Le palais Tarasin était un immense complexe de colonnes de marbre et de façades de plâtre constellées de balcons ajourés aux balustrades en fer forgé peint en blanc, certaines promenades culminant parfois jusqu’à quatre niveaux du sol. Des pigeons volaient autour des dômes pointus et des immenses flèches entourées de balcons dont les tuiles vertes et rouges, disposées en bandes alternées, brillaient fièrement au soleil. Dans le palais, de hautes arches donnaient accès à une multitude de cours et de jardins. Du côté de l’esplanade Mol Hara, un grand escalier de marbre blanc conduisait à d’impressionnantes portes sculptées de volutes rappelant celles des balcons ajourés et dorées à l’or fin.
Une dizaine de soldats gardaient ces portes. Crevant de chaud sous le soleil, ces pauvres gars portaient un plastron doré sur une veste verte et un pantalon bouffant jaune à l’ourlet glissé dans leurs bottes vert foncé. Les bouts leur pendant dans le dos, des cordelettes vertes tenaient attachés à leur casque doré d’épais entrelacs de tissu blanc. Les hallebardes de ces hommes, et même les fourreaux de leur épée courte et de leur dague, scintillaient littéralement d’or.
Des soldats bons pour les parades, pas pour les champs de bataille ? En passant à côté d’eux, Mat vit sur leurs mains des cals indiquant qu’il valait mieux ne pas se fier aux apparences. Jusque-là, il était toujours entré au palais par une des écuries, histoire d’étudier un peu les chevaux en passant, mais cette fois, il avait décidé de procéder comme l’aurait fait un seigneur.
— Que la Lumière vous bénisse tous, dit-il à l’officier de garde, un type pas plus vieux que lui. (À Ebou Dar, la politesse était une des vertus majeures.) Je suis venu déposer un message pour Nynaeve Sedai et Elayne Sedai – ou le leur remettre en main propre, si elles sont rentrées.
L’officier dévisagea Mat, puis regarda sombrement les marches. Une cordelette jaune, en plus des vertes, indiquait qu’il avait un grade, mais le jeune homme aurait été bien en peine de dire lequel. De plus, au lieu d’une hallebarde, ce militaire brandissait une sorte de bâton doré avec un bout pointu et l’autre crochu, un peu comme un aiguillon de bouvier. À voir la tête qu’il tirait, on eût dit que personne n’était jamais entré au palais par ce chemin. S’intéressant de près à la veste de Mat, il s’immergea dans une puissante méditation et sembla en sortir avec la conclusion qu’il ne pouvait pas refouler un tel visiteur. Avec un soupir, il marmonna lui aussi une bénédiction, puis demanda les noms et qualités de Mat avant d’ouvrir une petite porte intégrée à un des deux battants. La franchissant, Mat se retrouva dans un immense hall d’entrée dominé par cinq grands balcons de pierre que surplombait un plafond voûté peint à l’imitation du ciel – avec le soleil et les nuages.
L’officier claqua des doigts pour faire venir une mince et jeune servante vêtue d’une robe blanche relevée sur un côté pour dévoiler ses jupons verts et ornée, sur le cœur, d’une Ancre et d’une Épée vertes. L’air surprise, elle traversa à grands pas le sol dallé de marbre bleu et rouge, puis s’inclina devant les deux hommes. Très jolie, les cheveux noirs coupés court et la peau olivâtre, elle portait une livrée dont le décolleté étroit mais profond était commun à toutes les femmes d’Ebou Dar, à l’exception des nobles.
Préoccupé, Mat n’y accorda pas un coup d’œil. Quand elle sut ce qu’il voulait, la servante parut encore plus surprise. À Ebou Dar, on ne détestait pas vraiment les Aes Sedai, mais on ne courait pas non plus après leur compagnie, loin de là.
— Oui, lieutenant de l’Épée, dit la femme en s’inclinant de nouveau. Bien entendu, lieutenant de l’Épée. Mon seigneur, si vous voulez bien me suivre.
Mat y consentit de bonne grâce.
À l’extérieur, Ebou Dar n’était que blancheur. À l’intérieur, on eût dit un kaléidoscope, tant abondaient les couleurs. Dans ce qui semblait être des lieues et des lieues de couloirs, on avait droit à un plafond bleu pour des murs jaunes, puis à des murs rouge clair pour un plafond vert… Les « harmonies » changeaient en permanence, avec pour seul point commun de blesser l’œil de n’importe qui, à part peut-être d’un Zingaro. Le sol n’était guère mieux, avec ses dalles où se mêlaient trois ou quatre couleurs sur des motifs en diamant, en losange ou en étoile. À toutes les intersections, une mosaïque dessinait de mystérieuses images à base de volutes, de boucles et d’arabesques.
Quelques tapisseries illustraient des scènes de la mer, et des niches murales exposaient des coupes de cristal, des statuettes et des objets en porcelaine jaune du Peuple de la Mer qui se seraient tous vendus à un très bon prix sur n’importe quel marché du monde.
Des domestiques allaient et venaient, les bras souvent lestés d’un plateau en or ou en argent.
