40 Des lances

Galina Casban était entourée de montagnes. Enfin, plutôt de hautes collines, derrière elle, mais devant et sur les côtés, des pics couronnés de neige se dressaient comme des sentinelles devant des monts encore plus impressionnants. Cela dit, le paysage ne l’intéressait pas. Ses pieds nus mis à la torture par le sol rocheux de la pente, elle haletait, les poumons en feu. Comme depuis d’interminables jours, le soleil tapait dur, faisant s’évaporer la sueur qui jaillissait de tous les pores de sa peau. À part avancer une jambe après l’autre, elle ne pensait plus à rien. N’était pour s’étonner que sa bouche, avec tout ce qu’elle transpirait, soit plus sèche qu’un vieux parchemin.

Ses longs cheveux noirs encore exempts de mèches grises, Galina portait le châle depuis à peine quatre-vingt-dix ans. Mais depuis près de deux décennies, elle dirigeait l’Ajah Rouge. En privé, les autres sœurs rouges l’appelaient la Supérieure, la considérant comme l’égale de la Chaire d’Amyrlin.

Depuis quatre-vingt-cinq ans, Galina appartenait à l’Ajah Noir. Pour autant, elle ne négligeait pas ses devoirs envers le Rouge, mais ils passaient en seconde position. Au Conseil Suprême de l’Ajah Noir, elle occupait une très haute position – juste derrière Alviarin – et comptait parmi les trois initiées connaissant le nom de la femme qui présidait leur réunion, où toutes les participantes étaient masquées. Il lui suffisait de prononcer un nom pendant une de ces séances – celui d’un roi, par exemple – pour que son porteur soit condamné à mort. Cela s’était produit deux fois, pour un souverain et une reine. En deux occasions, elle avait participé à la destruction d’une Chaire d’Amyrlin. Oui, par deux fois, elle avait transformé la femme la plus puissante du monde en une pauvre épave prête à dire tout ce qu’elle savait. Par les œuvres de Galina, entre autres, la première avait été opportunément retrouvée morte dans son lit, et la deuxième, destituée, avait connu la honte d’être calmée.

En ces circonstances, Galina avait simplement accompli son devoir, comme quand il s’agissait d’exterminer les hommes capables de canaliser. En règle générale, elle n’en avait retiré aucune satisfaction autre que celle du travail bien fait. Sauf quand elle avait dirigé le Cercle chargé de calmer Siuan Sanche ! Cela dit, tous ses exploits ne la classaient-ils pas parmi les femmes les plus influentes et les plus puissantes du monde ? Enfin, la réponse était évidente, non ?

Ses jambes s’affaissant comme de vieux ressorts détendus, elle s’écroula et ne put pas se rattraper parce qu’elle avait les mains et les coudes attachés dans le dos. Son chemisier de soie blanche jadis immaculé – le seul vêtement qu’on lui avait laissé – se déchira un peu plus quand elle glissa sur des pierres qui aggravèrent ses blessures précédentes. Un arbre arrêtant miraculeusement sa dégringolade, elle éclata en sanglots.

— Pourquoi moi ? gémit-elle. Pourquoi dois-je subir ce calvaire ?

Au bout d’un moment, elle s’aperçut que personne n’était venu la redresser de force. Si souvent qu’elle tombât, on ne lui avait jusque-là accordé aucun moment de répit. Battant des paupières pour chasser ses larmes, elle releva la tête.

Des centaines d’Aielles étaient déployées sur le versant de la montagne, leurs lances au poing. Pour l’instant, elles n’étaient pas voilées, mais ça pouvait changer en un éclair. Des Promises ! Les sauvages appelaient ces monstres des « Promises de la Lance » ! De quoi regretter de ne plus être en mesure de rire. Au moins, il n’y avait pas d’hommes dans le lot. Ces brutes lui donnaient des sueurs froides. Et si un guerrier l’avait vue ainsi, à moitié nue…

Inquiète, elle balaya le paysage du regard, en quête de Thevara. Mais la quasi-totalité des soixante-dix Matriarches s’étaient regroupées pour chercher quelque chose, plus haut sur la pente, et elles lui bloquaient la vue. Des murmures montaient des premiers rangs. Au fond, les Matriarches tenaient peut-être quelque messe basse. Des Matriarches… Avec une cruelle efficacité, elles lui avaient appris à ne jamais les traiter simplement d’Aielles ou de Naturelles. Autant qu’elle s’efforce de le dissimuler, elles sentaient son mépris. Mais à quoi bon tenter de cacher un sentiment qu’on avait dû confesser sous la torture ?

Presque toutes les Matriarches regardaient loin devant, mais il y avait des exceptions. Par exemple, l’aura du saidar enveloppait une jeune et jolie rousse à la bouche délicate qui rivait ses grands yeux bleus sur la sœur noire. Peut-être pour marquer leur propre mépris, ces femmes avaient choisi la plus faible d’entre elles pour couper Galina de la Source, ce matin. Micara n’était pas vraiment indigente dans le Pouvoir – aucune de ces sauvages ne l’était, hélas – mais même dans son piteux état, ses muscles lui faisant mal des épaules jusqu’aux genoux, Galina aurait pu se libérer sans peine.

Dans sa joue, un muscle se contracta – c’était toujours ainsi quand elle pensait à une évasion. La première avait été terrible, et la deuxième… Frissonnant, Galina lutta pour ne pas éclater de nouveau en sanglots. Elle n’essaierait plus avant d’être absolument sûre de réussir. Sans le moindre doute.

