Lorsqu’on introduisit dans son bureau une certaine dame Shiaine, en tout cas, c’était le nom qu’elle se donnait, Jaichim Carridin ne leva pas tout de suite les yeux de la lettre qu’il était en train d’écrire. Piégées, trois fourmis tentaient en vain d’échapper à l’encre en cours de séchage. En ce monde, tout était condamné à mourir, mais les fourmis, les cancrelats et d’autres sortes de vermines semblaient résister à tout. Avec un buvard, Carridin sécha délicatement l’encre. Il n’allait pas tout recommencer à cause de trois fourmis. S’il n’envoyait pas ce rapport, ou s’il expédiait un compte rendu annonçant son échec, il risquait d’être condamné, exactement comme ces insectes pris au piège. Pourtant, c’était l’éventualité d’un autre échec qui lui nouait l’estomac.
Au moins, il n’avait pas à craindre que Shiaine lise ce qu’il avait écrit, car le texte était rédigé dans un langage codé connu de deux hommes seulement, à part lui-même…
Beaucoup de bandes de « fidèles du Dragon » étaient en réalité manipulées par un noyau d’hommes travaillant pour Carridin. Les autres étaient composées de bandits, voire de gens qui avaient réellement juré fidélité à cette vermine d’al’Thor. Pedron Niall n’apprécierait pas cette partie du rapport, mais la mission de Carridin avait consisté à plonger l’Altara et le Murandy dans le chaos. Eh bien, c’était fait, ce chaos serait attribué au soi-disant Dragon Réincarné, et Niall et ses Fils de la Lumière apparaîtraient comme prévu sous les traits des seuls sauveurs possibles. Les deux pays vivaient désormais dans la peur. Les rumeurs sur les sorcières de Tar Valon qui les traversaient constituaient en quelque sorte la cerise sur le gâteau. Des Aes Sedai et des fidèles du Dragon… Les sœurs qui raflaient les jeunes filles et tiraient les ficelles d’un faux Dragon, des villages brûlés et des hommes cloués sur la porte de leur grange… Ces histoires se répandaient partout, désormais. Niall serait ravi. Et bien entendu, il enverrait d’autres ordres. Mais comment pouvait-il espérer que Carridin enlève Elayne Trakand alors qu’elle séjournait au palais Tarasin ? C’était absurde…
Avisant une nouvelle fourmi qui s’apprêtait à grimper sur sa feuille de parchemin, Carridin l’écrasa sans pitié. Ce faisant, il passa le tranchant de sa main sur un mot qui devint aussitôt illisible. Tout le rapport serait à refaire ! Mourant soudain d’envie de boire un verre, il se souvint qu’il y avait une fiasque d’eau-de-vie sur un guéridon qui flanquait la porte. Mais pas question que cette femme le voie boire ! Étouffant un soupir, il poussa la lettre sur le côté puis sortit un mouchoir d’un tiroir afin d’essuyer sa main.
— Alors, Shiaine, tu as enfin avancé ? Ou viens-tu simplement quémander de l’argent ?
Trônant sur le grand fauteuil où elle avait pris place, la visiteuse eut un sourire dédaigneux.
— Toute recherche implique des frais, dit-elle avec ce qui aurait pu passer pour l’accent d’une noble andorienne. Surtout quand on ne veut pas attirer l’attention.
Bien des gens auraient été impressionnés d’avoir Jaichim Carridin en face d’eux – même en train de nettoyer sa plume, comme il était en train de le faire. De fait, avec son visage d’acier aux yeux profondément enfoncés dans leurs orbites et sa cape blanche ornée du soleil étincelant des Fils de la Lumière et du bâton de berger écarlate de la Main de la Lumière, l’homme avait de quoi glacer les sangs.
Pas pour Mili Skane, cependant. Le véritable nom de l’espionne, même si elle ignorait que Carridin le savait. Fille d’un sellier qui officiait dans un village proche de Pont-Blanc, elle était partie pour la Tour Blanche à quinze ans – un autre détail de sa biographie qu’elle croyait secret. Devenir un Suppôt des Ténèbres parce que les sorcières lui avaient dit qu’elle ne serait jamais capable de canaliser le Pouvoir n’était certes pas une façon brillante de commencer sa carrière. Mais avant son seizième anniversaire, Mili s’était déjà trouvé un « cercle » à Caemlyn, et elle avait commis son premier meurtre. Depuis, en sept ans, elle en avait ajouté dix-neuf. C’était une des meilleures tueuses sur le marché, et elle pouvait trouver n’importe qui ou n’importe quoi en un clin d’œil.
