Perrin glissa le manche de sa hache dans la boucle de sa ceinture, l’orientant pour qu’il aille dans la direction opposée à son carquois, puis il prit son arc débandé, jeta ses sacoches de selle sur son épaule et sortit sans un regard en arrière de la pièce qu’il avait partagée avec Faile. Un lieu où il avait été heureux, la plupart du temps… Et où il ne reviendrait jamais. Chaque fois qu’il se sentait bien quelque part avec sa femme, était-il condamné à ne pas y retourner ? Il espérait bien que non.
Dans les couloirs, tous les domestiques portaient une tenue noire. Un ordre de Rand, peut-être… Ou une initiative de ces gens, qui avaient dû être mal à l’aise sans livrée – comme si ça les empêchait de se sentir à leur place au palais. En outre, quand on songeait aux Asha’man, le noir était une couleur adaptée à Rand.
Empestant la peur, tous les serviteurs qui aperçurent le jeune homme détalèrent sans demander leur reste.
Pour une fois, les yeux jaunes de Perrin n’étaient pour rien dans cette affaire. Simplement, il ne faisait pas bon rester près d’un homme sur lequel le Dragon Réincarné, le matin même, avait déchaîné sa rage. En public, pour ne rien arranger…
Sous ses sacoches de selle, Perrin fit remuer son épaule. Voilà un sacré bout de temps qu’on n’était pas parvenu à le soulever de terre et à le propulser dans les airs. Mais jusque-là, personne n’avait essayé ce coup-là avec le Pouvoir de l’Unique.
Un moment en particulier restait gravé dans sa mémoire.
Perrin se releva péniblement, une main sur son épaule meurtrie et le dos appuyé contre la colonne carrée qui avait brutalement interrompu son vol plané. S’il n’avait pas quelques côtes cassées, ce serait un miracle… Dans le hall d’honneur du Soleil, quelques nobles venus demander telle ou telle faveur à Rand s’efforçaient de regarder ailleurs. En fait, ils essayaient même de faire comme s’ils n’étaient pas là. Seul Dobraine ne jouait pas à ce petit jeu, secouant sa tête grise tandis que Rand marchait de long en large dans la salle.
— Avec les Aes Sedai, je fais ce que je veux ! Tu m’entends, Perrin ? Ce que je veux !
— Tu les as abandonnées entre les mains des Matriarches, dit Perrin en s’écartant de la colonne. Sans savoir si elles dorment dans des draps de soie ou si on les a égorgées. Tu n’es pas le Créateur !
— Je suis le Dragon Réincarné ! cria Rand. Je me fiche de la façon dont on les traite. Elles méritent de croupir dans un donjon.
Quand il cessa de regarder le plafond pour river les yeux dans ceux de Rand, Perrin ne put s’empêcher de frémir. Deux étangs gelés aux reflets bleus… Brillant sur un visage par ailleurs distordu par la souffrance…
— Hors de ma vue, Perrin ! Tu as compris ? Pars de Cairhien. Aujourd’hui ! Sans délai. Je ne veux plus jamais te revoir.
Se détournant, Rand se dirigea vers la sortie, les nobles s’égaillant sur son passage comme une volée de moineaux.
Perrin essuya le sang qui perlait à un coin de sa bouche. Pendant quelques instants, il aurait juré que Rand allait le tuer…
Après avoir secoué la tête, histoire de chasser cet horrible souvenir, Perrin tourna dans un couloir latéral… et tomba nez à nez avec Loial. Un gros baluchon attaché dans le dos, un sac pendant à l’épaule – assez gros pour y fourrer un mouton –, l’Ogier utilisait son énorme hache de guerre comme un bâton de marche. Les poches de sa redingote, incroyablement grandes, étaient littéralement bourrées de livres.
Quand il vit Perrin, les oreilles de Loial se redressèrent. Mais ça ne dura pas. Ses longs sourcils en berne, le pauvre Ogier se décomposa.
— J’ai entendu, Perrin, dit-il. Rand n’aurait pas dû faire ça. Les mots en l’air font parfois plus mal que les armes. Je suis sûr qu’il va réfléchir. Demain, peut-être…
— Aucun problème, fit Perrin. De toute façon, Cairhien est une ville trop bien léchée pour moi. Je suis un forgeron, pas un courtisan. Demain, je serai très loin d’ici.