Les Matriarches s’écartèrent les unes des autres et se tournèrent pour suivre du regard Thevara, la femme au visage d’oiseau de proie qui avançait vers Galina. Le souffle coupé par l’angoisse, celle-ci tenta de se relever. Avec les mains liées et des jambes en capilotade, elle était seulement à genoux quand Thera se pencha vers elle, faisant cliqueter ses colliers d’or et d’ivoire.

Prenant Galina par les cheveux, la Matriarche lui tira la tête en arrière. Plus grande que beaucoup d’hommes, elle était capable de faire ça même quand elles étaient debout toutes les deux. Et elle adorait obliger Galina à se tordre le cou pour la regarder dans les yeux…

Thevara était plus puissante dans le Pouvoir que la sœur noire. Même si ce n’était pas fréquent, ça n’expliquait pas la terreur qu’elle lui inspirait. Quand la Matriarche la tenait ainsi, ses yeux bleus encore plus paralysants que ses mains, elle semblait en mesure d’extirper sans peine de son âme les secrets qu’elle y avait le plus profondément enfouis.

Galina ne s’était pas encore abaissée à supplier. Même pas quand on la faisait marcher toute la journée sans lui donner une goutte d’eau, pas davantage quand on la forçait à soutenir le rythme alors que ces folles couraient pendant des heures, et pas plus lorsque les coups de fouet la faisaient hurler de douleur. Mais quand le visage de Thevara dominait ainsi le sien, elle crevait d’envie d’implorer sa pitié !

La nuit, alors qu’elle était attachée à des pieux par les mains et les chevilles, Galina s’éveillait souvent d’un cauchemar où elle était condamnée à vivre jusqu’à la fin de ses jours sous la coupe de Thevara.

— Elle s’évanouit encore ! dit la Matriarche d’une voix sans inflexion. Qu’on la fasse boire, puis qu’on la remette debout.

Thevara se détourna, ajusta son châle et oublia aussitôt Galina Casban. Pour elle, la sœur noire était aussi influente et puissante qu’un chien errant.

Galina ne tenta pas de se relever. On l’avait déjà « fait boire » plusieurs fois, c’était même la seule façon pour elle d’obtenir un peu d’eau. La langue en feu, elle ne résista pas quand une Promise bâtie en force la saisit par les cheveux et lui inclina la tête en arrière. En revanche, elle ouvrit la bouche aussi largement que possible. Une autre Promise, une balafre lui barrant une joue et le nez, inclina une outre et commença à verser dans la gorge de Galina une eau insipide et tiédasse. Un véritable délice ! Avalant goulûment, la sœur noire faillit s’étrangler mais elle ne ferma pas la bouche. Presque autant que boire, elle aurait voulu tourner un peu la tête pour que l’eau coule sur ses joues et sur son front. Mais elle n’en fit rien, parce que gaspiller de l’eau lui aurait valu une correction. Parce qu’elle avait recraché une gorgée sur son menton, ces femmes l’avaient rouée de coups alors qu’elles se trouvaient toutes à quelques pas d’un cours d’eau de vingt pieds de large.

Quand sa compagne écarta l’outre, la Promise musclée redressa Galina en la tirant par les coudes, lui faisant un mal de chien. Les Matriarches remontèrent leur jupe, exposant leurs jambes bien au-dessus de leurs bottes souples. Elles n’allaient pas encore courir ! Pas dans ces montagnes !

Bien entendu, elles n’y manquèrent pas, aussi à l’aise que sur un terrain plat. Une Promise invisible ayant frappé Galina au creux des reins avec son fouet, elle se mit à courir, enfin, plus ou moins, avec le soutien de l’Aielle musclée. Chaque fois qu’elle faiblissait, un coup de fouet, à l’arrière des jambes, lui rappelait que ce n’était pas permis. Si la course durait longtemps, les Promises se relaieraient, échangeant leur place ou se faisant remplacer par d’autres.

Haletant dans les montées et glissant dans les descentes, Galina courut. À un moment, un félin des montagnes au pelage roux rayé, plus lourd qu’un homme, feula à l’intention des intruses depuis le rocher où il était perché. À voir l’absence de poils sur ses oreilles et ses grosses joues, il devait s’agir d’une femelle. Galina eut envie de lui crier de fuir avant que Thevara la capture. Mais la Matriarche passa à côté de l’animal sans même tourner la tête. Enviant la liberté de la bête, Galina ne put s’empêcher de pleurer de dépit.

En fin de compte, on viendrait à son secours, elle le savait. La tour ne permettrait pas qu’une sœur reste prisonnière. Et Elaida accorderait une attention toute particulière à une sœur rouge. Alviarin aussi, d’ailleurs. Quoi qu’il en soit, on l’arracherait aux griffes de ces monstres, et surtout à celles de Thevara. En échange, elle aurait été prête à promettre n’importe quoi. Et même à tenir parole ! Libérée des Trois Serments depuis son adhésion à l’Ajah Noir – un autre trio de promesses les remplaçant –, elle se sentait pourtant disposée à ne pas se renier, si on venait à son secours. Oui, en échange de sa liberté, elle serait loyale à n’importe qui. Même à un homme.

Quand des tentes basses apparurent dans le lointain, leurs couleurs sombres à peine visibles sur le fond ocre du versant de la montagne – le même phénomène qu’avec le pelage du félin –, Galina n’avançait plus à proprement parler, car deux Promises, contraintes de la soutenir, la tiraient quasiment entre elles. Des cris de joie saluèrent l’arrivée dans le camp de la colonne. À la traîne des Matriarches, Galina continua à se laisser porter jusqu’à ce que les deux Aielles la lâchent sans crier gare. Basculant en avant, elle tomba face contre terre et resta ainsi, sur un tapis de feuilles mortes, essayant de reprendre son souffle. Un morceau de feuille manqua la faire s’étrangler, mais elle était bien trop faible pour détourner la tête. Malgré le sang qui battait à ses oreilles, elle entendit des voix et finit par comprendre ce qu’elles disaient.

