Merana suivit Cadsuane d’aussi près qu’elle l’osait, une centaine de questions tourbillonnant dans sa tête. Mais la sœur verte n’était pas le genre de femme qu’on tirait par la manche. C’était elle qui décidait à qui elle accordait son attention, et quand. Annoura aussi adoptant profil bas, les deux femmes marchèrent à la traîne de Cadsuane le long d’interminables couloirs, puis dans des escaliers de marbre, au début, et ensuite de pierre brute.
Merana échangea quelques regards avec sa collègue grise… et son cœur se serra. Elle connaissait mal Annoura, pour être honnête, mais la voir afficher le stoïcisme d’une fille convoquée dans le bureau de la Maîtresse des Novices et déterminée à être courageuse n’avait rien pour la rassurer. Bien entendu, elles n’étaient ni l’une ni l’autre des novices. Et pas davantage des gamines. Merana ouvrit la bouche… et la referma, impressionnée par le chignon gris, devant elle, où brillaient des lunes, des étoiles, des oiseaux et des poissons.
Cadsuane était… Cadsuane, tout simplement…
Merana l’avait rencontrée une seule fois – enfin, elle l’avait écoutée monologuer – quand elle était novice. Sans pouvoir cacher leur respect et leur crainte, des sœurs de tous les Ajah étaient venues la voir. En son temps, Cadsuane Melaidhrin avait été le modèle par rapport auquel on jugeait toutes les nouvelles filles inscrites dans le registre des novices. Et jusqu’à Elayne Trakand, en tout cas durant la vie de Merana, aucune candidate n’avait réussi à être à la hauteur de ces critères – et moins encore à les dépasser. Sur bien des points, il y avait mille ans qu’une femme de son envergure n’avait pas figuré parmi les Aes Sedai. Par exemple, on n’avait pas d’exemple d’une sœur qui ait refusé d’être nommée représentante. Eh bien, Cadsuane l’avait fait, et même en deux occasions ! Dans le même ordre d’idées, elle avait aussi décliné le poste de chef de l’Ajah Vert. On racontait aussi qu’elle s’était absentée pendant dix ans de la tour, tout ça parce que le Hall la pressentait pour le poste de Chaire d’Amyrlin. De toute façon, elle n’avait jamais séjourné plus que le strict minimum à Tar Valon. Des nouvelles de ses aventures arrivaient à la tour, stupéfiant les sœurs confirmées et faisant frissonner les novices et les Acceptées. Si ce n’était pas déjà fait, Cadsuane figurerait un jour parmi les légendes de la Tour Blanche.
Merana portait le châle depuis un peu plus de vingt-cinq ans lorsque Cadsuane avait annoncé qu’elle se retirait du monde. À l’époque, elle avait déjà les cheveux gris. Du coup, au moment où avait éclaté la guerre des Aiels, vingt-cinq autres années plus tard, tout le monde la croyait morte depuis belle lurette. Mais trois mois après le début du conflit, elle était réapparue accompagnée de deux Champions – des hommes d’un âge vénérable, mais encore aussi durs que l’acier. Selon les racontars, Cadsuane avait eu plus de Champions dans sa carrière qu’une autre sœur avait usé de paires de chaussures. À la fin de la guerre, quand les Aiels avaient levé le siège de Tar Valon, elle avait de nouveau pris sa « retraite ». Mais certaines Aes Sedai, à moitié sérieusement, affirmaient qu’elle ne mourrait pas tant qu’il resterait des aventures à vivre dans le monde.
Et bien sûr, les novices adorent colporter les âneries de ce genre, songea Merana. Mais tout le monde meurt, même nous…
Cadsuane restait néanmoins Cadsuane. Et si elle ne faisait pas partie des sœurs arrivées en ville après l’enlèvement d’al’Thor, on pouvait parier que le soleil ne se coucherait pas ce soir.
Alors qu’elle entendait ajuster son châle, Merana se souvint qu’il était actuellement pendu à une patère, dans sa chambre. Et alors ? Elle n’avait besoin de rien pour se rappeler qui elle était ! S’il s’était agi de quelqu’un d’autre que Cadsuane…
À une intersection, deux Matriarches regardèrent passer les trois Aes Sedai. Merana reconnut Edarra et Leyn. Toutes deux capables de canaliser, et très puissantes dans cet exercice. Si elles étaient venues à la tour, dans leur jeunesse, elles auraient sans nul doute atteint un très haut niveau.
Cadsuane continua son chemin sans remarquer, apparemment, la désapprobation des deux Naturelles. Annoura, en revanche, fronça les sourcils, marmonna quelque chose et secoua la tête, faisant osciller ses multiples tresses. Pour sa part, Merana préféra contempler le sol.
Bien entendu, c’était elle qui allait devoir se coller à expliquer à Cadsuane le… compromis… conclu la nuit précédente avec les Matriarches, avant que les autres sœurs et elle soient conduites au palais. N’ayant pas participé au débat, Annoura n’était pas au courant. Et il ne fallait pas espérer tomber sur Rafela, Verin, ou quiconque d’autre à qui Merana aurait pu refiler le fardeau. De fait, il s’agissait bien d’un compromis – peut-être le meilleur possible dans les circonstances actuelles – mais il y avait peu de chances que Cadsuane voie les choses ainsi. Et Merana aurait donné cher pour ne pas être la personne chargée de la faire changer d’avis. Servir des infusions pendant un mois d’affilée aurait été largement préférable !
