30 La première coupe

— Je ne comprends pas ça ! s’écria Elayne.

On ne lui avait pas proposé un siège. Pire encore, quand elle avait fait mine de s’asseoir, on lui avait sèchement ordonné de rester debout. Cinq femmes la regardaient, l’air maussades et pas commodes.

— Vous vous comportez comme si nous avions commis une atroce transgression, alors que nous avons simplement trouvé la Coupe des Vents !

Enfin, trouvé… Presque trouvé, plutôt. Le message de Nalesean n’était pas très clair, mais il semblait bien que Mat s’en était allé en criant qu’il avait trouvé la Coupe des Vents. Ou quelque chose dans le genre, selon l’officier tearien. Plus il parlait, plus il hésitait entre doute et certitude.

Suant à grosses gouttes et s’ennuyant ferme, Birgitte était restée là-bas pour surveiller la maison de Reanne. Mais quoi qu’il en soit, les choses avançaient.

Au fait, où en était Nynaeve ? Avec un peu de chance, elle serait plus avancée que la Fille-Héritière. En venant annoncer leur succès, comment aurait-elle pu s’attendre à un tel accueil ?

— Toutes les deux, vous avez mis en danger un secret jalousement gardé par toutes les femmes qui ont porté le châle depuis deux mille ans.

Toute prétention à la sérénité jetée aux orties, Merilille semblait au bord de l’attaque d’apoplexie.

— Vous devez être folles ! C’est la seule excuse acceptable.

— Quel secret ? demanda Elayne.

Assise à gauche de Merilille, sa sœur ayant pris place à sa droite, Vandene tira nerveusement sur le devant de sa jupe de soie verte.

— Il sera temps de te le dire quand tu auras reçu ton châle dans des conditions convenables, mon enfant. Je pensais que vous aviez un peu de bon sens, ton amie et toi…

Adeleas approuva gravement les propos de sa sœur.

— Cette petite ne peut pas être blâmée pour avoir révélé un secret qu’elle ne connaissait pas, dit Careane Fransi.

Assise sur la gauche d’Elayne, elle bougea et fit grincer son fauteuil vert surchargé de dorures. Sans être obèse, elle pesait son poids, les épaules et les bras presque de la taille de ceux d’un homme.

— Les lois de la tour excluent les justifications et les excuses, rappela Sareitha d’un ton pédant, ses yeux marron très clairement accusateurs. Quand on commence à en accepter, on ne s’arrête plus, et les lois perdent très vite toute leur valeur.

Assise sur la droite d’Elayne, Sareitha était la seule à porter le châle. Mais le salon de Merilille était bel et bien disposé pour ressembler à un tribunal, même si aucune des sœurs n’avait prononcé ce mot. Tels des juges, Merilille, Adeleas et Vandene étaient en face de la Fille-Héritière. Le fauteuil de Sareitha se trouvait à la place où aurait été le Siège de l’Admonition, et celui de Careane à la place du Siège du Pardon.

Mais la sœur verte domani qui aurait dû assurer la défense d’Elayne se contenta de hocher la tête, et la sœur marron tearienne chargée de requérir contre elle continua :

— Cette femme a reconnu elle-même sa culpabilité. Je recommande qu’elle soit assignée à résidence au palais jusqu’à notre départ, avec assez de corvées pour occuper son esprit et ses mains. Histoire de lui rappeler qu’il est interdit d’agir dans le dos des sœurs, je recommande aussi qu’on lui donne la savate à intervalles réguliers. Même chose pour Nynaeve, dès que nous lui aurons mis la main dessus.