— Tu as pris ton temps, Thevara, lâcha une voix féminine familière. Neuf jours… Nous sommes arrivées depuis bien plus longtemps.

Neuf jours ? Galina secoua la tête, s’écorchant sur des cailloux. Depuis que les Aielles avaient fini par faire crever son cheval d’épuisement, tout se brouillait dans son esprit. La soif, les courses, les corrections… Tout ça avait dû prendre bien plus de neuf jours. Plusieurs semaines, sûrement…

Des mains puissantes relevèrent la sœur noire, la poussèrent en avant puis la forcèrent à se baisser pour entrer sous une tente dont les côtés étaient relevés. Sans ménagement, on la jeta sur un tapis aux motifs floraux typiquement teariens. Non sans peine, elle redressa la tête.

Au début, elle ne vit que Sevanna, assise en face d’elle sur un coussin aux pompons verts. Sevanna aux cheveux couleur d’or et aux yeux d’émeraude. Sevanna la traîtresse qui avait promis de faire diversion en lançant une attaque sur Cairhien, puis qui avait renié sa parole en tentant de libérer al’Thor.

Sevanna qui, au moins, allait l’arracher aux griffes de Thevara…

Se mettant à genoux, Galina s’aperçut qu’il y avait d’autres personnes sous la tente. Thevara était assise à la droite de Sevanna, première d’un demi-cercle de Matriarches – quatorze femmes capables de canaliser, en tout, même si Micara, qui maintenait toujours le bouclier, était debout en dernière position.

La moitié de ces Aielles comptaient parmi celles qui avaient capturé Galina si aisément. De sa vie, plus jamais elle ne sous-estimerait les Matriarches !

Derrière le demi-cercle, des hommes et des femmes de petite taille, le teint pâle, allaient et venaient en présentant en silence des plateaux d’or ou d’argent lestés de petites tasses. En face, d’autres serviteurs en robe blanche exécutaient le même ballet derrière la deuxième moitié du cercle composée d’une femme aux cheveux grisonnants en veste et pantalon ocre assise à la gauche de Sevanna et de douze guerriers au visage de marbre. Des hommes ! Et Galina qui portait uniquement un chemisier en lambeaux !

La sœur noire serra les dents pour ne pas crier. Le dos bien droit, elle résista à l’envie de s’aplatir sur le tapis pour échapper aux regards de ces brutes.

— On dirait bien que les Aes Sedai peuvent mentir, fit Sevanna.

Le sang se retira du visage de Galina. Cette sauvage ne pouvait pas savoir ! C’était impossible !

— Tu nous as fait des promesses, Galina Casban, et tu n’as pas tenu parole. Pensais-tu pouvoir tuer une Matriarche et échapper à nos lances ?

Le soulagement paralysa momentanément Galina. Sevanna ne savait pas, pour son appartenance à l’Ajah Noir. Si elle ne s’était pas détourné depuis longtemps de la Lumière, elle l’aurait remerciée. En même temps, une certaine indignation se fit jour en elle. Ces femmes attaquaient des Aes Sedai, et elles se plaignaient quand l’une d’elles y perdait la vie ? Quelle audace !

La colère de Galina s’éteignit comme un feu de paille. Que représentaient les allégations mensongères de Sevanna comparées à des jours de calvaire et au regard de Thevara ? Devant tant d’absurdité, Galina eut un rire qui s’étrangla dans sa gorge, tant elle était desséchée.

— Soyez plutôt contentes que certaines d’entre vous aient survécu, dit-elle. Même en ce jour, il n’est pas trop tard pour corriger tes erreurs, Sevanna.

Avec un effort, et d’extrême justesse, Galina ravala un ricanement qui menaçait de se transformer en sanglot.

— Quand je serai de retour à la Tour Blanche, je me souviendrai des gens qui m’ont aidée, même dans ce camp.

Galina aurait volontiers ajouté « et je n’oublierai pas ceux qui ne m’ont pas aidée », mais le regard de Thevara l’en dissuada. Pour ce qu’elle en savait, sa tourmenteuse avait peut-être encore le droit de lui infliger tout ce qui lui passait par la tête. Il devait y avoir un moyen d’inciter Sevanna à la… prendre sous son aile. Ce ne serait pas une partie de plaisir, mais tout valait mieux que Thevara.

Sevanna était ambitieuse et cupide, comme en témoignaient les bagues somptueuses qu’elle portait aux deux mains et les colliers de perles, de diamants et de rubis qui pendaient à son cou – des bijoux de reine. Indigne de confiance, cette sauvage devait pouvoir être corrompue facilement. Thevara, elle, comme une inondation ou une avalanche, était impossible à arrêter…

— Je suis sûre que tu feras le bon choix, Sevanna. Quand on est dans les grâces de la Tour Blanche, on en retire bien des avantages.

Un long moment, le silence fut uniquement troublé par le bruissement des robes des serviteurs.

— Tu es da’tsang, dit soudain Sevanna.

Galina sursauta. Une « méprisée », elle ? Les Matriarches lui avaient clairement montré leur dédain, mais…

— Tu es da’tsang, répéta une Matriarche au visage rond que Galina ne connaissait pas.

— Tu es da’tsang ! lança une femme d’une bonne main plus grande que Thevara.

Pas un muscle ne bougea sur le visage de celle-ci, mais son regard, toujours braqué sur Galina, devint accusateur. La sœur eut l’impression d’être clouée sur place, comme un oiseau hypnotisé par un serpent. Personne ne lui avait jamais fait cet effet. Personne.

