— Mère, tu as demandé à être réveillée avant le lever du soleil…
Egwene ouvrit les yeux – elle s’était programmée pour sortir du sommeil quelques instants plus tard – et ne put s’empêcher de sursauter en découvrant le visage penché sur elle. Luisant de sueur, cet ovale austère n’était pas vraiment une vision agréable, au réveil. Meri se montrait toujours très respectueuse, mais ses narines pincées, ses lèvres serrées et son regard désapprobateur signifiaient clairement qu’elle n’avait jamais vu une personne être à la hauteur de ce qu’elle prétendait valoir. Et son ton sec gâchait l’effet de toutes ses paroles aimables.
— J’espère que tu as bien dormi, mère.
Une gentillesse, mais dite avec une mimique accusant la pauvre Egwene d’être une abominable paresseuse.
Les cheveux noirs de Meri, remontés en rouleaux serrés sur ses oreilles, semblaient tirer douloureusement sur tout son visage. Et les frusques grises qu’elle portait en permanence, trop épaisses pour cette chaleur, n’arrangeaient rien à son allure sinistre.
Accablée de n’avoir pas pu se reposer un minimum, Egwene bâilla puis se leva de son lit de camp, se lava les dents avec du bicarbonate de soude et se débarbouilla pendant que Meri sortait sa tenue de la journée. Quand elle eut enfilé ses bas et sa chemise, elle consentit à ce que Meri l’habille. « Consentir » était le bon verbe.
— Dénouer tout ça va te faire mal, mère, murmura la lugubre servante en s’attaquant aux cheveux d’Egwene à grands coups de brosse.
La jeune femme faillit répliquer qu’elle n’avait pas délibérément emmêlé ses cheveux pendant la nuit.
— J’ai cru comprendre que nous marquerons une pause aujourd’hui, mère.
« Encore de la paresse », sembla dire le reflet de Meri dans le miroir.
— Cette nuance de bleu ira très bien à ton teint, mère, ajouta la servante en commençant à boutonner la robe de sa maîtresse.
Cette fois, son visage semblait accuser de vanité l’infortunée Egwene.
Soulagée à l’idée que Chesa s’occuperait d’elle le soir, la jeune femme posa l’étole sur ses épaules et s’en fut avant que Meri en ait vraiment terminé avec elle.
À l’est, on n’apercevait pas encore les premières lueurs de l’aube. Tout autour du camp, le terrain très irrégulier était une succession de buttes et de ravins. Parfois hautes de centaines de pieds, les collines déchiquetées semblaient avoir été malaxées par des doigts géants. La nuit régnait toujours sur le camp installé entre deux de ces collines, mais il grouillait pourtant déjà d’activité sous la chaleur qui ne se dissipait jamais vraiment. De bonnes odeurs de petit déjeuner flottaient déjà dans l’air et des gens couraient dans tous les sens. Cela dit, ce n’était rien par rapport aux matins où la colonne devait se remettre en route juste après l’aube.
Une novice avisée s’acquittant toujours de ses corvées le plus vite possible, des robes blanches allaient et venaient dans toutes les directions. Fidèles à eux-mêmes, les Champions déambulaient sans hâte, mais même les serviteurs qui apportaient le petit déjeuner aux Aes Sedai ne semblaient pas pressés, ce matin. Si on les comparait aux novices, bien sûr…
Tout le camp entendait tirer parti de la halte. Un concert de jurons et de bruits métalliques annonçait par exemple que les conducteurs s’affairaient déjà à réparer leurs chariots. Des sons plus sourds, ceux de marteaux, signalaient que les maréchaux-ferrants étaient déjà à l’ouvrage sur les fers des chevaux. Les fabricants de bougies avaient déjà sorti et aligné leurs moules et les restes de chandelles soigneusement récupérés fondaient déjà dans de grands chaudrons. De l’eau pour les bains et la lessive chauffait dans d’autres immenses marmites, et des hommes et des femmes déposaient déjà à côté des montagnes de linge.
Egwene accorda fort peu d’attention à tout ça. Concentrée sur Meri, elle se répéta pour la énième fois que la pauvre femme n’était pas nuisible volontairement. Après tout, on ne pouvait pas changer son visage… Certes, mais avoir Romanda pour servante aurait été à peine plus désagréable. Cette idée fit sourire Egwene. La malheureuse « maîtresse » de Romanda aurait vite appris à bien se tenir. Dans un tel duo, aucun doute sur celle des deux qui aurait obéi au doigt et à l’œil.
Un cuisinier grisonnant occupé à racler les cendres dans le foyer d’un four de campagne s’interrompit pour partager d’un sourire l’amusement d’Egwene. Quand il s’avisa qu’il avait affaire à la Chaire d’Amyrlin, pas à n’importe quelle jeune femme encline à se lever tôt, son sourire s’effaça, il s’inclina bien bas et se remit promptement à l’ouvrage.
Si Egwene renvoyait Meri, Romanda n’aurait plus qu’à se trouver une nouvelle espionne. Et la pauvre servante recommencerait à traîner sa misère de village en village. Tirant sur sa robe – elle avait réellement fichu le camp avant que tout soit parfait –, Egwene sentit sous ses doigts un petit sac de lin dont les cordons étaient enroulés à sa ceinture. Inutile de porter à son nez ce sachet pour humer son odeur de pétales de rose et d’herbes aromatiques.
La Chaire d’Amyrlin en soupira d’accablement. Une tête de bourreau, des rapports réguliers à Romanda, sans nul doute, et pourtant, la volonté de faire son travail du mieux possible. Pourquoi n’y avait-il jamais rien de facile ?
Alors qu’elle approchait de la tente qui lui servait de bureau – beaucoup de gens l’appelaient le bureau de l’Amyrlin, comme celui de la Tour Blanche – une solennelle satisfaction vint chasser chez Egwene les tracas que lui causait Meri. Chaque fois que la colonne s’arrêtait toute une journée, Sheriam arrivait avant Egwene avec une imposante liasse de pétitions. Une blanchisseuse implorant la clémence alors qu’elle était accusée de vol et qu’on avait trouvé des bijoux cousus dans sa robe, ou un forgeron qui demandait un certificat de travail qui lui ferait autant de bien qu’un emplâtre sur une jambe de bois – sauf s’il avait l’intention de quitter la colonne, et encore… Une bourrelière implorait la Chaire d’Amyrlin de bien vouloir prier pour qu’elle accouche d’une fille. Ou un soldat de Gareth Bryne demandait la bénédiction de la dirigeante suprême avant d’épouser une couturière.
Bizarrement, il y avait toujours un flot de plaintes venant des novices les plus âgées – contre l’excessive sévérité de Tiana, ou la dureté des corvées supplémentaires.
En principe, tout le monde avait le droit de présenter une pétition à la Chaire d’Amyrlin. Mais les employés de la tour s’en abstenaient, et les novices ne s’y aventuraient en principe jamais. Fine mouche, Egwene soupçonnait Sheriam d’aller à la pêche aux pétitions histoire d’occuper la dirigeante de paille et d’avoir les coudées franches pour s’occuper des affaires vraiment importantes. En cette matinée, Egwene se sentait d’humeur à faire manger ses chères pétitions à la Gardienne des Chroniques.