— Faile et toi, vous pourriez venir avec moi. Avec Karldin, nous allons faire la tournée des Sanctuaires. En passant par les Chemins.
Le jeune type blond au visage étroit qui se tenait derrière Loial cessa de foudroyer Perrin du regard pour étudier dubitativement l’Ogier. Portant lui aussi un baluchon et un grand sac, il avait en plus une épée sur la hanche. Malgré la veste bleue, Perrin identifia un des Asha’man.
Karldin ne semblait pas ravi d’être en face de Perrin Yeux-Jaunes. Il sentait la colère, mais une colère glacée.
— Où est Faile ? demanda Loial en sondant le couloir.
— Elle… me rejoindra aux écuries. Nous avons eu… eh bien, des mots…
La stricte vérité. Parfois, on eût dit que Faile adorait crier.
— Loial, si j’étais toi, je n’en parlerais pas dans un endroit public. Des Chemins, je veux dire…
Loial eut un soupir à faire sursauter un taureau, mais il baissa le ton :
— Je ne vois personne d’autre que nous…
À plus de trois ou quatre pas derrière Karldin, nul n’aurait pu entendre clairement cette phrase. Les oreilles de l’Ogier fouettèrent soudain l’air – il n’y avait pas d’autre verbe – puis revinrent en place.
— Tout le monde craint d’être vu en ta compagnie. Après tout ce que tu as fait pour Rand…
— Il faut y aller, dit Karldin en tirant l’Ogier par la manche.
Il gratifia Perrin d’un regard glacial. Pour lui, aucune personne mal vue du Dragon Réincarné n’avait la moindre valeur.
Était-il connecté à la Source en cet instant ? C’était fort possible…
— Oui, oui, fit Loial en agitant vaguement un des battoirs qui lui tenaient lieu de mains. (Mais il s’appuya à sa hache, l’air pensif.) Je n’aime pas ça, Perrin… Rand t’a chassé et il m’envoie en mission. Comment vais-je finir mon livre ? (Il toussota, embarrassé.) Bon, ce n’est pas le problème… Qui peut dire où est Mat, en ce moment ? Après toi, Rand chassera Min, s’il continue comme ça… Ce matin, il n’a pas voulu la voir, et il m’a envoyé lui dire qu’il n’était pas là. Je crois qu’elle a compris que je mentais…
» Perrin, il va se retrouver seul ! « C’est terrible, la solitude. » Voilà exactement ce qu’il m’a dit. Il prévoit de chasser tous ses amis.
— La Roue tisse comme elle l’entend, mon ami.
Loial parut surpris que Perrin emploie cette phrase si chère à Moiraine. Mais il avait beaucoup réfléchi à l’Aes Sedai, dernièrement. Incontestablement, elle avait eu sur Rand une influence modératrice.
— Adieu, Loial. Prends soin de toi et ne te fie à personne, sauf quand tu ne peux pas faire autrement.
Perrin évita soigneusement de regarder Karldin.
— Tu ne peux pas penser ça, Perrin, s’écria Loial, enclin à accorder sa confiance à tout le monde. Venez avec moi, Faile et toi !
— Nous nous reverrons un jour, dit Perrin, plein de compassion, avant de s’éloigner à grands pas.
Il détestait mentir, et en particulier à un ami.
Dans les écuries du nord, les choses se passèrent exactement comme à l’intérieur du palais. Dès que les garçons d’écurie aperçurent Perrin, ils laissèrent tomber leur fourche à fumier ou leurs étrilles et déguerpirent par une porte dérobée. Ou allèrent se cacher à l’étage, dans le foin, comme les oreilles de Perrin le lui apprirent, captant des bruits qui auraient échappé à une personne normale.
Perrin sortit Trotteur de sa stalle, lui passa une bride et l’attacha à un anneau mural doré. Puis il alla chercher l’équipement du cheval dans une sellerie au sol de marbre où presque toutes les selles et toutes les rênes étaient surchargées d’or et d’argent. Pour que des écuries aient un sol de marbre – même dans les stalles, sous la paille – il fallait vraiment être dans un fichu palais !
Enfourchant sa monture, il sortit des écuries, ravi de tourner définitivement le dos aux dorures et aux splendeurs stériles.