Merana regrettait de ne pas avoir mieux tenu sa langue face au jeune al’Thor. Savoir pourquoi il l’avait affectée au service des infusions ne l’avait pas consolée de s’être privée de tous les avantages qu’elle aurait pu tirer de cette position. Pour son ego, elle préférait penser qu’elle avait été entraînée dans les entrelacs de la Trame générés par un ta’veren, mais en réalité, il était fort à craindre que les yeux d’un jeune homme, semblables à des gemmes gris-vert, l’aient terrorisée au point qu’elle bredouille comme une gamine. Quoi qu’il en soit, elle avait offert à al’Thor tous les avantages sur un plateau. Elle aurait voulu…
Les souhaits étaient un hochet pour distraire les enfants. Merana avait négocié un nombre incalculable de traités et de pactes dont quelques-uns avaient vraiment servi à quelque chose. En outre, elle avait mis un terme à trois guerres, en étouffant dans l’œuf une bonne dizaine de plus. Face à des rois, des reines et des généraux, elle avait su faire triompher la raison. Et malgré tout…
Merana se jura de ne pas se plaindre une seule fois – même si cet homme la forçait chaque jour à jouer les servantes – si Seonid voulait bien apparaître à la prochaine intersection. Ou Masuri, ou Faeldrin… ou n’importe quelle autre sœur. Au nom de la Lumière ! Si elle avait pu cligner des yeux et découvrir que tout ce qui s’était produit depuis son départ de Salidar n’était qu’un rêve.
Bizarrement, Cadsuane conduisit les deux sœurs jusqu’à la petite chambre que Bera et Kiruna partageaient au fin fond du palais. Dans les quartiers des domestiques, pour tout dire… Au sous-sol… Dans la pièce, un soupirail donnant sur les pavés d’une cour laissait entrer un peu de lumière, mais l’atmosphère restait sombre. Des capes, des sacoches de selle et quelques robes pendaient à la grande patère qui tenait lieu d’armoire. Le parquet très basique était abondamment rayé, même si on avait apparemment fait pas mal d’efforts pour le repolir. Une table branlante se dressait dans un coin, et dans un autre, un semblant de coiffeuse sur laquelle trônaient une cuvette et un broc faisait office de table de toilette.
Merana étudia un instant le lit étroit. Guère moins large que celui qu’elle devait partager avec Seonid et Masuri, deux portes plus loin. Certes, leur chambre devait être un peu plus grande, mais sûrement pas assez pour trois. Coiren et les autres sœurs encore prisonnières des Aiels devaient bénéficier d’un plus grand confort.
Si Bera et Kiruna étaient absentes, Daigian se trouvait dans la chambre. Enrobée, le teint pâle, elle portait une fine chaîne d’argent autour de ses cheveux noirs, et une pierre de lune ronde pendait sur son front, juste au-dessus de la naissance de son nez. Le corsage de sa robe noire cairhienienne arborait quatre rayures de couleur et elle avait ajouté au bas du vêtement des bandes blanches à la couleur de son Ajah. Fille cadette d’une maison noble mineure, elle avait toujours ressemblé, du moins aux yeux de Merana, à un pigeon ramier. Lorsque Cadsuane entra, elle se redressa sur la pointe des pieds, comme si elle attendait des ordres.
Le seul siège disponible dans la chambre n’était guère mieux qu’un tabouret doté d’un semblant de dossier. En soupirant, Cadsuane se laissa tomber dessus.
— De l’infusion, par pitié ! Deux gorgées de celle que m’a servie ce garçon, et ma langue aurait été sèche comme du vieux cuir.
L’aura du saidar enveloppa aussitôt Daigian – une lueur bien faiblarde, cela dit. Une bouilloire ébréchée lévita au-dessus de la table, des flux de Feu se chargeant de chauffer l’eau pendant que la sœur ouvrait une boîte à tisanes en cuivre.
N’ayant pas d’autre choix, Merana prit place sur le lit. Le matelas défoncé cédant à moitié sous son poids, elle ajusta le bas de sa robe et tenta de mettre un peu d’ordre dans ses idées. La négociation qui allait suivre serait peut-être une des plus importantes de sa vie.
Après un moment, Annoura vint s’asseoir au bord du lit, le dos bien droit.
— De ta présence, Merana, dit abruptement Cadsuane, je déduis que toutes les histoires au sujet de la soumission du garçon à Elaida sont des âneries. N’aie pas l’air si surprise, mon enfant. Crois-tu que je ne sais rien de votre… association ? (Elle prononça ce mot avec un tel mépris qu’il parut aussi grossier que les éructations d’un soldat.) Et toi, Annoura ?
— Je suis ici pour conseiller Berelain, et strictement rien d’autre. Hélas, rien qu’en venant, elle n’a pas tenu compte de mon avis…
Tête haute, la sœur originaire du Tarabon parlait d’une voix ferme. Mais elle se tordait nerveusement les doigts. Avec un tic si visible, elle n’aurait pas pesé lourd à une table de négociation.
— Pour le reste, je n’ai pas encore pris de décision.
