31 Mashiara

Alors que le bateau s’éloignait du quai, Nynaeve jeta son masque sur la banquette molletonnée, à côté d’elle, et se laissa aller en arrière, les bras croisés et un poing serré sur sa natte. Puis elle fixa rageusement… le vide. Son don de prévoir le temps lui soufflait toujours qu’une tempête terrible se préparait – du genre qui arrachait les toits et faisait s’écrouler les granges – et elle aurait été presque soulagée que le fleuve, confirmant sa prémonition, se démonte à la minute même, menaçant de submerger les terres.

— « Si ce n’est pas une affaire de climat, Nynaeve, répéta-t-elle, imitant une voix familière, c’est toi qui dois y aller. La Maîtresse des Navires pourrait se sentir insultée si nous n’envoyons pas la plus puissante d’entre nous. Elle sait que les Aes Sedai accordent une grande importance à la hiérarchie. » Foutaises !

La tirade d’Elayne, mot pour mot, à l’exception du « foutaises ». La Fille-Héritière pensait qu’entendre toutes les absurdités émises par Merilille était préférable pour elle à une nouvelle confrontation avec Nesta. Quand on était mal embarqué avec quelqu’un, il se révélait difficile de revenir en arrière – Mat illustrait parfaitement ce théorème – et si les rapports avec Nesta din Reas Deux-Lunes s’étaient encore détériorés, la Maîtresse des Navires aurait fini par les forcer à briquer le pont de son bateau.

— Horrible bonne femme ! grogna Nynaeve en s’agitant sur sa banquette.

Aviendha n’avait pas été plus réceptive qu’Elayne quand elle lui avait suggéré d’aller voir les Atha’an Miere. Pourtant, ceux-ci étaient fascinés par l’Aielle. Nynaeve prit une voix haut perchée et agacée – une très mauvaise imitation de celle de l’Aielle, mais un très bon rendu de son ton.

— « Nous serons informées de ce problème quand nous le serons, Nynaeve al’Meara. Peut-être apprendrai-je quelque chose aujourd’hui, en surveillant Jaichim Carridin. »

Si elle n’avait pas su qu’Aviendha n’avait peur de rien, Nynaeve aurait pu prendre son empressement à espionner Carridin pour l’expression d’une angoisse difficile à définir. Passer une journée entière dans une rue écrasée de chaleur, au milieu d’une foule excitée – et aujourd’hui, ce serait pire encore avec la fête – n’avait rien de très amusant. En toute logique, l’Aielle aurait dû préférer un gentil petit trajet en bateau…

Le bateau en question tangua. Un gentil petit trajet, vraiment ? Rafraîchissant grâce à la brise chargée d’humidité qui soufflait sur le fleuve…

Le bateau de malheur tangua de plus belle.

— Par le sang et les cendres ! gémit Nynaeve.

L’estomac retourné, elle se plaqua une main sur la bouche et tapa du pied contre le bas de la banquette pour exprimer son juste courroux. Si elle devait continuer à fréquenter le Peuple de la Mer, elle finirait par parler aussi mal que Mat. Mais elle ne voulait pas penser à lui. Un jour de plus à devoir se plier à la volonté de ce… de cet homme… et elle aurait arraché jusqu’au dernier cheveu de sa tête. Pour l’instant, il n’avait rien exigé d’extravagant, mais ça ne durerait sûrement pas, et ses manières…

— Non ! s’écria l’ancienne Sage-Dame. Je veux apaiser mon estomac, pas lui donner d’autres raisons de se vider.

Après le tangage, on était passé au roulis. Les joies de la navigation… Nynaeve tenta de penser à des vêtements. Contrairement à Elayne, elle n’était pas obsédée par son apparence, mais s’intéresser à la soie et à la dentelle avait un effet apaisant.

Tout avait été choisi pour impressionner la Maîtresse des Navires et regagner un peu du terrain perdu, en supposant que ce soit possible. Une robe vert rayé de jaune au-dessous de la taille et un corsage brodé de fil d’or sur les manches et la poitrine… Avec un peu de dentelle dorée à l’ourlet, aux poignets et au col. Un col qui aurait peut-être dû être plus au ras du cou, mais Nynaeve n’avait dans sa garde-robe aucun modèle de ce genre. De toute façon, attendu les coutumes des Atha’an Miere, la tenue était un parangon de pudeur. Nesta devrait prendre sa visiteuse comme elle était, car Nynaeve al’Meara ne reniait sa nature pour personne.

Les épingles en opale jaune qui tenaient ses cheveux lui appartenaient – un cadeau de la Panarch du Tarabon, rien que ça ! – mais le collier d’or rehaussé d’émeraudes et de perles était un présent de Tylin. Un bijou bien plus somptueux que tout ce qu’une fille de Deux-Rivières aurait jamais rêvé porter. En remerciements d’avoir fait venir Mat, avait dit Tylin. Une remarque qui n’avait aucun sens, mais la reine pensait sans doute avoir besoin d’un prétexte pour offrir un bijou si précieux. Les deux bracelets en or et ivoire étaient une contribution d’Aviendha, qui détenait une jolie petite collection de bijoux pour une femme qu’on voyait rarement avec autre chose que son collier d’argent.

Quand l’ancienne Sage-Dame avait voulu lui emprunter le bracelet aux motifs de roses et d’épines, une petite merveille en ivoire qu’elle ne mettait jamais, Aviendha s’en était emparée et l’avait serré contre son cœur comme s’il était son bien le plus précieux. Plus étrange encore, Elayne s’était mise à la consoler. Pour un peu, les deux femmes auraient éclaté en sanglots dans les bras l’une de l’autre…

Il se passait quelque chose de pas très net entre ces deux-là. Si elle ne les avait pas su trop sensées pour ça, Nynaeve aurait parié qu’il y avait un homme là-dessous. Enfin, Aviendha était trop sensée pour ça. Après tout, Elayne soupirait après Rand, une faiblesse que Nynaeve ne pouvait guère lui reprocher compte tenu de sa propre…

Brusquement, elle sentit un tissage de saidar, pratiquement au-dessus de sa tête. Un tissage très puissant, et qui…

L’eau salée de l’embouchure du fleuve se déversa sur sa tête, la submergeant. Entravée par sa robe, elle tenta pourtant de remonter à la surface. Alors qu’elle perdait espoir d’y arriver, sa tête émergea enfin de l’eau et elle s’emplit les poumons d’air au milieu de plusieurs coussins qui flottaient autour d’elle. Étonnée, elle tenta de se repérer et finit par reconnaître un des fauteuils de la cabine, au-dessus d’elle, et un fragment de sa cloison.