Elayne déglutit péniblement. Assignée à résidence ? Au fond, il n’y avait pas besoin de dire le mot « tribunal » pour que c’en soit un. Toute jeune, Sareitha n’avait pas encore le visage sans âge d’une Aes Sedai, mais les autres femmes étaient l’incarnation même de la vénérabilité. Avec leurs cheveux quasiment blancs, Vandene et Adeleas imposaient le respect. Et Merilille, malgré sa chevelure brune, devait porter le châle depuis des lustres – sûrement l’équivalent de toute une vie de femme normale, sinon plus. Idem pour Careane… Bien sûr, aucune de ces sœurs n’était l’égale d’Elayne dans le Pouvoir, et de loin, mais… Tant d’expérience et de connaissances… Et une telle autorité ! De quoi lui rappeler qu’elle n’avait que dix-huit ans et portait encore la robe blanche des novices un an plus tôt.

Careane ne formula aucune objection contre le réquisitoire de Sareitha. Elayne en conclut qu’elle avait intérêt à se défendre toute seule.

— À l’évidence, le secret en question a un rapport avec le Cercle, mais…

— Nous nous fichons de la Famille, mon enfant, coupa Merilille. Je propose que nous passions à la sentence.

— Je suis d’accord, et je m’en remets à ta décision, dit Adeleas.

Secouant la tête, elle coula à Elayne un regard désappointé.

— Même chose, lâcha Vandene avec un vague geste de la main. Mais je soutiens les motions du Siège de l’Admonition.

Careane eut pour l’accusée un regard où brillait peut-être un peu de sympathie. Peut-être…

Alors que Merilille allait rendre son verdict, quelqu’un frappa à la porte. Un intermède des plus incongrus.

— Par la Lumière ! que se passe-t-il ? grogna Merilille. J’ai dit à Pol qu’on ne devait pas nous déranger. Careane ?

Pas la plus jeune des cinq, mais la moins puissante dans le Pouvoir, Careane se leva et alla voir qui frappait. Malgré sa corpulence, elle se déplaçait avec la grâce d’un cygne.

La porte s’ouvrit sur Pol, la servante de Merilille, qui entra et se répandit en une multitude de courbettes. Très mince, les cheveux gris, cette femme faisait d’ordinaire montre d’une sérénité et d’une dignité égales à celles de sa maîtresse. Là, elle semblait anxieuse. À juste titre, quand on songeait qu’elle n’avait pas respecté les consignes de Merilille.

Elayne ne s’était plus autant réjouie d’une apparition inattendue depuis celle de… Mat Cauthon dans la Pierre de Tear. Une idée très déprimante. Si Aviendha ne lui disait pas bientôt qu’elle s’était acquittée de son toh, elle verrait si demander à Mat de la battre comme plâtre pouvait mettre un terme à son calvaire.

— La reine en personne a apporté ce message, dit Pol, le souffle court, en brandissant une lettre scellée à la cire rouge. Elle a menacé, si je ne le transmettais pas aussitôt à Elayne, de venir le lui délivrer en main propre. C’est au sujet de la mère de cette gamine…

Elayne faillit grincer des dents. Les servantes des sœurs avaient toutes adopté la façon de parler de leurs maîtresses, quand il s’agissait de Nynaeve et elle. Mais en leur présence, en principe…

Furieuse, la Fille-Héritière s’empara de la lettre sans attendre l’autorisation de Merilille – en supposant qu’elle la lui aurait donnée – et fit sauter le cachet avec son pouce.

« Dame Elayne,

À la Fille-Héritière du royaume d’Andor, je me réjouis d’apprendre une heureuse nouvelle. La reine Morgase, bien vivante, est actuellement l’invitée de Pedron Niall à Amador. Son plus cher désir est de vous retrouver, afin que vous puissiez ensemble retourner triomphalement chez vous. L’Altara étant infesté de bandits, je propose de vous escorter jusqu’en Amadicia, afin que vous puissiez rejoindre votre mère au plus vite et en toute sécurité. Pardonnez-moi d’avoir écrit à la hâte ces quelques mots, mais je voulais vous communiquer sans délai cette merveilleuse nouvelle. En attendant de vous savoir aux côtés de votre mère…

Sous le Sceau de la Lumière

Jaichim Carridin »

Elayne froissa la missive dans son poing. Comment ce chien osait-il ? Alors que le deuil de sa mère, sans même une dépouille à inhumer, commençait à la tourmenter un peu moins, Carridin avait l’outrecuidance de se moquer d’elle ? S’unissant à la Source Authentique, elle jeta au loin la lettre et canalisa le Pouvoir. Bientôt, il n’y eut plus qu’un petit tas de cendres sur le sol. Voilà pour Jaichim Carridin ! Quant à ces femmes… Eh bien, elles allaient voir de quel bois se chauffait une reine d’Andor !