— Une sage décision en soi…, souffla Cadsuane avec un regard appuyé pour Merana. Ces dernières années, il semble que bien des représentantes aient oublié qu’elles possèdent un cerveau. Et qu’elles sont en principe tenues à la discrétion… Il fut un temps où les Aes Sedai arrêtaient leurs décisions après des débats sereins, et avec le bien de la tour à l’esprit. Annoura, n’oublie pas ce que cette gamine de Sanche a récolté pour s’être impliquée vis-à-vis d’al’Thor. Quand on s’approche trop près d’une forge, on risque d’être gravement brûlée.
S’avisant qu’elle bougeait la tête pour détendre les muscles de son cou, Merana se força à arrêter. Cadsuane n’occupait pas une position beaucoup plus élevée que la sienne. Enfin, pas tant que ça. L’ennui, c’était que ça la plaçait au-dessus de toutes les sœurs.
— Si je peux me permettre de demander…
Un ton et une formulation trop humbles. Mais se reprendre aurait été encore pire…
— … quelles sont tes intentions, Cadsuane ? De manière évidente, tu t’es tenue à l’écart de tout ça jusqu’à présent. Pourquoi as-tu décidé de venir voir al’Thor à ce moment précis ? Avec lui, tu t’es montrée… bien peu diplomate.
— Tu aurais eu aussi vite fait de le gifler, intervint Annoura.
Merana rosit légèrement. D’elles deux, c’était Annoura qui aurait dû se sentir le plus mal à l’aise avec Cadsuane. Et pourtant, elle ne mâchait pas ses mots !
Cadsuane secoua la tête, mimant la compassion.
— Quand on veut voir ce qu’un homme a dans les tripes, il faut le pousser dans une direction qu’il n’attend pas. Ce garçon est fait d’un bon métal, mais il nous posera des problèmes. En lui, il y a une colère assez forte pour dévaster le monde, et il la retient de justesse. Si on le fait pencher un peu trop d’un côté… Boum ! Al’Thor n’est pas aussi dur que Logain Ablar ou Mazrim Taim, mais cent fois plus difficile à influencer.
Entendre ces trois noms cités dans une même phrase cloua le bec à Merana.
— Tu as vu Logain et Taim ? demanda Annoura, ébahie. D’après ce qu’on dit, Taim est fidèle à al’Thor.
Merana parvint à réprimer un soupir de soulagement. Les nouvelles des puits de Dumai n’étaient pas encore arrivées jusqu’ici. Mais ça ne tarderait pas.
— J’ai aussi des oreilles pour entendre les rumeurs, Annoura, lâcha Cadsuane. Cela dit, j’aimerais mieux être sourde plutôt que d’avoir entendu ce qu’on raconte sur ces deux types. Toute mon œuvre anéantie… D’autres y ont travaillé aussi, mais j’ai fait ma part. Et voilà que déboulent ces hommes en veste noire, les Asha’man.
Prenant la tasse que lui tendait Daigian, Cadsuane sourit et dit merci. La sœur blanche aux joues rondes faillit s’incliner, mais elle se reprit et fila dans un coin de la pièce. Après avoir été novice puis Acceptée plus longtemps que quiconque depuis des lustres, elle avait failli être expulsée, puis avait gagné la bague d’un souffle et le châle d’un cheveu. Du coup, en présence d’autres sœurs, elle ne se mettait jamais en avant.
Après avoir humé l’arôme de son infusion, Cadsuane reprit sur le ton d’une amicale conversation :
— C’est Logain, venu pratiquement sur le pas de ma porte, qui m’a forcée à abandonner mes roses. Foutaises ! Une simple bagarre dans une foire aux moutons aurait suffi à me faire quitter ces fleurs maudites, par la Lumière ! Si on utilise le Pouvoir, c’est ennuyeux comme la pluie, et si on ne l’utilise pas, on obtient dix mille épines pour chaque… Mais parlons d’autre chose ! J’ai sérieusement envisagé de prêter le serment de Quêteuse du Cor, si le conseil des Neuf m’y autorisait. Traquer Logain fut vraiment un plaisir, mais une fois capturé, le conduire à Tar Valon m’enthousiasmait autant que les sacrées roses. J’ai roulé ma bosse, histoire de voir ce que je pourrais trouver – un nouveau Champion, peut-être, même si à mon âge, ce n’est pas une chose très équitable à faire à un homme. Quand j’ai entendu parler de Taim, j’ai filé au Saldaea à la vitesse du vent. Pour se distraire un peu, rien de tel qu’un homme capable de canaliser. (Brusquement, son ton et son regard se durcirent.) L’une de vous deux a-t-elle été impliquée dans cette infamie, après la guerre des Aiels ?
Malgré elle, Merana sursauta. Dans les propos de Cadsuane, on entendait la hache d’un bourreau s’abattre sur un cou…
— Quelle infamie ? De quoi parles-tu ?
— La guerre des Aiels ? répéta Annoura, sonnée comme si elle venait de recevoir une paire de gifles. Les années qui l’ont suivie, j’ai tenté de donner un peu de substance à cette prétendue Grande Coalition…
Merana regarda Annoura avec un grand intérêt. Après cette guerre, beaucoup de sœurs grises étaient allées de capitale en capitale avec le vain espoir d’empêcher la disparition de cette fameuse Coalition. Jusque-là, elle ignorait qu’Annoura était du lot. Dans ce cas, elle ne devait pas être une si mauvaise négociatrice que ça.
— Moi aussi, c’est ce que j’ai fait.
