7 Des chausse-trappes et des obstacles

Le Sceptre du Dragon à la main, Rand, dans sa paume marquée d’un héron, sentait chaque relief des Dragons gravés sur le manche. S’il avait passé un index dessus, il n’aurait pas eu une impression plus nette. Pourtant, il aurait juré qu’il s’agissait de la main de quelqu’un d’autre. Si une lame l’avait entaillée, il aurait senti la douleur, mais ça ne l’aurait pas affecté. Parce qu’il se serait agi de la souffrance de quelqu’un d’autre.

Entouré d’un néant infini, il flottait dans son cocon de Vide. Le saidin l’emplissait et tentait de le réduire en poussière, le prenant en tenaille entre un froid capable de briser l’acier et une chaleur en mesure de faire fondre la roche. La souillure du Ténébreux était là, bien entendu, sa corruption s’insinuant jusque dans la moelle de ses os. Au fin fond de son âme, il redoutait quelque chose. Désormais, il n’avait plus envie de vomir, comme au début. Mais cette nouvelle peur était pire que tout.

Dans ce torrent de feu, de glace et de vermine, il y avait la vie. Aucun autre mot n’aurait convenu. Le saidin voulait le détruire, mais en même temps, il l’emplissait de vitalité. Menaçant de l’enterrer vivant, il l’incitait dans la même seconde à survivre. La lutte incessante pour ne pas être consumé amplifiait la joie primale d’être vivant. Une telle douceur, en dépit de la souillure… Qu’en serait-il, si le saidin était un jour purifié ? Un rêve dépassant l’imagination.

Oui, puiser plus de saidin encore – s’en emplir jusqu’à exploser… ou jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus ailleurs qu’en lui.

C’était ça, la mortelle séduction. Un seul faux pas, et il serait carbonisé, devenant incapable de canaliser pour l’éternité. Un seul faux pas, et son esprit, s’il n’était pas détruit sur-le-champ, en même temps, peut-être, que tout ce qui l’entourait, serait perdu à jamais. Se concentrer sur la lutte pour l’existence n’était pas une manifestation de folie. Mais ça revenait à faire de l’équilibrisme sur un fil, les yeux bandés, au-dessus d’une fosse au sol hérissé de pieux – en éprouvant une telle ivresse de vivre que la seule idée de renoncer revenait à envisager un monde où n’existeraient jusqu’à la fin des temps que des nuances de gris.

Non, ce n’était pas la folie… Pas encore.

Tandis qu’il dansait avec le saidin, ses idées tourbillonnaient dans le Vide.

Annoura était là, le regardant avec ses yeux froids d’Aes Sedai… Berelain, à quel jeu jouait-elle donc ? Elle n’avait jamais parlé d’une conseillère affiliée à la Tour Blanche. Et les autres sœurs présentes à Cairhien ? D’où venaient-elles, et pour quelles raisons ?

Les rebelles, à l’extérieur de la ville… Qu’est-ce qui leur avait donné le courage de se mettre en mouvement ? Et qu’avaient-ils derrière la tête ? Comment les arrêter, ou même les utiliser ?

Rand était devenu si bon dans l’art d’utiliser les autres qu’il s’en donnait souvent envie de vomir.

Sevanna et les Shaido… Rhuarc avait déjà envoyé des éclaireurs à la Dague de Fléau de sa Lignée, mais au mieux, ils découvriraient « où » et « quand ». Les Matriarches, qui auraient pu trouver « pourquoi », refusaient catégoriquement de le faire. Pourtant, il y avait beaucoup de « pourquoi » liés à Sevanna…

Elayne et Aviendha… Non, pas question de penser à elles ! Pas question !

Perrin et Faile… Une femme puissante, dont le nom n’était pas le seul point commun avec un faucon. S’était-elle vraiment acoquinée à Colavaere pour collecter des preuves ? Si le Dragon Réincarné échouait, elle ferait tout pour protéger Perrin. Et le cas échéant, elle le défendrait contre le Dragon Réincarné. Toute sa loyauté allait à Perrin, mais elle se réservait le choix de la conduite à suivre. À supposer qu’une telle épouse existe, Faile n’était pas du genre à obéir servilement à son mari.

Des yeux jaunes, un défi permanent et beaucoup de méfiance… Pourquoi Perrin était-il si véhément au sujet des Aes Sedai ? Durant le voyage jusqu’aux puits de Dumai, il avait passé de longs jours avec Kiruna et ses compagnes.

