avait raison ou tort…
Propulsée à toute vitesse par ses rames, la chaloupe ne tarda pas à se trouver à exactement vingt pieds de la coque bien plus haute du navire des Atha’an Miere. Alors que les tambours et les trompettes se taisaient, Rand canalisa le Pouvoir pour tisser avec du Feu et de l’Air une passerelle qui relia le bastingage de la chaloupe à celui de l’Écume Blanche. Min à son bras, il s’y engagea, semblant flotter dans les airs aux yeux de tous les témoins, sauf bien entendu les Asha’man.
Loin d’hésiter, au moins au début, comme il s’y attendait, Min marcha à ses côtés avec grâce et naturel, comme s’il y avait un solide pont de pierre sous ses bottines à talon vert.
Une belle confiance qui aurait vacillé si la jeune femme avait su que Rand était incapable de tisser une passerelle plus longue ne serait-ce que d’un pas. Oui, trois ridicules pieds de plus, et tout ce bel ouvrage se serait écroulé lamentablement. Au-delà de vingt pieds, l’opération revenait à vouloir se faire léviter soi-même avec le Pouvoir, ce qui était rigoureusement impossible. Les Rejetés eux-mêmes ignoraient pourquoi. Dans le même ordre d’idées, ils ne savaient pas pourquoi une femme pouvait tisser une passerelle plus longue que celle d’un homme, même s’il était plus puissant qu’elle dans le Pouvoir. Le poids n’était pour rien dans l’affaire, les deux passerelles en supportant autant l’une que l’autre jusqu’à leur point de rupture.
À quelques pas du bastingage de l’Écume Blanche, Rand s’immobilisa, apparemment en suspension dans le vide. Malgré les descriptions de Merana, découvrir les Atha’an Miere lui coupa le souffle. La peau couleur d’ébène, des anneaux dans les oreilles et des chaînes d’or ou d’argent autour du cou, des hommes torse nu, une longue ceinture de couleur tenant leur pantalon, côtoyaient des femmes vêtues d’un chemisier de couleur vive au-dessus d’un pantalon bouffant noir ou gris anthracite – et des anneaux, certaines en avaient même dans le nez ! Sur tous ces visages féminins, Rand ne vit pas plus d’expression que sur celui d’une Aes Sedai concentrée pour paraître impassible. Bien que pieds nus comme les autres, quatre de ces femmes étaient vêtues de soie – du brocart pour deux d’entre elles – et arboraient davantage de bijoux que les autres, une chaîne lestée de médaillons en or reliant une de leurs oreilles à leur anneau nasal. En silence, elles regardaient Rand tout en humant le contenu d’une petite boîte ajourée suspendue à leur cou par une chaîne en or.
— Je suis le Dragon Réincarné, dit Rand, s’adressant à elles. Le Coramoor.
Un soupir monta en même temps de dizaines de gorges. Les quatre femmes, elles, ne bronchèrent pas.
— Je suis Harine din Togara Deux-Vents, Maîtresse des Vagues du clan Shodein, dit celle qui portait le plus d’anneaux aux oreilles.
Jolie, la bouche sensuelle, elle arborait une tenue de soie rouge et ne portait pas moins de cinq petits anneaux d’or dans chaque oreille. Avec quelques fils de la vierge blancs dans ses cheveux noirs raides et d’infimes rides au coin de ses grands yeux, elle semblait comme drapée dans une dignité à toute épreuve.
— Je parle au nom de la Maîtresse des Navires. S’il plaît à la Lumière, le Coramoor peut monter à bord.
Bizarrement, elle sursauta, ses trois compagnes l’imitant. Considérant qu’on venait de l’y inviter – ou de l’y autoriser –, Rand prit pied sur le pont en compagnie de Min – et en regrettant d’avoir attendu…
Il fit disparaître la passerelle, se coupant du saidin, mais sentit immédiatement qu’un autre passage la remplaçait. En un clin d’œil, les Asha’man et les Aes Sedai l’eurent rejoint, les sœurs se montrant tout aussi imperturbables que Min – sauf une ou deux, qui tirèrent sur le devant de leur robe avec un peu plus d’énergie qu’il aurait fallu. En présence des Asha’man, elles étaient beaucoup moins à l’aise qu’elles voulaient bien le dire…
Après avoir jeté un rapide coup d’œil aux Aes Sedai, les quatre Atha’an Miere se pressèrent les unes contre les autres pour tenir une messe basse. Harine parla beaucoup, tout comme une jeune femme en soie verte brodée portant en tout huit anneaux aux oreilles. Les deux autres, en tenue de soie unie, parvinrent cependant à placer un mot de-ci de-là.