En principe, Mat était aux anges devant de tels étalages de richesses. Quand il y avait de l’or quelque part, une bonne partie pouvait finir dans sa poche, et ce n’était pas pour lui déplaire. Là, il se sentait seulement… impatient, et ça devenait plus grave avec chaque pas. La dernière fois qu’il avait entendu les dés rouler dans sa tête en faisant autant de boucan, il s’était retrouvé avec trois cents hommes de la Compagnie face à mille Lions Blancs de Gaebril, en face sur une crête, et mille autres en train de gravir une route dans son dos. Tout ça alors qu’il avait simplement essayé de fuir le plus loin possible des coins où ça chauffait. Sur ce coup, il avait évité la catastrophe grâce aux souvenirs d’autres hommes cachés dans sa tête – et à une chance telle que même un type comme lui ne la méritait pas.
Les dés étaient presque toujours un signal de danger, et d’une autre chose qu’il n’avait pas encore identifiée. La possibilité qu’on lui fracasse le crâne semblait une explication un peu mince. D’ailleurs, en une ou deux occasions, cette éventualité n’était même pas entrée en ligne de compte. Cela dit, la mort brutale et spectaculaire de Mat Cauthon semblait en général la première cause de ces roulements de dés prémonitoires. Au palais Tarasin, un tel événement semblait peu probable – mais ça n’incitait pas pour autant les dés à cesser de rouler. Bon, il allait laisser son message – et s’il en avait l’occasion, prendre Nynaeve et Elayne par la peau du cou et leur balancer un sermon à les faire rougir jusqu’à la pointe des oreilles – puis il filerait à la vitesse du vent.
La servante s’arrêta devant un type boulot un peu plus âgé qu’elle. Un domestique, lui aussi, en chemise et pantalon blancs, sa longue veste verte ornée, dans un cercle blanc, de l’Ancre et de l’Épée de la maison Mitsobar.
— Maître Jen, dit la femme en s’inclinant, voici le seigneur Mat Cauthon, qui entend laisser un message aux honorables Elayne Sedai et Nynaeve Sedai.
— Très bien, Haesel. Tu peux te retirer… (Jen fit une révérence à Mat.) Me ferez-vous l’honneur de me suivre, seigneur ?
Jen conduisit Mat jusqu’à une femme à la peau noire pas très loin de l’âge mûr et qui tirait une tête d’enterrement.
— Maîtresse Carin, voici le seigneur Mat Cauthon, qui désire laisser un message aux très honorables Elayne Sedai et Nynaeve Sedai.
— Très bien, Jen. Tu peux te retirer. Seigneur, voulez-vous bien me suivre ?
Carin fit monter à Mat un escalier de marbre aux contremarches peintes en jaune et en rouge, puis le confia à une femme squelettique nommée Matilde qui le refila à un type baraqué appelé Bren, qui le guida jusqu’à un chauve baptisé Madic, chacun de ces personnages étant un petit peu plus âgé que le précédent.
À un endroit où cinq couloirs se coupaient, évoquant les rayons d’une roue, Madic passa le relais à Laren, une femme rondelette dont les tempes commençaient à grisonner. Comme Carin et Matilde, elle portait autour du cou ce qu’on appelait ici un couteau de mariage. La poignée qui venait se nicher entre ses seins plus que voluptueux – car l’arme était suspendue à l’envers – était ornée de cinq pierres blanches, dont deux serties dans du rouge, et de quatre pierres rouges, dont une sertie dans du noir. Sur ses neuf enfants, déchiffra Mat, trois étaient morts, deux de ses fils ayant succombé lors d’un duel.
Après avoir salué Mat, Laren fit mine de se mettre en chemin, mais il la retint par le bras.
La femme baissa un regard noir sur la main du jeune homme. À part le couteau de mariage, elle ne portait pas d’armes. Mat la lâcha pourtant promptement. Selon les coutumes, elle ne pouvait utiliser l’arme rituelle que sur son mari. Mais pourquoi jouer avec le feu ?
— Je dois aller jusqu’où pour laisser un message ? Conduis-moi à leurs appartements. Trouver deux Aes Sedai ne devrait pas être très difficile. Nous ne sommes pas à la Tour Blanche, bon sang !
— Des Aes Sedai ? dit dans le dos de Mat une voix féminine au lourd accent illianien. Si tu cherches deux sœurs, tu viens de les trouver.
Laren resta quasiment imperturbable. Mais elle regarda Mat, et il crut lire de l’inquiétude dans ses yeux.
Le jeune flambeur retira son chapeau, se retourna et afficha son plus beau sourire. Grâce à son médaillon en forme de tête de renard, les Aes Sedai ne lui faisaient ni chaud ni froid. Enfin, presque… Le bijou avait ses lacunes. Au fond, le sourire était peut-être un peu… forcé.