Au nord de la ville, il s’engagea sur la route qu’il avait empruntée dans l’autre sens quelques jours plus tôt, répondant à l’appel de Rand, et la suivit jusqu’à ce que Cairhien ne soit plus en vue dans son dos. Il bifurqua alors vers l’est, où la forêt reprenait ses droits, passa une grande colline et s’arrêta au sommet de la suivante. Émergeant des arbres sur Hirondelle, Faile vint à sa rencontre, Aram la suivant comme son ombre sur son propre cheval. Dès qu’il vit Perrin, le Zingaro rayonna, mais ça ne voulait pas dire grand-chose, car il divisait très équitablement sa vénération entre le jeune homme et son épouse.
— Mon mari…, dit Faile.
Elle aurait pu être plus glaciale, mais l’odeur de la colère et de la jalousie se mêlait toujours à celle de son délicieux savon aux herbes. En cape de voyage, des gants rouges aux mains et des bottes de la même couleur aux pieds, la jeune femme portait une des jupes d’équitation qu’elle affectionnait tant. Prête pour l’aventure, avec pas moins de quatre couteaux accrochés à sa ceinture !
Bain et Chiad suivaient à pied les cavaliers. Il y avait aussi Sulin, avec une dizaine d’autres Promises. Perrin fronça les sourcils. Qu’allait penser Gaul de ces derniers développements, lui qui s’affirmait pressé d’avoir Bain et Chiad pour lui tout seul ?
Les autres compagnons de Faile étaient encore plus surprenants.
— Que font-ils là ? demanda Perrin en désignant les cavaliers qui restaient en retrait.
Il reconnut Selande, Camaille et une grande Tearienne, toutes trois en vêtements d’homme et armées d’une épée. Le type costaud vêtu d’une veste aux manches bouffantes, les cheveux attachés par un ruban sur sa nuque, mais la barbe huilée et soigneusement taillée en pointe, lui parut également familier. Les deux autres hommes, des Cairhieniens, ne lui dirent rien. Mais leur jeune âge et le ruban qui nouait également leurs cheveux l’incitèrent à penser qu’ils appartenaient aussi à l’« ordre guerrier » de Selande.
— J’ai pris Selande et certains de ses amis à mon service, annonça Faile comme si elle parlait de la pluie et du beau temps. (Mais son odeur contredisait sa nonchalance.) Sinon, ils auraient fini par avoir des problèmes, en ville. Ils ont besoin d’être guidés. Dis-toi que c’est de la charité. Ces jeunes gens ne te gêneront pas.
Perrin soupira et se gratta la barbe. Quand sa femme lui cachait des choses, un homme avisé ne le lui jetait jamais à la figure. Surtout quand il avait épousé Faile, qui promettait de devenir un jour l’égale de sa terrible mère. Si ce n’était pas déjà fait. Ces jeunes gens ne le gêneraient pas ? Combien de chiens perdus sans collier avait donc recueillis Faile ?
— Tout est prêt pour le départ ? D’ici peu, un crétin quelconque croira se faire bien voir de Rand en lui apportant ma tête. J’aimerais être loin d’ici à ce moment-là.
— Personne ne te volera ta tête, mon époux…
Faile eut un rictus et marmonna entre ses dents, sûre que Perrin entendrait :
— À part moi, peut-être. (Elle reprit son ton normal.) Oui, tout est prêt.
Les hommes de Deux-Rivières attendaient dans une clairière en colonne par deux – un long serpent dont la queue, invisible, atteignait probablement le pied du versant de la colline.
Voyant que l’étendard à la tête de loup et l’Aigle de Manetheren battaient au vent en tête de la colonne, Perrin ne rata pas une nouvelle occasion de soupirer. Des Promises, une autre dizaine, étaient accroupies à côté des porte-étendard. En face d’elle, Gaul… eh bien, Aiel ou pas Aiel, il n’y avait qu’une façon de décrire son expression : il tirait la tête, presque boudeur comme un enfant.
Quand il eut mis pied à terre, deux hommes en veste noire approchèrent pour saluer Perrin en se tapant du poing sur le cœur.
— Seigneur Perrin, dit Jur Grady, nous sommes ici depuis la nuit dernière. Prêts au départ.
La bonne bouille burinée de fermier de Grady aurait presque réconforté Perrin. Fager Neald, en revanche, le mettait mal à l’aise. Dix ans plus jeune que Grady, et alors qu’il n’était peut-être lui aussi qu’un paysan, il se donnait sans cesse des grands airs, cirant sa piteuse moustache pour qu’elle paraisse pointue comme une fourche.