Mais quand elle entra sous la tente, pas de Sheriam ! Ce qui n’aurait pas dû être une surprise, si on considérait les événements de la nuit. Cela dit, il y avait du monde pour accueillir la Chaire d’Amyrlin.
— Que la Lumière brille sur toi, mère, dit Theodrin en se fendant d’une révérence qui fit osciller les franges marron de son châle.
Même si sa robe boutonnée jusqu’au cou témoignait d’une grande pudeur, elle conservait la grâce légendaire des Domani. Des femmes peu réputées pour leur pudeur, en principe…
— Nous avons exécuté tes ordres, mais personne n’a vu de rôdeur autour de la tente de Marigan, cette nuit.
— Quelques hommes ont dit avoir aperçu Halima, ajouta Faolain après s’être brièvement inclinée devant Egwene, mais à part ça, ils se souviennent à peine d’être allés au lit…
La secrétaire de Delana ne faisait pas l’unanimité parmi les sœurs. Faolain se rembrunit en passant à la suite de son rapport :
— Pendant que nous enquêtions, nous avons croisé Tiana. Elle nous a dit de filer au lit et plus vite que ça !
Sans s’en apercevoir, Faolain caressa du bout de l’index les franges bleues de son châle. Selon Siuan, les nouvelles Aes Sedai avaient tendance à porter bien trop souvent cet accessoire vestimentaire…
Avec un sourire censé faire plaisir aux deux autres femmes, Egwene prit place derrière la petite table pliable. Prudemment, mais pas assez, parce que la maudite chaise branla quand même, la forçant à stabiliser un pied avec sa main. Voyant qu’un bout de parchemin dépassait de sous l’encrier en pierre, elle eut envie de s’en saisir et de le lire mais s’en abstint. Entre les sœurs, l’incivilité devenait un vrai problème. Pas question qu’elle cède à cette détestable mode. De plus, ces deux sœurs-là méritaient son attention.
— Je suis désolée que vous ayez des… difficultés, mes filles.
Élevées au statut d’Aes Sedai par un décret d’Egwene, après sa propre nomination au poste suprême, Faolain et Theodrin faisaient face aux mêmes vexations qu’elle, mais sans la protection de l’étole, si faible fût-elle. En d’autres termes, bien des sœurs les tenaient toujours pour des Acceptées. Et même si ce qui se passait dans les Ajah en sortait très rarement, on murmurait qu’elles avaient dû implorer d’être admises, des tutrices ayant été nommées pour surveiller leurs faits et gestes. Rien de semblable ne s’était jamais passé dans l’histoire – ce qui n’empêchait pas la rumeur d’être prise pour argent comptant.
Egwene n’avait fait aucune faveur à ces deux femmes. Simplement, elle s’était acquittée de ce qui s’imposait, comme toujours.
— Je parlerai à Tiana…
Ça arrangerait les choses. Pendant un jour… ou une heure.
— Merci, mère, dit Theodrin, mais ne te tracasse surtout pas pour ça. (Elle toucha aussi son châle, ce geste démentant un peu ses propos.) Tiana voulait savoir pourquoi nous étions debout si tard, mais on ne lui a rien dit.
— Garder le secret n’était pas nécessaire, ma fille…
Quel dommage que les deux sœurs n’aient pas trouvé un témoin ! Le sauveur de Moghedien resterait donc une ombre à peine aperçue. Bref, le type d’ennemi le plus inquiétant…
Egwene regarda de nouveau le petit morceau de parchemin dépassant de l’encrier. Oui, Siuan avait peut-être découvert quelque chose…
— Merci à toutes les deux…
Ayant compris qu’on la congédiait, Theodrin fit mine de se retirer, mais se ravisa quand elle vit que Faolain ne bronchait pas.
— J’aimerais avoir déjà pu tenir le Bâton des Serments, dit-elle à Egwene, afin que tu sois sûre que je ne mens pas.
— Ce n’est pas le moment d’ennuyer la Chaire d’Amyrlin…, commença Theodrin.
Puis elle croisa les mains et concentra toute son attention sur Egwene. Sur son visage, celle-ci lut de la patience mêlée à… autre chose. Étant la plus puissante des deux dans le Pouvoir, Theodrin se mettait toujours en avant. Là, elle semblait disposée à rester au second plan… Pour soutenir quoi ? se demanda Egwene.
— Ce n’est pas le Bâton des Serments qui transforme une femme en Aes Sedai, ma fille. (Et tant pis pour ce qu’en pensaient certaines !) Dis-moi la vérité, et je te croirai.
— Je ne t’aime pas ! lança Faolain, secouant la tête pour ponctuer sa déclaration. Tu le sais, pas vrai ? Tu dois penser que j’ai été dure avec toi quand tu étais encore novice, puis plus tard, quand tu es revenue à la tour après ta « fugue ». Sache que je n’ai pas changé d’avis : tu aurais dû être punie deux fois plus sévèrement. Ce que je viens de dire t’aidera peut-être à croire que je parle sincèrement. Et ne va pas t’imaginer que nous n’avons pas le choix, Theodrin et moi. Romanda a proposé de nous prendre sous son aile, et Lelaine aussi. Elles nous ont promis que nous serions soumises à l’épreuve puis élevées selon les règles, une fois de retour à Tar Valon.
Faolain s’énervait à mesure qu’elle parlait. N’y tenant plus, Theodrin intervint :
— Mère, ce que Faolain essaie de dire en tournant autour du pot, c’est que nous ne te sommes pas loyales par nécessité. Et que ce n’est pas non plus pour te remercier de nous avoir promues.
À la moue qu’elle fit, Theodrin semblait penser qu’être nommée Aes Sedai dans des circonstances si spéciales n’était pas vraiment un cadeau…
— Alors, pour quelle raison ? demanda Egwene en s’adossant à son siège.
Par miracle, celui-ci ne bascula pas en arrière.
Faolain répondit avant que Theodrin ait eu le temps d’ouvrir la bouche :
— Parce que tu es la Chaire d’Amyrlin, dit-elle, toujours énervée. Nous ne sommes pas aveugles, sais-tu ? Certaines sœurs pensent que tu es la marionnette de Sheriam, mais d’autres, plus nombreuses, croient que Romanda ou Lelaine te disent que faire et quand le faire. Ce n’est pas juste ! J’ai quitté la tour parce que Elaida agissait iniquement. Ces femmes t’ont choisie pour occuper le poste suprême. Moi, je suis à toi. Si tu veux de moi. Et si tu peux te fier à ma parole sans le soutien du Bâton des Serments. Il faut que tu me croies !
— Et toi, Theodrin ? demanda Egwene en faisant un gros effort pour se contrôler.
Savoir ce que pensaient les sœurs était déjà cruel. Mais l’entendre dire…
— Je suis aussi à toi, si tu veux de moi. (Theodrin écarta modestement les mains.) Faolain et moi ne sommes pas grand-chose, je sais, mais on dirait bien que tu devras te contenter de nous. Mère, j’avoue avoir longtemps hésité. C’est Faolain qui m’a convaincue. Franchement… (Elle tira sur son châle, qui n’en avait nul besoin.) Franchement, je ne vois pas comment tu peux prendre le dessus sur Romanda et Lelaine. Mais toutes les deux, nous essayons de nous comporter comme de vraies Aes Sedai, même si nous ne le sommes pas vraiment. Mère, quoi que tu dises, nous ne le serons pas tant que les autres sœurs ne nous verront pas comme leurs égales. Et pour ça, il faudra que nous passions l’épreuve, puis que nous prêtions les Trois Serments.