Les deux sœurs n’auraient pas pu être plus différentes l’une de l’autre. Dans une robe vert et or dévoilant à peine ce qui devait être une fort agréable poitrine, la première était mince et affichait un sourire engageant. N’était son visage sans âge, Mat lui aurait bien conté un peu fleurette. Car elle était jolie, vraiment, avec deux yeux assez grands pour qu’un homme se noie dedans. Dommage…
La seconde sœur avait aussi un visage sans âge, mais ça ne sautait pas aux yeux, tant elle tirait la tête. Encore que… Tout bien pesé, ça devait être son expression habituelle. Sa robe sombre, presque noire, en fait, la couvrait des pieds au menton, et Mat n’avait aucune intention de s’en plaindre. Cette femme était aussi ratatinée qu’un vieux roncier. Et à son air revêche, on aurait juré qu’elle avait mangé des ronces au petit déjeuner.
— J’essaie de laisser un message à Nynaeve et à Elayne, dit Mat. Cette femme…
Il voulut désigner Laren, mais elle s’était défilée en douce – et à une vitesse dont il ne l’aurait pas crue capable, puisqu’elle n’était même plus en vue dans le couloir.
— Qu’importe… J’ai un message, voilà tout.
Soudain prudent, Mat ajouta :
— Vous êtes des amies de Nynaeve et d’Elayne ?
— Pas exactement, répondit la jolie sœur. Je suis Joline, et voici Teslyn. Toi, tu es Mat Cauthon.
Mat en eut l’estomac noué. Neuf Aes Sedai au palais, et il avait fallu qu’il tombe sur les deux fidèles d’Elaida. Dont une sœur rouge. Bien sûr, il n’avait rien à craindre, mais quand même… S’avisant que sa main se levait toute seule, volant vers la tête de renard, il la força à se baisser.
La mangeuse de ronces, Teslyn, avança d’un pas. Selon Thom, c’était une représentante. À part ça, il était incapable de dire ce qu’une sœur aussi puissante fichait là.
— Si c’était possible, nous serions leurs amies, parce qu’elles en ont besoin. Comme toi, Mat Cauthon.
Joline approcha aussi et posa une main sur un revers de sa veste. Chez toute autre femme, il aurait trouvé son sourire engageant. Après tout, elle appartenait à l’Ajah Vert.
— Elles avancent sur un chemin périlleux, aveugles aux dangers qui les guettent. Je sais que tu es leur ami. Prouve-le en leur disant de renoncer à cette folie avant qu’il soit trop tard. Des gamines inconscientes qui vont trop loin risquent d’être punies très sévèrement.
Mat brûlait d’envie de reculer. Teslyn était si près qu’elle le touchait presque. Au lieu de fuir, il afficha son sourire le plus insolent. Au pays, ça lui avait toujours attiré des ennuis, mais ici, ça semblait la chose à faire. Les dés qui roulaient dans sa tête n’avaient aucun rapport avec ces sœurs, sinon, ils se seraient immobilisés. Et le médaillon veillait au grain.
— Aveugles, dites-vous ? Il me semble au contraire qu’elles y voient très bien.
L’ancienne Sage-Dame aurait eu sacrément besoin qu’on la remette à sa place et la Fille-Héritière, malgré son statut, avait besoin elle aussi d’une leçon d’humilité, mais ce n’était pas une raison pour laisser ces femmes parler mal de Nynaeve. Et s’il fallait défendre Elayne dans la foulée, pourquoi pas ?
— C’est peut-être vous qui devriez renoncer à vos folies…
Le sourire de Joline s’évanouit. Teslyn le remplaça par un rictus de son cru, à mi-chemin entre la hyène et le vautour.
— Nous en savons long à ton sujet, maître Cauthon.
Teslyn avait l’air d’une femme désireuse d’écorcher quelqu’un vif, le premier candidat étant le bon.
— Un ta’veren… Avec de très dangereuses connaissances. Et il ne s’agit pas de rumeurs…
— S’il veut avoir un avenir, dit Joline, glaciale, un jeune homme peut faire bien pire que chercher la protection de la tour. En passant, tu n’aurais jamais dû en partir.
L’estomac de Mat se noua un peu plus. Ces femmes, que savaient-elles d’autre ? Au sujet du médaillon, sûrement rien. Nynaeve et Elayne étaient au courant, plus Adeleas et Vandene – sans compter les sœurs à qui elles avaient tout répété – mais ces deux-là… Non, elles ne devaient pas savoir. Mais il y avait plus grave que sa nature de ta’veren ou que le médaillon, ou que ses liens avec Rand. Si ces femmes savaient au sujet du maudit Cor de Valère…
Si brusquement qu’il faillit en laisser tomber son chapeau, Mat se sentit tiré en arrière, loin des deux sœurs. Une femme mince, le visage lisse mais au chignon quasiment blanc venait de le saisir par la manche et un revers de sa veste. Encore à portée de main, Teslyn s’accrocha à lui de la même façon, mais sur l’autre flanc. Du coin de l’œil, Mat reconnut pour ainsi dire la sœur en robe très ordinaire qui venait de se mêler de l’affaire. Pour ainsi dire, parce qu’il s’agissait soit de Vandene, soit d’Adeleas – deux véritables sœurs, au sens familial du terme, en plus d’être des Aes Sedai – qui auraient pu être des jumelles. En tout cas, il avait un mal de chien à les distinguer.
Les deux Aes Sedai se défièrent du regard comme deux chattes qui ont mis la patte sur la même souris.