Les Aes Sedai pouvaient-elles vraiment lui faire ce que tout le monde redoutait ? Les sœurs… Sans en avoir conscience, Rand secoua la tête. Plus jamais ! Faire confiance, c’était s’exposer à la trahison. Et à la douleur.

Rand s’efforça de repousser cette idée, car elle était dangereusement proche du délire de persécution. Personne ne pouvait vivre sans se fier à quelqu’un jusqu’à un certain point. Simplement, il fallait fuir comme la peste les Aes Sedai. Mat, Perrin… S’il devait se méfier d’eux… Min… Non, ne pas lui faire confiance était inenvisageable.

Que n’aurait-il pas donné pour qu’elle soit avec lui, au lieu de garder le lit ! Mais ses longs jours de captivité – à s’inquiéter davantage pour lui que pour elle-même, il la connaissait –, les interrogatoires de Galina et les châtiments quand ses réponses ne plaisaient pas… Toutes ces épreuves, avec pour « apothéose » le choc de subir une guérison, avaient fini par avoir raison de son amie. Mais elle était restée près de lui tant que ses jambes avaient consenti à la soutenir. Pour finir, il avait dû la porter dans sa chambre – en l’entendant, tout au long du chemin, répéter qu’elle ne voulait pas se reposer parce qu’il avait besoin d’elle.

Plus de Min, aucune présence pour le réconforter, le faire rire et lui permettre d’oublier un peu le Dragon Réincarné.

Il ne lui restait que le combat contre le saidin, le tourbillon de ses pensées et…

Tu dois disposer d’eux… Il le faut ! As-tu oublié la dernière fois ? Ce qui est arrivé près des puits, ce n’était rien ! Même les cités incendiées jusque dans leurs entrailles, ce n’était rien. Nous avons disloqué le monde ! M’entends-tu ? Il faut les tuer. Les éliminer de la face du…

La voix qui criait dans la tête de Rand n’était pas la sienne. Non, pas celle de Rand al’Thor, mais de Lews Therin Telamon, mort plus de trois mille ans auparavant. Mais capable de parler dans son esprit quand le Pouvoir le tirait des recoins sombres où il se cachait. Souvent, Rand se demandait comment c’était possible. Bien entendu, il était la réincarnation de Lews Therin, inutile de le nier. Mais chaque personne en ce monde était la réincarnation de quelqu’un – voire d’une centaine ou d’un millier de gens. La Trame fonctionnait ainsi : tout le monde mourait puis revenait à la vie au gré des rotations éternelles de la Roue. Mais à part lui, aucun individu ne parlait avec les gens qu’il était jadis. Personne n’entendait de voix dans sa tête.

À part les fous…

Alors, qu’ai-je de spécial ? pensa Rand.

Sa main gauche serra plus fort le Sceptre du Dragon, et la droite saisit la poignée de son épée.

Et toi ? En quoi sommes-nous différents des autres ?

Aucun écho. Souvent, Lews Therin ne se donnait pas la peine de répondre. L’époque où il ne le faisait jamais était peut-être une sorte d’âge d’or…

Es-tu réel ? demanda enfin la voix, hautement perplexe.

Nier l’existence de Rand était presque aussi banal que de ne pas lui répondre.

Et moi ? Je crois que j’ai parlé à quelqu’un… Dans une boîte. Un coffre plutôt… Suis-je mort, ou fou, ou les deux ? Aucune importance. À coup sûr, je suis damné. Ici, c’est la Fosse de la Perdition, et… Je-je suis-suis…

Rand fit en sorte que la voix de dément ne soit pas plus forte qu’un bourdonnement d’insecte. Une astuce qu’il avait découverte lorsqu’il croupissait dans son coffre. Seul dans le noir. Seul avec la douleur, la soif et la voix d’un très vieux mort. Par moments, cette voix l’avait réconforté, lui tenant compagnie. Une amie, en quelque sorte…

Quelque chose passa sous son œil mental. Pas des images, simplement des taches de couleur en mouvement. Pour une mystérieuse raison, cela le fit penser à Mat et à Perrin.

Ces manifestations avaient commencé lors de sa captivité, en même temps qu’une myriade d’autres hallucinations. Dans ce fichu coffre où Galina, Erian, Katerine et les autres le forçaient à se plier, chaque jour, après qu’on l’eut battu.