Merana toussa discrètement, porta une main à sa bouche… et en profita pour parler sans être vue ni entendue par les Atha’an Miere.
— Elle t’a appelé le « Coramoor », je l’ai entendue… Les Atha’an Miere sont très durs en affaires, mais je crois qu’elle t’a déjà concédé quelque chose.
Rand hocha la tête puis consulta Min du regard. Concentrée sur les quatre femmes, elle mit un moment avant de secouer tristement la tête. Pas de vision utile pour l’instant !
Comme si la fiévreuse concertation n’avait jamais eu lieu, Harine se tourna très calmement vers Rand.
— Je te présente Shalon din Togara Marée-du-Matin, Régente des Vents du clan Shodein. (Elle désigna la femme en soie verte brodée.) Et voici Derah din Selaan Vague-Montante, Maîtresse des Voiles de l’Écume Blanche.
Les deux femmes s’inclinèrent puis se touchèrent les lèvres du bout des doigts.
En soie unie bleue, Derah, une très belle femme approchant de l’âge mûr, portait aussi huit anneaux aux oreilles, mais comme la chaîne qui les reliait à son anneau nasal, et comme celui-ci, ils étaient plus petits que ceux de Harine et de Shalon.
— Bienvenue sur mon bateau, dit Derah, et que la grâce de la Lumière soit sur vous tant que vous y resterez. (Elle tendit une main vers la quatrième femme vêtue de soie jaune.) Je vous présente Taval din Chanai Neuf-Mouettes, Régente des Vents de l’Écume Blanche.
Taval n’avait à chaque oreille que trois anneaux de la taille de ceux Derah. Elle semblait plus jeune que Shalon, environ de l’âge de Rand.
— Si tu le veux bien, dit Harine en désignant le château arrière, nous parlerons en privé. Ce vaisseau, conçu pour fendre l’écume, n’est pas très grand, Rand al’Thor, et ma cabine te semblera bien étroite. Si tu m’y accompagnes seul, tes amis resteront là pour assurer qu’il ne t’arrive rien.
Plus de Coramoor ? Juste un banal « Rand al’Thor » ? Si elle en avait l’occasion, cette femme reprendrait ce qu’elle avait concédé.
Pressé d’en finir, Rand allait accepter, mais Merana eut une nouvelle « quinte de toux ».
— Les Régentes des Vents sont capables de canaliser…, souffla-t-elle sous sa main. Tu devrais emmener deux sœurs, sinon, ces femmes penseront avoir pris l’avantage.
Avec ses trois compagnes, Harine se dirigeait déjà vers la cabine, faisant signe de venir à Rand.
Un avantage sur lui ? Bon sang ! n’était-il pas le Dragon Réincarné ? Cela dit…
— Je te suis avec plaisir, Maîtresse des Vagues, mais mon amie Min viendra aussi… Vois-tu, elle me suit partout.
Il tapota la main de Min, qui n’avait pas lâché son bras une seconde. Harine acquiesçant, Taval ouvrit la porte de la cabine, et Derah, avec une petite révérence, fit signe aux « invités » d’entrer.
— Dashiva aussi, au fait ! lança Rand.
Comme s’il somnolait debout, l’Asha’man sursauta en entendant son nom. Au moins, à l’inverse de Flinn et de Narishma, il n’était pas en train de reluquer les femmes avec des yeux ronds comme des billes. Les récits vantaient la beauté et la grâce des femmes du Peuple de la Mer, et ils n’exagéraient pas. En effet, les Atha’an Miere dansaient plus qu’elles marchaient et leurs ondulations étaient pour le moins… émouvantes. Mais ces hommes n’étaient pas venus ici pour se rincer l’œil !
— De la vigilance, par la Lumière ! leur cria Rand.
Narishma s’empourpra, se mit au garde-à-vous et plaqua un poing sur son cœur. Plus flegmatique, Flinn se contenta d’un salut. Mais tous deux parurent soudain plus concentrés sur leur mission.
Bizarrement, Min eut un petit sourire ironique.
Harine refit signe à Rand de venir – avec une certaine impatience, cette fois. Comme en réponse, un homme sortit des rangs serrés de l’équipage. Vêtu d’un pantalon de soie verte, il portait à la ceinture une épée à poignée d’ivoire et un couteau. Les cheveux blancs, il arborait cinq anneaux à chaque oreille, comme Harine.
— C’est quand tu voudras, Rand al’Thor ! lança la Maîtresse des Vagues, de moins en moins courtoise.
— Bien entendu, fit Rand comme si cette idée venait de lui traverser l’esprit, Merana et Rafela m’accompagneront aussi.