Nynaeve était à l’intérieur d’une poche d’air. Très étroite, puisqu’elle n’aurait pas eu le loisir de mettre les bras en croix sans la percer. Mais comment… ? Que s’était-il passé ?

Avec un bruit sourd, la cabine renversée toit par-dessus plancher percuta le fond du fleuve. Et la poche d’air parut rétrécir.

La priorité, au lieu de se poser des questions, c’était de sortir de là avant d’avoir épuisé sa maigre réserve d’air. Pour avoir souvent sauté dans les étangs du bois de l’Eau, chez elle, l’ancienne Sage-Dame savait très bien nager. Mais pas à ces profondeurs, et dans des eaux très calmes… Après avoir respiré à fond, elle se plia en deux et plongea vers le bas, là où devait se trouver la porte. Avec sa robe, battre des jambes s’avéra difficile. La déchirer ? Pour émerger en sous-vêtements, avec des bijoux pour défendre sa pudeur ? Des bijoux, soit dit en passant, qu’elle n’avait aucune envie d’abandonner au fond du fleuve. Enfin, si elle déchirait sa robe, elle perdrait la bourse accrochée à sa ceinture, et elle préférait se noyer que d’être privée de ce qu’elle contenait.

Dans l’eau opaque, les doigts tendus de l’ancienne Sage-Dame rencontrèrent du bois. En tâtonnant, elle trouva la porte, localisa assez vite l’encadrement et finit par… reconnaître un gond. Jurant mentalement comme un charretier, elle tâtonna jusqu’au côté opposé et rencontra enfin la poignée. La soulevant, elle poussa et parvint à entrouvrir le battant. De deux pouces, au maximum.

Les poumons en feu, elle retourna dans la poche d’air, juste le temps de respirer. La deuxième fois, rejoindre la porte fut plus simple. Glissant les doigts dans l’entrebâillement, elle essaya de comprendre pourquoi le battant était bloqué. De la vase… Pourrait-elle se creuser un passage ? Sa main remonta et rencontra encore de la vase. Du haut de la porte au bas, il n’y avait que ça. La cabine s’était enfoncée de toute sa hauteur dans cette boue gluante.

Quand elle retourna dans la poche d’air, Nynaeve s’accrocha au rebord de la banquette, au-dessus de sa tête, et respira avidement. L’air lui sembla plus… épais.

— Je ne mourrai pas ici ! marmonna-t-elle. Je ne mourrai pas ici !

Elle frappa du poing contre l’arête du siège jusqu’à s’en faire mal – une façon d’atteindre l’état de rage qui lui permettrait de canaliser. Elle ne mourrait pas ! Pas ici, toute seule, sans que personne ne sache où elle avait péri. Pas de tombe, juste un cadavre pourrissant au fond du fleuve…

Son bras finit par retomber, soulevant des éclaboussures. Respirer devenait impossible, et des points noirs et argent dansaient devant ses yeux. On eût dit qu’elle regardait à travers un tube. Et toujours pas de colère… Entêtée, elle continua à essayer de s’unir au saidar, mais sans croire en ses chances de succès. Eh bien, elle allait mourir ici, au bout du compte. Pas d’espoir. Pas de Lan… Privée d’espérance, Nynaeve al’Meara fit une chose totalement inédite pour elle. Elle baissa les bras.

Le saidar se déversa en elle comme un torrent !

Au-dessus d’elle, s’aperçut-elle vaguement, le bois explosa, comme éventré, mais vers l’extérieur. Dans un jaillissement de bulles, elle se propulsa vers le haut et traversa la brèche ainsi créée. À présent, se dit-elle dans son brouillard mental, il fallait faire quelque chose. Oui, mais quoi ? Battre des pieds, bon sang ! Et aussi des bras, pour remonter vers la surface.

Quand quelque chose accrocha sa robe, elle paniqua, craignant l’attaque d’un requin, d’un barracuda ou d’elle ne savait trop quel monstre marin. Ce qui lui restait de lucidité lui rappela qu’elle était unie à la Source, mais elle ne l’écouta pas et battit frénétiquement des jambes et des bras jusqu’à ce qu’un de ses poings rencontre quelque chose de dur. Hélas, elle ne put s’empêcher de crier, et l’eau qu’elle avala étouffa son cri, balaya le saidar et faillit la plonger dans une inconscience fatale.

Elle sentit une traction sur sa natte, puis une autre… Quelque chose la tirait… quelque part. Plus assez consciente pour lutter, elle ne frémit même pas à l’idée qu’un monstre allait la dévorer.

Puis sa tête émergea à la surface et des bras se nouèrent par-derrière autour de sa taille – des bras, donc rien que pût posséder un requin – et la serrèrent avec une puissance mêlée de douceur des plus familières. Après une quinte de toux qui lui permit d’expulser ce qui lui sembla être la moitié de l’eau du fleuve, elle put de nouveau respirer. L’expérience la plus exquise de son existence.

Une main se glissa sous son menton, puis on recommença à la tirer. Épuisée, elle se laissa faire, heureuse de respirer et de pouvoir admirer le ciel d’un bleu confinant à la perfection. Si ses yeux la piquaient, ce n’était pas seulement à cause de l’eau iodée.

On la souleva, la faisant glisser le long de ce qui devait être la coque d’un bateau, une main plutôt rude, plaquée sur son postérieur, la poussant jusqu’à ce que deux jeunes types, des anneaux de cuivre dans les oreilles, puissent la prendre sous les épaules et la hisser à bord. Ils l’aidèrent à faire quelques pas, mais dès qu’ils la lâchèrent pour aller hisser son sauveur, ses jambes se dérobèrent comme deux colonnes de vase.

À quatre pattes, elle regarda sans vraiment les voir l’épée, les bottes et la veste verte que quelqu’un avait abandonnées sur le pont. Puis elle recracha l’autre moitié du fleuve Eldar. Non, tout le fleuve, avec son repas de midi. Encore heureux qu’il n’y ait pas de poisson – voire ses chaussures, tant qu’elle y était ! Alors qu’elle s’essuyait la bouche, elle entendit des voix d’hommes.