Rand secoua la tête. Il n’était plus dans ce maudit coffre. Sur le sceptre et sur la poignée de son épée, ses doigts lui faisaient mal, à force de serrer. Il ne restait que des souvenirs, et ceux-ci n’avaient aucune puissance. Il n’était plus dans…

— Si nous devons voyager avant que tu aies mangé, allons-y ! Tous les autres ont depuis longtemps fini de dîner.

Rand cligna des yeux et Sulin recula quand il la foudroya des yeux. Sulin, une femme qui aurait soutenu le regard d’un léopard. Rand tenta d’afficher une expression avenante – et il eut le sentiment de porter un masque, ou le visage de quelqu’un d’autre.

— Tu vas bien ? demanda Sulin.

— Je réfléchissais…

Rand força ses mains à s’ouvrir et fit remuer ses épaules. Désormais, il portait une bien plus jolie veste que celle qu’il avait récupérée aux puits de Dumai. Mais même après un bain, il ne se sentait pas propre quand le saidin était en lui.

— Parfois, je réfléchis trop…

Une vingtaine de Promises, en plus de Sulin, étaient massées dans un coin de la pièce aux lambris très sombres et dépourvue de fenêtres. Disposées le long des murs, huit grandes lampes dorées munies d’un déflecteur fournissaient une vive lumière. Rand s’en félicitait, car il n’aimait plus les endroits obscurs.

Trois Asha’man étaient également là, dans le coin opposé à celui des Promises. Originaire de l’Altara malgré son nom, Jonan Adley, les bras croisés, fronçait ses sourcils broussailleux tant il méditait ferme. Aîné de Rand de quelque quatre ans, il ne ménageait pas ses efforts pour obtenir l’épée d’argent des Dévoués.

Arborant moins de bleus sur le visage et plus de chair sur les os que lors de sa première rencontre avec Rand – même si le nez et les oreilles semblaient toujours être les parties les plus proéminentes de sa filiforme silhouette –, Eben Hopwil tapotait l’épée d’argent accrochée à son col comme s’il était surpris par sa présence.

Fedwin Mor aurait lui aussi arboré l’épée, s’il n’avait pas porté une veste verte rehaussée de broderie en fil d’argent sur les poignets et sur les revers – une tenue parfaite pour un marchand prospère ou un noble mineur. Du même âge qu’Eben, mais plus costaud et pratiquement sans bleus, il ne semblait pas ravi que sa veste noire soit rangée – il aurait dit « fourrée » – dans la sacoche de cuir qui reposait à ses pieds.

C’était au sujet des trois Asha’man que Lews Therin délirait un peu plus tôt. Parce qu’ils étaient là, bien sûr, les autres n’ayant pas davantage grâce à ses yeux. Asha’man ou Aes Sedai, quiconque était capable de canaliser avait le don de le faire sortir de ses gonds.

— Tu réfléchis trop, Rand al’Thor ? répéta Enaila.

La Promise serrait une de ses lances dans une main, en même temps que sa rondache, et trois lances dans l’autre. Pourtant, à son ton, on eût dit qu’elle tançait Rand en braquant sur lui un index maternel. Les Asha’man ne semblèrent pas apprécier outre mesure ce comportement.

— Ton problème, c’est plutôt de ne pas réfléchir du tout.

Quelques Promises gloussèrent, mais ce n’était pas une plaisanterie. Plus petite que toutes ses compagnes – d’une bonne main au minimum –, Enaila aux cheveux de feu avait un tempérament tout aussi brûlant… et une étrange conception de sa relation avec Rand. Son amie Somara, qui la dépassait de la tête et des épaules, acquiesça gravement. Rien d’étonnant, puisqu’elle partageait la même conception.

Rand ignora le commentaire, mais il ne put s’empêcher de soupirer. Si Somara et Enaila étaient les pires, toutes les Promises semblaient avoir du mal à décider s’il était le Car’a’carn – le chef suprême dont la parole faisait loi – ou l’unique fils d’une Promise, depuis l’aube des temps, qui ait été connu par les autres Far Dareis Mai. Bref, une sorte de frère à protéger, pour certaines, et de fils à élever à la dure, pour d’autres. Même Jalani, qui sortait à peine de l’enfance, paraissait le voir comme son petit frère. Alors que Corana, le visage presque aussi parcheminé que Sulin, le traitait comme s’il était son frère aîné… Au moins, ces femmes se comportaient ainsi en privé, jamais quand il y avait d’autres Aiels dans les environs. Bref, quand c’était important, il redevenait le Car’a’carn. Et il avait toutes les raisons d’être reconnaissant à ces Promises, car elles tombaient comme des mouches pour lui. Dans ces circonstances, il ne pouvait rien leur refuser…

— Je n’ai pas l’intention de passer toute la nuit ici pendant que vous vous amuserez comme des petits fous…, dit Rand.