Alors que Grady était un Dévoué, Neald, un simple soldat, n’avait pas d’épée d’argent accrochée à son col, mais ça ne l’empêchait pas de brasser de l’air en permanence. Ni de parler…
— Seigneur Perrin, est-il vraiment nécessaire d’emmener ces femmes avec nous ? Elles ne nous attireront que des problèmes. De la première à la dernière, je te le dis !
Leur châle enroulé autour des bras, une partie des femmes dont parlait Neald se tenaient non loin des hommes de Deux-Rivières. Dans ce groupe de six Matriarches, Edarra semblait être la plus vieille. Comme les autres, elle regardait les deux voyageuses que Neald avait désignées de la tête tout en parlant. L’autre partie des femmes qu’il jugeait encombrantes…
À dire vrai, Perrin partageait les inquiétudes de l’Asha’man. Dans une robe de soie verte, incarnation de la réserve et même de la froideur, Seonid Traighan s’efforçait d’ignorer les Aielles. Comme tous les Cairhieniens, à part ceux qui s’efforçaient de leur ressembler, elle méprisait les hommes et les femmes du désert. En revanche, quand elle aperçut Perrin, elle prit les rênes de sa monture de l’autre main et flanqua un coup de coude dans les côtes à Masuri Sokawa. Celle-ci sursauta – les sœurs marron étaient souvent plongées dans des rêveries éveillées –, eut un regard morne pour sa collègue de l’Ajah Vert, puis regarda Perrin. Le genre de coup d’œil qu’elle aurait jeté à un animal étrange et peut-être dangereux, histoire de s’assurer qu’il n’allait pas l’attaquer. Ces deux Aes Sedai avaient juré d’obéir à Rand al’Thor, mais arriveraient-elles à se soumettre à Perrin Aybara ? Si donner des ordres à des sœurs ne semblait pas naturel, c’était toujours mieux que d’en recevoir d’elles.
— Tout le monde vient, Neald. Filons avant qu’on nous repère.
Faile eut un soupir dédaigneux.
Grady et Neald saluèrent de nouveau Perrin, puis ils allèrent se camper au milieu de la zone dépourvue d’arbres. Sans qu’il soit possible de dire duquel c’était l’œuvre, un trait lumineux vertical apparut dans les airs, tourna sur lui-même et devint peu à peu un portail pas tout à fait assez haut pour qu’on puisse le franchir à cheval. De l’autre côté, on apercevait des arbres très semblables à ceux qui poussaient sur les collines environnantes.
Grady voulut traverser le premier, mais il fut bousculé par Sulin et une petite horde de Promises voilées. Apparemment, les Aielles avaient décidé que l’honneur de franchir les portails en premier leur revenait, et elles n’étaient pas prêtes à s’en laisser déposséder.
En songeant à une bonne centaine de problèmes qu’il n’avait pas envisagés jusque-là, Perrin traversa à son tour, Trotteur tenu par la bride. De l’autre côté, le terrain était moins pentu, et les arbres se révélèrent moins densément implantés que dans la cuvette qu’il venait de quitter. En outre, ils étaient plus grands, mais tout aussi desséchés, y compris les pins. À part les chênes et les lauréoles, Perrin ne reconnut pas d’autres variétés. Enfin, il nota que l’air était encore plus chaud que là d’où il venait.
Faile suivit son mari, mais quand il se dégagea du portail vers la gauche, elle fit tourner Hirondelle à droite. Arrivant derrière eux, Aram les regarda alternativement, se demandant que faire – jusqu’à ce que Perrin désigne sa femme du menton. Le Zingaro « renégat » se dirigea vers Faile, mais Bain et Chiad, toujours voilées, furent plus rapides que lui à la rejoindre.
Alors que Perrin avait ordonné aux hommes de Deux-Rivières de passer juste après lui, Selande et une bonne vingtaine de jeunes Cairhieniens et Teariens des deux sexes émergèrent du portail, tenant leur cheval par la bride. Une vingtaine ! Accablé, Perrin s’arrêta à côté de Grady, qui sondait les environs.
Une fois que Gaul fut passé, Dannil fut le premier des hommes de Deux-Rivières à franchir le portail. Les autres suivirent, eux aussi tenant leur cheval par la bride. Bien entendu, les porte-étendard marchaient sur les talons de Dannil – qui aurait été inspiré de raser sa ridicule moustache – et ils déployèrent leurs fichus drapeaux dès qu’ils le purent.