— Mon seigneur va bien ? Il est resté longtemps sous l’eau…

— Oublie-moi, mon gars, et va chercher quelque chose pour couvrir la dame.

La voix de Lan. Celle que Nynaeve entendait en rêve toutes les nuits.

Stupéfaite, elle ravala à grand-peine un gémissement. À côté de ce qu’elle éprouvait, sa terreur à l’idée de mourir sous l’eau n’était rien. Non, non et non ! C’était un cauchemar. Les retrouvailles ne pouvaient pas se passer ainsi, alors qu’elle ressemblait à un rat noyé, le contenu de son estomac en flaque à ses pieds.

Sans réfléchir, elle s’unit au saidar et canalisa le Pouvoir. Aussitôt, ses vêtements et ses cheveux séchèrent, l’eau qui en tomba emportant son vomi qui disparut dans un trou d’évacuation. Se relevant péniblement, elle remit son collier en place, lissa ses cheveux et tira sur sa robe. Mais avec l’eau iodée, le mode de séchage radical avait laissé sur la soie des traînées et des plis que seule une main experte, armée d’un fer à repasser, parviendrait à éliminer. Des mèches de cheveux se dressaient sur son crâne et les opales, dans sa natte, semblaient décorer la queue d’un chat en colère.

Aucune importance ! Elle était calme, sereine comme une brise printanière et plus maîtresse d’elle-même que… Désireuse que Lan ne la fasse pas sursauter en approchant dans son dos, elle se retourna vivement.

À cet instant, elle mesura à quel point elle avait agi vite, car Lan en était encore à son deuxième pas l’éloignant du bastingage. En chemise, pantalon et chaussettes, il était trempé comme une soupe et divinement beau avec ses cheveux mouillés tombant sur son visage tout en angles. Une plaie boursouflée lui barrait une joue, comme s’il avait reçu un coup. Se souvenant du moment où son poing avait rencontré quelque chose de dur, Nynaeve se plaqua une main sur la bouche.

— Non ! Lan, je suis navrée ! Je ne voulais vraiment pas !

Nynaeve n’eut pas vraiment conscience d’avoir franchi la distance qui les séparait. Sans savoir comment, elle se retrouva face à Lan, se dressa sur la pointe des pieds et posa doucement les doigts sur sa blessure. Un habile tissage mêlant les cinq Pouvoirs fit disparaître en un éclair la vilaine plaie. Mais Lan pouvait avoir été touché ailleurs. Recourant au tissage qui permettait d’examiner un patient, l’ancienne Sage-Dame frémit en découvrant une multitude de cicatrices récentes… et quelque chose d’étrange. Mais à part ça, Lan semblait solide et sain comme un taureau de concours. Solide, sain… et très mouillé.

Nynaeve le sécha comme elle l’avait fait pour elle, une grande flaque d’eau se formant à leurs pieds. Ne pouvant s’empêcher de le toucher, elle passa les mains sur ses joues, ses magnifiques yeux bleus, son nez puissant, ses lèvres fermes, ses oreilles… Puis elle lissa ses cheveux noirs brillants et ajusta le fin bandeau de cuir qui les retenait.

— Lan, Lan, murmura-t-elle, incapable de s’empêcher de parler. Tu es là pour de bon !

Quelqu’un gloussa. Pas elle, car Nynaeve al’Meara ne s’abaissait pas à ça, mais… quelqu’un.

— Ce n’est pas un rêve. Par la Lumière ! tu es là ! Mais comment… ?

— Au palais Tarasin, une servante m’a dit que tu étais partie en direction du fleuve, et sur le quai, un type m’a indiqué quel bateau tu avais pris. Si Mandarb n’avait pas perdu un fer, j’aurais été là hier.

— Je m’en fiche ! Tu es là maintenant, et c’est tout ce qui compte ! Tu es là !

Non, Nynaeve al’Meara ne gloussait pas !

— C’est peut-être une Aes Sedai, dit un des marins, pas assez doucement pour ne pas être entendu, mais moi, je vois une gentille petite chèvre tout à fait disposée à tomber entre les griffes du loup.

Nynaeve s’empourpra, plaqua les poings sur ses hanches et tapa du pied sur le pont. En d’autres circonstances, le type aurait vu de quel bois elle se chauffait. Par exemple, dans des circonstances où elle aurait été capable de réfléchir. Mais Lan chassait de sa tête toute idée qui ne le concernait pas.

— Nous pourrons parler plus librement dans la cabine, dit-elle en prenant le bras du Champion.

Un des marins ricana.

— Mon épée et…

— Je m’en charge !

Un flux d’Air suffit à faire léviter les affaires de Lan. Un de ces rustres avait ricané ! Avec un autre flux d’Air, Nynaeve ouvrit la porte de la cabine, propulsa Lan dedans, s’y engouffra avec lui et referma la porte en la claquant.

Au nom de la Lumière ! même Calle Coplin, au pays, ne devait jamais avoir osé se comporter si cavalièrement. Pourtant, plus d’un garde du corps de marchand connaissait aussi bien sa marque de naissance que son visage. Mais ce n’était pas comparable ! Pas du tout ! Cela dit, un peu moins d’empressement ne ferait pas de mal. Alors qu’elle tendait les mains vers Lan – juste pour chasser de son front quelques mèches vagabondes – il lui saisit doucement les poignets.

— Myrelle a hérité de mon lien, dit-il. Elle m’envoie à toi le temps que tu te trouves un Champion.

Après avoir calmement dégagé sa main droite, Nynaeve gifla Lan de toutes ses forces. Comme il ne broncha pas, elle libéra sa main gauche et recommença l’opération.

— Comment as-tu pu ?

Pour ponctuer sa question, Nynaeve y alla d’une troisième gifle.

— Tu savais que je t’attendais !

Une quatrième, histoire que les choses soient bien claires.

— Comment as-tu pu faire une chose pareille ? La laisser te voler à moi ?

Une cinquième gifle, pour que les quatre précédentes ne se sentent pas trop seules.

— Lan Mandragoran, que la Lumière te brûle ! Qu’elle te brûle jusque dans la Fosse de la Perdition !

Cet homme de malheur ne dit pas un mot. Comment aurait-il pu se défendre, en fait ? Immobile, il se laissa frapper, une lueur bizarre dans ses yeux qui ne cillaient pas – rien d’étonnant, cette lueur, vu la grêle de coups qui s’abattait sur lui. Et s’il ne semblait pas physiquement affecté, Nynaeve commençait à avoir sacrément mal aux mains.