Egwene tira le morceau de parchemin de sous l’encrier et le fit crisser entre ses doigts tout en réfléchissant. Dans cette affaire, Faolain était la meneuse ? Voilà qui semblait aussi invraisemblable qu’un loup copinant avec un berger. « Antipathie » était un doux euphémisme pour qualifier ce que Faolain éprouvait pour Egwene – qui de son côté ne l’avait jamais vue comme une amie potentielle. Si ces deux-là avaient accepté la proposition de Romanda ou de Lelaine, la mentionner était un excellent moyen d’endormir les soupçons de la Chaire d’Amyrlin.
— Mère, dit Faolain.
Elle s’interrompit, surprise d’entendre dans sa bouche ce mot qu’elle n’avait pas utilisé de la soirée. Puis elle reprit :
— Mère, je sais que tu vas avoir du mal à nous croire, puisque nous n’avons jamais tenu le Bâton des Serments, mais…
— Pourrais-tu cesser ça ? demanda Egwene.
La prudence était une belle et bonne chose, mais elle ne pouvait pas se permettre de refuser tous les serments de loyauté par crainte d’un complot.
— Tu crois que les gens se fient aux Aes Sedai à cause des Trois Serments ? Ceux qui nous connaissent savent que nous pouvons distordre ou contourner la vérité quand ça nous chante. Pour moi, les Trois Serments sont aussi nuisibles qu’utiles, voire plus. Je vous croirai tant que je n’aurai pas la preuve que vous mentez, et je me fierai à vous tant que vous ne vous serez pas montrées indignes de confiance. Exactement la façon dont les gens normaux se comportent entre eux…
En y réfléchissant, les Serments ne changeaient pas grand-chose. La plupart du temps, il fallait croire une sœur sur parole. Les Trois Serments incitaient surtout les gens à s’inquiéter, se demandant de quelle manière on les manipulait.
— Encore une chose : vous êtes toutes les deux des Aes Sedai, et je ne veux plus rien entendre au sujet de l’épreuve et du Bâton des Serments. D’accord ? Il est assez grave qu’on vous oppose ces absurdités, alors, inutile de vous les servir vous-mêmes. Suis-je bien claire ?
Faolain et Theodrin acquiescèrent puis échangèrent un long regard. Cette fois, c’était Faolain qui semblait hésiter…
Theodrin finit par s’agenouiller d’un côté du siège d’Egwene afin d’embrasser sa bague.
— Au nom de la Lumière et de mon espoir de salut et de résurrection, moi, Theodrin Dabei, je te jure allégeance, Egwene al’Vere, et, sur mon honneur et ma vie, promets de te servir et de t’obéir fidèlement.
Theodrin leva sur Egwene un regard interrogateur.
La jeune femme hocha la tête. Ce serment n’appartenait pas au rituel des Aes Sedai. C’était en gros celui qu’un noble prêtait à une tête couronnée. Et parmi les rois et les reines, certains ne bénéficiaient pas d’une loyauté si entière. Pourtant, dès que Theodrin se fut relevée avec un sourire soulagé, Faolain s’agenouilla à son tour.
— Au nom de la lumière et de mon espoir de salut et de résurrection, moi, Faolain Orande…
Tout ce qu’Egwene pouvait souhaiter… et même plus. De la part des autres sœurs, en tout cas, qui risquaient beaucoup moins que ces deux-là d’écoper des corvées quand il s’en présentait…
Quand Faolain eut terminé, elle ne se releva pas, mais resta agenouillée, le dos bien droit.
— Mère, il reste à décider mon châtiment. Pour t’avoir dit que je ne t’aime pas. Je le fixerai moi-même, si tu le désires, mais c’est ta prérogative.
Ni peur ni faiblesse… Faolain semblait prête à défier un lion du regard. Pressée de le faire, même…
Egwene dut se mordre les lèvres pour ne pas éclater de rire. Rester de marbre lui coûta un effort, mais avec un peu de chance, les deux femmes croiraient qu’elle luttait contre le hoquet. Même si elle clamait haut et fort ne pas être une véritable Aes Sedai, Faolain venait de démontrer brillamment le contraire. Parfois, les sœurs s’infligeaient une pénitence afin de conserver l’équilibre requis entre la fierté et l’humilité – un équilibre très prisé, semblait-il, puisque c’était la seule raison qu’on avançait jamais pour ce comportement – mais aucune n’insistait pour qu’on lui en inflige une. À vrai dire, c’était assez logique. Le châtiment décidé par une autre sœur risquait d’être très dur – et la Chaire d’Amyrlin, en ce domaine, était censée se montrer plus impitoyable encore que les Ajah.
Quoi qu’il en soit, beaucoup de sœurs affichaient hautement leur soumission à la volonté de la Chaire d’Amyrlin. Une arrogante manière de montrer leur absence d’arrogance… Ou, comme disait Siuan, « la fierté d’être humble ». Un moment, Egwene envisagea de condamner Faolain à manger un morceau de savon, histoire de voir la tête qu’elle tirerait – car elle avait quand même tendance à dire des saletés – mais elle se retint.
— Ma fille, avec moi, dire la vérité ne vaut jamais une pénitence. Et ne pas m’aimer n’est en rien une faute. Déteste-moi tout ton soûl, tant que tu restes fidèle à ton serment.
À part un Suppôt des Ténèbres, nul n’aurait violé un serment pareil. Mais il y avait toujours moyen de s’arranger, quand on le désirait… Cela dit, lorsqu’on affrontait un ours, deux bâtons fragiles valaient quand même mieux que rien.
Alors que Faolain écarquillait les yeux, Egwene soupira et lui fit signe de se relever. Si leurs positions avaient été inversées, la compagne de Theodrin n’aurait pas manqué d’enfoncer le visage d’Egwene dans la poussière.
— Mes filles, pour commencer, je vais vous assigner deux missions.
Les sœurs écoutèrent attentivement. Faolain ne cilla pas une seule fois, et Theodrin se tapota pensivement la lèvre d’un index. Et cette fois, quand Egwene les congédia, elles s’inclinèrent en murmurant ensemble :
— À tes ordres, mère…
La bonne humeur d’Egwene ne dura pas. Alors que Faolain et Theodrin sortaient, Meri se faufila à côté d’elles avec sur les bras le plateau du petit déjeuner de sa maîtresse. Et quand Egwene la remercia du petit sac de pétales de roses, elle répondit :
— J’ai eu un peu de temps libre, mère.
À son expression, on aurait pu croire qu’elle accusait Egwene de lui faire suivre un rythme d’enfer – le « un peu » – ou qu’elle se reprochait à elle-même de ne pas travailler assez dur – le « temps libre ». Bref, rien qui ne pût épicer agréablement une salade de fruits ! Mais le visage de cette femme aurait pu faire tourner l’infusion à la menthe d’Egwene et transformer son petit pain croustillant en un vulgaire caillou. D’ailleurs, l’infusion n’était pas assez forte, car l’intendance était à court de tisane.