— Les femmes me dépasseront toujours, marmonna Gaul.
Perrin ouvrit la bouche pour défendre Faile, mais il s’avisa à temps que l’Aiel parlait de Bain et de Chiad.
— Tu as une épouse, Grady ? demanda Perrin.
— Sora, oui…, répondit distraitement l’Asha’man, toujours concentré sur le paysage.
À coup sûr, il était connecté à la Source. Dans cette forêt, la visibilité était très bonne, mais ça n’empêchait pas que quelqu’un puisse vous sauter dessus sans être vu.
— Je lui manque, reprit Grady, presque comme s’il pensait à voix haute. C’est une chose qu’on apprend vite à sentir… Mais j’aimerais savoir pourquoi elle a mal au genou…
— Elle a mal au genou, répéta Perrin. À l’instant même, elle souffre…
Grady s’aperçut que le jeune seigneur le dévisageait, ainsi que Gaul. Il cilla, puis recommença à scruter les environs.
— Excuse-moi, seigneur Perrin, mais j’ai une mission de surveillance à remplir…
Après un long silence, l’Asha’man reprit la parole :
— C’est une découverte d’un nommé Canler… Le M’Hael n’aime pas qu’on se permette de découvrir des choses, mais quand c’est fait…
Une moue amère laissa penser que Taim n’était pas indulgent, y compris quand « c’était fait »…
— Selon nous, c’est un peu comme le lien entre les Champions et les Aes Sedai. Parmi nous, un homme sur trois est marié. Ou du moins, a gardé sa femme une fois qu’elle a appris ce qu’il était. Quand deux époux sont séparés, ce « lien » leur permet de savoir qu’ils se portent bien. Un homme aime sentir que sa femme est saine et sauve.
— C’est bien vrai, approuva Perrin.
Que fichait donc Faile avec ces idiots qui jouaient aux Aiels ? Elle était en selle, à présent, et ils l’entouraient, la regardant avec de grands yeux. Était-elle capable de se lancer aussi dans cette absurde histoire de ji’e’toh ? Hélas, oui…
Avec les trois Champions qu’elles avaient à elles deux, Seonid et Masuri franchirent le portail derrière les derniers hommes de Deux-Rivières. Puis ce fut le tour des Matriarches. Rien de surprenant, puisqu’elles étaient là pour surveiller les Aes Sedai. Seonid fit mine d’enfourcher sa monture, mais Edarra dit quelques mots puis désigna un gros chêne noueux. Les deux Aes Sedai tournèrent la tête vers la Matriarche, se consultèrent du regard et guidèrent leurs montures jusqu’à l’arbre. Si elles se montraient toujours aussi dociles, les choses auraient une chance de ne pas trop mal se passer. Enfin, « dociles »… Seonid avait le cou raide comme une barre de fer.
Les chevaux de rechange arrivèrent ensuite sous l’œil vigilant d’hommes de Dobraine censés être compétents. Perrin repéra aussitôt Marcheur, son autre monture. La femme qui le tenait par la bride avait rudement intérêt à savoir ce qu’elle faisait !
Une multitude de charrettes chargées de ravitaillement suivirent, les conducteurs fouettant leur attelage comme s’ils avaient peur que le portail se referme sur eux. Une charrette ayant une bien moindre contenance qu’un chariot, il avait fallu en mobiliser des dizaines. Et bien entendu, si on avait renoncé aux chariots, c’était parce qu’ils n’auraient pas pu traverser le portail. À l’évidence, Grady et Neald étaient incapables d’en créer un aussi grand que ceux de Rand ou de Dashiva.
Lorsque la dernière charrette fut passée, Perrin envisagea d’ordonner la fermeture du portail. Mais puisque Grady était de ce côté, c’était Neald qui le maintenait ouvert, et il était encore sur la colline, dans les environs de Cairhien. Rien à faire pour empêcher la suite des événements…
Berelain apparut, tenant par la bride une jument aussi blanche qu’Hirondelle était noire. Par bonheur, sa robe d’équitation avait un col montant. Hélas, à partir de la taille, elle était aussi moulante qu’une tenue du Tarabon.
Nurelle était avec la Première Dame, ainsi que Bertain Gallenne, le seigneur capitaine de sa Garde Ailée. Grisonnant et borgne, l’officier arborait son cache sur l’œil comme d’autres une plume au chapeau.