Il n’aurait su dire pourquoi il avait sélectionné Rafela. Parce que c’était la seule, avec Merana, à ne pas appartenir à l’Ajah Vert ? Peut-être bien… En tout cas, Merana sembla ravie par son choix. Cela dit, Bera approuva du chef, Faeldrin et Alanna l’imitant aussitôt.
Harine, elle, fut franchement agacée. Mais elle prit sur elle et lâcha un : « Comme tu voudras » qui n’avait plus rien d’aimable.
Une fois dans la cabine, où tous les meubles, à part quelques coffres, semblaient sculptés dans la masse, Rand se demanda si la Maîtresse des Vagues, en l’attirant ici, n’avait quand même pas obtenu un avantage. Pour commencer, même entre les poutres apparentes, le plafond n’était pas assez haut pour qu’il se tienne debout. Des poutres apparentes, sur un navire ? En supposant que ce soit bien leur nom… Alors qu’il avait lu pas mal de livres sur la marine, aucun n’en faisait mention.
Le siège que lui proposa Harine, à un bout de l’étroite table, se révéla fixé au sol. Alors qu’il hésitait, Min lui montra comment soulever les accoudoirs pour s’asseoir. Bien entendu, durant cette opération délicate, il se cogna un genou contre le coin de la table.
Alors qu’il y avait seulement huit fauteuils autour de la table, Harine s’assit en face de Rand, dos à un hublot, et sa Régente des Vents se plaça à sa gauche. La Maîtresse des Voiles s’assit sur son autre flanc, Taval à côté d’elle. Rafela, Merana et Min prirent les sièges restants, et Dashiva, faute de mieux, alla se camper près de la porte. Plus petit que Rand, il n’eut pas besoin de voûter les épaules pour ne pas se cogner la tête.
Une jeune femme en chemisier bleu brillant, un seul anneau dans chaque oreille, servit à tout le monde une infusion noire et amère.
— Finissons-en ! s’exclama Rand dès que la servante fut repartie avec son plateau.
Après y avoir à peine trempé les lèvres, il posa sa tasse sur la table. Incapable d’étendre les jambes, il pestait contre l’étroitesse de ces lieux. Depuis son séjour dans le coffre, il avait une nette tendance à la claustrophobie, et son énervement s’entendit dans sa voix :
— La Pierre de Tear est tombée, les Aiels ont traversé le Mur du Dragon – bref, la prophétie de Jendai s’est réalisée. De toute évidence, je suis votre Coramoor.
Harine eut un sourire glacial.
— C’est possible, si la Lumière le veut, mais…
— C’est certain ! coupa Rand malgré le regard alarmé de Merana, qui alla même jusqu’à lui flanquer un coup de pied sous la table.
Étouffant de plus en plus, comme si les cloisons de la cabine s’étaient rapprochées, Rand ignora ces avertissements.
— Qu’est-ce que tu as du mal à croire, Maîtresse des Vagues ? Que des Aes Sedai me servent fidèlement ? Rafela, Merana !
Rand eut un geste impérieux. Juste histoire que les deux sœurs réagissent, montrant qu’elles étaient à ses ordres. Mais elles firent bien plus que ça. Après avoir posé leur tasse, elles se levèrent, vinrent se camper sur ses flancs, s’agenouillèrent, lui prirent chacune une main et la baisèrent avec ferveur – juste à l’endroit, sur son poignet, où se trouvait la crinière dorée du Dragon enroulé sur chacun de ses avant-bras. Sans cesser de fixer Harine, Rand fit de son mieux pour cacher sa surprise. L’Atha’an Miere, pour sa part, sembla avoir du mal à encaisser le coup.
— Les Aes Sedai sont à mon service, et le Peuple de la Mer le sera aussi !
Rand fit signe aux deux sœurs de se rasseoir. Elles s’exécutèrent, l’air étonnées de ce qu’elles venaient de faire.
— C’est ce qu’annonce la prophétie de Jendai. Le Peuple de la Mer doit servir le Coramoor – et le Coramoor, c’est moi !
— Oui, mais il reste la question du Marché… (Un mot sacré pour Harine, si on se fiait à son ton.) La prophétie de Jendai dit que tu nous guideras vers la gloire et que toutes les mers du monde seront à nous. Si nous donnons, tu dois donner aussi. Si je ne négocie pas bien, Nesta me fera pendre nue dans les gréements puis elle convoquera les Douze Premières du clan Shodein afin qu’elles nomment une nouvelle Maîtresse des Vagues.