— Personne ne t’a autorisée à canaliser, cria Merilille en se levant d’un bond. Cesse immédiatement de…

— Pol, laisse-nous, dit Elayne. Tout de suite !

La servante écarquilla les yeux, mais Morgase avait su enseigner à sa fille le ton du commandement. S’inclinant, Pol obéit d’instinct. En chemin vers la porte, elle hésita une fraction de seconde, puis accéléra, sortit sans se retourner et referma derrière elle. Ce qui se préparait ne concernait que les Aes Sedai.

— Quelle mouche t’a piquée, gamine ? rugit Merilille. Coupe-toi de la Source, sinon, je jure de te donner la savate moi-même, et sur-le-champ !

— Je suis une Aes Sedai, dit Elayne avec une froideur délibérée.

Les mensonges de Carridin, ces femmes, Merilille la menaçant de la savate ! Ces sœurs allaient reconnaître qu’elle avait sa place parmi elles ! Nynaeve et elle avaient trouvé la coupe ! Pratiquement, en tout cas… Et les négociations visant à l’utiliser étaient en cours…

— Vous prétendez me punir au nom d’un secret que seules les sœurs connaissent, mais quand j’ai reçu mon châle, personne n’a daigné me le communiquer. Vous me châtiez comme si j’étais une novice ou une Acceptée, mais je suis une Aes Sedai. Élevée à ce rang par Egwene al’Vere, la Chaire d’Amyrlin que vous dites servir. Si vous niez que Nynaeve et moi sommes des sœurs, vous vous dressez contre la dirigeante qui nous a chargées de retrouver la Coupe des Vents, une mission que nous avons remplie. Je m’inscris en faux contre vos conclusions ! Merilille Ceandevin, j’exige que tu te reprennes. Soumets-toi à la volonté de la Chaire d’Amyrlin. Sinon, c’est moi qui te condamnerai pour rébellion !

Les yeux de Merilille menacèrent de lui sortir de la tête, et elle en resta bouche bée. Mais ce n’était rien comparé à la réaction de Careane ou de Sareitha, qui semblaient au bord de l’arrêt cardiaque. Vandene paraissait un peu étonnée, comme en témoignaient ses yeux un rien plus ronds que d’habitude, et Adeleas, très calme, regardait Elayne comme si elle la voyait pour la première fois.

Avec le Pouvoir, la Fille-Héritière fit léviter un fauteuil jusqu’à elle, puis elle s’assit et arrangea sa robe.

— Tu ferais aussi bien de t’asseoir aussi, Merilille, dit-elle.

Toujours sur le ton du commandement, le seul qui semblait pouvoir forcer ces femmes à écouter. Surprise des surprises, Merilille se laissa retomber dans son fauteuil, l’air hébétée.

En façade, Elayne restait d’un calme parfait. Intérieurement, elle bouillait de colère. Les secrets ! Elle pensait depuis longtemps que les Aes Sedai en cultivaient trop, même entre elles. Surtout entre elles ! Bien sûr, elle en avait aussi, mais uniquement quand c’était nécessaire, et elle ne les cachait pas aux gens qui avaient besoin d’être informés. Et ces femmes, en plus de tout, avaient eu la prétention de la punir ?