— Trois Matriarches ont parlé, dit Sevanna avec un sourire satisfait.

Thevara, à l’évidence, n’aimait pas du tout ce qui venait de se passer. Cela dit, que s’était-il produit, exactement ? Galina n’aurait su le dire, mais en tout cas, elle semblait libérée du joug de Thevara. Et c’était déjà beaucoup, en attendant mieux…

Quand des Promises vinrent couper ses liens puis lui firent enfiler une robe de laine noire, elle leur fut si reconnaissante qu’elle remarqua à peine qu’elles l’avaient d’abord dépouillée de son chemisier devant le regard de douze hommes. Alors que la laine grossière et épaisse irritait ses blessures et lui donnait encore plus chaud, elle s’en délecta comme si c’était de la soie. Et même si Micara la coupait toujours de la Source, elle faillit éclater de rire quand des Promises la conduisirent hors de la tente.

Son soulagement ne dura pas longtemps, et elle en arriva vite à se demander si implorer à genoux Sevanna pouvait servir à quelque chose. Mais comment savoir, alors qu’elle ne pouvait pas voir la Matriarche ? Car Micara avait été très claire : impossible d’aller ailleurs que là où on lui disait de se rendre, et pas question de parler avant qu’on se soit adressé à elle.


Les bras croisés, Sevanna regardait l’Aes Sedai – la da’tsang – gravir péniblement le versant de la colline, s’arrêter près d’une Promise assise sur les talons, un fouet à la main, puis laisser tomber près d’elle la lourde pierre en forme de tête qu’elle portait.

La capuche noire de Galina se tourna très brièvement vers Sevanna, mais elle n’insista pas, ramassant une autre grosse pierre avant de retourner péniblement à l’endroit où Micara l’attendait en compagnie d’une autre Promise. Lâchant son fardeau, elle en prit un autre et recommença son manège. Les da’tsang étaient toujours humiliées par l’intermédiaire de corvées absurdes. Sauf nécessité absolue, cette sœur ne serait pas autorisée à porter le plus petit gobelet d’eau. Travailler pour rien du matin au soir l’emplirait de désespoir et de honte. Les journées étaient longues, et rien ne pressait…

— Je n’aurais pas cru qu’elle se condamnerait elle-même si explicitement, dit Rhiale, campée près de Sevanna. Efalin et les autres sont sûres de l’avoir entendue avouer le meurtre de Desaine.

— Elle est à moi, Sevanna, grogna Thevara.

Elle aurait pu avoir la sœur, mais hélas, les da’tsang n’appartenaient à personne.

— J’avais l’intention de lui faire porter une robe blanche de gai’shain. À quoi rime tout ça, Sevanna ? Je m’attendais à devoir plaider pour qu’on ne l’égorge pas, mais ta décision…

Rhiale coula un regard de biais à Sevanna.

— Sevanna veut la briser, expliqua-t-elle. Nous avons longuement parlé de ce qu’il faudrait faire si nous capturions une Aes Sedai. Sevanna veut qu’une sœur apprivoisée lui serve de gai’shain. Mais une Aes Sedai en robe noire, ce n’est déjà pas si mal…

Sevanna tira nerveusement sur son châle. Le ton de Rhiale lui avait déplu, pas parce qu’il était moqueur, mais parce que cette femme avait compris qu’elle voulait utiliser les tissages de l’Aes Sedai comme s’ils étaient les siens. Ce qui était tout à fait faisable, soit dit en passant.

Portant un grand coffre bardé de fer, deux gai’shain passèrent devant les trois Matriarches. Petits, le teint pâle, c’étaient deux époux – un seigneur et une dame, dans le pays des tueurs d’arbre… Terrorisés, ils s’inclinèrent bien plus bas que l’aurait fait un Aiel vêtu de blanc comme eux. Les habitants des terres mouillées pouvaient être dressés comme des chevaux, quand on savait y faire.

— La sœur est déjà brisée, dit Thevara. Je l’ai vu dans ses yeux. Un oiseau qui bat des ailes dans une main, mais qui a peur de s’envoler.

— En neuf jours ? s’étonna Rhiale.

Sevanna secoua la tête.

— C’est une Aes Sedai, Thevara. Tu l’as vue blêmir de rage, quand je l’ai accusée de meurtre ? Puis rire en parlant de tuer des Matriarches ? En plus, elle nous a menacées…

Indirectement, à la manière sournoise des tueurs d’arbre. En mentionnant une récompense pour ses alliés, mais en sous-entendant qu’il y aurait aussi une punition, pour ses ennemis. Mais qu’aurait-on pu attendre d’autre de la part d’une Aes Sedai ?

— Pour la briser, il faudra du temps, mais elle finira par me supplier.

Et une fois qu’on en serait là… Les Aes Sedai ne pouvaient pas mentir – à ce propos, pourquoi Galina ne s’était-elle pas défendue de cette accusation-là ? Donc, une fois qu’elle aurait juré d’obéir…

— Si tu veux qu’une Aes Sedai te serve, dit une voix masculine dans le dos de Sevanna, cet objet pourrait t’être utile.

Stupéfiée, Sevanna se retourna et découvrit Caddar, accompagné de Maisia, son Aes Sedai. Comme six jours plus tôt, les deux étaient vêtus de soie sombre et de fine dentelle, chacun portant sur l’épaule un gros sac qui détonnait un peu.

Caddar tendit à Sevanna un bâton blanc d’environ un pied de long.

— Comment es-tu arrivé ici ? lui demanda l’Aielle.