— Inutile de déchirer ma veste, grogna Mat en tentant de se libérer. Ma veste, bon sang !
Les deux femmes parurent ne pas avoir entendu. Même avec la protection de son médaillon, Mat n’avait pas très envie de saisir la main d’une Aes Sedai pour la forcer à ouvrir les doigts. Mais s’il le fallait…
Deux autres sœurs accompagnaient Adeleas ou Vandene. Une des deux, trapue, le teint sombre, les yeux inquisiteurs, ne se distinguait d’une femme normale qu’à cause de sa bague au serpent et de son châle à franges marron orné dans le dos d’une Flamme de Tar Valon. Sinon, elle semblait être à peine plus vieille que Nynaeve. Ce ne pouvait être que Sareitha Tomares, Aes Sedai depuis quelque chose comme deux ans.
— En es-tu à enlever les hommes dans les couloirs, Teslyn ? demanda l’autre sœur avec un fort accent du Cairhien. Mais en quoi peut t’intéresser un mâle qui n’est pas capable de canaliser le Pouvoir ?
Petite, le teint pâle, cette Aes Sedai en robe gris rayé de bleu et ornée de dentelle était l’incarnation même de la sœur sans âge pétrie de confiance en elle.
Mat venait d’attirer du beau monde ! Si Thom n’était pas certain que Joline ou Teslyn dirigeait la délégation d’Elaida, Merilille – l’accent du Cairhien permettait de l’identifier – commandait celle des idiotes qui avaient embobiné Egwene pour qu’elle devienne leur Chaire d’Amyrlin.
Tant il était tranchant, Mat aurait pu se raser avec le sourire que Teslyn adressa à Merilille.
— N’essaie pas de m’embrouiller, dit-elle. Mat Cauthon est un homme du plus haut intérêt. On ne devrait pas le laisser en liberté.
Comme si Mat n’avait pas été là, à tout entendre…
— Ne vous disputez pas à cause de moi, dit-il. (Il tenta de se libérer – en pure perte.) Il y a assez d’hommes pour tout le monde !
Les cinq paires d’yeux qui se braquèrent sur Mat lui firent regretter de ne pas avoir fermé sa grande gueule. Les Aes Sedai n’avaient aucun sens de l’humour. Il saisit sa manche, tira dessus, mais Adeleas – ou Vandene – sauta en arrière assez violemment pour lui arracher le tissu de la main.
Ce devait être Vandene, supposa le jeune homme. Membre de l’Ajah Vert, elle avait depuis toujours l’intention – en tout cas, il l’aurait juré – de le retourner comme un gant pour lui arracher le secret du médaillon.
Adeleas ou Vandene, elle eut un sourire à la fois entendu et amusé. Mais que trouvait-elle de drôle là-dedans ? Les autres ne le regardaient déjà plus, comme s’il s’était volatilisé.
— Il faut l’incarcérer, déclara Joline, pour sa propre sécurité et celle des autres. Trois ta’veren venant d’un même village ? L’un d’eux étant le Dragon Réincarné ? Maître Cauthon doit être envoyé sur-le-champ à la Tour Blanche.
— Joline, fit Merilille, tu surestimes ton influence dans ce palais. Si tu crois que je vais simplement te laisser faire…
— C’est toi qui surévalues ta position, Merilille.
Joline avança, dominant son adversaire de toute sa taille.
— N’as-tu pas compris que c’est pour ne pas offenser Tylin que nous ne vous avons pas encore mises au pain sec et à l’eau, toi et tes amies, avant de vous expédier à la tour ?
Mat paria que Merilille allait éclater de rire. Mais elle tourna très légèrement la tête, comme si elle voulait échapper au regard de Joline.
— Tu n’oserais pas…, souffla Sareitha.
Sous sa sérénité d’Aes Sedai, on la sentait prête à exploser.
— Ce sont des jeux d’enfants, Joline…, murmura la probable Vandene.
Oui ce devait être elle. La seule des trois rebelles qui parvenait à rester impassible.
Les joues de Merilille se colorèrent, comme si Vandene s’était adressée à elle, mais elle sembla reprendre un peu d’assurance.
— N’espère pas que nous nous laissions faire, dit-elle à Joline, et ne perds pas de vue que nous sommes cinq. Et même sept, en ajoutant Elayne et Nynaeve.
Une précision ajoutée à contrecœur…
Joline fronça les sourcils. Teslyn ne relâcha pas sa pression sur la veste de Mat, mais elle dévisagea Joline puis Merilille avec une expression indéchiffrable. Les Aes Sedai étaient comparables à un pays étranger où on ne sait jamais à quoi s’attendre avant qu’il soit trop tard. Entre ces femmes, de profonds courants circulaient. Et quand il y avait de telles tensions entre des sœurs, le pauvre type qui se retrouvait au milieu pouvait mourir sans même qu’elles s’en aperçoivent. C’était peut-être le moment de forcer des mains à s’ouvrir…
Le retour de Laren épargna cette peine à Mat. Haletant comme si elle avait couru, la domestique rondelette se fendit d’une révérence appuyée. Bien plus profonde que celle dont elle avait gratifié Mat.