En prononçant ces mots, Harine ne cacha pas l’horreur qu’ils éveillaient en elle. Sa Régente des Vents la dévisagea, terrifiée, Derah et Taval s’efforçant au contraire de regarder ailleurs – par exemple, le plateau de la table, qui ne présentait pourtant aucun intérêt.
Soudain, Rand comprit. Ta’veren ! Il avait déjà vu ça – cette stupéfaction au moment où les choses les plus improbables se déroulaient simplement parce qu’il était là. Mais c’était la première fois qu’il s’en apercevait pendant que ça se produisait. Arrangeant ses longues jambes du mieux qu’il pouvait, il appuya ses coudes sur la table.
— Harine, les Atha’an Miere me serviront. C’est inévitable.
— Oui, mais…
Harine sursauta et faillit renverser son infusion.
— Que me faites-vous, Aes Sedai ? s’écria-t-elle, indignée. Ce n’est pas une négociation honnête.
— Nous ne faisons rien, répondit Merana.
Très calme, elle réussit à avaler une gorgée de l’horrible boisson sans faire la grimace.
— Tu es en face du Dragon Réincarné, ajouta Rafela. Si j’ai bien compris, il est aussi le Coramoor que ton peuple doit servir, selon ses propres prophéties. (Elle tapota d’un index une de ses joues potelées.) Tu dis parler au nom de la Maîtresse des Navires. Faut-il comprendre que tes propos engagent tous les Atha’an Miere ?
— Oui…, souffla Harine. Ce que je dis engage tous nos bateaux. Et la Maîtresse des Navires également…
Avec sa peau noire, Harine était parfaitement incapable de blêmir. Pourtant, Rand aurait juré qu’elle venait de le faire.
Il sourit à Min, partageant sa joie avec elle. Au moins, un peuple allait se rallier à lui sans combattre âprement à chaque étape, et sans se diviser comme les Aiels. Pensant peut-être qu’il avait besoin de son aide – ou était-ce encore une conséquence de sa nature de ta’veren ? –, Min se pencha vers la Maîtresse des Vagues :
— Harine, tu seras punie pour ce qui s’est passé aujourd’hui, mais moins sévèrement que tu le redoutes, je crois. Et un jour, tu seras nommée Maîtresse des Navires.
Harine dévisagea Min, puis elle consulta du regard sa Régente des Vents.
— Cette femme n’est pas une Aes Sedai, dit Shalon.
Harine sembla hésiter entre le soulagement et la déception. Jusqu’à ce que Rafela prenne la parole :
— Il y a des années, j’ai entendu parler d’une jeune fille capable de « voir » des choses hors du commun. C’était toi, Min ?
Min fit la moue puis acquiesça à contrecœur. Plus de gens savaient pour son don, avait-elle coutume de dire, et pire c’était. Avec un regard appuyé pour les Aes Sedai, elle soupira. Rafela se contenta de hocher la tête. Ses yeux noisette brillant sur son masque d’impassibilité, Merana ne parvint pas à cacher son intérêt. À l’évidence, elle entendait coincer Min dès qu’elle le pourrait pour en apprendre plus sur son don. Et cette perspective ne réjouissait pas la jeune femme.
Rand en fut agacé, car elle aurait dû savoir qu’il était en mesure de la protéger. En même temps, il se félicita d’être au moins en mesure de la défendre contre certaines choses…
— Tu peux te fier à ce que dit Min, Harine, assura Rafela. D’après ce que j’ai entendu, de sources fiables, ce qu’elle voit se réalise toujours. Et même si elle n’en a pas conscience, elle a vu autre chose… (Elle inclina la tête et sourit.) Si tu dois être punie pour ce qui se passe ici, c’est parce que tu vas accéder à toutes les demandes du Coramoor.
— Ou à aucune…, souffla Harine. Si je ne conclus pas de marché…
Trop tard pour cette menace ! Pas après avoir dit qu’elle avait mission de négocier et admis que le Peuple de la Mer servirait le Coramoor.
— Mes demandes n’auront rien d’outrancier, dit Rand.
Il avait réfléchi à ce sujet depuis le moment où il s’était décidé à venir sur l’Écume Blanche.
— Quand j’aurai besoin de bateaux pour transporter des hommes ou des vivres, le Peuple de la Mer me les fournira. Comme tu t’en doutes, Harine, je veux savoir ce qui se passe au Tarabon, en Arad Doman et dans les pays limitrophes. Les bateaux des Atha’an Miere glaneront pour moi les informations qui me manquent. Ne font-ils pas régulièrement escale à Tanchico, à Bandar Eban et dans une centaine de villes et de villages entre les deux ? Enfin, le Peuple de la Mer patrouillera sur l’océan d’Aryth, aussi loin qu’il pourra naviguer. Un peuple nommé les Seanchaniens vit sur l’autre rive de cet océan, et tôt ou tard, il tentera de nous envahir. Ce jour venu, les Atha’an Miere me préviendront.