Avec un rictus mauvais, elle serra le poing et le lui propulsa dans le ventre. Un très léger grognement, voilà tout ce qu’elle obtint pour sa peine.

— Nous allons affronter ce problème calmement et rationnellement, dit Nynaeve en reculant d’un ou deux pas. Comme des adultes.

Lan acquiesça, s’assit et saisit une de ses bottes. Nynaeve utilisa sa main gauche pour remettre en place quelques mèches indisciplinées, dans ses cheveux, et glissa la droite dans son dos afin de pouvoir plier et replier ses doigts douloureux sans que le Champion s’en aperçoive. Il n’avait pas le droit de se montrer si dur, surtout quand elle avait envie de le frapper. Avait-elle réussi à lui fêler une côte ? Hélas, elle en doutait…

— Tu devrais plutôt remercier Myrelle, Nynaeve…

Et ce calme inébranlable, quelle horreur ! Ayant fini d’enfiler une botte, il s’attaqua à l’autre sans regarder la jeune femme.

— Tu ne voudrais pas être liée à moi…

Un flux d’Air saisit les cheveux de Lan et le força à relever la tête.

— Si tu me ressers ton discours idiot sur le veuvage, que tu ne voudrais pas m’imposer, dis-tu, je vais te… Lan Mandragoran, je te…

Nynaeve ne trouva pas quelque chose d’assez fort. Des coups de pied ne feraient pas l’affaire, c’était sûr. Myrelle… Myrelle et sa cohorte de Champions ! Que la Lumière brûle Lan ! L’écorcher vif ne serait sûrement pas suffisant…

Comme s’il n’était pas dans une position inconfortable, la tête tirée en arrière, Lan posa les avant-bras sur ses genoux, regarda Nynaeve avec sa bizarre lueur dans les yeux et souffla :

— J’ai envisagé de ne rien te dire, mais tu as le droit de savoir…

Il hésita. Une première, depuis que Nynaeve le connaissait.

— Quand Moiraine est morte… Lorsque le lien d’un Champion avec son Aes Sedai est brisé… Des changements se produisent…

Nynaeve écouta, les bras enroulés autour du torse pour s’empêcher de trembler. À force de serrer les dents, elle eut mal aux mâchoires. Quand elle eut dissipé le tissage d’Air qui tenait Lan par les cheveux, puis qu’elle se fut coupée de la Source, il se redressa et continua à lui raconter les horreurs qu’il avait vécues. Sans cesser de la regarder, et sans même tressaillir.

Nynaeve comprit ce qu’était la lueur, dans ses yeux. La lucidité d’un homme qui sait qu’il est mort et qui ne parvient pas à s’en attrister, parce qu’il attend – peut-être impatiemment – le repos éternel. Non sans efforts, la jeune femme parvint à ne pas pleurer.

— Tu vois, conclut Lan avec un sourire résigné, quand ce sera fini, Myrelle souffrira pendant au moins un an, et je n’en serai pas moins mort. Cette épreuve te sera épargnée. Mon dernier cadeau, Mashiara.

Mashiara ? « Mon amour perdu… »

— Tu es censé être mon Champion jusqu’à ce que j’en trouve un ?

Nynaeve s’ébaubit de son propre calme. Mais elle ne pouvait pas éclater en sanglots maintenant. Et elle ne le ferait pas. Plus que jamais, elle devait être forte.

— C’est ça, fit Lan en finissant d’enfiler sa seconde botte.

Il avait toujours eu l’air d’un loup à demi apprivoisé. Désormais, son regard était celui d’un animal indompté.

— Parfait…

Nynaeve résista à l’envie de traverser la cabine pour le rejoindre. Il ne devait pas sentir sa peur.

— Parfait, oui, parce que j’ai trouvé mon Champion. Toi, en l’occurrence. À l’époque de Moiraine, j’ai pris mon mal en patience, mais avec Myrelle, pas question ! Elle me transmettra ton lien.

Une certitude, même si pour ça, elle devait la tirer par les cheveux jusqu’à Tar Valon et la ramener à son point de départ. Et même si ce n’était pas obligatoire, ce serait un plaisir…

— Ne dis rien ! lança Nynaeve quand Lan ouvrit la bouche.

Du bout des doigts, la jeune femme toucha sa bourse où était rangée la chevalière d’or de Lan, enveloppée dans un mouchoir de soie. Elle devait se contenir. Cet homme était malade, et la brutalité n’avait jamais guéri personne. Pourtant, elle aurait aimé le couvrir d’injures. Chaque fois qu’elle l’imaginait avec cette femme, ça lui donnait envie d’arracher sa natte et de la lui jeter au visage.

— Lan, à Deux-Rivières, quand une personne donne une bague à une autre, c’est un engagement.

Un mensonge éhonté ! Un moment, Nynaeve redouta que Lan se lève d’un bond, outragé. Mais il se contenta de battre des paupières avec lassitude. Un mensonge, peut-être, mais elle avait trouvé l’idée dans une légende.

— Nos fiançailles ont assez duré. Nous allons nous marier aujourd’hui.

— J’ai prié pour que ça arrive, il fut un temps… Mais tu sais que c’est impossible. Et même dans le cas contraire, Myrelle…

Malgré ses bonnes résolutions, l’ancienne Sage-Dame s’unit au saidar et bâillonna Lan avec un tissage d’Air avant qu’il ait pu lui avouer ce qu’elle ne voulait pas entendre. Tant qu’il n’aurait pas parlé, elle pourrait faire comme si rien n’était arrivé. Cela dit, quand elle mettrait la main sur Myrelle ! Les opales s’enfonçant dans sa paume, elle lâcha sa natte comme si elle était en flammes. Pour s’occuper les mains, elle lissa de nouveau les cheveux de Lan, qui la regardait avec une franche indignation.

— Une petite leçon sur la différence entre les épouses et les autres femmes…, plaisanta-t-elle. (Alors qu’elle aurait eu envie de rugir.) Au fait, j’apprécierais que tu ne mentionnes plus jamais le nom « Myrelle » en ma présence. C’est compris ?