— Désolée de vous déranger, Aes Sedai, mais la reine exige de voir Mat Cauthon. Navrée de cette interruption, mais si je ne le ramène pas au plus vite, il m’en cuira.
Les Aes Sedai fixèrent Laren jusqu’à ce qu’elle tressaille. Puis les deux groupes se défièrent du regard, en quête d’une éventuelle manifestation de faiblesse. Enfin, les sœurs observèrent Mat, qui se demandait si l’une d’entre elles allait finir par agir.
— Je ne peux pas faire attendre la reine, dit-il d’un ton léger.
Aux soupirs qui ponctuèrent sa déclaration, on aurait pu croire qu’il venait de pincer les fesses d’une de ces femmes. Même Laren en plissa le front de désapprobation.
— Lâche-le, Adeleas, dit enfin Merilille.
La sœur obéit. Agacé, Mat songea que les deux sœurs auraient dû porter quelque chose pour se distinguer – leur nom brodé sur la poitrine, ou des rubans de couleurs différentes.
Adeleas eut un autre sourire entendu et amusé. Mat avait ça en abomination ! Un truc de femmes, pas seulement d’Aes Sedai, et la plupart du temps, ces dames ne savaient pas elles-mêmes ce qu’elles « entendaient ».
— Teslyn ? fit Mat. La reine !
La sœur rouge était toujours accrochée à la veste, les yeux rivés sur lui comme si rien d’autre au monde n’existait.
Merilille ouvrit la bouche, hésita, puis parla, ayant à l’évidence modifié en cours de route ce qu’elle voulait dire.
— Teslyn, tu comptes le retenir comme ça jusqu’à la fin du monde ? Tu tiens vraiment à expliquer à la reine pourquoi son ordre n’a pas été exécuté ?
— Réfléchis bien aux gens avec qui tu te lies, maître Cauthon, dit Teslyn. Les mauvais choix conduisent à un avenir désagréable, même quand on est ta’veren. Oui, réfléchis bien.
Sur ces mots, elle lâcha enfin prise.
Alors qu’il suivait Laren, Mat prit garde à ne pas montrer sa hâte de s’éloigner des sœurs. Cela dit, si la domestique avait accéléré un peu le rythme, il n’aurait rien eu contre. Mais Laren avançait d’un pas digne, à l’instar d’une reine ou d’une Aes Sedai. À l’abord de la première intersection, Mat se retourna. Les cinq sœurs n’avaient pas bougé, le regardant toujours. Comme si le voir tourner la tête avait été un signal, elles se défièrent encore une fois du regard, puis partirent toutes dans une direction différente.
Adeleas prit le même couloir que Mat, mais à dix pas de le rejoindre, elle lui sourit de nouveau puis entra dans une pièce et disparut. Des courants très profonds, oui… Et Mat préférait avoir pied, quand il était dans l’eau.
Laren l’attendait, les mains sur ses hanches imposantes et l’air bien trop calme. Mais sous sa jupe, elle devait taper nerveusement du pied. Mat la gratifia de son sourire de petit garçon triomphant préféré. Qu’elles soient des gamines ou de dignes grands-mères, les femmes ne résistaient pas à celui-là. Un allié fidèle qui lui avait valu un nombre incalculable de baisers et l’avait tiré de plus d’une situation délicate. C’était presque aussi efficace qu’offrir un bouquet de fleurs.
— C’était bien joué, et je te remercie, Laren ! Car bien entendu, la reine ne veut pas me voir…
Et dans le cas contraire, Mat n’avait aucune envie de la rencontrer. Tout ce qu’il pensait de mal sur la noblesse était multiplié par trois au sujet des têtes couronnées. Rien de ce qu’il avait trouvé dans ses souvenirs empruntés n’avait changé sa position. Pourtant, certains de ses « donateurs » avaient passé beaucoup de temps en compagnie de rois ou de reines.
— À présent, si tu veux bien me montrer où sont les appartements de…
Bizarrement, le sourire sembla devoir rester sans effet.
— Je n’ai pas menti, seigneur Cauthon. Le risque aurait été beaucoup trop grand. La reine vous attend pour de bon. Vous êtes un homme très courageux…
Elle se détourna et ajouta entre ses dents :
— Ou le plus grand idiot que ce monde ait porté.
Mat supposa qu’il n’aurait pas dû entendre cette dernière remarque.
Aller voir la reine ou errer dans des lieues de couloirs avant de croiser quelqu’un qui veuille bien lui dire ce qu’il voulait savoir ? Sans hésiter, il opta pour la reine.
Par la grâce de la Lumière reine de l’Altara, maîtresse des Quatre Vents, gardienne de la mer des Tempêtes et Haute Chaire de la maison Mitsobar, Tylin Quintara attendait son visiteur dans une pièce aux murs jaunes et au plafond bleu clair. Debout devant une grande cheminée blanche au manteau de pierre sculpté pour imiter une mer démontée, Tylin n’était plus de la première jeunesse – ses longs cheveux noirs grisonnaient sur les tempes et des rides apparaissaient au coin de ses yeux – et on n’aurait pas pu la qualifier de « beauté fatale », même si la cicatrice qui zébrait chacune de ses joues s’était estompée avec le temps. En revanche, elle était plutôt jolie, et tout bien pesé, elle valait le détour. Une femme… imposante, dont les yeux se rivèrent sur Mat tels ceux d’un aigle en chasse.