— Merilille, ton autorité t’a été conférée par le Hall de la Tour. Nynaeve et moi, nous tenons la nôtre de la Chaire d’Amyrlin. En d’autres termes, nous te dominons. À partir de cet instant, tu prendras tes instructions auprès de l’une d’entre nous. Bien entendu, par respect, nous prêterons une oreille attentive à tes suggestions.

Cette fois, les yeux de Merilille parurent vraiment lui sortir de la tête.

— C’est impossible…, marmonna-t-elle. Tu es…

— Merilille, tu continues à bafouer l’autorité de la Chaire d’Amyrlin ? Tu oses encore ce sacrilège ?

La sœur grise remua les lèvres sans qu’un son ne sorte de sa bouche. Puis elle secoua frénétiquement la tête.

Elayne savoura son triomphe. Bien sûr, prétendre soumettre Merilille à sa volonté et à celle de Nynaeve était un peu osé – on appelait ça « pousser un peu loin le bouchon » – mais désormais, elles seraient toutes deux reconnues. Selon Thom et Morgase, pour obtenir « un », il fallait toujours commencer par demander « dix ».

Cela dit, ce succès ne suffit pas à éteindre la colère d’Elayne. Un moment, elle pensa se mettre en quête d’une savate, histoire de voir jusqu’où elle pouvait aller. Mais bien entendu, ça aurait tout gâché. Se souvenant de son âge, les sœurs se rappelleraient qu’elle venait à peine de retirer sa robe de novice, et elles recommenceraient à la tenir pour une gamine idiote. Une idée qui raviva l’ire de la Fille-Héritière. Mais elle se maîtrisa et dit simplement :

— Merilille, pendant que tu réfléchiras tranquillement à ce que je devrais savoir d’autre, en tant qu’Aes Sedai, Adeleas et Vandene m’en diront plus sur ce fameux secret… Faut-il comprendre que la tour est depuis toujours informée de l’existence du Cercle – la Famille, comme vous l’appelez ?

Pauvre Reanne, si soucieuse de ne pas attirer l’attention des sœurs…

— Eh bien, répondit Vandene, dans la mesure où ces femmes sont assez proches d’être des sœurs…

Une approche prudente. Désormais, elle étudiait Elayne avec une attention égale à celle de sa sœur. Bien qu’appartenant à l’Ajah Vert, elle avait en matière de comportement beaucoup de points communs avec Adeleas.

Sonnées, Careane et Sareitha regardaient alternativement Merilille – rouge comme une pivoine – et Elayne.

— Même durant les guerres des Trollocs, des femmes rataient l’épreuve, n’étaient pas assez puissantes ou se faisaient renvoyer de la tour pour l’une ou l’autre raison, dit Adeleas d’un ton certes professoral, mais en aucun cas hautain.

Quand elles faisaient étalage de leur science, les sœurs marron avaient souvent tendance à prendre leur auditoire de haut.

— Dans ces circonstances particulières, comment s’étonner que certaines, assez nombreuses, aient redouté d’être lâchées seules dans le monde ? Elles se sont réfugiées à Barashta, le nom que portait à l’époque cette ville. Notons que la plus grande partie de cette cité se dressait là où on trouve aujourd’hui le Rahad. Cela dit, il n’en reste pas une pierre. Les guerres des Trollocs n’affectèrent pas tout de suite l’Eharon, mais au bout du compte, Barashta connut un sort similaire à celui de Barsine ou de Shaemal…

— Mais la Famille, coupa doucement Vandene, survécut à la chute de Barashta. (Adeleas sursauta, surprise, puis elle hocha la tête.) Comme de nos jours, elle recueillit les Naturelles et les femmes chassées de la tour.