Les Gardes Ailés, plus de neuf cents cavaliers en armure rouge, arrivèrent ensuite. Nurelle et tous ceux qui avaient combattu aux puits de Dumai portaient une cordelette jaune nouée en haut du bras gauche.
Berelain enfourcha sa jument et partit d’un côté avec Gallenne tandis que Nurelle mettait les Gardes Ailés en formation. Entre la Première Dame et Faile, il y avait au bas mot cinquante pas, mais Berelain prit soin de se placer à un endroit où la femme de Perrin et elle pouvaient se foudroyer du regard. Si froidement que le jeune homme en eut la chair de poule. Faire fermer la marche à Berelain, alors que Faile l’ouvrait, avait semblé une bonne idée. Mais il allait devoir subir cette comédie tous les soirs. Que la Lumière brûle Rand !
Neald passa enfin. Lissant sa ridicule moustache, il se pavana d’abondance puis consentit enfin à faire disparaître le portail. Personne ne l’ayant regardé avec admiration, il se rembrunit et sauta vivement en selle.
Ayant lui-même enfourché Trotteur, Perrin avança jusqu’au sommet d’une petite pente. Tout le monde ne pourrait pas le voir, mais l’essentiel était qu’on l’entende. Quand il s’immobilisa, il y eut du mouvement dans les rangs, chacun cherchant la meilleure position pour bien voir.
— Comme le savent tous les yeux et les oreilles de Cairhien, quels que soient leurs employeurs, j’ai été banni, la Première Dame de Mayene retourne chez elle et vous avez tous disparu comme de la brume au soleil.
Au grand étonnement de Perrin, tous éclatèrent de rire. Des cris se firent entendre – « Perrin Yeux-Jaunes » – et ils ne sortaient pas seulement de la gorge des hommes de Deux-Rivières. En attendant que ça se calme, le jeune seigneur constata que Faile ne criait pas. Elle n’avait pas ri, et Berelain non plus. Avec un bel ensemble, elles secouaient la tête, ne parvenant pas à croire que Perrin avait décidé d’en dire si long. Puis elles se virent, comme dans un miroir, et leurs têtes s’immobilisèrent aussitôt. Elles détestaient être d’accord ! Pourtant, quand elles regardèrent Perrin, il vit exactement la même chose dans leurs yeux. À Deux-Rivières, il y avait un vieux dicton. Bien entendu, tout dépendait de qui le disait, des circonstances et des intentions de l’orateur…
« Un homme a toujours tort. »
La grande spécialité des femmes, avait-il appris, était de culpabiliser de pauvres types qui n’en pouvaient mais…
— Certains d’entre vous se demandent sûrement où nous sommes, et ce que nous y faisons. (Dans le silence revenu, il y eut quelques ricanements.) Eh bien, nous sommes au Ghealdan…
Il y eut des murmures émerveillés – voire incrédules – à l’idée d’avoir avalé en un seul pas quelque six cents lieues.
— Notre première mission est de convaincre la reine Alliandre que nous ne sommes pas là pour envahir son pays.
Berelain était censée s’entretenir avec la souveraine. Et Faile le ferait payer très cher à son mari.
— Ensuite, nous devrons trouver un homme qui s’est baptisé lui-même le Prophète du seigneur Dragon.
Pas une partie de plaisir non plus, cette tâche. Même avant de devenir fou, Masema n’était pas un joyeux luron…
— Ce Prophète sème le trouble, mais nous allons lui faire savoir que Rand al’Thor refuse qu’on terrorise les gens pour les rallier à sa cause. Ensuite, nous les ramènerons, ses hommes et lui, sous l’aile du seigneur Dragon.
Et pour ça, nous flanquerons à Masema la trouille de sa vie, s’il le faut…
Il y eut des vivats, puis des cris affirmant que le Prophète filerait doux, quand on se serait occupé de lui. Un tel vacarme, en vérité, qu’il fallait espérer que le village le plus proche soit à une bonne dizaine de lieues ! Même les charretiers et les palefreniers donnèrent de la voix.
Pour sa part, Perrin pria pour que tout se passe bien… et très vite. Plus rapidement il aurait mis de la distance entre Berelain, sa femme et lui, mieux ça vaudrait. Pas de surprise, bonne ou mauvaise, voilà ce qu’il désirait tandis que la colonne chevaucherait vers le sud. Pour une fois, il allait bien falloir qu’être ta’veren lui serve à quelque chose !