En matière de pouvoir, Tylin ne représentait pas grand-chose. En deux ou trois jours de cheval, un homme pouvait être hors de portée de sa juridiction longtemps avant d’avoir quitté l’Altara. Mais ce regard, songea Mat, aurait pu forcer une Aes Sedai à reculer. Comme celui d’Isebele de Dal Calain, qui avait eu le front de convoquer la Chaire d’Amyrlin Anghara…
Encore des souvenirs parasites… Le Dal Calain avait disparu pendant les guerres des Trollocs…
— Majesté, la salua Mat, faisant un grand geste avec son chapeau puis rejetant en arrière une cape imaginaire, vous m’avez convoqué, et me voilà !
Que cette femme soit imposante ou non, il n’était pas facile de détourner le regard du généreux décolleté où le couteau de mariage pendait dans son fourreau blanc. Une très jolie vue, il fallait le reconnaître. Mais plus une femme exposait ses appas, et moins elle désirait qu’on les regarde. Ouvertement, en tout cas. Le fourreau blanc indiquait qu’une femme était veuve. Mais Mat connaissait déjà cette information – fort peu pertinente, en l’occurrence. Plutôt que de fricoter avec une reine, il aurait préféré s’unir à la tueuse au visage de renarde.
Discipliner son regard ne fut pas facile, mais le jeune homme y parvint. S’il lui déplaisait, la reine appellerait sans doute des gardes plutôt que de dégainer le couteau à manche incrusté de gemmes qu’elle portait glissé dans sa ceinture – en or tissé, afin de rappeler le collier auquel pendait son couteau de mariage. Était-ce pour ça que les dés roulaient toujours dans la tête du jeune flambeur ? L’éventualité d’un rendez-vous fatal avec le bourreau était largement suffisante pour les garder en mouvement, non ?
Les jupons de soie blanche de la reine émirent d’agréables frous-frous tandis qu’elle traversait la pièce en direction de son visiteur puis lui tournait autour pour mieux l’étudier.
— Tu parles l’ancienne langue, dit-elle d’une voix musicale quand elle fut revenue en face de Mat.
Sans attendre de réponse, elle glissa gracieusement jusqu’à un fauteuil et s’assit, ajustant les plis de sa robe verte – sans quitter Mat des yeux un instant. Au terme d’un tel examen, elle pourrait certainement dire quand le caleçon du jeune homme avait été lavé pour la dernière fois.
— Tu veux laisser un message, et j’ai ce qu’il te faut…
D’une main ourlée de dentelle, Tylin désigna un lutrin installé sous un miroir au cadre doré. Tous les meubles, dans cette pièce, étaient sculptés et couleur bambou.
Les hautes fenêtres à trois arches qui ouvraient sur un balcon à la balustrade en fer forgé laissaient entrer une brise marine qui se révélait étonnamment agréable, même si elle n’était pas vraiment fraîche. Pourtant, Mat avait bien plus chaud que dans les rues, et ça n’avait rien à voir avec le regard de la reine.
« Deyeniye, dyu ninte concion ca’lyet ye. »
Voilà exactement ce qu’il avait dit. Encore une fois, cette maudite ancienne langue était sortie de sa gorge sans lui demander son avis. Pourtant, il avait cru avoir sous son contrôle ce petit inconvénient. Impossible de savoir quand ces dés de malheur allaient cesser de rouler, ni d’estimer pour quelle raison ils le feraient. Le mieux était de garder les yeux dans sa poche et d’ouvrir la bouche le moins possible.
— Merci, Majesté, dit-il quand même.
En prenant bien garde à la langue qu’il employait.
À la hauteur idéale pour écrire, des feuilles de parchemin attendaient sur le lutrin. Posant son chapeau contre un pied du meuble, Mat s’avisa qu’il voyait le reflet de la reine dans le miroir. Un aigle en chasse… Bon sang ! qu’avait-il donc été dire là ? Trempant dans l’encrier une plume en or – évidemment, chez une reine –, le jeune homme composa mentalement son texte avant de se pencher sur le lutrin, un bras autour du meuble. N’étant pas amateur de calligraphie, il commença à écrire d’une main maladroite.
« J’ai suivi une femme – un Suppôt des Ténèbres – jusqu’au palais loué par Jaichim Carridin. Cette tueuse a essayé de m’éliminer, un jour, et elle en avait aussi après Rand. Dans ce palais, elle a été accueillie comme une vieille amie de la maison… »
Un moment, Mat étudia son œuvre en mâchonnant le bout de la plume. Puis il s’avisa qu’il abîmait la fine et tendre dorure. Avec un peu de chance, Tylin ne s’en apercevrait pas… Elayne et Nynaeve devaient savoir, au sujet de Carridin. Très bien, quoi d’autre ? Peut-être quelques lignes pour inciter ces fichues femmes à la prudence. Qu’elles n’aillent surtout pas croire qu’il les encourageait à s’exposer.