Enfin des paroles prononcées avec toute la dignité requise. Ces derniers temps, en matière de dignité, Merana avait subi de lourds revers. En conséquence, le peu qui lui restait devenait extrêmement précieux.
— De quelle infamie parles-tu, Cadsuane ?
La sœur verte balaya la question d’un geste, comme si elle n’avait jamais rien dit.
Merana se demanda si Cadsuane ne commençait pas à perdre un peu l’esprit. À sa connaissance, ce n’était jamais arrivé à une sœur, mais les Aes Sedai, dans leur immense majorité, prenaient toutes une sorte de retraite à la fin de leur vie, rompant avec les machinations et les intrigues dont la Tour Blanche avait le secret. La plupart du temps, ces femmes s’exilaient loin de tout. Comment dire dans quel état elles étaient au bout du chemin ? Mais un simple coup d’œil à Cadsuane suffit à décourager Merana d’aller plus loin dans cette voie. En tout cas, cette « infamie » vieille de vingt ans ne devait pas être grand-chose comparée à ce que le monde affrontait aujourd’hui. Et Cadsuane n’avait toujours pas répondu aux deux premières questions de Merana. Qu’étaient ses intentions ? Et pourquoi se montrer maintenant ?
Alors que la sœur grise allait les reposer, ces fameuses questions, la porte s’ouvrit pour laisser passer Bera et Kiruna escortées par Corele Hovian.
Un peu garçon manqué, cette mince sœur jaune était dotée d’épais sourcils noirs et d’une tignasse de cheveux tout aussi noirs qui lui donnait toujours un air négligé quel que soit le soin qu’elle mettait à s’habiller. Vraiment dommage, parce qu’elle avait tendance à se parer chaque jour comme pour aller au bal, avec une abondance de dentelles sur ses manches, son col et même les flancs de sa jupe.
Avec tant de gens, il devint presque impossible de bouger dans la petite chambre. En toutes circonstances, Corele avait l’air amusée. Là, elle arborait un grand sourire à mi-chemin entre la perplexité et la franche hilarité.
Sur son visage arrogant, les yeux de Kiruna lançaient des éclairs. Quant à Bera, elle bouillait de colère, le front plissé et la bouche pincée. Bien entendu, tout ça cessa dès que les deux sœurs virent Cadsuane. Pour elles, songea Merana, ce devait être comme se retrouver nez à nez avec Alynd Dyfelle, Slevana Meseau ou même Mabriam en Shereed.
— Je te croyais morte…, souffla Bera tandis que Kiruna en restait bouche bée.
— Je commence à en avoir assez d’entendre ça, grogna Cadsuane. La prochaine imbécile qui le dira risque de le regretter pendant une bonne semaine.
Annoura s’intéressa soudain à la pointe de ses chaussures.
— Vous ne devinerez jamais où j’ai trouvé ces deux-là, fit Corele avec son accent chantant du Murandy.
Comme toujours quand elle allait dire quelque chose de drôle, ou qu’elle jugeait ainsi, elle tapota le bout de son nez retroussé. Les joues de Kiruna et de Bera prirent soudain un peu plus de couleur.
— Docile comme une souris, Bera était assise sous le regard de six de ces Naturelles venues du désert. Lesquelles m’ont fait savoir, croyez-le ou non, qu’elle ne pourrait pas venir avec moi avant que Sorilea – une harpie à vous en donner des cauchemars – ait fini de parler en privé avec l’autre apprentie. Notre chère Kiruna, bien entendu…
Cette fois, Kiruna et Bera rougirent jusqu’à la racine des cheveux. Daigian elle-même osa les regarder sans cacher sa stupéfaction.
Un délicieux soulagement submergea Merana. Ainsi, ce ne serait pas à elle d’expliquer à Cadsuane comment les Matriarches avaient interprété l’ordre d’obéir aux Aielles qu’al’Thor, soit-il mille fois maudit, avait donné aux sœurs.
Bien sûr, elles n’étaient pas vraiment des apprenties, et on ne leur donnait pas de leçons. Qu’aurait donc pu enseigner à des Aes Sedai une bande de Naturelles doublées de sauvages ? Mais les Matriarches, simplement, aimaient bien pousser les gens dans leurs derniers retranchements. Simplement ? Bera et Kiruna auraient pu témoigner de la réaction d’al’Thor. Ce sale gamin avait ri – oui, ri ! –, affirmant que les détails ne faisaient aucune différence à ses yeux et que les Aes Sedai avaient intérêt à être des élèves obéissantes. Bien entendu, aucune sœur n’avait plié l’échine dans la joie, et Kiruna moins que toute autre.
Bizarrement, Cadsuane ne demanda aucune explication.
— Je m’attendais à de la bouillie pour les chats, dit-elle, mais pas à un seau de détritus ! Voyons si j’ai bien tout compris. Les gamines qui se sont révoltées contre une Chaire d’Amyrlin régulièrement nommée se sont associées avec ce sale gosse de Rand al’Thor. Et puisqu’elles prennent leurs ordres chez les Matriarches, j’imagine qu’elles obéissent aussi aux siens.
Cadsuane grogna comme si elle venait d’avaler un plein panier de prunes pas mûres. Elle baissa les yeux sur sa tasse, puis regarda de nouveau les deux sœurs.