De colère, elle se mordit la lèvre inférieure. Une question stupide ! De toute évidence, Caddar avait jailli de nulle part, comme d’habitude, et il faudrait un jour qu’elle cesse de s’en étonner. Dès qu’elle se fut emparée du bâton, il recula hors de sa portée.

— Pourquoi es-tu venu ? demanda Sevanna, corrigeant le tir. Et quel est cet objet ?

Un peu plus fin que le poignet de Sevanna, le bâton était parfaitement lisse à l’exception de quelques étranges symboles gravés sur son embout. Au toucher, on aurait dit quelque chose d’intermédiaire entre l’ivoire et le verre. En plus froid.

— Tu peux l’appeler Bâton des Serments, dit Caddar avec un rictus qu’il prenait sans doute pour un sourire. Il est en ma possession depuis hier, et j’ai immédiatement pensé à toi.

Sevanna serra très fort le bâton pour s’empêcher de le jeter au loin. Tout le monde connaissait les propriétés du Bâton des Serments de la Tour Blanche. Tentant de ne pas réfléchir, et surtout, s’abstenant de parler, Sevanna le glissa à sa ceinture et en écarta les mains.

Les yeux baissés sur l’artefact, Rhiale plissa le front, puis elle dévisagea Sevanna. Avec l’ombre d’un sourire, Thevara tira sur son châle. Aucune des deux n’aurait jamais l’occasion de toucher le bâton, et aucune autre Matriarche n’y aurait droit non plus. Mais il restait Galina Casban. Un jour ou l’autre, elle serait brisée…

Derrière Caddar, Maisia aux yeux noirs eut un sourire très semblable à celui de Thevara. Elle avait vu et compris. Observatrice, pour une femme des terres mouillées.

— Viens, dit Sevanna à Caddar. Nous allons boire une infusion sous ma tente.

Pas question de partager de l’eau avec ce type ! Relevant sa jupe, l’Aielle se mit en chemin.

Mais de façon surprenante, Caddar aussi se révéla très observateur :

— Il suffira que ton Aes Sedai, dit-il en rattrapant Sevanna, ou n’importe quelle femme capable de canaliser (il eut un sourire mauvais à l’intention de Rhiale et de Thevara) tienne ce bâton et prononce à voix haute la promesse que tu auras envie d’entendre. Pendant que quelqu’un canalisera un peu d’Esprit dans les nombres, bien entendu. Je parle des symboles gravés sur l’embout… On peut les utiliser pour libérer une femme de ses serments, mais c’est plus douloureux. Si j’ai bien compris…

Sevanna effleura le bâton. Davantage du verre que de l’ivoire. En beaucoup plus froid.

— Ça fonctionne seulement sur des femmes ?

Elle entra sous sa tente, précédant Caddar. Les Matriarches et les chefs des ordres guerriers n’étaient plus là, mais les gai’shain, tous des tueurs d’arbre, attendaient dans un coin. Personne dans l’histoire n’avait jamais eu une dizaine de gai’shain, et Sevanna en avait encore plus que ça. Cela dit, il faudrait leur trouver un autre nom, car ils n’enlèveraient jamais leur robe blanche.

— Des femmes capables de canaliser, précisa Caddar avec une insolence révoltante. (On eût dit que tout ça l’amusait.) Quand tu auras al’Thor, je te donnerai ce qu’il faut pour le contrôler.

Posant son sac à côté de lui, l’homme s’assit, mais pas à côté de Sevanna. Ne craignant pas de recevoir une lame dans le torse, Maisia s’installa confortablement, allongée et la tête sur un coude, presque à côté de l’Aielle.

Sevanna lui jeta un regard de biais puis ouvrit un peu plus son chemisier. Elle ne se rappelait pas que les seins de Maisia étaient si joliment ronds. D’ailleurs, elle paraissait plus belle encore que la fois précédente.

De quoi devoir produire un gros effort pour ne pas grincer des dents.

— Bien sûr, si tu veux parler d’un autre homme, reprit Caddar, il existe un artefact nommé « siège de contention ». Mais entraver les gens incapables de canaliser est plus difficile que de lier ceux qui manipulent le Pouvoir. Un de ces sièges a peut-être survécu à la Dislocation, mais tu devras attendre que je l’aie trouvé.

Sevanna toucha de nouveau le bâton, puis elle ordonna à un des gai’shain d’apporter de l’infusion. Attendre ? Où était le problème ? Caddar, ce crétin, finirait par lui donner tout ce qu’elle voulait. Et désormais, le bâton pouvait libérer Maisia de son influence. Et dans ce cas, elle cesserait de le protéger. Pour toutes ses insultes, il porterait une robe noire !

Sevanna prit une petite tasse en porcelaine verte sur le plateau que lui tendait un gai’shain, puis elle la donna à l’Aes Sedai.

— C’est de la menthe, Maisia… Très rafraîchissante.

La sœur sourit, mais ses yeux noirs restèrent ceux d’une prédatrice. Cela dit, ce qu’on faisait à une Aes Sedai pouvait être infligé à une autre. Ou à d’autres…

— Et les boîtes de transport ? demanda Sevanna.

Caddar fit signe au gai’shain de s’éloigner, puis il tapota le sac, à côté de lui.

— J’ai apporté tous les nar’baha – c’est ainsi qu’on les appelait – que j’ai pu trouver. Assez pour vous transporter tous avant la tombée de la nuit, si vous vous dépêchez. Et à votre place, je n’hésiterais pas. Al’Thor veut en finir avec vous, semble-t-il. Deux tribus viennent du sud, et deux autres arriveront du nord. Avec toutes leurs Matriarches prêtes à canaliser. Leurs ordres sont de rester tant que vous ne serez pas morts jusqu’au dernier, ou pour le moins prisonniers.