Sulin le gratifia d’un de ces regards féminins qui tuent. En robe ou en cadin’sor, les femmes les dispersaient à tous les vents, comme les paysans éparpillaient leurs graines au moment des semailles. Les Asha’man, eux, cessèrent de regarder les Promises et ajustèrent la bandoulière de leur besace sur leur épaule. « Pousse-les à fond, avait dit Rand à Taim. Fais-en des armes. » Et Taim avait obéi. Mais une bonne arme devait obéir à celui qui la maniait. Celle-là, Rand n’aurait pas juré qu’elle ne finirait pas par lui glisser de la main.

Ce soir, il avait trois destinations en tête. L’une des trois devait rester ignorée des Promises et de n’importe qui d’autre à part lui-même. Plus tôt, il avait décidé laquelle des deux autres passerait en premier. Mais il hésitait encore. Ce voyage serait de notoriété publique bien assez tôt, pourtant, il y avait d’excellentes raisons de le garder secret aussi longtemps que possible.

Lorsque le portail s’ouvrit au milieu de la pièce, une odeur familière à tous les gens de la campagne en sortit. Celle du fumier. Plissant d’abord le nez puis se voilant, Sulin franchit le passage, la moitié des Promises dans son sillage. Après un coup d’œil à Rand, les Asha’man suivirent, puisant dans la Source Authentique autant de saidin qu’il pouvait en contrôler.

Rand sentit leur force quand ils passèrent devant lui. Hors de ces moments-là, il n’était pas aisé de déterminer qu’un homme pouvait canaliser, sauf s’il coopérait.

Aucun des trois Asha’man n’était aussi fort que lui. Pour l’instant, en tout cas, car il n’y avait pas moyen de prédire le niveau qu’un homme atteindrait avant qu’il ait achevé son développement. Fedwin était le meilleur des trois, mais il souffrait de ce que Taim appelait une « limite ». Parce qu’il ne croyait pas pouvoir affecter les choses à distance avec le Pouvoir, il perdait une bonne partie de son efficacité à cinquante pas. À cent, il était incapable de projeter ne serait-ce qu’un filament de saidin.

Cela dit, il semblait bien que les hommes progressaient plus vite que les femmes, et c’était une excellente chose. En tout cas, ces trois-là étaient tous capables d’ouvrir un portail de bonne taille – même si c’était de justesse, en ce qui concernait Jonan. Tous les Asha’man qu’il avait gardés avec lui étaient puissants.

Tue-les avant qu’il soit trop tard, marmonna Lews Therin. Avant qu’ils deviennent fous ! Tue-les, puis traque Sammael, Demandred et tous les autres Rejetés. Oui, je dois les tuer tous, avant qu’il soit trop tard !

Il y eut un bref affrontement, car Lews Therin tenta en vain d’arracher à Rand le contrôle du Pouvoir. Ces derniers temps, il essayait de plus en plus souvent – idem en ce qui concernait canaliser de son propre chef. En fait, la seconde possibilité était plus dangereuse que la première. Une fois qu’il était connecté à la Source, Rand doutait fort que son « locataire » ait les moyens de briser le lien en sa faveur. En revanche, si c’était Lews Therin qui se connectait le premier, il ne pensait pas pouvoir lui subtiliser le contrôle.

Et moi ? pensa de nouveau Rand. C’était presque un ricanement, bref, certes, mais cependant vicieux. Enveloppé dans le Pouvoir tel qu’il était, sa colère traversait le cocon de Vide et tissait une toile autour – un entrelacs brûlant.

Je peux aussi canaliser, et la folie m’attend. Mais toi, elle te possède déjà ! Fléau de sa Lignée, tu t’es ôté la vie après avoir tué ta femme, tes enfants et la Lumière sait combien d’autres malheureux parmi tes proches. Moi, je ne tue pas quand ce n’est pas nécessaire. Tu m’entends, Fléau de sa Lignée ?