— C’est ce qu’on appelle une trahison, non ? Le Hall pourrait vous condamner à marcher à genoux jusqu’au jour de Tarmon Gai’don. Cela dit, il ne pourrait vous faire décapiter qu’une fois… Et les autres sœurs prisonnières dans le camp des Aiels ? Des partisanes d’Elaida, je suppose ? Devenues elles aussi des… apprenties ? Nous n’avons pas pu approcher de la première rangée de tentes. Ces Aiels ne semblent pas porter les Aes Sedai dans leur cœur.
— Je ne peux pas te répondre, dit Kiruna, si rouge qu’elle semblait sur le point de s’embraser. On nous a tenues à l’écart…
Merana crut avoir une hallucination. La première fois qu’elle entendait Kiruna parler d’un ton soumis.
Bera prit une grande inspiration. Se tenant déjà droite, elle parut se redresser encore plus pour s’acquitter d’une corvée.
— Elaida n’est pas…, commença-t-elle, très véhémente.
— Pour ce que j’en sais, coupa Cadsuane, elle est trop ambitieuse.
La sœur au chignon gris se pencha si brusquement en avant que Merana et Annoura reculèrent sur leur lit, alors qu’elle ne les regardait même pas.
— C’est peut-être une catastrophe en gésine, mais elle reste la Chaire d’Amyrlin, élevée par le Hall dans le strict respect des lois de la tour.
— Si Elaida est légitime, demanda Bera, pourquoi n’as-tu pas obéi quand elle a ordonné à toutes les sœurs de revenir à la tour ?
Un seul signe trahissait la nervosité de la sœur : l’immobilité de ses mains sur le devant de sa robe. Pour qu’elles soient pétrifiées ainsi, il fallait qu’un gros effort de volonté les empêche de plisser ou de lisser le tissu.
— Ainsi, l’une d’entre vous a un peu de courage ? s’esclaffa Cadsuane. (Mais son regard resta de glace.) Asseyez-vous, à présent. J’ai beaucoup de questions à vous poser.
Merana et Annoura se levèrent, offrant leurs places sur le lit. Mais Kiruna ne broncha pas, les yeux rivés sur Cadsuane. Quant à Bera, elle regarda son amie puis hocha la tête. Roulant des yeux, Corele sourit pour une raison connue d’elle seule, mais la sœur au chignon gris ne sembla pas le remarquer.
— La moitié des rumeurs que j’ai entendues, dit Cadsuane, prétendent que les Rejetés arpentent de nouveau le monde. Avec tout ce qui se passe d’autre, ça ne m’étonnerait pas, mais avez-vous des preuves pour ou contre cette possibilité ?
Très vite, Merana se félicita d’être assise. Et très vite, elle comprit ce que pouvait ressentir le linge dans l’essoreuse d’une blanchisseuse. Cadsuane enchaînait les questions en sautant sans cesse du coq à l’âne, afin que ses victimes ne sachent jamais à quoi s’attendre.
Corele se tenait tranquille, gloussant ou secouant la tête de temps en temps. Bien entendu, Daigian ne se permettait même pas ça. Si Merana, Bera et Kiruna subirent le pire de l’interrogatoire, Annoura ne fut pas épargnée pour autant. Chaque fois qu’elle se détendait un peu, pensant ne plus être dans le collimateur de Cadsuane, celle-ci ne manquait pas de la détromper.
Elle voulait tout savoir : l’étendue du pouvoir d’al’Thor sur les Aiels, ce qui poussait une Maîtresse des Vagues à faire mouiller un bateau du Peuple de la Mer dans le fleuve, si Moiraine était vraiment morte, si le garçon avait vraiment redécouvert l’art antique de « voyager » et si Berelain avait partagé sa couche ou en nourrissait l’intention. Comme de juste, il était impossible de dire ce qu’elle pensait des réponses qu’elle obtenait. Sauf en une occasion, quand elle apprit qu’Alanna s’était liée à al’Thor… et dans quelles conditions. Les lèvres pincées, elle fronça les sourcils au-dessus de son regard perçant. Mais tandis que toutes les autres sœurs grimaçaient de dégoût, Merana songea que Cadsuane, un peu plus tôt, avait confié qu’elle aurait bien pris un nouveau Champion, quelques mois auparavant.
Très souvent, les sœurs furent incapables de répondre, mais leur ignorance ne découragea pas la vive curiosité de Cadsuane. Elle pressa ses victimes comme un citron, leur arrachant un jus qu’elles n’avaient pas conscience d’avoir. Elles parvinrent cependant à cacher quelques petites choses – celles qui devaient rester secrètes – mais des informations étonnantes jaillirent quand même au grand jour. Par exemple, Annoura laissa échapper qu’elle avait reçu des lettres détaillées de Berelain quasiment depuis que celle-ci était partie pour le nord.
Cadsuane exigeait des réponses et n’en donnait jamais. Ça inquiéta Merana, surtout quand elle vit les autres prendre peu à peu des expressions butées, défensives ou exagérément humbles. La même chose lui arrivait-elle ?
— Cadsuane, osa-t-elle demander à un moment, pourquoi t’intéresses-tu au garçon maintenant ?
La sœur au chignon gris fixa un moment l’insolente, puis elle se tourna vers Bera et Kiruna.
— Ainsi, elles ont réussi à l’enlever au beau milieu du palais, dit-elle en tendant sa tasse à Daigian.