— Une raison de partir, intervint Thevara, mais pas de se précipiter. Quatre tribus ne peuvent pas investir en un jour la Dague de Fléau de sa Lignée.

— Aurais-je omis un détail ? fit Caddar avec un sourire mauvais. Apparemment, al’Thor a lié certaines Aes Sedai à sa personne, et elles ont appris aux Matriarches à « voyager » sans l’aide d’un nar’baha. Sur de courtes distances, en tout cas. Entre trois et cinq lieues. Une « redécouverte » récente, ai-je cru comprendre. Les quatre tribus pourraient être ici… eh bien, aujourd’hui même.

Caddar mentait peut-être, mais pas question de courir le risque. Sans forcer son imagination, Sevanna voyait très bien ce qu’elle subirait entre les griffes de Sorilea. Se forçant au calme, elle chargea Rhiale d’aller prévenir les autres Matriarches.

De son sac, Caddar sortit un cube de pierre grise plus petit que celui qu’utilisait d’habitude Sevanna pour le faire venir. Dessus, il n’y avait aucun ornement, à part un disque rouge brillant sur une face.

— C’est un nar’baha, dit Caddar. Cet objet utilise le saidin – donc aucune d’entre vous ne verra quoi que ce soit – et il a des limites. Si une femme le touche, il ne fonctionne pas pendant des jours. Je devrai donc distribuer ces cubes moi-même. Mais ce n’est pas la seule limite. Une fois ouvert, le portail reste en place un temps déterminé – assez long pour que quelques milliers de gens traversent, s’ils ne perdent pas de temps. Ensuite, le nar’baha a besoin de trois jours pour redevenir actif. J’en ai assez pour nous conduire là où nous voulons aller aujourd’hui, mais…

Fascinée, Thevara se pencha en avant pour mieux entendre. Sevanna, elle, cessa quasiment d’écouter. Non qu’elle doutât pour de bon de Caddar. Appâté par l’or que les Shaido lui donneraient, il ne prendrait pas le risque de les trahir. Mais il y avait de petites choses troublantes. Maisia qui regardait attentivement son compagnon, par exemple. Pourquoi ? Et s’il y avait urgence, pourquoi Caddar parlait-il d’un ton si flegmatique ? Il ne trahirait pas, probablement, mais il valait mieux quand même prendre certaines précautions.


Maeric baissa les yeux sur le cube de pierre que lui avait donné l’homme des terres mouillées, puis il regarda l’espèce de trou qui était apparu dans les airs après qu’il eut appuyé sur le disque rouge. Un trou de quinze pieds sur neuf… À travers, on apercevait une série de collines assez hautes et couvertes d’une herbe brunâtre.

Maeric n’appréciait pas tout ce qui était en rapport avec le Pouvoir de l’Unique, en particulier avec sa composante masculine.

En compagnie de l’homme des terres mouillées et d’une femme à la peau sombre, Sevanna traversa un autre trou, plus petit, derrière les Matriarches que Rhiale et elle avaient sélectionnées. Très peu de Matriarches étaient restées avec les Shaido Moshaine. Par le trou, Maeric voyait Sevanna s’entretenir avec Bendhuin. Très peu de Matriarches resteraient également avec le clan des Sels Verts, il en aurait mis sa main au feu.

— Mon époux, dit Dyrele en lui tapotant le bras, Sevanna affirme que ce trou ne restera pas ouvert longtemps.

Maeric acquiesça. Dyrele avait l’art d’aller à l’essentiel. Après s’être voilé, il courut vers le trou qu’il avait créé et le traversa d’un bond. Quoi qu’aient pu dire Sevanna et l’étranger, il n’enverrait aucun de ses Moshaine là-dedans avant d’être sûr que ça n’était pas dangereux.

Atterrissant au milieu d’une descente – le flanc d’une colline –, il faillit se laisser emporter par son élan et basculer en avant, mais il parvint à conserver son équilibre. Tournant la tête, il regarda un moment le trou. De ce côté, il lévitait un bon pied au-dessus du sol.

— Mon épouse, cria-t-il, il y a une marche !

Voilés, leurs lances brandies, des Yeux Noirs et des Promises suivirent leur chef. Empêcher ces guerrières de passer en premier revenait à vouloir se désaltérer en buvant du sable. Les autres Moshaine suivirent le mouvement en se hâtant. Des algai’d’siswai, des femmes, des enfants, des artisans, des marchands et des gai’shain – presque tous tenant par la bride un cheval ou une mule de bât lourdement chargée –, chacun trébuchant un peu avant de reprendre sa course. En tout, près de six mille personnes. Son clan… Son peuple… Ceux qui seraient toujours les siens quand il serait allé à Rhuidean. Car Sevanna ne pourrait plus l’empêcher très longtemps de devenir le chef de tous les Shaido.

Alors que les Moshaine continuaient à sortir du trou, des éclaireurs se déployèrent immédiatement. Après avoir baissé son voile, Maeric lança des ordres pour qu’une véritable haie de guerriers aille prendre position au sommet de chaque colline environnante tandis que le gros de l’expédition resterait dans la vallée. Comment dire ce qu’il pouvait y avoir au-delà des collines ? Les gens des terres mouillées parlaient de « riches territoires », mais aux yeux de Maeric, cette région semblait plutôt pouilleuse.