Un grand silence…

Rand prit une inspiration saccadée. Depuis qu’il connaissait cet homme – ce n’était pas une voix, mais une personne avec tous ses souvenirs – il ne lui avait jamais parlé ainsi. Avec un peu de chance, ça inciterait Lews Therin à ficher le camp. La moitié de son délire consistait en lamentations sur sa défunte épouse…

Mais Rand voulait-il vraiment chasser de sa tête Lews Therin Telamon – son seul ami durant sa captivité dans le coffre ?

Alors qu’il avait promis à Sulin de compter jusqu’à cent avant de la suivre, il perdit patience à cinq, franchit le portail et fit un bond de plus de cent cinquante lieues pour se retrouver à Caemlyn.

La nuit était tombée sur le palais royal d’Andor, mais alors que les rayons de lune caressaient les flèches élancées et les dômes dorés, la brise douce et délicate ne faisait rien pour dissiper un peu la chaleur.

À la lumière de la pleine lune, Rand vit que des Promises voilées étaient en train de se faufiler au milieu des chariots affectés au transport du fumier et alignés derrière la plus grande écurie du complexe. L’odeur imprégnait tellement le bois qu’on se serait cru dans une stalle. Alors que les deux autres Asha’man s’étaient plaqués une main sur le visage, Eben se pinçait carrément le nez.

— Le Car’a’carn compte très vite, marmonna Sulin.

Elle abaissa néanmoins son voile. Ici, on ne risquait aucune mauvaise surprise. Sauf à y être obligé, personne ne serait resté à côté de ces chariots.

Dès que les dernières Promises l’eurent franchi, Rand referma le portail et Lews Therin soupira de soulagement.

Elle est partie… Enfin, presque partie.

Il était vraiment soulagé. Durant l’Âge des Légendes, le lien entre une Aes Sedai et son Champion n’existait pas.

En réalité, Alanna n’était pas « partie » – depuis qu’elle avait imposé le lien à Rand contre sa volonté, sa présence était hélas permanente – mais elle devenait moins perceptible, en quelque sorte. Et le jeune homme, paradoxalement, en était plus conscient encore de son existence. Lorsqu’on ne pouvait pas faire autrement, on finissait par s’habituer à tout. Quand il était proche d’Alanna, Rand avait en permanence ses émotions tapies dans un coin de son esprit, et il sentait dans quel état physique elle se trouvait. Pour peu qu’il fasse un effort, il pouvait déterminer où elle était, un peu comme avec une de ses mains, par exemple. Mais exactement comme sa main, s’il n’y pensait pas, l’Aes Sedai continuait à exister sans lui.

La distance seule affaiblissait le lien. Mais même de si loin, il sentait toujours qu’Alanna était quelque part à l’est de sa position actuelle.

C’était une bonne chose. Si Lews Therin se taisait soudain, et si tous les souvenirs du coffre étaient effacés de sa tête, il lui resterait le lien pour ne pas oublier la leçon capitale : « Ne te fie jamais à une Aes Sedai. »

Soudain, il s’avisa que Jonan et Eben étaient toujours connectés au saidin.

— Assez ! lança-t-il.

Un des ordres codés qu’utilisait Taim. Aussitôt, les deux hommes se coupèrent de la Source. De très bonnes armes. Jusque-là…

Tue-les avant qu’il soit trop tard ! répéta Lews Therin.

Rand se coupa à son tour de la Source. Pas de gaieté de cœur, car il détestait se priver de cette énergie vitale qui décuplait tous ses sens. Même le combat contre la souillure lui manquait… Mais il restait comme ramassé sur lui-même, prêt à bondir pour s’emparer de nouveau du saidin, s’il le fallait. Désormais, il était toujours ainsi, tendu comme un arc.

Je dois les tuer…, murmura Lews Therin.

Après avoir banni le spectre dans les limbes, Rand envoya Nerilea – une Promise au visage anguleux – dans le palais, puis il fit les cent pas le long des chariots, des pensées tourbillonnant de nouveau dans son cerveau – et à un rythme encore plus effréné.

Il n’aurait pas dû venir ici, mais plutôt envoyer Fedwin avec une lettre.

Elayne. Aviendha. Perrin. Faile. Annoura. Berelain. Mat.

Non, il n’aurait pas dû venir !

Elayne et Aviendha. Annoura et Berelain. Faile, Perrin et Mat.