Personne d’autre n’avait eu le droit de boire… Le ton et l’expression de Cadsuane, un parangon de neutralité, valurent des frissons glacés à Merana – et lui donnèrent envie de s’arracher les cheveux. S’il apprenait que Kiruna avait parlé de l’enlèvement, même sans le vouloir, al’Thor risquait de ne pas être content. Mais au moindre lapsus, Cadsuane n’avait pas son égale pour tirer les vers du nez à quelqu’un. Au moins, les détails de l’affaire – le coffre, par exemple – étaient restés dans l’ombre. Une chance, parce que al’Thor avait insisté sur ce point, et répété qu’il serait furieux s’il advenait que tout se sache. La Lumière en soit louée, Cadsuane ne s’attardait jamais assez longtemps sur un sujet pour qu’on risque d’en arriver là.
— Vous êtes sûres que c’était Taim ? Et que ces types en veste noire ne sont pas arrivés à cheval ?
Bera acquiesça sans enthousiasme et Kiruna l’imita. Elles étaient sûres autant qu’on pouvait l’être, puisque personne n’avait vu les Asha’man arriver ou repartir. Quant au… trou… qui les avait tous ramenés ici, il avait pu être fait par al’Thor…
Cadsuane ne se satisfit évidemment pas de ces réponses.
— Réfléchissez, bon sang ! Seriez-vous encore des gamines sans cervelle ? Vous devez avoir remarqué quelque chose !
Merana sentit son estomac se nouer. Avec les autres sœurs, elles avaient passé la moitié de la nuit à discuter de ce que voulait exactement dire leur serment à al’Thor. Pour conclure qu’il disait… exactement ce qu’il semblait vouloir dire, sans échappatoire possible. Même Kiruna avait fini par admettre qu’elles devaient désormais défendre et soutenir al’Thor – et lui obéir pleinement, sans tenter de se défiler. Ce que ça signifiait par rapport à Elaida et à ses partisanes ne semblait inquiéter personne. En tout cas, pas une sœur n’avait laissé transparaître de l’inquiétude.
Le simple fait qu’elles aient arrêté une décision et défini leur position tenait du miracle. Merana se demanda cependant si Kiruna et Bera avaient tiré une conséquence majeure de tout ça. Désormais, elles étaient susceptibles de s’opposer ouvertement à une légende de la tour et à toutes les sœurs, en plus de Corele et Daigian, qui décideraient de se ranger dans son camp. Le pire…
Les yeux de Cadsuane se posèrent sur Merana, exigeant tout et ne donnant rien.
Le pire, Merana en aurait mis sa main au feu, c’était que la légende en question le savait très bien.
Marchant à grands pas dans les couloirs du palais, Min ignora les saluts d’une bonne demi-douzaine de Promises qu’elle connaissait. Pas un instant, elle ne songea que continuer à trotter ainsi, sans un mot pour les Aielles, était d’une impolitesse avérée. En revanche, trotter n’était pas simple, quand on portait des bottines à talon haut. Quelles imbécillités les femmes pouvaient faire pour un homme ! Non que Rand lui eût demandé de mettre ces chaussures. Mais la première fois qu’elle les avait portées, c’était pour voir si elles lui plairaient, et il avait souri. Donc, il avait apprécié… Par la Lumière ! comment pouvait-elle penser à des bottines ? Elle n’aurait jamais dû aller dans les appartements de Colavaere… Tremblant et luttant contre les larmes, Min se mit à courir.
Comme d’habitude, plusieurs Promises étaient assises sur les talons devant les grands battants ornés d’un soleil levant. Le shoufa pendant sur les épaules, leurs lances posées sur les genoux, ces Aielles n’en avaient pas l’air inoffensives pour autant. Elles évoquaient plutôt des léopards attendant de bondir pour tuer. En général, et même si elles étaient amicales avec elle, Min se sentait mal à l’aise en présence de Promises. Aujourd’hui, elles auraient tout aussi bien pu être voilées…
— Il est d’une humeur de chien, dit Riallin.
Mais elle n’esquissa pas un geste pour arrêter Min, une des rares personnes autorisées à entrer chez Rand sans être annoncées. Tirant sur sa veste, la jeune femme tenta de se ressaisir. À la vérité, elle n’aurait su dire pourquoi elle était venue. Sans doute parce qu’elle se sentait en sécurité près de Rand. Que la Lumière le brûle ! Jusque-là, elle n’avait jamais eu besoin de quelqu’un pour ça…
Dès qu’elle fut entrée, Min se pétrifia, horrifiée. Puis elle se reprit un peu et ferma la porte derrière elle. La salle était dévastée. Si de rares éclats de verre restaient accrochés au cadre des miroirs, le sol en était en revanche jonché. La plate-forme renversée, le trône gisait au pied du mur qu’il avait percuté avant de retomber lourdement. Un des lampadaires, pourtant en fer sous le placage d’or, était plié en quatre…
Assis dans un petit fauteuil, en bras de chemise, Rand contemplait le plafond, les bras ballants. Des images tournaient autour de sa tête, ainsi que des auras colorées qui scintillaient puis disparaissaient. Pour ça, il était comme les Aes Sedai… Quand une sœur ou lui étaient dans les parages, Min n’avait pas besoin d’Illuminateurs pour avoir droit à un feu d’artifice.
Lorsqu’elle avança, Rand ne broncha pas, comme s’il ne la voyait pas. Entendant crisser des éclats de verre sous ses bottines, Min songea que pour une humeur de chien, c’était une sacrée humeur de chien !