La note glissée sous l’encrier ne se révéla pas plus « relevée » :
« Rien d’intéressant dans le rêve », annonçait la fine écriture de Siuan. Ainsi, elle était également allée en Tel’aran’rhiod durant la nuit. Elle s’y adonnait beaucoup à l’espionnage, mais dans le cas présent, qu’elle ait traqué Moghedien – un risque insensé – ou tenté de glaner des informations, « rien d’intéressant » restait un résultat décevant.
Egwene fit la moue, et pas seulement à cause de ce « rien d’intéressant ». Si Siuan était allée dans le Monde des Rêves, Leane ne manquerait pas de débouler à un moment ou à un autre dans le bureau de la Chaire d’Amyrlin – pour se plaindre.
Siuan n’avait plus le droit d’utiliser un ter’angreal lié à Tel’aran’rhiod, et ce depuis qu’elle avait tenté de former certaines sœurs au monde onirique. Non parce qu’elle en savait beaucoup plus long que ses élèves – de toute façon, il n’y avait pas eu beaucoup d’Aes Sedai pensant qu’elles avaient besoin d’un professeur –, mais parce qu’elle manquait de patience et jurait comme une poissonnière. D’habitude, elle parvenait à se retenir, mais là, deux éclats particulièrement violents l’avaient disqualifiée en tant qu’enseignante – et elle avait eu beaucoup de chance qu’on se contente, pour la punir, de lui refuser l’accès à ces ter’angreal. En revanche, Leane pouvait en emprunter un à volonté, et Siuan ne se gênait jamais pour l’utiliser en secret. C’était un des rares points de discorde entre les deux femmes – authentiques, en tout cas. Si elles avaient pu, toutes deux auraient passé leurs nuits dans le Monde des Rêves.
Toujours morose, Egwene canalisa un filament de Feu pour embraser le morceau de parchemin, qui faillit lui brûler les doigts. Si une espionne fouillait son bureau, des cendres ne l’avanceraient pas à grand-chose, à supposer qu’elle les remarque.
Son petit déjeuner achevé, la Chaire d’Amyrlin était toujours seule – une occurrence rarissime. Sheriam devait effectivement l’éviter, mais Siuan aurait déjà dû être là. Après avoir fini son petit pain et sa tasse d’infusion, Egwene se leva avec l’intention d’aller chercher l’ancienne Chaire d’Amyrlin.
Bien entendu, Siuan entra à ce moment précis sous la tente. Si elle avait eu une queue, elle aurait zébré l’air avec.
Egwene tissa une protection contre les oreilles indiscrètes.
— Où étais-tu donc ?
— Aeldene m’a tirée du sommeil à l’aube, marmonna Siuan en se laissant tomber sur un des tabourets. Elle croit toujours pouvoir m’arracher la liste des agents de la Chaire d’Amyrlin. Mais personne ne l’aura ! Personne !
Quand Siuan était arrivée à Salidar – une Chaire d’Amyrlin en disgrâce et calmée que le monde entier croyait morte – les sœurs auraient peut-être hésité à la laisser rester si elle n’avait pas connu tous les noms des yeux et des oreilles de la dirigeante – logique, puisque c’était son réseau – et de l’Ajah Bleu, dont elle avait dirigé l’espionnage avant d’accéder au titre suprême. Tout ça lui avait donné un peu de poids, comme les agents en poste à Tar Valon que Leane connaissait pour les avoir placés là où ils étaient.
La venue à Salidar d’Aeldene Stonebridge, qui l’avait remplacée à la tête du réseau de l’Ajah Bleu, avait tout changé pour Siuan. Jusque-là, les rapports des agents « bleus » qu’elle avait réussi à contacter avaient été remis à des femmes qui n’appartenaient pas à l’Ajah Bleu. Une entorse à la règle qui avait indigné Aeldene. Et qu’on ait crié à tous les vents qu’elle dirigeait le réseau bleu – même à l’intérieur de cet Ajah, deux ou trois sœurs seulement le savaient – avait failli lui valoir une crise cardiaque. Non contente de récupérer immédiatement son poste de chef de l’espionnage, elle avait passé à Siuan un savon qui avait dû s’entendre à des lieues à la ronde – et la Lumière seule savait par quel miracle elle ne lui avait pas sauté à la gorge.
Originaire d’un village minier des montagnes de la Brume, en Andor, Aeldene devait son nez cassé, disait-on, aux multiples rixes auxquelles elle avait participé dans sa jeunesse. Et bien entendu, sa réaction avait incité d’autres sœurs à réfléchir…
Egwene se rassit sur son siège branlant et poussa de côté le plateau du petit déjeuner.
— Aeldene ne te prendra pas ça, Siuan, et personne d’autre non plus.
Quand Aeldene avait réclamé les agents de l’Ajah Bleu, les sœurs des autres Ajah s’étaient dit qu’elle ne devait pas obtenir en prime ceux de l’ancienne Chaire d’Amyrlin. Bien entendu, personne n’avait proposé qu’ils passent sous le contrôle d’Egwene. Le Hall devait les avoir, avaient décrété Romanda et Lelaine. Chacune espérant tirer la couverture à elle, bien entendu. Pour être celle qui recevrait les rapports en premier, afin d’en tirer un meilleur avantage. Siuan étant une sœur bleue, Aeldene estimait que les espions revenaient à son Ajah d’origine. La Lumière en soit louée, Sheriam se contentait de la transmission des rapports que recevait Siuan. Ce qui était le cas huit bonnes fois sur dix…
Egwene remplit sa tasse et la posa devant Siuan avec le joli petit pot à miel en porcelaine bleue. Mais l’ancienne Chaire d’Amyrlin n’y toucha pas. Comme si sa colère l’avait abandonnée, elle s’était affaissée sur son tabouret.
— On ne pense jamais à sa puissance…, soupira-t-elle. On sait par exemple qu’on est plus forte qu’une autre femme, mais on n’y réfléchit pas vraiment. Tout ce qu’on sait, c’est qu’on domine – ou qu’on est dominée, dans d’autres cas. Naguère, personne ne me dominait. Personne depuis… (Elle baissa les yeux sur ses mains, croisées sur son giron.) Parfois, quand Romanda ou Lelaine me harcèlent, ça me frappe soudain comme une tempête. Elles me sont tellement supérieures, désormais, que je devrais tenir ma langue en attendant d’avoir la permission de parler. Même Aeldene m’en impose, et elle est tout juste dans la moyenne. (Elle se força à reprendre une posture plus digne.) Je m’adapte à la réalité, dirait-on. C’est profondément ancré en nous, avant même que nous recevions le châle. Ce respect de la hiérarchie… Mais je n’aime pas ça ! Pas du tout !
Egwene prit sa plume, posée près de l’encrier, puis s’empara de la fiole de sable et joua avec tandis qu’elle pesait ses mots.
— Siuan, tu connais ma position sur le changement, qui doit advenir. Nous faisons bien trop de choses simplement parce que les Aes Sedai ont toujours procédé ainsi. Mais les temps changent, et les sœurs qui croient que nous reviendrons en arrière ne comptent pas. Je doute qu’une femme ait jamais été nommée Chaire d’Amyrlin avant d’avoir reçu son châle.
Normalement, ça aurait dû provoquer une remarque sur les archives secrètes de la Tour Blanche. Selon Siuan, même si cette nomination semblait inédite, il n’existait rien qui ne se soit pas produit au moins une fois dans l’histoire de la tour. Mais l’ancienne Chaire d’Amyrlin ne réagit pas.