Les références qu’on avait transmises à Carridin lorsqu’on lui avait envoyé Mili… Désormais, elle dirigeait un cercle dont les membres, très souvent nobles, étaient presque tous plus vieux qu’elle. Mais ces choses-là ne comptaient pas parmi les serviteurs du Grand Seigneur des Ténèbres. Un autre cercle à la solde de Carridin était commandé par un mendiant borgne édenté qui prenait un bain par an, et encore, quand il y pensait. Si les circonstances avaient été différentes, Carridin lui-même aurait pu s’agenouiller devant le vieux Cully – le seul nom que l’épave puante reconnaissait comme sien. Comme tous les membres de son cercle, noble ou non, « dame Shiaine » devait elle aussi se prosterner devant le vieux Cully. L’idée qu’elle se serait agenouillée en un éclair si ce rebut d’humanité était entré dans le bureau exaspérait Carridin. Parce que devant lui, elle s’asseyait en toute décontraction, les jambes croisées et battant du pied comme si elle avait hâte d’en avoir terminé. Quelqu’un devant qui même le vieux Cully aurait rampé avait donné l’ordre à cette femme d’obéir aveuglément à Jaichim. Certes, mais il avait absolument besoin de réussir, et elle pouvait l’y aider. Que les plans de Niall soient ruinés importait peu. En revanche, ceux de l’Inquisiteur…
— À ceux qui remplissent leur mission, dit Carridin en posant sa plume sur le présentoir en ivoire, beaucoup de choses peuvent être pardonnées.
Très grand, Carridin se servait de cet avantage quand il entendait menacer quelqu’un. Même quand il était assis, il le savait, les miroirs au cadre doré accrochés à un mur renvoyaient l’image d’un homme puissant et dangereux.
— Même les robes, les soirées de jeu et les bijoux payés avec l’argent qui aurait dû servir à glaner des informations.
Le pied de Mili s’immobilisa un instant. Puis elle recommença à l’agiter, mais son sourire parut forcé et ses joues blanchirent légèrement. Les membres de son cercle lui obéissaient au doigt et à l’œil. Mais sur un seul mot de Carridin, ils l’auraient suspendue par les pieds et écorchée vive.
— Tu n’as pas fait grand-chose, pas vrai ? On dirait même que tu n’as pas avancé du tout.
— Vous savez très bien que les obstacles ne manquent pas…, souffla Mili.
Mais elle parvint à soutenir le regard de son employeur.
— Des excuses… Parle-moi de ceux que tu as surmontés, pas de ceux qui t’ont fait trébucher. Si tu sabotes cette mission, ta chute risque d’être sans fin…
Carridin se leva, tourna le dos à Mili et se dirigea vers une fenêtre. En cas d’échec, lui aussi chuterait, et il ne voulait pas que la tueuse le lise dans ses yeux.
Haute de plafond, avec un sol dallé de vert et de bleu et des murs céruléens, la pièce restait relativement fraîche, sauf à proximité des fenêtres, qui laissaient passer une partie de l’air chaud. La bouche sèche, Carridin sentait presque l’eau-de-vie, à l’autre bout du bureau. Il n’allait pas pouvoir attendre que Mili soit partie…
— Seigneur Carridin, comment puis-je demander à mes gens de se renseigner ouvertement sur des artefacts liés au Pouvoir ? Pour attirer l’attention, ce serait radical. Et n’oubliez pas qu’il y a des Aes Sedai en ville…
Sondant la rue à travers les jours de l’encadrement de la fenêtre, Carridin pinça les narines à cause de l’odeur. Toutes sortes de rebuts d’humanité grouillaient dehors.