Elle n’en conçut aucune angoisse. Comment imaginer que Rand puisse lui faire du mal ? En revanche, elle était assez éprise de lui pour quasiment oublier ce qu’elle avait vu dans les appartements de Colavaere. Oui, elle était follement amoureuse de lui, et elle l’assumait pleinement. Rien d’autre ne comptait. Tant pis s’il était un fichu lourdaud de la campagne, plus jeune qu’elle par-dessus le marché. Tant pis s’il était le Dragon Réincarné, destiné à mourir fou si personne ne réussissait à le tuer avant.
Je me fiche même de devoir le partager, pensa Min.
Pour se mentir ainsi à elle-même, il fallait vraiment qu’elle soit mordue. Cela dit, elle avait accepté cette réalité. Elayne possédait une partie de Rand – elle avait un droit sur lui – tout comme cette Aviendha qu’elle n’avait pas encore rencontrée. Et comme disait tante Jan : quand on ne peut pas changer quelque chose, il faut faire avec.
Surtout quand on n’avait plus tous ses esprits… Dire qu’elle s’était toujours rengorgée de sa logique et de son sang-froid !
Min s’arrêta près d’un fauteuil dont le dossier était traversé de part en part par le fer du Sceptre du Dragon. Amoureuse d’un homme qui ne le savait pas, et qui l’enverrait loin de lui s’il s’en apercevait un jour. Un homme, elle en était sûre, qui l’aimait aussi. Comme il aimait Elayne et cette Aviendha. Mais ça, il fallait faire avec !
Rand était amoureux d’elle et il refusait de l’admettre. Parce que Lews Therin Telamon avait tué sa bien-aimée, pensait-il être condamné à faire de même ?
— Je suis content que tu sois là, dit soudain Rand, sans cesser de fixer le plafond. J’étais assis seul, comme toujours… (Il eut un rire amer.) Herid Fel est mort.
— Non, pas ce vieil homme si gentil !
— Déchiqueté…, souffla Rand d’une voix creuse. Idrien s’est évanouie quand elle l’a trouvé. Elle est restée ainsi la moitié de la nuit, puis s’est réveillée dans un état second. Une femme, à l’école, lui a donné quelque chose pour dormir. Elle était très gênée à cause de ça. Quand elle est venue me voir, elle a recommencé à pleurer. Min, c’est l’œuvre d’une créature des Ténèbres. Qui d’autre pourrait démembrer ainsi un homme ? (Sans bouger la tête, Rand frappa si fort l’accoudoir de son fauteuil que le bois se craquela.) Mais pourquoi ? Pourquoi l’a-t-on éliminé ? Qu’aurait-il pu me dire ?
Malgré le choc, Min tenta de réfléchir. Maître Fel était un philosophe. Avec lui, Rand parlait de tout, du sens des Prophéties du Dragon à la nature de la brèche, dans la prison du Ténébreux. Fel avait permis à la jeune femme de lui emprunter des livres fascinants, surtout quand elle devait travailler dur pour comprendre ce qu’ils disaient. Un philosophe qui ne lui prêterait jamais plus de livres… Et un gentil vieux bonhomme tellement immergé dans l’univers de l’esprit qu’il était surpris quand le monde extérieur se rappelait à lui.
Min gardait précieusement un petit mot qu’il avait écrit à Rand pour signaler qu’il la trouvait très jolie et que ça le distrayait. Et voilà qu’il n’était plus rien. Par la Lumière ! elle en avait assez de la mort !
— Je n’aurais pas dû te le dire si brusquement…
Min sursauta, car elle n’avait pas entendu son ami traverser la pièce. Il lui caressa la joue, écartant des larmes sous ses doigts.
— Désolé, Min, vraiment… Je ne suis plus un type bien, tu sais. Un homme est mort à cause de moi, et tout ce qui m’intéresse, c’est pourquoi on l’a tué.
Min enlaça Rand et enfouit la tête contre sa poitrine. Incapable de cesser de pleurer et de trembler…
— Je suis allée dans les appartements de dame Colavaere…
Des images défilèrent dans la tête de Min. Le salon désert, sans l’ombre d’un serviteur. La chambre… Elle aurait voulu ne pas se souvenir, mais maintenant qu’elle avait commencé, c’était trop tard.
— Comme tu l’as exilée, j’ai cru que ma vision la concernant n’était pas… eh bien, pour tout de suite…
Colavaere portait ce qui devait être sa plus belle robe. Un modèle en soie noire brillante orné de dentelle de Sovarra de couleur ivoire tant elle était ancienne.
— J’ai cru que ça pouvait être différent, pour une fois. Tu es ta’veren, Rand. Quelqu’un qui peut changer la Trame.
Colavaere portait un collier et des bracelets de pierres précieuses et des bagues avec un rubis ou une émeraude – ses plus beaux bijoux, sans aucun doute – et des diamants, dans ses cheveux, imitaient assez bien la couronne du Cairhien. Son visage…
Elle était dans sa chambre, pendue à un montant de son lit. Les yeux exorbités, la langue dardée, la peau déjà noire… à ses pieds, un tabouret renversé…
Min se serra contre Rand. L’enlaçant aussi, il souffla :
— Min, ton don t’apporte plus de souffrance que de plaisir. Si je pouvais prendre en moi ton chagrin, je le ferais… Je te jure !