— Siuan, la façon de faire des Aes Sedai n’est pas la seule, et sûrement pas la meilleure en toutes circonstances. Je veux que nous choisissions toujours le meilleur chemin, et celles qui ne peuvent pas changer, ou qui ne le veulent pas, devront apprendre à se plier à ma volonté. (Egwene se pencha sur la table et tenta de prendre un ton encourageant.) Je n’ai jamais compris comment les Matriarches déterminent leur hiérarchie. En revanche, je sais que ce n’est pas lié à la puissance dans le Pouvoir. Des femmes capables de canaliser obéissent à des collègues qui ne le sont pas. Sorilea, par exemple, n’aurait jamais accédé au statut d’Acceptée. Pourtant, tout le monde lui obéit au doigt et à l’œil.
— Des Naturelles, marmonna Siuan avec un mépris dénué de véritable conviction.
— Prenons l’exemple des Aes Sedai, dans ce cas. Je n’ai pas été choisie parce que je suis la plus puissante. Pour le Hall, on sélectionne les femmes les plus sages. Idem pour les émissaires ou les conseillères. Le critère, c’est la compétence, pas la puissance.
Mieux valait ne pas détailler cette « compétence », même si Siuan ne devait pas en être dépourvue.
Egwene se radossa à son siège et laissa tomber la plume. Elle voulait secouer Siuan. Enfin, cette femme avait continué alors qu’elle était coupée de la Source, et voilà qu’elle baissait les bras maintenant ? Alors qu’elle s’apprêtait à parler de Theodrin et de Faolain – un sujet qui ne pouvait que stimuler Siuan – une femme au teint olivâtre passa à cheval devant le rabat ouvert de la tente. Comme d’habitude, la cavalière était plongée dans ses pensées sous le grand chapeau gris qui la protégeait du soleil.
— Siuan, c’est Myrelle !
Après avoir fait disparaître la protection contre les oreilles indiscrètes, Egwene sortit en trombe.
— Myrelle ! appela-t-elle.
Pour oublier qu’on la maltraitait, Siuan avait besoin d’une victoire. C’était peut-être l’occasion rêvée. Appartenant au groupe de Sheriam, Myrelle avait apparemment un secret bien à elle.
Myrelle tira sur les rênes de son hongre alezan, regarda autour d’elle et sursauta quand elle aperçut Egwene. À l’évidence, la sœur verte n’avait pas eu conscience, jusque-là, du secteur du camp qu’elle traversait. Vêtue d’une robe d’équitation vert pale, elle portait au-dessus une fine cape de voyage.
— Mère, dit-elle, si tu veux bien m’excuser, je…
— Non, pas d’excuse ! lança Egwene.
Myrelle sursauta. La preuve que Sheriam lui avait tout raconté sur les événements de la nuit.
— Je veux te parler sur-le-champ, ma fille.
Siuan était elle aussi sortie de la tente. Au lieu de regarder Myrelle mettre péniblement pied à terre, elle s’intéressa à l’homme bien bâti mais grisonnant qui avançait dans leur direction en tenant par la bride un grand étalon bai. La présence du seigneur Bryne, un plastron sur sa veste couleur chamois, était une surprise. En principe, il communiquait avec le Hall par l’intermédiaire de messagers, et quand il venait dans le camp, il n’y restait jamais assez longtemps pour qu’Egwene l’apprenne avant qu’il soit parti.
Siuan affichait une telle sérénité d’Aes Sedai qu’on en aurait presque oublié son visage juvénile.
Après un bref regard à Siuan, Bryne mit un genou en terre et, avec une grâce un peu lourdaude, appuya sur la poignée de son épée pour que le fourreau s’adapte à son mouvement. La peau tannée par le soleil, il n’était pas très grand, mais sa posture de conquérant réussissait à lui faire gagner une bonne tête. Pourtant, il n’avait rien de prétentieux. À voir son visage lustré de sueur, on aurait pu croire avoir affaire à un simple travailleur.
— Mère, puis-je te parler ? Seul à seul ?
Myrelle tenta d’en profiter pour se défiler.
— Reste où tu es ! lui cria Egwene. Plus un pas !
Myrelle en resta bouche bée, à la fois stupéfiée par l’autorité d’Egwene et par sa propre docilité. Très vite, elle se ressaisit, adoptant une sérénité de façade que démentait sa manière de jouer nerveusement avec la bride de l’alezan.
Bryne ne cilla même pas. Pourtant, il devait avoir une idée de la situation délicate d’Egwene parmi les sœurs. Mais rien ne devait surprendre ou déconcerter ce gaillard-là…
Siuan était déjà dressée sur ses ergots, bien entendu. Apparemment, c’était elle qui déclenchait chacune de leurs célèbres disputes. Les poings sur les hanches, elle rivait déjà sur le pauvre homme un regard de défi qui n’aurait rien auguré de bon chez une femme normale. Alors, chez une Aes Sedai…
Avec un peu de chance, Myrelle n’aurait pas pour seule utilité de regonfler le moral de Siuan. Peut-être…
— Seigneur Bryne, je comptais te demander de venir me voir cet après-midi. Donc, je te le demande à présent. (Egwene avait des questions à poser au militaire.) Nous parlerons à ce moment-là. Si tu veux bien m’excuser.
Mais Bryne ne se laissa pas renvoyer :
— Mère, juste avant l’aube, une de mes patrouilles a trouvé quelque chose que tu devrais voir par toi-même. Je peux organiser une escorte en…
— Inutile ! coupa Egwene. Myrelle, tu vas venir avec nous. Siuan, pourrais-tu dire à quelqu’un d’aller chercher mon cheval ? Sans traîner !
Patrouiller avec Myrelle serait préférable à l’affronter ici, en supposant que les indices réunis par Siuan aient la moindre valeur. En outre, pendant cette sortie, Egwene pourrait poser à Gareth Bryne toutes les questions possibles et imaginables. Pourtant, aucun de ces deux points ne motivait sa hâte. Du coin de l’œil, elle venait de voir Lelaine qui approchait à grands pas, Takima à ses côtés. À une exception près, toutes les représentantes qui occupaient leur poste avant la chute de Siuan s’étaient ralliées à Lelaine ou à Romanda. Les nouvelles élues, en revanche, étaient indépendantes. Un mieux, aux yeux d’Egwene, mais pas enthousiasmant.
Même à distance, la façon dont Lelaine carrait les épaules en disait long : elle était prête à renverser tout obstacle se dressant sur son chemin. Repérant la furie, Siuan se défila à la vitesse du vent. Mais à moins de sauter sur le cheval du seigneur Bryne, Egwene était coincée.
Si Lelaine se campa face à la Chaire d’Amyrlin, son regard se riva sur Bryne. À l’évidence, elle se demandait ce qu’il fichait là. Mais pour l’heure, elle avait un bien plus gros chat à fouetter.
— Il faut que je parle à la Chaire d’Amyrlin, déclara-t-elle. Myrelle, éloigne-toi. Seigneur Bryne, veuillez attendre, nous converserons après.