Les cheveux coiffés en deux longues tresses, à la mode de l’Arafel, un type portant une épée dans le dos venait de lancer une pièce de cuivre à un mendiant manchot. Foudroyant d’abord du regard cette aumône, le loqueteux la fourra quand même dans sa poche et recommença à implorer la charité, braillant comme un cochon qu’on égorge.
Une veste rouge déchirée sur le dos, un homme en pantalon jaune vif sortit en courant d’une boutique, un rouleau de tissu sous un bras. Il fut immédiatement suivi par une femme blonde criant au voleur – pour les besoins de la cause, elle avait relevé l’ourlet de sa jupe au-dessus de ses genoux – elle-même suivie par un garde un peu trop enveloppé qui brandissait une matraque.
Le cocher d’un fiacre rouge laqué arborant sur les flancs les pièces d’or et la main ouverte symboles des prêteurs sur gages menaçait de son fouet le conducteur d’un chariot bâché dont l’attelage s’était malencontreusement emmêlé les jambes avec le sien. Bien entendu, les deux hommes beuglaient à pleins poumons.
Accroupis derrière une carriole branlante, des gamins des rues chapardaient de petits fruits tout ratatinés qu’on avait sans nul doute apportés de la campagne.
Dans sa robe rouge poussiéreuse qui moulait ses formes généreuses, une Tarabonaise aux cheveux noirs tressés, voilée bien entendu, descendait la rue sous les regards concupiscents de tous les mâles.
— Mon seigneur, il me faut du temps. Il m’en faut ! Je ne peux pas réussir l’impossible, et surtout pas en quelques jours.
De la vermine, tous ces gens. Un ramassis de chercheurs d’or, de Quêteurs du Cor, de voleurs de réfugiés et même de Zingari. La lie de la terre. Afin d’éliminer cette racaille, il serait facile d’organiser des émeutes. En cas de mécontentement populaire, les étrangers étaient toujours les premiers boucs émissaires. Ensuite venaient les voisins avec qui on s’était querellé, les herboristes et les guérisseuses, et tous les pauvres gens sans amis, surtout s’ils vivaient seuls. Intelligemment manipulée, avec tout le soin qu’on pouvait y mettre, une bonne émeute pouvait faire s’écrouler ce fichu palais Tarasin sur la tête de Tylin, cette pécheresse inutile, et sur celles des maudites sorcières.
Carridin foudroya du regard la foule de miteux. L’ennui, avec les émeutes, c’était qu’elles échappaient vite à tout contrôle. Si la garde civile se remuait un peu, de vrais Suppôts des Ténèbres risquaient d’être arrêtés. Et s’il y avait parmi eux des membres de cercles que Carridin avait fait mine de pourchasser… De plus, une révolte, même très brève, perturberait le travail de tous les agents de l’Inquisiteur. Tylin ne valait pas de tels inconvénients. En réalité, elle ne comptait pas du tout, cette femme.
Non, ce n’était pas le moment… Décevoir Niall était une chose, mais Carridin devait être prudent avec son véritable maître.
— Seigneur Carridin…, fit Mili, s’impatientant. (Carridin ne l’avait jamais laissée mariner dans son jus si longtemps.) Seigneur, quelques membres de mon cercle se demandent pourquoi nous cherchons…
Carridin fit mine de se retourner afin de remettre à sa place l’impudente – il avait besoin de résultats, pas d’excuses et encore moins de questions – mais la voix de la tueuse mourut à ses oreilles quand ses yeux se posèrent sur un jeune homme qui se tenait de l’autre côté de la rue, un peu en diagonale, sa veste bleue assez chargée de broderies rouges et jaunes sur les manches et les revers pour faire le bonheur de deux nobles. Plus grand que la moyenne, il s’éventait avec un chapeau noir à larges bords, ajustant de l’autre main le foulard noir qu’il portait autour du cou, tout en conversant avec un vieillard aux cheveux blancs.
Si le vieux type ne lui disait rien, Carridin reconnut sans peine le jeune homme. Mais soudain, il eut l’impression qu’on venait de lui passer une corde autour du cou, et qu’on tirait au maximum sur le nœud coulant. Un instant, un visage caché par un masque rouge emplit son champ de vision. Des yeux plus noirs que la nuit le fixèrent puis se transformèrent en fournaises sans fond – tout en continuant à le dévisager. Dans sa tête, le monde explosa en colonnes de feu et en défilement d’images, la douleur lui arrachant une suite infinie de hurlements intérieurs.