Lan acquiesçant, la jeune femme le libéra. Après avoir fait jouer deux ou trois fois sa mâchoire, il lâcha :

— Nynaeve, sans citer de nom, tu sais très bien que cette femme est consciente de tout ce qui m’arrive. C’est ainsi que fonctionne le lien. Si nous étions mariés…

Nynaeve crut que ses joues allaient prendre feu. Elle n’avait jamais pensé à ça ! Fichue Myrelle !

— Il existe un moyen de lui faire savoir à coup sûr que c’est moi ?

Cette fois, ses joues s’étaient embrasées, ça ne faisait pas de doute.

S’adossant à la cloison de la cabine, Lan éclata de rire.

— Par la Lumière ! Nynaeve, tu es un oiseau de proie ! Je n’ai pas ri comme ça depuis… (Le Champion se reprit, la mine de nouveau sinistre.) J’aimerais que ça arrive, mais c’est impossible…

— Ça n’a rien d’impossible, et ça arrivera !

Quand on les laissait parler trop longtemps, les hommes semblaient toujours avoir pris le dessus. Sans crier gare, Nynaeve s’assit sur les genoux de Lan. Ils n’étaient pas encore mariés, certes, mais la banquette de ce bateau était atrocement dure. Non que la différence avec les cuisses musclées de Lan soit immense, mais…

— Lan Mandragoran, il va falloir te faire à cette idée : mon cœur t’appartient. Et tu as reconnu un jour que le tien est à moi. En d’autres termes, tu es à moi. Tu seras mon Champion et mon mari, et pendant très longtemps. Parce que je ne te laisserai pas mourir. Tu as compris ? Quand il le faut, je peux être très entêtée.

— Vraiment ? Je n’avais pas remarqué…

Un ton très sec, pour une plaisanterie…

— L’essentiel, c’est que tu t’en aperçoives maintenant !

Se tordant le cou, Nynaeve jeta un coup d’œil dehors par le hublot qui se trouvait derrière Lan, puis elle tourna la tête vers la sculpture ajourée, sur le devant de la cabine. Sur le côté, des quais de pierre, sur le devant, d’autres quais et plus loin, la ville dans toute sa blancheur sous le soleil de l’après-midi…

— Où allons-nous ?

— J’ai demandé au marin de nous ramener à quai dès que tu serais à bord. Il m’a semblé judicieux de filer aussi loin que possible de l’endroit du naufrage.

— Tu…

Nynaeve ravala ses critiques. Lan ignorait où elle allait et pour quelles raisons. Dans ces circonstances, il avait fait pour le mieux – en lui sauvant la vie au passage.

— Lan, je ne peux pas retourner en ville pour le moment.

Nynaeve s’éclaircit la voix et changea de ton. Oui, elle devait être douce avec cet homme. Mais un sirop si sucré allait finir par lui flanquer la nausée.

— Je dois aller sur le Coureur des Vents, un bateau du Peuple de la Mer.

Là, c’était mieux. Un ton léger, mais pas trop, et non dépourvu de fermeté.

— J’étais juste derrière ton bateau, dit Lan. J’ai vu ce qui est arrivé. Alors que tu étais à dix longueurs devant moi, tu t’es retrouvée à dix longueurs derrière, dans un bateau en train de couler. Les Torrents de Feu…

Lan n’eut pas besoin d’en dire plus. Mais Nynaeve, détentrice de connaissances qu’il n’avait pas, tira les conclusions qui s’imposaient.

— Moghedien…, souffla-t-elle.

Il aurait pu s’agir de n’importe quel autre Rejeté, voire de l’Ajah Noir, mais elle n’avait pas le moindre doute. Eh bien, en deux occasions, elle était venue à bout de Moghedien. Pourquoi pas une troisième ?

Hélas, son visage ne dut pas refléter sa confiance.

— N’aie pas peur, dit Lan en lui effleurant la joue. Quand je suis près de toi, inutile d’être effrayée. Si tu dois affronter Moghedien, je ferai en sorte que tu sois assez en colère pour canaliser. On dirait que je suis doué pour ça.

— Tu ne me mettras jamais plus en colère…, commença Nynaeve. (Elle regarda Lan, les yeux écarquillés.) D’ailleurs, je ne le suis pas !

— Bien sûr. Mais quand tu devras l’être…

— Je ne suis pas en colère ! dit Nynaeve en riant.

Elle sauta de joie puis tapa allégrement sur la poitrine du Champion. Le saidar l’emplissait de vie et de bonheur, comme toujours, mais également de stupéfaction.

— Lan, je ne suis pas en colère et j’ai canalisé le Pouvoir…

Le Champion eut un sourire qui ne se communiqua pas à ses yeux. Il avait compris, mais ça ne lui donnait pas envie de bondir d’enthousiasme.

Je prendrai soin de toi, Lan Mandragoran… Et je ne te laisserai pas mourir.

Se serrant contre Lan, Nynaeve eut envie de l’embrasser, voire d’aller plus loin.

Tu n’es pas Calle Coplin ! se morigéna-t-elle.

Soudain, une pensée terrible lui traversa l’esprit.

— Les rameurs ? Mes gardes du corps ?

Lan secoua tristement la tête.

Des gardes du corps… C’étaient eux qui auraient eu besoin de la protection de Nynaeve, pas le contraire. Avec les rameurs, ça faisait quatre morts de plus au palmarès de Moghedien. Quatre sur des milliers, mais là, il s’agissait d’une affaire personnelle. Hélas, le moment d’en finir avec la Rejetée n’était pas encore venu.

Nynaeve se releva et essaya de voir comment elle pouvait arranger sa tenue.

— Lan, tu veux bien dire aux rameurs de faire demi-tour ? Et de ne pas lésiner sur le jus de muscles ?

Au rythme que prenaient les choses, pas question d’escompter être au palais avant la tombée de la nuit.

— Demande-leur s’ils ont quelque chose qui ressemble à un peigne…

Impossible de se présenter devant Nesta dans cet état.

Lan prit son épée et sa veste et s’inclina.

— À tes ordres, Aes Sedai.

Nynaeve regarda la porte se refermer avec une moue dubitative. Il se moquait d’elle, non ? Sur le Coureur des Vents, on devait sûrement pouvoir trouver quelqu’un capable de célébrer un mariage. Et connaissant les Atha’an Miere, il y avait gros à parier que Lan serait bien obligé de jurer tout ce qu’on lui demanderait de jurer. Après ça, on verrait qui se moquerait de qui !

Le bateau tangua et roula tandis qu’il faisait demi-tour.