Le militaire s’inclina sans grande conviction puis, suivi par Myrelle, conduisit son cheval à l’endroit que lui désignait Lelaine. Tout homme équipé d’un cerveau avait tôt fait d’apprendre que polémiquer avec une Aes Sedai ne menait à rien. Avec une représentante, c’était encore pire.
Avant que Lelaine ait pu se lancer dans sa tirade, Romanda déboula, auréolée de tant d’autorité qu’Egwene ne remarqua d’abord pas la présence de Varilin à ses côtés. Pourtant, la représentante rousse de l’Ajah Vert était plus grande que bien des hommes.
La surprise, en fait, c’était que Romanda ne se soit pas montrée plus tôt. Lelaine et elle se surveillaient comme des vautours refusant de se laisser chiper une proie – Egwene, en l’occurrence. L’aura du saidar les enveloppant à la même seconde, elles tissèrent toutes les deux une protection contre les oreilles indiscrètes. Puis elles se défièrent du regard en surenchérissant de sérénité et de calme – sans baisser un instant leur garde, bien entendu.
Egwene pinça les lèvres. En public, il revenait à la sœur la plus puissante de décider si une conversation devait être protégée. Selon le protocole, quand la Chaire d’Amyrlin était là, ce privilège lui était systématiquement réservé. Cela dit, Egwene n’avait aucune intention de provoquer un débat sans queue ni tête. Si elle insistait, les deux sœurs reconnaîtraient leurs torts, bien entendu. Mais avec l’air de céder au caprice d’une sale gamine.
Bouillant de rage, Egwene se demanda où était Siuan. Enfin, faire seller des chevaux ne prenait pas si longtemps que ça ! Histoire de ne pas se prendre la tête à deux mains, la jeune femme serra très fort le devant de sa robe.
Romanda brisa la première le contact visuel avec Lelaine. Mais pas en signe de défaite. En fait, elle se détourna si vite de sa rivale, pour dévisager Egwene, que cette dernière en resta bouche bée, les yeux ronds.
— Delana pose de nouveau des problèmes !
La voix haut perchée de Romanda aurait presque pu être normale, n’était une sèche intensité qui soulignait l’absence volontaire de tout titre alors qu’elle s’adressait à la Chaire d’Amyrlin.
Ses cheveux gris coiffés en chignon, Romanda n’était visiblement plus de la première jeunesse, mais l’âge ne l’avait pas adoucie.
Le teint couleur vieil ivoire et les cheveux noirs, Takima représentait l’Ajah Marron au Hall depuis plus de neuf ans. Aussi percutante devant ses consœurs que dans une salle de classe, elle se tenait pourtant à l’écart, les mains sagement croisées. Comme Sheriam, Romanda menait sa faction d’une main de fer. Pour elle, la force primait, et rien d’autre ne comptait. À vrai dire, Lelaine était du même acabit.
— Elle prévoit de déposer une proposition devant le Hall, précisa Lelaine, refusant désormais de regarder sa rivale.
Parler en second devait certainement lui déplaire autant que de devoir abonder dans le sens de Romanda. Consciente d’être en position dominante, celle-ci s’autorisa un petit sourire.
— Sur quel sujet ? demanda Egwene histoire de gagner du temps.
En réalité, elle avait deviné. Ne pas soupirer lui coûta un effort surhumain – comme résister à l’envie de se masser les tempes.
— L’Ajah Noir, bien entendu, mère, répondit Varilin, sursautant comme si la question la surprenait.
Une réaction plutôt justifiée. Delana était intarissable sur la question.
— Elle veut que notre Hall condamne Elaida pour appartenance à l’Ajah Noir.
Lelaine leva une main, ordonnant le silence à sa compagne. En général, elle concédait plus de liberté à ses séides que Romanda, mais la laisse n’était jamais bien longue.
— Mère, tu dois lui parler, dit Lelaine avec un grand sourire – une arme dont elle savait jouer, quand ça lui chantait.
Siuan affirmait que Lelaine et elle avaient été amies dans un lointain passé. De fait, Lelaine avait accueilli avec une certaine chaleur le retour parmi les sœurs de l’ancienne Chaire d’Amyrlin. Ça ne changeait rien au peu de fiabilité de son sourire.
— Pour lui dire quoi ?
Egwene brûlait d’envie de soulager sa migraine. Ces deux femmes s’arrangeaient pour que le Hall vote exclusivement leurs propositions, et jamais ce que voulait la Chaire d’Amyrlin. Résultat, rien de vraiment important ne se passait. Et voilà qu’elles entendaient qu’Egwene fasse pression sur une représentante ? De fait, Delana soutenait souvent ses propositions, quand elles lui convenaient. Mais en réalité, c’était une girouette, et si le vent la poussait souvent dans la direction d’Egwene, c’était une pure coïncidence. À part l’Ajah Noir, elle ne s’intéressait pas vraiment à grand-chose.
Mais qu’est-ce qui retardait Siuan ?
— Dis-lui de renoncer, mère, dit Lelaine du ton conciliant d’une mère qui conseille sa fille. Cette stupidité – et encore, le mot est léger – sème partout la zizanie. Certaines sœurs semblent même commencer à gober cette énormité. Avant longtemps, cette folie circulera parmi les domestiques et les soldats.
Lelaine jeta un coup d’œil dubitatif à Bryne, qui semblait vouloir engager la conversation avec Myrelle – totalement concentrée sur le groupe d’Aes Sedai protégées par un bouclier auditif.
— Croire ce qui paraît évident n’a rien de stupide ! s’écria Romanda. Mère… (Dans sa bouche, ce mot sonnait comme « gamine ».) Si Delana doit être arrêtée, c’est parce qu’elle ne fait aucun bien… et beaucoup de mal. Elaida est peut-être une sœur noire, bien que j’en doute fort. Et les ragots répandus par cette garce d’Halima ne sont pas près de me convaincre. Quoi qu’il en soit, Elaida reste plus têtue qu’une mule, ce qui causera sa perte, mais je ne la crois pas maléfique. Si elle l’est pourtant, le crier sur tous les toits augmentera la suspicion des gens à l’égard des Aes Sedai et incitera l’Ajah Noir à se cacher encore plus. Si nous n’effrayons pas les sœurs noires, il y a des moyens de les démasquer.
— Romanda, cracha Lelaine, même si ce flot d’âneries était vrai, aucune sœur qui se respecte ne se soumettrait à tes interrogatoires. Ce que tu évoques est très proche d’être mise à la question.
Egwene en cilla de confusion. Siuan et Lelaine ne lui avaient jamais parlé de ça. Heureusement, et comme d’habitude, les représentantes n’accordaient pas assez d’attention à la Chaire d’Amyrlin pour remarquer sa réaction.
Les poings plaqués sur les hanches, Romanda se tourna vers Lelaine :
— À situations désespérées, actions désespérées… On pourrait se demander pourquoi certaines sœurs pourraient faire passer leur dignité avant la nécessité de démasquer les servantes du Ténébreux.
— Voilà qui ressemble dangereusement à une accusation…, siffla Lelaine, le front plissé.
Ce fut au tour de Romanda de sourire.
— Si tu acceptes de passer juste après moi, je serai la première à me soumettre à ma méthode.