« Soyez raisonnables. Si vous devez vraiment aller un peu partout, laissez-moi vous affecter une escorte, histoire de ne pas vous faire fendre la tête en deux. Mais ne serait-il pas temps que je vous ramène à Egwene ? Ici, il n’y a rien, à part de la chaleur et des mouches, et ni l’une ni les autres ne manquent à Caemlyn. »
Pas mal. Elles ne pouvaient pas demander plus courtois ou mieux tourné.
Après avoir séché l’encre avec un buvard, Mat plia la feuille en quatre. Dans une petite coupe dorée, une braise reposait sur du sable. Il souffla dessus pour l’attiser, puis s’en servit pour allumer une bougie. S’emparant d’un bâtonnet de cire rouge, il regarda le sceau se former puis songea soudain qu’il avait une chevalière dans sa poche. Un motif gravé par le bijoutier pour montrer son talent à la clientèle, mais c’était toujours mieux que rien. La bague se révéla un peu plus longue que le petit rond de cire, mais la plus grande partie de l’emblème s’y imprima.
Pour la première fois, Mat regarda pour de bon la chevalière qu’il avait achetée contraint et forcé. Dans un cadre constitué d’une série de croissants, un renard semblait sur le point de capturer deux oiseaux qu’il avait forcés à s’envoler. Mat eut un sourire ravi. Une main aurait été idéale, à cause de la Compagnie, mais cet emblème ferait l’affaire. Pour s’en tirer avec Elayne et Nynaeve, il aurait bien besoin de la ruse d’un renard. Et tant pis si elles n’étaient pas exactement du genre à s’envoler… De toute façon, son médaillon l’avait transformé en un ami déterminé des renards.
Mat écrivit le nom de Nynaeve au-dessus du sceau. Puis, à la réflexion, il ajouta celui d’Elayne. L’une ou l’autre devrait voir ce message au plus vite.
Alors qu’il se retournait, brandissant la lettre scellée, il sursauta, car ses doigts pliés frôlèrent l’imposante poitrine de Tylin. Reculant contre le lutrin, les yeux ronds, il tenta de ne pas rougir jusqu’à la racine des cheveux. La bonne tactique était de regarder exclusivement le visage de la reine, et d’oublier ce malencontreux contact, histoire de ne pas embarrasser davantage cette noble dame. Car enfin, il ne l’avait pas entendue approcher, tout bêtement. Comme elle le tenait déjà pour un rustre, autant ne pas en rajouter.
— Il y a là-dedans des choses que vous devez savoir, Majesté. (Il n’y avait pas assez d’espace entre eux pour qu’il brandisse la lettre.) Jaichim Carridin reçoit des Suppôts des Ténèbres dans son palais – je dis bien « reçoit », pas « fait venir sous bonne garde ».
— Tu en es certain ? Bien sûr que oui ! Personne ne lancerait une telle accusation sans certitude. (Tylin plissa le front, puis elle secoua la tête, et sa peau redevint parfaitement lisse.) Parlons de choses plus plaisantes, si tu veux bien.
Mat eut envie de crier. Il révélait à cette femme que l’émissaire des Capes Blanches était un Suppôt des Ténèbres, et elle se contentait de plisser le front.
— Tu es le seigneur Mat Cauthon ?
Le point d’interrogation était uniquement pour le titre. Songeant qu’une reine pouvait trouver inconvenant qu’un visiteur se fasse passer pour un seigneur, Mat eut plus que jamais l’impression d’être une souris lorgnée par un aigle.
— Mat Cauthon, simplement.
Cette femme aurait détecté un mensonge, Mat en aurait mis sa tête à couper. De plus, laisser croire aux gens qu’il avait du sang noble était une ruse – dont il aurait préféré se passer, s’il avait eu le choix. À Ebou Dar, on pouvait se faire défier en duel à tous les coins de rue. Mais à part d’autres seigneurs, peu de gens s’en prenaient aux seigneurs. Malgré sa ruse, en un mois, Mat avait assommé plusieurs crétins, fait couler le sang de quatre abrutis et couru sur un quart de lieue pour échapper à une femme.
Le regard de la reine le rendait nerveux – et ces dés qui ne cessaient pas de rouler ! Il fallait qu’il sorte d’ici.
— Majesté, si vous voulez bien me dire où je peux déposer cette lettre…
— La Fille-Héritière et Nynaeve Sedai ne parlent pas souvent de toi, mais quand on sait entendre ce qui n’est pas dit…
Comme si de rien n’était, Tylin tendit une main et caressa la joue de Mat. En mâchonnant la plume, s’était-il taché ? Les femmes adoraient effacer les taches – y compris sur les hommes. Pourquoi les reines auraient-elles été différentes ?
— Ce qu’elles ne disent pas, mais que j’entends quand même, c’est que tu es un indomptable filou, un flambeur invétéré et un grand amateur de femmes.
Les yeux dans ceux de Mat, le visage de marbre et le regard d’aigle, Tylin… caressa l’autre joue de Mat.