Elayne plissa pensivement le front. Maîtresse Anan avait également dit que la Famille acceptait les Naturelles. Pourtant, Reanne avait semblé très avide de découvrir que Nynaeve et elle n’en étaient pas…

— Ces femmes ne restaient pas longtemps dans le Cercle, dit Adeleas. Cinq ans, peut-être dix, comme de nos jours. Dès qu’elles s’aperçoivent que leur petit groupe ne remplacera pas la Tour Blanche, elles s’en vont pour devenir Sages-Dames ou rebouteuses de village. Certaines oublient le Pouvoir, cessent de canaliser et ouvrent une boutique ou se lancent dans le commerce. Dans tous les cas, elles se fondent dans le paysage…

Elayne se demanda comment on pouvait « oublier » le saidar. Quand on avait appris à le faire, le désir de canaliser était permanent – une tentation de tous les instants. Pourtant, les Aes Sedai semblaient croire qu’une femme rejetée par la tour était en mesure de tirer une croix sur toute une partie de sa vie.

Vandene prit le relais d’Adeleas. Les deux sœurs paraissaient entraînées à ce petit jeu, chacune reprenant là où l’autre s’arrêtait.

— La tour connaît l’existence de la Famille depuis le début, ou presque. Pour commencer, la priorité fut bien entendu donnée aux guerres. Et même si elles s’étaient baptisées la Famille, ces femmes, au fond, faisaient exactement ce que la tour voulait qu’elles fassent. Elles se cachaient, leur aptitude à canaliser n’attirant l’attention de personne. Au fil du temps, elles ont même pris l’habitude de prévenir la tour – discrètement, bien sûr – lorsqu’elles croisaient une femme prétendant à tort avoir reçu le châle. Tu as dit quelque chose, Elayne ?

La Fille-Héritière secoua la tête.

— Careane, il reste de l’infusion ?

La sœur sursauta.

— Je crois que Vandene et Adeleas boiraient bien un peu…

La sœur domani évita de regarder Merilille avant d’aller docilement faire le service.

— Tout ça, c’est très bien, dit Elayne, mais ça n’explique pas l’essentiel. Pourquoi l’existence de ces femmes est-elle un tel secret ? Et pourquoi le Cercle n’a-t-il pas été dispersé depuis longtemps ?

— Eh bien, à cause des fugitives, bien entendu, répondit Adeleas comme si ça tombait sous le sens. D’autres groupes semblables au Cercle ont été démantelés au fil du temps, c’est vrai, la dernière occurrence remontant à deux siècles. Mais la Famille prend garde à rester peu nombreuse et discrète… Les membres du dernier groupe détruit s’étaient baptisées les Filles du Silence. Hélas, elles ne pouvaient s’empêcher de jacasser ! Elles étaient vingt-trois en tout, des Naturelles rassemblées et entraînées, si on peut dire, par deux anciennes Acceptées, mais…

— Les fugitives ! coupa Elayne en prenant avec un sourire la tasse que lui tendait Careane.

Elle n’avait pas demandé à boire. Pourtant, la sœur l’avait servie en premier. Au sujet des fugitives, Adeleas et Vandene avaient eu plusieurs conversations, sur le chemin d’Ebou Dar.

Adeleas cilla puis revint à ses moutons :

— La Famille aide les fugitives. À Tar Valon, il y a en permanence deux ou trois femmes qui montent la garde. Leur mission est de contacter très discrètement les femmes renvoyées de la tour et de repérer toutes les fugitives, que ce soient des novices ou des Acceptées. Depuis les guerres des Trollocs, aucune n’est partie de Tar Valon sans leur aide.

— Exactement, enchaîna Vandene tandis qu’Adeleas prenait la tasse que lui proposait Careane.

La Domani l’avait d’abord présentée à Merilille, mais celle-ci, prostrée dans son fauteuil, n’avait pas réagi.

— Quand une femme réussit à s’échapper, nous savons où la chercher, et elle finit toujours par revenir à la tour en regrettant d’avoir eu des fourmis dans les jambes. Et ça se passera ainsi tant que la Famille ne saura pas que nous sommes au courant. Quand ça arrivera, nous en reviendrons à l’époque où une femme fuyant la tour pouvait aller n’importe où. En ce temps-là, les Aes Sedai, les novices, les Acceptées et les fugitives étaient très nombreuses, et certaines années, deux fugitives sur trois – voire trois sur quatre – disparaissaient dans la nature. Grâce à la Famille, nous en retrouvions neuf sur dix. Comprends-tu maintenant pourquoi la tour garde jalousement secrète l’existence du Cercle ?