Quand tous les Moshaine furent passés, suivit un flot d’algai’d’siswai auxquels Maeric ne se fiait pas vraiment. Des hommes qui avaient quitté leur tribu parce qu’ils refusaient de croire que Rand al’Thor était pour de bon le Car’a’carn. Sur ce point, Maeric ne savait pas très bien lui-même ce qu’il pensait, mais un homme ne devait pas abandonner son clan et sa tribu. Ces guerriers s’étaient d’ailleurs surnommés eux-mêmes les « Mera’din ». Sans-Frères, un nom qui leur allait très bien. Et Maeric en avait deux cents…

Sans avertissement, le trou se transforma soudain en une fente verticale couleur argent, coupant en deux une bonne dizaine de Sans-Frères. Des membres tombèrent sur le sol et le torse d’un homme s’écrasa pratiquement aux pieds de Maeric.

Le regard rivé sur l’endroit où le trou béait un peu plus tôt, il appuya plusieurs fois sur le disque rouge. En pure perte, il le savait, mais… Son fils aîné, Darin, faisait partie des Chiens de Pierre qui constituaient l’arrière-garde. Ces hommes auraient dû passer en dernier. Et Suraile, sa fille aînée, était restée avec le Chien de Pierre pour lequel elle envisageait de renoncer à la lance.

Maeric croisa le regard de Dyrele – des yeux verts aussi magnifiques que le jour où elle avait déposé à ses pieds la couronne nuptiale. En menaçant de l’égorger s’il ne la ramassait pas.

— Nous pouvons attendre, souffla Maeric.

L’homme des terres mouillées avait parlé de trois jours avant qu’un cube fonctionne de nouveau, mais il avait pu se tromper. Alors que Maeric appuyait de nouveau sur le cube, Dyrele acquiesça calmement. Avec un peu de chance, ils n’auraient pas de raison de pleurer dans les bras l’un de l’autre, une fois dans l’intimité…

Après avoir dévalé la pente, une Promise nommée Naeise abaissa son voile et, sans même attendre qu’il la salue, déclara, haletante :

— Maeric, il y a des guerriers, à l’est, à une ou deux lieues d’ici. Ils foncent sur nous. Je crois que ce sont des Reyn. Sept ou huit mille au moins…

D’autres messagers couraient vers Maeric. Cairdin, un jeune Frère de l’Aigle, s’immobilisa après une glissade et parla dès que son chef lui eut adressé le salut rituel – « Je te vois, Cairdin. »

— Je te vois, Maeric… Il y a des guerriers et des cavaliers des terres mouillées à deux lieues au nord. Dix mille de chaque, je crois… Je ne pense pas que nos têtes aient dépassé de la crête, selon tes ordres, mais beaucoup de guerriers se sont déjà tournés dans notre direction.

Quand Laerad, un Sourcier grisonnant, arriva à côté de lui, Maeric devina ce qu’il allait entendre.

— Au sud, des guerriers dévalent un versant de colline, à deux lieues environ d’ici. Huit mille hommes au moins. Certains semblent avoir aperçu un de nos garçons.

Très économe de mots, il ne fallait pas compter sur Laerad pour préciser de quel « garçon » il parlait. De toute manière, dans sa bouche, ça pouvait désigner n’importe quel homme aux cheveux encore exempts de mèches grises.

— Hamal ! appela Maeric, conscient qu’il n’y avait pas de temps à perdre – même pour faire montre de la courtoisie requise envers un forgeron.

L’artisan aux larges épaules comprit que quelque chose clochait. Courant plus vite que jamais depuis l’époque où il était encore apprenti, il gravit la pente très rapidement.

— Tu dois appuyer sur le disque rouge, dit Maeric en lui tendant le cube, et continuer, quoi qu’il arrive, jusqu’à ce que ce trou consente à se rouvrir. C’est la seule issue pour vous tous…

Hamal acquiesça, mais Maeric s’était déjà détourné. Le forgeron comprendrait… Se fichant d’être en public, le chef caressa ensuite la joue de Dyrele.

— Ombre de mon cœur, il faut te préparer à porter une robe blanche.

La main de Dyrele vola vers le manche de son couteau. Avant d’épouser Maeric, elle appartenait aux Promises de la Lance… Mais son mari secoua la tête.

— Tu dois vivre, mon épouse et ma Maîtresse du Toit, afin de sauvegarder ce qui restera…

Dyrele hocha la tête puis posa les doigts sur la joue de son époux. Elle qui avait toujours été si réservée en public…

Relevant son voile, Maeric leva une de ses lances au-dessus de sa tête.

— Moshaine, cria-t-il, allons danser !

Les guerriers, les Promises et les Sans-Frères suivirent leur chef sur la pente. Au fond, les Mera’din méritaient peut-être d’être intégrés au clan…

Maeric guida ses forces vers l’ouest, là où les ennemis étaient les plus proches, certes, mais les moins nombreux. Avec de la chance, ensemble, ils gagneraient un peu de temps. Mais pour être honnête, il n’y croyait pas vraiment… Sevanna savait-elle ce qu’elle faisait en l’envoyant ici ? Décidément, depuis l’avènement de Rand al’Thor, le monde était devenu bien étrange. Mais certaines choses ne changeraient pourtant jamais.

Souriant, Maeric commença à chanter :

Lave tes lances dans le sang

Qui donc redoute de mourir ?

Lave tes lances dans le sang

Nul guerrier dont j’ai souvenir !

Lave tes lances dans le sang

Tant que la vie coule en ton corps

Lave tes lances dans le sang

Jusqu’aux rivages de la mort.

Entonnant le même chant, les Shaido Moshaine partirent danser avec leur fin.


Pensive, Graendal regarda le portail se refermer sur le dernier des Shaido Jumai. Des Jumai… et beaucoup de Matriarches. À l’inverse de ce qu’il avait fait pour les autres, Sammael n’avait pas simplement tissé ce réseau pour qu’il finisse par s’écrouler à n’importe quel moment. En tout cas, tous les Aiels étaient passés, et ça ne pouvait pas être un heureux hasard.