Les silhouettes de trois jeunes hommes apparurent, en suspension dans l’air, et l’une d’elles se mit à briller. Celle du gars au chapeau, dans la rue. De plus en plus brillante, au point de risquer d’aveugler Carridin.
Un cor en or fondit soudain sur lui, sonnant la fin de son âme, puis explosa en un cercle de lumière scintillante qui enveloppa Carridin, lui glaçant les sangs jusqu’à ce que l’infime partie de lui-même encore consciente de qui il était ait la certitude que ses os allaient être réduits en poudre. Une dague au pommeau orné d’un rubis jaillit du néant, sa lame incurvée venant s’enfoncer jusqu’à la garde entre ses deux yeux. Tout disparut, la souffrance balayant sur son passage toutes les idées que Carridin pouvait avoir eues avant d’être soumis à ce désastre. S’il s’était rappelé comment faire, il aurait été jusqu’à implorer ce Créateur dont il s’était détourné depuis longtemps. Se souvenant encore qu’il avait des cordes vocales, il aurait hurlé – mais pour ça, n’aurait-il pas fallu qu’il ait encore conscience d’être un humain ?…
Carridin leva une main pour la porter à son front, et il se demanda pourquoi elle tremblait. Et sa tête qui lui faisait si mal… Quelque chose était arrivé… La rue, en bas… En un clin d’œil, tout avait changé. Les gens, les véhicules, tout… à croire qu’une heure était passée sans qu’il s’en aperçoive. Plus grave encore, Cauthon s’était volatilisé.
Bon sang ! il aurait voulu vider cul sec la fiasque d’eau-de-vie !
Shiaine s’était tue, s’avisa-t-il soudain. Il devait se retourner, et continuer à la sermonner.
Penchée en avant comme si elle voulait se lever, la tueuse avait une main en l’air et l’autre posée sur l’accoudoir de son fauteuil. Son visage étroit brûlait de défi, mais celui-ci n’était pas dirigé vers Carridin. Immobile, elle ne cillait pas et l’Inquisiteur n’aurait pas pu jurer qu’elle respirait.
Mais ce n’était pas elle qui comptait.
— On broie du noir, Carridin ? demanda Sammael. Puis-je au moins espérer que c’est en rapport avec la mission que je t’ai confiée ? Tu sais, ce que je t’ai envoyé chercher…
Un peu plus grand que la moyenne, sans plus, et bien charpenté, Sammael portait une veste à col montant de style illianien si surchargée de fil d’or qu’on ne voyait presque plus qu’elle était verte. C’était un Élu, certes, mais ça n’expliquait pas tout. Quelque chose de plus lui conférait son incroyable stature. Son regard bleu plus glacé que le cœur de l’hiver ? La balafre qui zébrait son visage de la lisière de ses cheveux blonds à celle de sa barbe coupée au carré ? Carridin n’aurait su le dire. Mais tout ce qui se dressait sur le chemin de cet homme était condamné à l’oubli et à la destruction, ça ne faisait aucun doute.
S’il l’avait rencontré par hasard, Carridin aurait été terrifié au premier coup d’œil par Sammael…
S’écartant de la fenêtre, l’Inquisiteur courut se jeter à genoux devant l’Élu. Pour les sorcières de Tar Valon, il brûlait de haine, et il en avait autant au service de tous ceux qui utilisaient le Pouvoir, maniant une force qui avait jadis disloqué le monde et qu’aucun mortel n’aurait dû simplement toucher. Mais Sammael, qui recourait à ce même Pouvoir, n’était pas un mortel ordinaire. À supposer qu’il en soit un, d’ailleurs… Car s’il servait bien le Grand Seigneur, il ne connaîtrait jamais la tombe.
— Grand Maître, j’ai vu Mat Cauthon.
— Ici ?
Un moment, Sammael parut étonné. Puis il murmura quelque chose, et le seul mot qu’il capta glaça le sang de Carridin dans ses veines.