Elayne n’eut pas besoin d’un dessin. Une femme n’en avait pas fini avec la Tour Blanche tant que la Tour Blanche n’en avait pas fini avec elle. Et récupérer toutes les fugitives ne pouvait pas faire de mal à la réputation d’infaillibilité des Aes Sedai. Presque toutes les fugitives, en fait… Mais ça revenait au même.

Elayne se leva. À sa grande surprise, Adeleas l’imita et Vandene aussi, tout en refusant la tasse que lui tendait Careane. Avec un certain retard, Merilille aussi se mit debout. Et toutes ces sœurs, même cette dernière, regardaient la Fille-Héritière comme si elles attendaient ses ordres.

Remarquant la perplexité d’Elayne, Vandene eut un petit sourire.

— Une autre chose que tu ne sais peut-être pas… Les Aes Sedai ont une forte tendance à l’émulation, pour employer un euphémisme, et elles sont très jalouses de leurs prérogatives et de leur statut. Mais quand une femme est placée dans une position dominante – ou domine naturellement – on lui obéit généralement avec la plus grande docilité. Même si rien n’interdit de râler contre ses ordres, en privé.

— Oui, nous sommes comme ça, confirma Adeleas – allégrement, comme si elle venait de découvrir quelque chose.

Merilille tira sur le devant de sa robe, puis elle prit une grande inspiration :

— Vandene a raison, dit-elle. Tu nous domines de fait, et on t’a placée au-dessus de nous, semble-t-il. Si nous méritons une pénitence, selon toi… Eh bien, à toi de décider laquelle. Mais où comptes-tu nous guider, si je puis me permettre cette question ?

Pas une once d’ironie dans tout ça. Elayne n’avait même jamais entendu Merilille parler d’un ton si courtois.

Toutes les Aes Sedai de l’histoire, pensa-t-elle, auraient été fières de l’impassibilité dont elle fit preuve face à un stupéfiant retournement de situation. Son seul désir, à l’origine, était que ces femmes la reconnaissent comme leur égale. Elle dut résister à l’envie de dire qu’elle était trop jeune et trop inexpérimentée pour guider qui que ce soit.

« On ne peut jamais remettre le miel dans les rayons de la ruche », répétait souvent Lini quand elle était enfant. Et après tout, Egwene n’était pas plus vieille qu’elle.

— Eh bien, le premier point qu’il faut garder à l’esprit, c’est que nous sommes toutes des sœurs, dans tous les sens du mot. Nous devons collaborer ! La Coupe des Vents est un enjeu majeur…

Avec un peu de chance, les cinq femmes acquiesceraient avec le même enthousiasme quand elle leur révélerait le plan d’Egwene.

— Nous devrions peut-être nous rasseoir…

Avant de s’installer, les sœurs attendirent qu’Elayne ait repris place dans son fauteuil. Pourvu que les choses se passent aussi bien pour Nynaeve ! Quand elle saurait, la pauvre risquait de s’en évanouir de surprise.

— J’ai aussi quelque chose à vous dire sur la Famille…

Quelques minutes plus tard, ce fut Merilille qui manqua s’évanouir de surprise, Adeleas et Vandene n’en étant pas loin. Pourtant, toutes trois se contentèrent de lancer des : « Oui, Elayne » et des : « Si tu le dis, Elayne. »

Le temps des ennuis était peut-être révolu…


La chaise à porteurs se frayait un chemin parmi les fêtards lorsque Moghedien repéra la femme. Un domestique en gris et vert l’aidait à descendre d’un carrosse pour s’engager sur la passerelle d’embarquement d’un bateau. Son masque emplumé lui cachait entièrement le visage – contrairement à celui de l’Élue – mais sa façon de marcher aurait suffi pour que Moghedien la reconnaisse entre mille autres, même à travers les volets ajourés de la chaise…

Sautant du toit du carrosse, deux types armés emboîtèrent le pas à la maudite femme.