— Lumière, non ! s’écria Nynaeve en se laissant tomber sur la banquette.

En plus de son blocage, n’aurait-elle pas pu perdre aussi son maudit mal de mer ? Et quand on était unie au saidar, les sens décuplés, ça se révélait encore pire.

Nynaeve se coupa de la Source… sans que ça améliore son sort. Pas question d’être de nouveau malade ! Une bonne fois pour toutes, elle allait s’approprier Lan. Une merveilleuse journée, non ?

Pourtant, elle continuait à sentir qu’une tempête se préparait.


Le soleil sombrait derrière les toits quand Elayne frappa à la porte. Derrière elle, les fêtards se déchaînaient, dansant et riant dans la rue. Dans un coin de sa tête, la Fille-Héritière regretta de ne pas pouvoir profiter de la fête. Porter un déguisement comme celui de Birgitte aurait été amusant. Ou même une tenue semblable à celle de Riselle, une des dames de compagnie de Tylin… Tant qu’on pouvait garder son masque, le reste ne tirait pas à conséquence…

Elle frappa de nouveau.

La servante aux cheveux gris et à la mâchoire carrée ouvrit la porte. Dès qu’Elayne eut abaissé son masque vert, la femme explosa :

— Toi ? Que fiches-tu… ?

La servante pâlit, sa colère oubliée, lorsque Merilille, Adeleas et les autres sœurs qui accompagnaient Elayne dévoilèrent aussi leur visage. Chaque fois qu’un visage sans âge apparaissait, la femme sursautait, et elle frémit aussi quand ce fut au tour de Sareitha de retirer son masque. Sans doute parce qu’elle avait compris depuis un court moment ce qui se passait.

Elle tenta de refermer la porte, mais Birgitte intervint, la rouvrant d’un bon coup d’épaule emplumée. La servante recula de quelques pas, puis se prépara à fuir ou à crier. Mais l’archère bondit et la prit par le haut du bras.

— Du calme, dit-elle. Nous ne voulons pas de scandale.

Alors que Birgitte lui tenait simplement le bras, la pauvre femme semblait paralysée. Peut-être à cause du masque à crête de l’héroïne…

— Comment te nommes-tu ? demanda Elayne tandis que tout son petit monde la suivait dans le hall d’entrée.

Quelqu’un ferma la porte, occultant le vacarme de l’extérieur. Affolée, la servante regardait alternativement toutes les Aes Sedai, comme si elle avait été incapable de garder les yeux longtemps sur l’une d’elles.

— Ce… Ce… Cedora.

— Eh bien, Cedora, tu vas nous conduire jusqu’à Reanne.

La femme hocha docilement la tête. Puis elle s’engagea dans l’escalier, Birgitte la tenant toujours fermement. Elayne envisagea de lui dire de lâcher sa pathétique proie, mais elle y renonça, ne voulant pas d’un branle-bas de combat dans la maison, si Cedora se mettait à crier. C’était pour ça que Birgitte utilisait la force alors que plusieurs Aes Sedai auraient pu recourir au saidar. Mais pas sans que les occupantes de la maison le sentent…

Cedora avait plus de peur que de mal. Et ce soir, tout le monde allait être un peu effrayé…

— C’est là…, souffla Cedora en désignant une porte rouge.

Celle où Nynaeve et Elayne avaient subi ce désastreux interrogatoire.

La Fille-Héritière ouvrit la porte et entra. Reanne était assise dans un fauteuil, la cheminée illustrant les Treize Péchés dans son dos. Une dizaine d’autres femmes qu’Elayne n’avait jamais vues occupaient tous les sièges. Fenêtres fermées et rideaux tirés, les malheureuses suaient à grosses gouttes. Bien qu’une seule eût le teint olivâtre du coin, toutes portaient une robe d’Ebou Dar. Presque toutes d’âge mûr, ces femmes étaient capables de canaliser à un degré ou à un autre.

Sept d’entre elles portaient une ceinture rouge. Accablée, Elayne eut un gros soupir. Quand Nynaeve avait raison, elle n’était pas du genre à le laisser oublier à ses contradicteurs…

Reanne se leva d’un bond, aussi furieuse que Cedora, un peu plus tôt, et ses premiers mots firent écho à ceux de la servante.

— Toi ? Que fiches-tu ici… ?

Comme Cedora, Reanne se tut lorsqu’elle vit Merilille et les autres entrer derrière Elayne.

Une femme blonde portant une ceinture rouge sur sa robe au décolleté plongeant poussa un petit soupir et glissa de sa chaise, les yeux révulsés. Personne ne fit mine d’aller la secourir, et pas un regard ne suivit Birgitte quand elle guida Cedora jusqu’à un coin de la pièce, lui faisant comprendre de ne plus bouger.

Dans le silence tendu, Elayne eut envie de crier soudain « bouh ! », histoire de voir ce qui se passerait.

Blanche comme un linge, Reanne chancelait sur ses jambes. Tentant de se ressaisir, elle dévisagea les cinq Aes Sedai en rang devant la porte pour déterminer qui commandait ce détachement. Ayant fait son choix, elle alla s’agenouiller devant Merilille.

— Pardonne-nous, Aes Sedai, dit-elle d’une voix pleine d’adoration et aussi tremblante que tout le reste de son corps. Nous ne sommes qu’un petit groupe d’amies… Sans rien à nous reprocher, et surtout pas d’avoir jeté le discrédit sur les Aes Sedai. Tu dois me croire, quoi que cette fille ait pu te dire. Nous vous aurions bien signalé son existence, mais nous avons eu peur. En fait, je n’ai eu qu’une courte conversation avec son amie et elle. Au fait, vous avez attrapé cette deuxième usurpatrice ? Si une description peut servir, je suis prête à la fournir. Nous sommes toutes disposées à aider les sœurs, et je jure que…

Merilille se racla bruyamment la gorge.

— Si je ne me trompe pas, tu te nommes Reanne Corly.

Les yeux toujours baissés, Reanne fit signe que c’était ça.

— Désolée, mais je crains que tu doives t’adresser à Elayne Sedai.

La Fille-Héritière se régala de voir Reanne sursauter de surprise. Levant les yeux, elle dévisagea Merilille, puis tourna lentement la tête vers « Elayne Sedai ». Le souffle court, elle pivota sur ses genoux pour faire face à la Fille-Héritière.