Lelaine eut une sorte de grognement, puis elle fit un pas vers sa rivale, qui se pencha en avant, le menton pointé. Dignité des Aes Sedai ou pas, ces deux femmes semblaient prêtes à se crêper le chignon. Comme deux servantes soutenant chacune sa maîtresse, Varilin et Takima se défiaient du regard – un héron face à un roitelet, eût-on dit. Bien entendu, les quatre femmes n’accordaient plus la moindre attention à Egwene.
Un grand chapeau de paille sur la tête, Siuan arriva au pas de course en tenant par la bride une jument louvette aux pattes arrière à « chaussettes blanches ». Quand elle vit le groupe protégé par un tissage, elle s’arrêta net. Un des garçons d’écurie l’accompagnait, tirant derrière lui un grand cheval rouan. Bien entendu, il ne vit pas le bouclier, mais le visage des cinq femmes suffit à le convaincre de ne plus avancer. Les yeux écarquillés, il s’humecta nerveusement les lèvres avec la langue.
Dans le même ordre d’idées, les Champions, les sœurs et les domestiques qui passaient par là faisaient un grand détour, l’air de n’avoir rien remarqué… Seul Bryne observait fixement la scène en se demandant ce qu’on pouvait bien avoir voulu interdire à ses oreilles. Visiblement sur le point de filer, Myrelle s’affairait à fermer une de ses sacoches de selle.
— Quand vous aurez décidé ce que je dois dire, lança Egwene, je pourrai peut-être continuer ma journée ?
L’ayant effectivement oubliée, les quatre femmes, stupéfiées, la regardèrent passer entre Romanda et Lelaine, puis franchir la double protection. Bien entendu, elle ne sentit rien en coupant des flux qui n’étaient pas conçus pour arrêter quelque chose d’aussi solide qu’un corps humain.
Quand elle enfourcha sa monture, Myrelle poussa un long soupir résigné. La double protection avait disparu, mais l’aura du saidar enveloppait toujours Romanda et Lelaine – deux incarnations de la frustration, figées comme des statues tandis qu’elles regardaient Elayne s’éloigner.
Sans perdre de temps, la Chaire d’Amyrlin s’empara de la fine cape de voyage pliée sur la selle de son hongre, l’enfila et mit les gants d’équitation qu’elle trouva dans une des poches du vêtement. Enfin, elle saisit le grand chapeau à larges bords accroché au pommeau de sa selle. Un modèle bleu foncé, pour aller avec sa robe et orné de quelques plumes blanches – la main de Chesa, à l’évidence. Egwene pouvait ignorer la chaleur, certes, mais la brûlure du soleil était une autre affaire. Retirant les plumes et les épingles qui les tenaient, la jeune femme les rangea dans ses sacoches de selle. Puis elle se coiffa du chapeau et noua les rubans sous son menton.
— Nous y allons, mère ? demanda Bryne.
Il était déjà en selle, son heaume sur la tête – chez lui, ça semblait naturel, comme s’il était né dans une armure.
Egwene acquiesça et personne ne tenta d’empêcher la petite colonne de partir. Lelaine était trop fière pour ça, mais Romanda…
Malgré la douleur qui menaçait de faire exploser sa tête, Egwene éprouva un intense soulagement. Mais que devait-elle faire avec Delana ? Que pouvait-elle faire ?
La voie principale, une large bande de terre si compactée que rien ne pouvait lui arracher une colonne de poussière, zigzaguait au milieu du camp de Bryne puis le long de la zone qui le séparait de celui des Aes Sedai. Le seigneur traversa cette route de biais, pour rejoindre son armée, de l’autre côté.
Alors que le camp militaire contenait trente fois plus de gens que celui des sœurs, il semblait y avoir moins de tentes. C’était bien le cas, car la plupart des soldats dormaient à la belle étoile. Bizarrement, et même si ça ne sautait pas aux yeux, parmi tant d’hommes, il y avait plus de femmes ici que chez les Aes Sedai. Des cuisinières et des blanchisseuses, toujours en train de s’affairer. Certaines s’occupaient même des chevaux et des chariots. Cela dit, la plupart de ces femmes semblaient être les épouses des soldats. Un peu partout, elles tricotaient, reprisaient des vêtements ou surveillaient la cuisson de la tambouille.
Partout dans le camp, des armuriers martelaient des lames sur leur enclume et des fabricants de flèches ajoutaient de nouveaux projectiles au monticule qui grandissait à leurs pieds. Bien entendu, des maréchaux-ferrants vérifiaient les sabots des chevaux, intervenant dès qu’un fer leur paraissait mal fixé. Le nombre de chariots était impressionnant, sans doute parce que l’armée de Bryne réquisitionnait tous ceux qu’elle rencontrait en chemin. Les soldats chargés de collecter du fourrage étaient pour la plupart déjà partis avec leurs véhicules, et ceux qui devaient glaner du ravitaillement dans les villages environnants ne tarderaient pas à les suivre.
Des vivats s’élevèrent sur le passage de la petite colonne.
— Seigneur Bryne ! Seigneur Bryne !
— Le Taureau, le Taureau !
C’était l’emblème du chef de guerre. En revanche, personne ne crut bon de saluer les Aes Sedai ou la Chaire d’Amyrlin.
Egwene se retourna sur sa selle pour s’assurer que Myrelle suivait bien le mouvement. L’air vaguement révulsé, la sœur laissait sa monture la guider. Derrière elle, Siuan jouait les chiens de berger pour une très étrange brebis. À moins qu’elle ait simplement peur de forcer son rouan à avancer plus vite. De fait, le cheval était impressionnant, mais l’ancienne Chaire d’Amyrlin aurait pu être aussi intimidée par un poney que par un fier destrier.
Egwene elle-même n’était pas tout à fait satisfaite de sa monture. Bien que celle-ci fût nommée Daishar – « Gloire » dans l’ancienne langue –, elle aurait préféré chevaucher Bela, une petite jument, pas beaucoup moins grasse que le rouan de Siuan, avec laquelle elle avait quitté Deux-Rivières par un passé qui lui paraissait très lointain.
Sur un hongre qui avait en gros la taille d’un destrier, n’avait-elle pas l’air d’une poupée ? Peut-être, mais la Chaire d’Amyrlin devait avoir une monture à la hauteur de son titre. Pas une bête de trait aux longs poils. Même si cette loi était de son cru, Egwene se sentait aussi brimée qu’une novice.
— Seigneur Bryne, demanda-t-elle en se retournant sur sa selle, tu t’attends à des problèmes, sur notre chemin ?
Bryne lui jeta un regard de biais. Elle avait posé la même question en quittant Salidar, puis deux fois de plus lors de la traversée de l’Altara. Pas assez souvent pour faire tiquer le seigneur, selon elle.
— Le Murandy est comme l’Altara, mère. Un pays trop occupé à comploter contre son voisin, ou à le combattre, pour songer à s’unir avec lui, sauf en cas de guerre, et encore, sans aucun enthousiasme.
Le ton du militaire en disait long sur le mépris qu’il éprouvait pour ces pays. Ayant commandé pendant des années les Gardes de la Reine, en Andor, il avait derrière lui une longue expérience des escarmouches à la frontière du Murandy.
— Le royaume d’Andor sera une autre affaire, j’en ai peur. Je ne suis pas pressé d’y être…
Bryne obliqua sur sa gauche, grimpant une pente douce pour éviter trois chariots qui avançaient dans leur direction, cahotant sur le sol rocheux.