— Tu demandes beaucoup, marmonna Harine. Nous connaissons ces Seanchaniens. Ils viennent des îles des Morts, d’où aucun navire ne revient. Certains de nos bateaux ont croisé les leurs, et nous savons qu’ils utilisent le Pouvoir. Tu exiges beaucoup plus que tu le crois, Coramoor. (Pour une fois, elle n’hésita pas en prononçant ce mot.) Une force maléfique s’est abattue sur l’océan d’Aryth. Depuis des mois, aucun de nos bateaux n’en est revenu. Tous ceux qui naviguent vers l’ouest disparaissent.
Rand frissonna. Puis il fit tourner son sceptre dans sa main. Un fragment de lance seanchanienne, en réalité… Les envahisseurs étaient-ils déjà de retour ? À Falme, ils avaient été repoussés, mais pour combien de temps ? S’il ne quittait plus le moignon de lance, c’était pour se souvenir qu’il avait d’autres ennemis, en ce monde, que ceux qu’il pouvait voir. Mais il aurait pourtant juré que les Seanchaniens mettraient des années à se relever de leur défaite. Après avoir été rejetés à la mer par le Dragon Réincarné et les héros ramenés de la tombe par le Cor de Valère… Au fait, l’instrument était-il toujours à la Tour Blanche, où on l’avait apporté ?
Ne supportant soudain plus le confinement de la cabine, Rand voulut soulever un accoudoir de son fauteuil. Le mécanisme lui résistant, il arracha la pièce de bois, faisant voler des échardes un peu partout.
— Les Atha’an Miere me serviront, c’est acquis, dit-il en se levant.
Pour ne pas se cogner la tête, il dut se pencher sur la table, prenant sans le vouloir une posture menaçante. Les cloisons de la cabine semblaient bel et bien s’être rapprochées !
— Si tu veux négocier encore, Harine, Merana et Rafela sont à ta disposition…
Sans attendre de réponse, le jeune homme se tourna vers la porte, où Dashiva avait recommencé à marmonner tout seul.
Merana rattrapa Rand avant qu’il sorte, le tirant par la manche.
— Seigneur Dragon, il serait préférable que tu restes. Tu as vu ce que ta nature de ta’veren a déjà accompli ? Si tu ne t’en vas pas, cette femme continuera à nous révéler ce qu’elle veut cacher et elle acceptera tout sans rien demander en échange.
— Tu appartiens à l’Ajah Gris, répliqua sèchement Rand. Négocie, puisque tu as ça dans le sang ! Dashiva, suis-moi !
Sur le pont, le Dragon Réincarné se remplit plusieurs fois les poumons d’air. Au-dessus de sa tête, le ciel sans nuages n’avait pas de limite. Pas de couvercle !
Après un moment, Rand s’avisa que Bera et les deux autres sœurs le regardaient bizarrement. Flinn et Narishma, en revanche, faisaient ce qu’il attendait d’eux : un quart d’œil sur le pont, et le reste sur les deux berges du fleuve où se dressaient d’un côté la ville et de l’autre les silos à grain en cours de reconstruction. Un vaisseau dans la position de l’Écume Blanche était particulièrement vulnérable, si un des Rejetés décidait d’attaquer. Cela dit, il n’existait pas d’endroit sûr. À ce propos, Rand ne s’expliquait pas que ses ennemis n’aient jamais tenté de détruire le palais du Soleil pendant qu’il y était.
Sentant que Min lui prenait le bras, le jeune homme sursauta.
— Désolé, dit-il, je n’aurais pas dû te larguer comme ça…
— Aucun problème… Merana s’est déjà mise à l’ouvrage. Je crois qu’elle veut contraindre Harine à te donner son plus beau chemisier, et peut-être même celui qui vient juste après. La Maîtresse des Vagues ressemble à un lapin coincé entre deux furets.
Rand acquiesça lentement. Le Peuple de la Mer venait de tomber dans son escarcelle, ou c’était tout comme. Pourquoi se soucier que le Cor de Valère soit à la Tour Blanche ? Il était un ta’veren, par la Lumière ! le Dragon Réincarné et le Coramoor !
Levant les yeux, il vit que le soleil était encore loin de son zénith.
— Il est encore tôt, Min… Veux-tu me voir régler la question des rebelles ? Mille couronnes contre un baiser que je les aurai mis dans ma poche avant ce soir !