— Arrêtez-vous ! cria Moghedien tout en tapant contre la cloison de sa chaise.

Les porteurs obéirent si promptement qu’elle fut projetée en avant.

La foule contourna la chaise en injuriant copieusement les porteurs, qui bloquaient le chemin, ou en lâchant des remarques un peu plus bienveillantes. Près du fleuve, il y avait assez peu de gens pour qu’on puisse voir entre les divers groupes. Avec le toit peint en rouge de sa cabine de poupe, le bateau qui s’écartait déjà de l’embarcadère était aisé à identifier. Aucun de ceux qui attendaient le long du quai de pierre n’arborait cette caractéristique…

Moghedien s’humecta les lèvres en frissonnant. Les instructions de Moridin étaient claires, tout comme le prix à payer en cas de désobéissance. Mais un petit retard ne pouvait pas faire de mal. Surtout s’il n’en entendait jamais parler…

Ouvrant la porte, l’Élue sortit de la chaise et regarda autour d’elle. Cette auberge, là, qui dominait le quai – et le fleuve… Soulevant l’ourlet de sa jupe, Moghedien se mit en chemin sans craindre un instant que quelqu’un loue sa chaise. Tant qu’elle ne les libérerait pas de la coercition, les porteurs répondraient qu’ils n’étaient pas libres. Et ils resteraient là à l’attendre, quitte à crever de faim.

La foule s’écarta pour laisser passer Moghedien. Hommes comme femmes, tous ces crétins emplumés sautaient sur le côté tout en poussant des cris d’orfraie et en portant les mains aux endroits où ils pensaient avoir été piqués. À juste titre, en un sens. N’ayant pas le temps de tisser de subtiles toiles dans un si grand nombre d’esprits, Moghedien avait estimé qu’une volée d’aiguilles d’Air ferait tout aussi bien l’affaire.

La grosse aubergiste de la Fierté du Rameur sursauta lorsqu’elle vit Moghedien entrer dans sa salle commune en robe de soie écarlate brodée de fils d’or et de fils de soie noire qui brillaient autant les uns que les autres. Composé de plumes noires, son masque au bec pointu représentait un corbeau. Une plaisanterie de Moridin, comme la robe, en fait. Les couleurs de Moridin étant le rouge et le noir, elle les porterait alors qu’elle était à son service. Affublée d’une livrée, si élégante soit-elle, l’Élue aurait volontiers tué tous les gens qui la voyaient.

Elle se contenta de tisser une toile autour de l’aubergiste, qui se redressa et écarquilla les yeux. Pas de temps à perdre en subtilités ! Dès que Moghedien lui eut ordonné de lui montrer le toit de son établissement, la femme se précipita dans l’escalier dépourvu de rampe, sur un flanc de la salle. Selon toute vraisemblance, les buveurs costumés qui occupaient les tables ne verraient rien d’anormal dans l’empressement de l’aubergiste. Après tout, cet établissement miteux ne devait pas recevoir tous les jours une cliente aussi huppée…

Une fois sur le toit plat, Moghedien pesa soigneusement le pour et le contre. Devait-elle tuer l’obèse ou l’épargner ? Les cadavres, songea-t-elle, avaient une fâcheuse tendance à éveiller l’attention. Une araignée qui désirait rester tapie dans l’ombre devait s’abstenir de tuer, sauf si c’était absolument nécessaire.