Hilare, Sammael jeta le sac qui contenait encore quelques cubes de pierre parfaitement inutiles. Graendal, elle, s’était depuis longtemps débarrassée de son sac vide. À l’ouest, derrière les montagnes, le soleil n’était plus qu’une demi-boule rougeoyante.

— Un de ces jours, Sammael, tu te montreras trop retors pour ton propre bien. Un cube pour crétins, c’est ça ? Et si l’un d’eux avait compris ?

— Ce n’est pas arrivé, dit seulement l’Élu tout en continuant à se frotter les mains, les yeux rivés sur l’endroit où le portail venait de se fermer.

À moins qu’il regardât au-delà… Maintenant toujours le Miroir de Brumes, il était encore sous l’effet de l’illusion qui lui conférait une plus grande taille. Graendal, pour sa part, avait relâché le sien dès la fermeture du portail.

— Eh bien, tu as réussi à semer la panique, au moins…

Des preuves gisaient tout autour des deux Élus. Quelques tentes encore debout, des couvertures, un chaudron, une poupée de chiffon – une kyrielle d’objets abandonnés là où ils étaient tombés.

— Où les as-tu envoyés ? Quelque part devant les armées d’al’Thor, je suppose ?

— Certains, oui… Un assez grand nombre…

Sammael cessa de sonder le vide et son déguisement disparut. Sur sa joue, la balafre sembla plus livide que jamais.

— Assez d’Aiels pour provoquer des troubles, surtout avec leurs Matriarches en train de canaliser, mais pas assez pour qu’on me soupçonne. Les autres sont dispersés entre l’Illian et le Ghealdan. Quant au pourquoi et au comment… C’est peut-être le travail d’al’Thor, pour des raisons qui le regardent, mais si c’était mon œuvre, je ne me serais certainement pas livré à un tel gaspillage.

Sammael rit de nouveau, ravi par son propre génie.

Graendal tira sur le corsage de sa robe pour cacher qu’elle sursautait. Cette manière de rivaliser avec Sammael était particulièrement stupide – elle se l’était répété mille fois, sans jamais s’écouter – et maintenant, sa robe lui donnait l’impression de devoir tomber de ses épaules. Un détail qui n’avait aucun rapport avec son sursaut.

Sammael ignorait que Sevanna avait amené avec elle presque toutes les Shaido capables de canaliser. L’heure d’abandonner l’Élu avait-elle enfin sonné ? Pour se mettre à la merci de Demandred…

Comme s’il lisait ses pensées, Sammael lâcha :

— Tu es liée à moi aussi solidement que ma ceinture, Graendal. (Un portail s’ouvrit, donnant sur les appartements privés de l’Élu, à Illian.) La vérité n’a plus aucune importance, en supposant qu’elle en ait jamais eu. Tu t’élèveras avec moi, ou nous tomberons ensemble. Le Grand Seigneur récompense ceux qui réussissent, et la manière d’y arriver n’a jamais compté à ses yeux.

— Si tu le dis…

Demandred était impitoyable. Et Semirhage…

— Je m’élèverai avec toi, ou nous tomberons ensemble…

De jolis mots, mais si ça pouvait être évité… Oui, le Grand Seigneur récompensait le succès, mais tant qu’à faire, si Sammael échouait, elle ne tenait pas à en pâtir.

Graendal ouvrit un portail donnant sur son palais, en Arad Doman. Plus précisément, dans la grande salle où elle pouvait voir tous ses « petits chiots » s’ébattre dans l’eau.

— Mais si al’Thor vient à toi en personne, que se passera-t-il ?

— Al’Thor n’est pas du genre à faire ça ! Il me suffit d’attendre…

Toujours hilare, Sammael franchit son portail puis le referma derrière lui.


Sortant des ombres les plus denses, le Myrddraal redevint visible. Dans ses yeux – ou plutôt, ce qui lui en tenait lieu – les portails avaient laissé une trace rémanente. Trois taches de brume brillante. Incapable de distinguer un flux d’un autre, il était cependant en mesure de différencier à l’odeur le saidin du saidar. Le saidin sentait comme la lame tranchante d’un couteau ou la pointe d’une épine. Le saidar avait un arôme plus doux, mais comme un fruit devenant de plus en plus acide à mesure qu’on le pressait. Aucun autre Myrddraal ne pouvait faire la différence. Mais Shaidar Haran était unique.

Ramassant une lance abandonnée, il s’en servit pour ouvrir le sac jeté par Sammael. Puis, avec la pointe, il remua les morceaux de pierre qui en étaient tombés. Trop de choses se déroulaient sans tenir compte du plan. Ces événements contribuaient-ils au chaos, ou… ?

Des flammes noires rugissantes coururent le long de la hampe de la lance, jaillissant des doigts de Shaidar Haran – ceux de la Main des Ténèbres. En un instant, le morceau de bois fut carbonisé, et le fer de la lance tomba sur le sol. Si Sammael servait le chaos, tout était pour le mieux. Sinon…

Une douleur fulgurante remonta du dos de Shaidar Haran jusqu’à sa nuque, puis une sorte de faiblesse se diffusa dans tous ses membres. Voilà ce qui lui arrivait quand il restait trop longtemps éloigné du mont Shayol Ghul. Un lien qui devrait être brisé d’une manière ou d’une autre.

Avec un grognement, Shaidar Haran se tourna pour aller rejoindre l’ombre dont il avait besoin. Le jour de sa libération approchait. Oui, ce jour viendrait bientôt…


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