— J’implore ton pardon, Aes Sedai… Je ne savais pas. Et comment aurais-je pu m’en douter ? Quelle que soit ta sentence, nous l’accepterons, bien entendu. Mais je te supplie de croire que…

— Bon, debout, maintenant ! lança Elayne, à bout de patience.

Elle avait voulu que Reanne lui témoigne le même respect qu’à Merilille et aux autres, mais tant de servilité lui donnait la nausée.

— Tout va bien. Relève-toi.

Attendant jusqu’à ce que Reanne ait obéi, Elayne alla ensuite s’asseoir dans son fauteuil. En rajouter était inutile, mais il fallait quand même bien préciser qui commandait qui.

— Tu continues à prétendre ne rien savoir de la Coupe des Vents ?

Reanne écarta les mains.

— Aes Sedai, aucune d’entre nous n’oserait utiliser un ter’angreal, et moins encore un angreal ou un sa’angreal.

Un ton sincère mais plein d’inquiétude – l’angoisse d’un renard perdu dans une ville.

— Sois-en assurée, nous n’avons pas la prétention de ressembler aux Aes Sedai, de près ou de loin… Des amies liées par le fait d’avoir un jour été autorisées à entrer dans la Tour Blanche, voilà ce que nous sommes.

— C’est ça, oui, des amies…, dit froidement Elayne. Auxquelles il faut ajouter Berowin, Derys et Alise…

— Oui, elles aussi…

— Reanne, la Tour Blanche connaît l’existence de la Famille. Et ce depuis toujours.

Une femme à la peau sombre – le type tearien – qui arborait le gilet de soie bleu et blanc de la Guilde des Joailliers regarda Elayne, eut un cri étranglé et plaqua ses mains potelées sur sa bouche. Simultanément, une grisonnante ressortissante du Saldaea, la ceinture rouge autour de la taille, alla rejoindre la blonde sur le sol. Deux autres femmes oscillèrent sur leur chaise comme si elles allaient suivre cet exemple.

Reanne regarda les sœurs debout devant la porte, quêtant une confirmation. Bien entendu, elle l’obtint. Le visage plus figé que serein, Merilille semblait très mal à l’aise, et Sareitha ne put s’empêcher de faire la grimace. Alors que Vandene et Careane pinçaient les lèvres, Adeleas étudiait les membres de la Famille avec l’intérêt qu’elle aurait accordé à des insectes qu’elle voyait pour la première fois. Bien entendu, ce que Reanne voyait ne correspondait pas à la réalité. Toutes ces sœurs acceptaient l’autorité d’Elayne et ne contestaient pas radicalement ses décisions, mais ça ne les forçait pas à aimer la situation. Sans leurs protestations courtoises, le groupe aurait déjà été là depuis deux heures. Parfois, commander était synonyme de mener à la baguette…

Reanne ne s’évanouit pas, mais elle blêmit encore plus et leva des mains implorantes :

— Avez-vous l’intention de détruire la Famille ? Pourquoi maintenant, après si longtemps ? Qu’avons-nous fait pour mériter ça ?

— Personne ne vous détruira, lâcha Elayne. Careane, puisque personne ne se soucie de ces deux pauvres femmes, veux-tu t’en charger ?

Avant que Careane ait levé le petit doigt, deux femmes, piquées au vif, se ruèrent au secours de la blonde et de l’autre évanouie, leur faisant respirer des sels.

— La Chaire d’Amyrlin entend que toutes les femmes capables de canaliser aient un lien avec la tour, continua Elayne. Cette offre vaut pour toutes celles d’entre vous qui désirent l’accepter.

Si elle avait enveloppé chacune de ces femmes d’un tissage d’Air, Elayne ne les aurait sans doute pas pétrifiées davantage. Et même en serrant très fort son tissage, elle n’aurait pas pu leur faire sortir les yeux de la tête à ce point. Puis une des femmes qui s’étaient évanouies eut une quinte de toux et repoussa la fiole de sels qui était sous son nez depuis trop longtemps. Comme si c’était un signal, toutes les femmes du Cercle se mirent à parler en même temps.

— Nous allons pouvoir devenir des Aes Sedai ? demanda la Tearienne, tout excitée.

— Elles nous permettront d’apprendre ? lança une femme au visage rond qui portait une ceinture rouge. Les sœurs nous formeront ?

Un vacarme insupportable !

— Nous pourrons vraiment… ?

— Il sera possible de… ?

Reanne se tourna vers ses compagnes, l’air indigné.

— Ivara, Sumeko et toutes les autres, où vous croyez-vous donc ? Vous jacassez devant des Aes Sedai ! Oui, des Aes Sedai !

Reanne posa sur son visage une main tremblante. Aussitôt, un silence embarrassé se fit. Devant ces yeux baissés et ces joues rouges, Elayne eut l’impression, malgré les tempes grisonnantes et les rides, de se trouver devant une bande de novices surprises par leur Maîtresse à disputer une bataille de polochons après le couvre-feu.

Reanne regarda timidement Elayne à travers ses doigts écartés.

— Nous aurons vraiment le droit de retourner à la Tour Blanche ?

Elayne acquiesça.

— Celles qui sont susceptibles de recevoir le châle pourront tenter leur chance, mais il y aura une place pour toute femme capable de canaliser.

Des larmes perlèrent aux paupières de Reanne. Et Elayne crut l’entendre murmurer :

— Je ferai peut-être partie de l’Ajah Vert…

La Fille-Héritière eut tout le mal du monde à s’empêcher d’aller enlacer Reanne.

Les autres Aes Sedai ne semblaient pas gagnées par l’émotion, et Merilille moins que toute autre.

— Elayne, puis-je poser une question ? demanda-t-elle. Reanne, combien… d’entre vous… devrons-nous accueillir ?

L’hésitation cachait sans doute un changement de dernière seconde, car un « combien de Naturelles et d’incapables ayant échoué une première fois » aurait risqué de gâter quelque peu l’atmosphère.

Reanne ne s’en aperçut pas, ou s’en ficha comme d’une guigne.

— Je n’imagine pas qu’une seule des nôtres refuse cette proposition, dit-elle, le souffle court. Mais il faudra un moment pour prévenir tout le monde. Nous restons éparpillées, par sécurité… (Elle eut un rire nerveux pas très éloigné d’un sanglot.) Pour que les Aes Sedai ne nous repèrent pas… À ce jour, il y a mille sept cent quatre-vingt-trois noms sur notre registre.