— Les hommes indomptables sont souvent les plus intéressants. Pour la conversation, je veux dire…
Du bout de l’index, Tylin suivit le tracé des lèvres du jeune homme.
— Toi, tu es un filou indomptable qui voyage avec des Aes Sedai… Un ta’veren qui leur fait un peu peur, je crois… Qui les mets mal à l’aise, en tout cas. Pour faire ça à des sœurs, il faut avoir de sacrées tripes Comment vas-tu infléchir la Trame à Ebou Dar, « seulement » Mat Cauthon ?
La main de Tylin glissa jusqu’au cou de Mat, qui sentit son pouls battre sous des doigts fin et doux.
Bouche bée, il recula, poussant le lutrin contre le mur. La seule façon de s’en sortir, c’était d’écarter la reine ou de lui donner ce qu’elle voulait. Enfin, les femmes ne se comportaient pas ainsi ! Bien sûr, certains de ses souvenirs « volés » semblaient indiquer le contraire, mais c’étaient de très vagues et indirectes réminiscences. Seules les batailles étaient très claires dans sa tête, et dans les circonstances présentes, ça ne lui serait d’aucun secours.
Tylin sourit sans que ça altère le moins du monde son regard de prédatrice. Mat sentit que ses cheveux brûlaient d’envie de se dresser sur sa tête.
Son regard accrochant par hasard le miroir, la reine se retourna brusquement, abandonnant son « interlocuteur » médusé.
— Je ferai en sorte que nous reprenions cette conversation, maître Cauthon. Je…
Feignant la surprise, Tylin se tut lorsque la porte s’ouvrit en grand. En fait, elle l’avait vue bouger dans le miroir.
Clopinant un peu, un jeune homme mince entra dans la pièce, son regard perçant s’arrêtant à peine sur Mat. Ses cheveux noirs lui tombant sur les épaules, le type avait jeté sur ses épaules une de ces bizarres vestes qui semblaient ne pas avoir été conçues pour qu’on les porte. En soie verte, celle-là arborait des léopards sur les revers et une chaîne d’or sur un côté.
— Mère…, fit le nouveau venu.
Il s’inclina devant Tylin puis se toucha les lèvres du bout des doigts.
— Beslan…
Manifestant enfin un peu de chaleur, Tylin embrassa le jeune homme sur les deux joues puis sur les paupières. Le ton glacial qu’elle avait utilisé avec Mat n’était plus qu’un souvenir.
— Je vois que ça s’est bien passé…
— Pas si bien que ça…, soupira Beslan.
Malgré son regard d’aigle – un héritage familial ? – il avait une voix et des manières très douces.
— Nevin m’a tailladé la jambe durant la deuxième passe d’armes, puis il a glissé pendant la troisième, et du coup, je lui ai transpercé le cœur et non le bras droit. L’offense ne valait pas une vie, et maintenant, je dois présenter mes condoléances à sa veuve.
Le sourire radieux de Tylin parut incongru chez une femme dont le fils venait de tuer un homme par erreur.
— Va la voir, mais ne reste pas longtemps. Qu’on me crève les yeux si je me trompe, mais Davindra sera sûrement le genre de veuve qui entend être consolée. Tu risques de devoir l’épouser ou d’être obligé de tuer tous ses frères.
Au ton de Tylin, la première possibilité aurait été une catastrophe, et la seconde un agaçant désagrément.
— Mon fils, je te présente maître Mat Cauthon. C’est un ta’veren, et j’espère que vous deviendrez amis. Vous irez peut-être ensemble au bal de la Nuit de Swovan, qui sait ?
Mat en frémit jusqu’aux orteils. Lui, aller où que ce soit avec un type qui se battait en duel et dont la mère voulait lui caresser la joue ?
— Je n’aime pas trop les bals…, marmonna-t-il.
À Ebou Dar, on était fou des fêtes. Haute Chasaline à peine passée, cinq festivités étaient prévues durant les dix jours à venir, et sur les cinq, deux étaient à cheval sur deux soirées.
— Je gambille dans les tavernes – malfamées, j’en ai peur. Rien qui vous conviendrait, prince Beslan.
— Au contraire, ce sont mes établissements préférés ! Les bals sont pour les vieilles personnes et leurs mignons.
Après cette déclaration, tout s’enchaîna au plus mal. Avant que Mat ait compris ce qui lui arrivait, Tylin l’eut ligoté comme un vulgaire saucisson. Beslan et lui allaient assister ensemble à toutes les fêtes ! Sans exception ! Pour le prince, ça s’appelait « chasser ». Quand Mat précisa sans réfléchir « chasser les filles » – dans son état normal, il n’aurait jamais dit ça devant la mère de quelqu’un – Beslan éclata de rire puis lança :
— Les filles ou les duels, mon ami ! Des bouches en cœur ou des lames brillantes ! Qu’on danse avec l’amour ou avec la mort, c’est toujours exaltant. Qu’en penses-tu, Mat ?
Tylin eut un sourire plein de tendresse pour son fils.
Mat émit un rire grinçant. Ce type était aussi cinglé que sa mère.