Egwene suivit le mouvement en essayant de ne pas faire la grimace. Au sujet de l’Andor, Bryne n’avait rien dit de spécial, jusque-là…
Le camp se trouvait au bout des collines de Cumbar, quelque part au sud de Lugard, la capitale du Murandy. Même en avançant bien, la frontière du royaume d’Andor se trouvait encore à une dizaine de jours de marche.
— Et quand nous serons à Tar Valon, seigneur Bryne, comment envisages-tu de prendre la cité ?
— Personne ne m’a encore posé la question, mère.
Déjà très sec, le ton du seigneur devint carrément glacial.
— Quand nous atteindrons Tar Valon, en tout cas, si la Lumière le veut, j’aurai deux ou trois fois plus d’hommes que maintenant.
À l’idée de devoir payer tant de soldats, Egwene fit la moue, mais Bryne ne s’en aperçut pas.
— Avec une pareille force, je pourrai monter un siège en règle. Le plus difficile sera de trouver des bateaux et de les couler pour bloquer les deux ports de la ville. C’est aussi important que de tenir les ponts, il faut le comprendre… Mère, Tar Valon est une plus grande cité que Caemlyn et Cairhien réunies. Quand le ravitaillement n’arrivera plus… (Il haussa les épaules.) Eh bien, quand il ne marche pas, un soldat passe le plus clair de son temps à attendre…
— Et si tu n’as pas autant d’hommes que prévu ?
Egwene n’avait jamais réfléchi au peuple de Tar Valon. Tant de femmes et d’enfants affamés… Dans son esprit, elle avait toujours vu les choses comme un conflit entre les Aes Sedai et les soldats. Comment avait-elle pu être si aveugle ? Au Cairhien, elle avait été témoin des ravages de la guerre, non ? Pour Bryne, ça semblait ne pas compter. Mais c’était un militaire pour qui la privation et la mort faisaient partie du quotidien.
— Imaginons que tu aies… eh bien… pas plus d’hommes qu’aujourd’hui.
— Un siège ? lança Myrelle.
À l’évidence, une partie du dialogue entre Egwene et Bryne était arrivée jusqu’à son cerveau pourtant plongé dans une profonde méditation. Talonnant son cheval, elle fit sursauter plusieurs soldats qui vaquaient à leurs occupations, en forçant même certains à sauter sur le côté. Mécontents, quelques-uns ouvrirent la bouche pour protester, mais ils la refermèrent en avisant le visage sans âge de la cavalière. Pour une Aes Sedai, des hommes comme eux comptaient pour du beurre.
— Artur Aile-de-Faucon a assiégé Tar Valon pendant vingt ans. En pure perte.
S’avisant qu’il y avait des oreilles indiscrètes un peu partout, Myrelle baissa la voix mais garda le même ton acide :
— Vous croyez que nous attendrons vingt ans ?
Gareth Bryne ne parut pas ébranlé le moins du monde.
— Myrelle Sedai, vous préféreriez un assaut franc et massif ? (Bryne aurait tout aussi bien pu demander à la sœur si elle voulait une ou deux cuillerées de miel dans son infusion.) Plusieurs généraux d’Artur ont essayé, et chaque fois, leurs hommes se sont fait massacrer. Aucune armée n’a jamais ne serait-ce qu’ouvert une brèche dans les murs de Tar Valon.
Ce n’était pas tout à fait vrai. Pendant les guerres des Trollocs, une armée de monstres dirigée par un Seigneur de la Terreur avait réussi à investir et dévaster une partie de la Tour Blanche. Et à la fin de la guerre du Deuxième Dragon, une force tentant de sauver Guaire Amalasan, avant qu’on l’apaise, avait elle aussi atteint la Tour Blanche.
Myrelle ne pouvait pas savoir, et Gareth Bryne encore moins. L’accès à ces secrets historiques, cachés au cœur de la bibliothèque de la tour, était régi par une loi elle-même secrète. Révéler l’existence de ces archives, ou de cette loi, relevait de la haute trahison. Selon Siuan, quand on savait lire entre les lignes, on trouvait des indices relatifs à des événements qui n’avaient même pas été inclus dans les Chroniques. Quand elles l’estimaient nécessaire, les Aes Sedai étaient très douées pour dissimuler la vérité – y compris à elles-mêmes.
— Avec cent mille hommes, ou pas un de plus qu’aujourd’hui, je serai le premier à réussir, continua Bryne. Si je peux bloquer les ports. Les généraux d’Artur n’y sont jamais parvenus. Les Aes Sedai ont toujours réussi à relever les chaînes de fer à temps pour empêcher les bateaux d’entrer dans les ports, puis elles les ont coulés pour qu’ils ne puissent pas instaurer un blocus. Ainsi, les vivres et autres équipements circulaient sans entraves… Myrelle, nous en viendrons à votre assaut, peut-être, mais pas avant que la cité soit affaiblie. En tout cas, tant que j’aurai mon mot à dire.
Bryne ne s’échauffa pas, comme s’il discutait d’une excursion à venir.
— Et vous êtes toutes d’accord pour dire que je l’aurai, ce mot à dire, parce qu’il n’est pas question de sacrifier des hommes pour rien.
Un avertissement, certes, mais proféré sur le même ton serein – avec peut-être quand même un peu plus d’intensité.
Myrelle ouvrit la bouche et la referma. À l’évidence, parce qu’elle n’avait pas trouvé quoi dire. Comme Sheriam et les autres – alors au pouvoir à Salidar – elle avait donné sa parole à Bryne qu’il serait le seul à décider des choses militaires. Depuis, les représentantes, pas encore nommées à l’époque, tentaient de se dégager du serment. Mais Bryne ne se laissait pas faire, et jusque-là, il avait toujours eu gain de cause.
Egwene en avait l’estomac retourné. Bon sang ! elle avait vu la guerre, et des images défilaient dans sa tête. Des hommes allaient se battre et semer la mort dans les rues de Tar Valon…
Avisant un soldat qui aiguisait soigneusement la pointe d’un pieu, elle se demanda s’il tomberait dans une de ces rues. Et le chauve qui passait le pouce sur le tranchant de chacune de ses flèches avant de la remettre dans son carquois ? Condamné lui aussi ? Et ce garçon tout fier de ses belles bottes d’équitation ? Il semblait trop jeune pour se raser… Tombé au champ d’honneur, comme les autres ?
Il y avait tant de gamins dans cette armée. Combien périraient ? Pour Egwene. Pour la justice, le droit et la survie du monde, mais au bout du compte, pour elle.
Siuan leva un bras, mais elle n’alla pas au bout de son geste. Même si elle avait été assez près, elle n’aurait pas pu tapoter l’épaule de la Chaire d’Amyrlin devant tant de témoins.
Egwene se redressa sur sa selle.
— Seigneur Bryne, que veux-tu donc me montrer ?
Elle eut l’impression de voir le militaire jeter un coup d’œil à Myrelle avant de répondre :
— Attends d’être sur place pour le savoir, mère…
Egwene craignit un moment que sa tête explose. Maudite migraine ! Si les indices de Siuan conduisaient quelque part, il se pouvait bien qu’elle écorche vive Myrelle. Et dans le cas contraire, ce serait peut-être Siuan qui y passerait. Et Gareth Bryne avec, pour faire bonne mesure.