— Grand Maître, tu sais que je ne trahirai jamais…
— Toi ? Imbécile, tu n’en aurais pas les tripes ! Tu es sûr d’avoir vu Cauthon ?
— Oui, dans la rue… Je suis sûr de pouvoir le retrouver.
Sammael se lissa la barbe, regardant à travers Carridin comme s’il n’était pas là. L’Inquisiteur détestait avoir l’air insignifiant – surtout quand il l’était bel et bien.
— Non, dit Sammael. Ta quête est plus importante – la seule qui compte, à tes misérables yeux. La mort de Cauthon serait un événement heureux, mais pas si elle attire l’attention sur cette ville. S’il se révèle que le mal est déjà fait, parce qu’il s’intéresse à ce que tu cherches, il faudra qu’il meure. Sinon, ça peut attendre.
— Mais…
— Serais-tu devenu sourd ? (Sammael eut un sourire qui, du côté de sa balafre, avait tout d’un rictus.) Récemment, j’ai vu Vanora, ta sœur. En piteux état, vraiment. Elle criait, elle pleurait, elle s’arrachait les cheveux en tremblant… Tu sais, les femmes souffrent plus que les hommes des « attentions » des Myrddraals. Mais il faut bien que nos Blafards aient eux aussi un peu de plaisir, non ? Cela dit, ne t’inquiète pas, les souffrances de Vanora ont été courtes. Avec l’appétit des Trollocs, ça n’a pas traîné… Les gens qui désobéissent peuvent eux aussi se retrouver au-dessus des flammes d’un feu de cuisson. J’ai cru voir Vanora sourire, Carridin. En tournant sur une broche, sourirais-tu aussi ?
L’Inquisiteur déglutit péniblement. Il eut une brève pensée pour Vanora, si prompte à rire et tellement douée pour l’équitation – au point de s’aventurer à cheval là où d’autres ne seraient pas allés à pied. Sa sœur préférée… Certes, mais elle était morte, et lui non. Si la clémence existait en ce monde, ça n’avait pas été pour elle.
— Grand Maître, je vis pour servir et obéir.
Carridin ne se tenait pas pour un lâche. Mais personne ne désobéissait plus d’une fois à l’un des Élus.
— Dans ce cas, trouve ce que je t’ai chargé de chercher ! Je sais que cet artefact est caché quelque part dans ce cloaque puant qu’on ose appeler une ville. Un maudit kjasic, oui ! Je cherche depuis toujours les ter’angreal, les angreal et même les sa’angreal. Je les piste, Carridin, et c’est à toi de les trouver. Ne me pousse pas à perdre patience.
— Grand Maître… Il y a des sorcières ici. Des Aes Sedai, j’ignore exactement en quel nombre. Si elles entendent parler de…
Faisant signe à Carridin de se taire, Sammael, les mains croisées dans le dos, marcha de long en large dans le bureau. Il ne semblait pas inquiet, seulement… pensif.
— Je t’enverrai quelqu’un, dit-il enfin, pour s’occuper de ces Aes Sedai. (Il éclata de rire.) J’aimerais voir la tête qu’elles tireront… Bien, je te donne un peu plus de temps. Après, quelqu’un d’autre aura peut-être sa chance. (Il saisit une mèche de cheveux de Mili, toujours pétrifiée.) Cette femme sautera sans doute sur l’occasion.
Carridin en frissonna. Les Élus étaient prompts à la disgrâce. Et ils ne laissaient jamais passer un échec.
— Tu n’es pas très chanceux, Carridin, dit Sammael, toujours souriant. Prie pour que ça change quand tu exécutes mes ordres. On dirait que quelqu’un s’assure que ceux d’Ishamael soient exécutés, au moins en partie.
L’Élu souriait, mais il semblait tout sauf amusé. Ou était-ce la balafre ?
— Tu as mal servi Ishamael, et pour ça, tu as perdu toute ta famille. Moi seul te protège, désormais. Il y a très longtemps, j’ai vu trois Myrddraals forcer un homme à leur livrer sa femme puis chacune de ses filles. Ensuite, il les a implorés de lui couper la jambe droite, puis la gauche, et enfin de lui brûler les yeux.