Min s’aperçut enfin que Rand tremblait aussi. Il s’efforçait d’être en acier, pour correspondre à l’image qu’il se faisait du Dragon Réincarné. Mais il était dévasté quand quelqu’un mourait à cause de lui. Que ce soit Colavaere ou Fel, il pleurait pour toutes les victimes, même s’il faisait semblant de ne plus avoir de larmes.
— Embrasse-moi…, dit Min.
Voyant qu’il ne réagissait pas, elle leva les yeux et croisa le regard du jeune homme, bleu-gris comme un ciel matinal.
— Rand, ce n’est pas un jeu.
Combien de fois l’avait-elle taquiné, s’asseyant sur ses genoux, l’embrassant et l’appelant « berger » de crainte, si elle prononçait son prénom, de trahir tout ce qu’elle éprouvait ? Il la supportait, convaincu qu’elle arrêterait un jour s’il restait de marbre. Foutaises ! Tante Jan et tante Rana disaient qu’il ne fallait pas embrasser un homme, sauf si on comptait l’épouser. Mais tante Miren semblait connaître un peu mieux la vie. Pour elle, il ne fallait pas embrasser un homme pour s’amuser, parce que les mâles ont tendance à tomber amoureux trop facilement.
— Je suis glacée à l’intérieur, berger… Colavaere, puis maître Fel… J’ai besoin de chaleur… de… S’il te plaît ?
Rand baissa lentement la tête. Un baiser fraternel, au début, tendre, doux et réconfortant. Puis ça changea. Plus question de réconfort.
Rand tenta de relever la tête.
— Min, je ne peux pas. Quel droit ai-je de… ?
Refermant les mains sur ses cheveux, Min attira Rand vers elle. Après un moment, il cessa de résister. Sans pouvoir dire si c’était elle qui avait commencé à déchirer la dentelle de la chemise du jeune homme, ou lui qui s’en était pris à la sienne d’abord, Min avait néanmoins une certitude : s’il manifestait l’intention d’arrêter maintenant, elle irait emprunter une lance à Riallin – non, plusieurs ! – et elle l’embrocherait sans pitié !
En cheminant vers la sortie du palais, Cadsuane étudia discrètement toutes les Naturelles qu’elle croisait. Intéressantes, ces Aielles…
Corele et Daigian la suivaient en silence, trop malignes pour la déranger avec leurs bavardages – une qualité qui manquait cruellement aux sœurs qui s’arrêtaient quelques jours au petit palais d’Arilyn avant qu’elle les envoie en mission.
Intéressantes, ces Aielles… Surtout avec leur façon de regarder trois Aes Sedai comme s’il s’agissait de chiens galeux et pleins de puces laissant des traces de pattes boueuses sur un tapis tout neuf. Beaucoup de gens considéraient les Aes Sedai avec une certaine crainte ou une fébrile adoration, d’autres avec une sainte terreur ou une haine féroce, mais du mépris, eh bien, c’était la première fois que Cadsuane voyait ça. Même les Capes Blanches ne lui avaient jamais fait ce coup-là. Cela dit, un peuple qui donnait le jour à tant de Naturelles aurait dû envoyer des contingents de jeunes filles à la tour.
Il serait bon de revoir ça – et que la Fosse de la Perdition emporte les coutumes, s’il le fallait ! Mais c’était pour plus tard… Pour l’heure, ce fichu garçon comptait plus que tout. Il allait falloir l’intriguer assez pour qu’il autorise Cadsuane à être près de lui, et le déstabiliser assez pour pouvoir le manipuler sans qu’il en ait conscience. Dans tous les cas de figure, tout ce qui risquait de saboter ce plan devait être contrôlé ou supprimé. Et rien qui n’allait pas dans le bon sens ne devait pouvoir influencer le garçon – ou le perturber.
Avec son superbe attelage de six chevaux gris, le carrosse noir laqué attendait dans la cour. Un serviteur accourut pour ouvrir la portière sur laquelle figuraient deux étoiles d’argent sur fond de rayures rouges et vertes. Bien entendu, l’homme s’inclina si bas devant les trois sœurs que son crâne chauve faillit toucher ses genoux. Bizarrement, il était en bras de chemise et pantalon. Dans le Palais du Soleil, elle n’avait pas remarqué de domestiques en livrée, à part quelques hommes et femmes portant les couleurs de Dobraine. Ne sachant pas trop quoi mettre, les serviteurs prenaient le moins de risques possible, histoire de ne pas commettre un impair.
— Je risque d’écorcher Elaida, quand elle me tombera sous la main, dit Cadsuane alors que le carrosse s’ébranlait. Cette idiote me rend la tâche quasiment impossible.
Sur ces mots, la sœur au chignon gris éclata de rire si brusquement que Daigian la dévisagea, soufflée, avant de détourner la tête. Le sourire de Corele s’élargit, comme si elle attendait avec impatience le jour où Cadsuane mettrait sa menace à exécution.
Ces deux idiotes ne comprenaient rien, et des explications auraient été une perte de temps. Depuis toujours, la meilleure façon d’attirer l’attention de Cadsuane sur quelque chose consistait à utiliser le mot « impossible ». Et il fallait remonter à deux cent soixante-dix ans pour trouver une mission qu’elle n’avait pas réussi à remplir. À son âge, chaque jour pouvait être le dernier, mais le jeune al’Thor allait lui donner l’occasion de finir en beauté !