La plupart des Aes Sedai étant expertes en l’art de dissimuler leur surprise sous une sérénité de façade, seule Sareitha écarquilla les yeux. Elle remua aussi les lèvres en silence. La connaissant assez, Elayne put lire ce qu’elle disait.

Deux mille Naturelles ! Au secours !

Jusqu’à ce qu’elle soit sûre que son visage ne la trahirait pas, Elayne fit mine de tirer sur sa robe. Au secours, oui, c’était assez bien vu !

Reanne se méprit sur le silence qui accueillit sa déclaration.

— Vous espériez plus ? Chaque année, les accidents et les morts naturelles fauchent des membres du Cercle, comme ça se passe pour les gens normaux. La Famille est devenue plus petite, au fil des siècles. Peut-être parce que nous nous sommes montrées trop prudentes, ne contactant pas toutes les femmes qui quittaient la tour, de peur que l’une d’entre elles nous dénonce, et…

— Nous ne sommes pas déçues, coupa gentiment Elayne.

Déçues ? Certes pas. Mais il y avait de quoi éclater d’un rire hystérique. La Famille comptait deux fois plus de membres qu’il y avait d’Aes Sedai, loyalistes et renégates comprises. Egwene ne pourrait jamais se plaindre qu’on ne lui ait pas ramené assez de femmes capables de canaliser… Mais si le Cercle refusait les Naturelles… Bon, il fallait en revenir à l’essentiel. Enrôler la Famille n’était qu’un bonus dû à la chance.

— Reanne, crois-tu que tu pourrais consentir à nous en dire plus sur la Coupe des Vents, maintenant que tout va bien ?

Reanne s’empourpra.

— Nous n’avons jamais touché ces artefacts, Elayne Sedai. Et je ne sais pas pourquoi ils sont conservés en cet endroit. Pour être franche, je n’ai jamais entendu parler de la Coupe des Vents. Mais il y a une remise semblable à celle que tu as décrite quelque part dans…

Au rez-de-chaussée, une femme canalisa le Pouvoir et quelqu’un hurla de terreur.

Elayne se leva d’un bond, comme les membres du Cercle. De sous sa robe emplumée, Birgitte tira une dague.

— Ce doit être Derys…, dit Reanne. En bas, il n’y a qu’elle.

Sur ces mots, elle se précipita vers la porte, mais Elayne l’intercepta en chemin.

— Tu n’es pas encore une sœur verte…, dit-elle.

Reanne sourit avec un mélange de surprise, de jubilation et de timidité.

— Nous allons nous charger de ça.

Merilille et les autres s’écartèrent pour laisser passer la Fille-Héritière et lui emboîter le pas. Mais Birgitte devança tout le monde et eut un sourire triomphant en posant la main sur la poignée de la porte.

Elayne ne fit pas de commentaires. C’était l’honneur des Champions : premiers à entrer et derniers à sortir. Cependant, elle s’unit à la Source et s’emplit de saidar, prête à écrabouiller quiconque menacerait sa Championne.

La porte s’ouvrit avant que Birgitte ait pu faire jouer la poignée.

Mat entra, poussant devant lui la servante mince qu’Elayne avait également vue lors de sa première visite.

— Je me disais bien que tu serais ici ! lança le jeune flambeur avec un sourire insolent.

Ignorant le regard furibond de Derys, il ajouta :

— Cette idée m’est venue quand j’ai vu une bande de Champions en train de lever le coude dans celle de mes tavernes que j’aime le moins. Je venais de suivre une femme dans le Rahad. Jusqu’au dernier niveau d’une maison où personne n’habite, pour être précis. Après son départ, grâce au sol couvert de poussière, j’ai pu voir sans problème dans quelle pièce elle était allée. Un gros cadenas défend la fichue porte, mais je parie mille couronnes d’or contre un coup de pied aux fesses que votre maudite coupe est derrière.

Derys lança un coup de pied dans la direction du jeune homme. La repoussant, il tira ensuite un petit couteau de sa ceinture et le fit sauter dans sa paume.

— Quelqu’un veut bien dire à cette tigresse de quel côté je suis ? Par les temps qui courent, les femmes armées d’une lame me donnent des frissons.

— Nous savons déjà tout ça, Mat, dit Elayne.

Ce n’était pas tout à fait exact, puisque l’intrusion du jeune homme avait interrompu Reanne, mais la stupéfaction qui s’afficha sur son visage n’avait pas de prix.

Elayne sentit quelque chose émaner de Birgitte. L’archère la regardait sans que rien ne s’inscrive sur ses traits, mais dans un coin de sa tête la Fille-Héritière capta… de la désapprobation. Et Aviendha aurait sans doute partagé cette réaction. Au prix d’un effort surhumain, Elayne réussit à ouvrir la bouche et à parler :

— Je te remercie quand même, Mat. C’est grâce à toi que nous avons trouvé ce que nous cherchions.

Voir le jeune flambeur en rester muet de surprise consola presque Elayne de sa peine.

— Dans ce cas, dit Mat quand il se fut repris, louons un bateau, puis allons chercher cette fichue coupe. Avec un peu de chance, nous pourrons quitter Ebou Dar dès ce soir.

— C’est ridicule, Mat… Et ne me dis pas que je te bouscule. Nous n’irons pas dans le Rahad alors que la nuit tombe, et nous ne partirons pas d’Ebou Dar avant d’avoir utilisé la Coupe des Vents.

Mat tenta de polémiquer, mais Derys en profita pour lui décocher un nouveau coup de pied. Se cachant derrière Birgitte, le jeune homme implora que quelqu’un le débarrasse de la furie qui fondait à présent sur lui.

— Cet homme est ton Champion ? demanda Reanne à Elayne.

— Non, et que la Lumière en soit remerciée ! C’est Birgitte, ma Championne.

Reanne en resta bouche bée.

Elayne en profita pour lui poser une question qu’elle n’aurait jamais osé hasarder face à une autre sœur.

— Reanne, si tu ne juges pas ça trop indiscret, puis-je savoir quel âge tu as ?

Reanne hésita, regardant Mat, mais il était toujours occupé à garder Birgitte, très amusée, entre Derys et lui.

— Mon prochain anniversaire, dit Reanne comme si c’était la chose la plus banale au monde, sera le quatre cent douzième.

Merilille en tomba littéralement à la renverse, évanouie.


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