Le ton détaché rendait plus terrible encore l’évocation de ces horreurs.
— C’était un jeu entre eux, comprends-tu, afin de déterminer jusqu’à quel point il supplierait qu’on le découpe en morceaux. À la fin, ils ont laissé sa langue au peu qu’il restait de lui. C’était un homme puissant, beau et célèbre. Tout le monde l’enviait. Eh bien, sache que personne n’aurait jalousé ce que les Myrddraals ont pour finir jeté aux Trollocs. Tu n’imagines pas les cris que poussait ce carré de viande. Trouve pour moi ce que je cherche, Carridin. Si je te retire ma protection, tu le regretteras.
Une ligne lumineuse verticale apparut soudain devant l’Élu. Tournant sur elle-même, elle s’ouvrit pour former dans l’air un grand… trou. Carridin eut un petit cri. À travers un trou dans l’air, il voyait un endroit où de la brume dérivait entre d’épaisses colonnes. Sammael traversa ce passage, qui se referma derrière lui, ne laissant qu’une étrange boule de feu dont l’image se grava dans les rétines de l’Inquisiteur. Celui-ci se releva péniblement. L’échec était toujours puni, mais désobéir à un Élu revenait à signer sa sentence de mort.
Shiaine recouvra soudain sa liberté de mouvement et finit de quitter son siège.
— Écoute-moi bien, Bors, commença-t-elle.
Elle s’interrompit, étudia la fenêtre devant laquelle Carridin aurait dû se trouver, puis bougea la tête, trouva enfin l’Inquisiteur et sursauta. À la façon dont elle écarquillait les yeux, il aurait tout aussi bien pu s’agir d’un Élu.
Personne ne pouvait désobéir à un Élu et survivre. Sentant sa tête sur le point d’exploser, Carridin plaqua les mains sur ses tempes.
— En ville, il y a un homme appelé Mat Cauthon. Tu vas…
Mili hocha la tête, l’air entendu.
— Tu le connais ?
— Ce nom me dit quelque chose, éluda la tueuse. Les proches de Rand al’Thor restent rarement anonymes.
Carridin avança. Mal à l’aise, Mili croisa les bras défensivement, mais elle ne céda pas de terrain.
— Que vient faire à Ebou Dar un fichu garçon de ferme ? demanda-t-elle. Et comment… ?
— Ne me casse pas les oreilles avec tes questions idiotes, Shiaine !
De sa vie, Carridin n’avait jamais eu si mal à la tête. On eût dit que des dagues enfoncées dans ses yeux atteignaient son cerveau. Personne ne survivait à…
— Tu vas charger les membres de ton cercle de localiser Cauthon. Tous tes gens, et sans tarder !
Le soir même, le vieux Cully devait venir en passant par les écuries. Mais Mili n’avait pas besoin de savoir qu’il y aurait d’autres limiers sur la piste.
— Rien d’autre ne compte.
— Mais je pensais que…
La tueuse se tut quand Carridin la saisit à la gorge. Une dague apparut dans sa main, mais il la lui arracha. Pour qu’elle cesse de se débattre, il la renversa sur la table, une de ses joues faisant baver l’encre encore humide de la missive à Pedron Niall de toute façon à recommencer.
Carridin abattit la dague juste à côté de la joue de Mili. Par hasard, la lame, avant de percer le papier, traversa la patte d’une fourmi. L’insecte se débattit tout aussi inutilement que la femme, un peu plus tôt…
— Mili, tu n’es qu’un insecte !
Carridin avait si mal à la tête, désormais, que sa propre voix était une torture.
— Il est temps que tu le comprennes. Rien ne ressemble plus à un insecte qu’un autre insecte, et si le premier ne convient pas…
Mili suivit du coin de l’œil le pouce qui s’abattit sur la malheureuse fourmi.
— Maître, je vis pour obéir et servir…
La tueuse avait dit ces mots au vieux Cully chaque fois qu’il les avait vus ensemble, Carridin et elle, mais jamais elle ne les avait prononcés à l’intention de l’Inquisiteur.
— Voilà comment tu vas m’obéir, femme…
Personne ne survivait à la désobéissance. Personne…