Modelant rapidement sa toile de coercition, l’Élue ordonna à l’aubergiste de redescendre, d’aller faire une sieste et d’oublier leur rencontre. Une intervention si hâtive risquait de faire dormir la femme pendant toute une journée – pas mal, en guise de sieste ! – ou de la priver d’une bonne partie de ses facultés mentales lorsqu’elle se réveillerait. Depuis toujours, Moghedien regrettait d’être si médiocrement douée pour la coercition, mais pleurer sur le lait renversé ne servait à rien. Quoi qu’il en soit, la femme obéit au doigt et à l’œil et s’éclipsa.

Alors que la trappe du toit se refermait bruyamment dans son dos, Moghedien frémit quand elle sentit des doigts caresser son esprit, le fouillant en quête de son âme. Moridin le faisait de temps en temps, histoire de lui rappeler la situation – comme si elle risquait de l’oublier ! Quand la sensation cessa, elle frissonna de nouveau. Au début comme à la fin, ces contacts signifiaient que Moridin pouvait apparaître n’importe où et à n’importe quel moment.

Moghedien approcha du muret qui entourait le toit et sonda le fleuve. Parmi des bateaux bien plus grands qui étaient au mouillage ou naviguaient, une multitude de plus petites embarcations se frayaient un chemin à la rame. La plupart des cabines étaient en bois brut, mais l’Élue en repéra bientôt une jaune, puis une bleue… et enfin une rouge. Au milieu du fleuve, le bateau filait vers le sud. Il fallait que ce soit le bon. Rester ici trop longtemps était bien trop risqué.

Moghedien tendit les mains, mais alors que des Torrents de Feu en jaillissaient, quelque chose bougea autour d’elle, la faisant sursauter. Moridin était là, et il s’apprêtait à…

L’Élue regarda les pigeons qui finissaient de s’envoler. De vulgaires oiseaux ! De quoi vomir sur ce toit de malheur ! Surtout quand elle jeta un coup d’œil sur le fleuve.

Parce qu’elle avait sursauté, les Torrents de Feu qui auraient dû frapper la cabine, la coupant en deux ainsi que sa passagère, avaient percuté en diagonale le milieu du bateau, où se trouvaient les rameurs et les gardes du corps. Les rameurs ayant été carbonisés et éjectés de la Trame avant que frappent les Torrents de Feu, les deux moitiés du bateau étaient désormais une bonne centaine de pieds en arrière de leur position d’origine. Mais le désastre n’était peut-être pas total. La partie centrale du bateau ayant disparu au moment précis où les rameurs étaient morts, l’eau avait eu tout le temps de pénétrer dans la cale des deux moitiés restantes. Du coup, elles ne tardèrent pas à sombrer, entraînant par le fond la fichue passagère.

Soudain, Moghedien prit conscience de ce qu’elle venait de faire. Depuis toujours, elle se cachait dans les ombres, œuvrant en secret. Et là… Même si elles ne sauraient dire à quelle fin c’était, toutes les femmes capables de canaliser présentes en ville seraient informées que quelqu’un avait puisé une énorme quantité de saidar. Et tous les témoins auraient vu la lance de feu liquide qui avait coupé en deux le bateau.

La peur donna des ailes à Moghedien. Non, pas la peur, la terreur !

Elle fonça vers la trappe, s’engouffra dans l’escalier, le dévala jusqu’à la salle commune où elle se cogna contre les tables et bouscula les clients qui tentaient trop lentement de l’esquiver. Quand elle déboula dans la rue, trop affolée pour réfléchir, elle joua des coudes pour se dégager un chemin parmi les passants.

— Courez ! cria-t-elle en entrant dans la chaise à porteurs. (Sa robe se coinçant dans la portière, elle la déchira pour se dégager.) Courez !

Les porteurs obéirent, la ballottant en tous sens, mais elle ne leur en tint pas rigueur. S’accrochant aux volets ajourés, elle s’abandonna à ses tremblements. Moridin ne lui avait pas interdit ce genre d’initiative. Si elle exécutait ses ordres avec zèle, il lui pardonnerait peut-être, ou ferait même semblant de ne s’être aperçu de rien. C’était sa seule chance !

Falion et Ispan allaient ramper devant elle !


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