Des éclairs colorés. Impossible de saisir quoi que ce soit. Et en fond sonore, un fou qui marmonnait.

Avec un certain retard, Rand s’avisa que les Promises parlaient entre elles. De l’odeur – en insinuant qu’elle venait des Asha’man. À l’évidence, elles voulaient qu’on les entende, sinon, elles auraient recouru à leur langage par gestes. La nuit était assez claire pour ça. Et pour voir les joues rouges d’Eben et les mâchoires serrées de Fedwin. S’ils n’étaient plus des gamins – après les puits de Dumai, ça ne faisait aucun doute – ces garçons n’avaient guère plus de quinze ou seize ans. Quant à Jonan, il fronçait tellement les sourcils qu’il en avait tout le visage plissé. Par bonheur, aucun des trois ne s’était connecté au saidin. Jusque-là…

Rand pensa d’abord s’approcher des Asha’man, mais il préféra lancer :

— Si je peux m’accommoder des bêtises des Promises, vous devriez en être capables aussi !

Au fond, mieux valait que tout le monde entende.

Eben vira au rouge tomate et Jonan eut un grognement. Après avoir salué le Dragon Réincarné, le poing sur le cœur, les trois hommes formèrent un petit cercle. Le regard rivé sur les Promises, Jonan murmura quelques mots, et ses deux compagnons éclatèrent de rire. La première fois qu’ils avaient vu des Far Dareis Mai, les trois Asha’man avaient hésité entre le désir d’observer des créatures si exotiques et l’envie de s’enfuir avant que les féroces Aielles – un peuple qu’ils avaient découvert dans les histoires, étant enfants – leur sautent dessus et les taillent en pièces. Désormais, ces types ne craignaient plus rien. Il faudrait leur réapprendre la peur.

Regardant Rand, les Promises commencèrent à parler par gestes en gloussant de temps en temps. Incontestablement, elles se méfiaient des Asha’man. Mais les Promises étant les Promises – et les Aiels les Aiels – le danger ne pouvait que les exciter.

Somara murmura – assez fort pour que tout le monde entende – qu’Aviendha aurait trouvé un moyen de calmer le Car’a’carn, et toutes ses compagnes hochèrent gravement la tête.

Dans les légendes, aucun héros n’avait jamais une vie si pénible…

Dès que Nerilea revint et annonça qu’elle avait trouvé Davram Bashere et Bael, le chef des Aiels à Caemlyn, Rand retira son ceinturon et Fedwin l’imita. Jalani tendit un grand sac de cuir où ranger les deux épées et le Sceptre du Dragon. À son expression, on eût dit que les armes étaient des serpents venimeux ou morts et décomposés depuis des jours. En réalité, elle n’aurait pas montré autant de répugnance si ç’avait été le cas.

Après avoir enfilé la cape de voyage à capuche que Corana lui avait donnée, Rand mit les mains dans son dos et Sulin les lui attacha avec une corde. En serrant fort et en marmonnant entre ses dents…

— C’est absurde ! Même les gens des terres mouillées trouveraient ça absurde.

Rand tenta de ne pas grimacer. La Promise était forte, et elle y allait de bon cœur.

— Tu t’es trop souvent enfui loin de nous, Rand al’Thor. Tu ne fais pas assez attention. (Même un frère aîné pouvait mériter des remontrances, pas vrai ?) Les Far Dareis Mai sont responsables de ton honneur, mais toi, tu t’en fiches !

Fedwin contint mal sa rage pendant qu’on lui attachait aussi les mains. Pourtant, la Promise qui s’en chargeait n’exagéra pas, loin de là.

Jonan et Eben tiraient la tête dans leur coin. Détestant le plan de Rand au moins autant que Sulin, ils ne le comprenaient pas davantage. Mais le Dragon Réincarné n’était pas tenu de s’expliquer, et le Car’a’carn y consentait rarement.

Aucun des trois hommes n’avait émis d’objections, cependant. Une arme ne se plaignait pas.

Sulin vint se camper devant Rand, le dévisagea et en eut le souffle coupé.

— Elles t’ont fait ça…, murmura-t-elle.

D’instinct, sa main vola jusqu’au couteau qu’elle portait à la ceinture. Vu la longueur de la lame, on aurait presque pu parler d’une épée courte, mais il aurait fallu être fou pour dire ça à un Aiel.

— Relève la capuche, grogna Rand. L’idée dominante, c’est que personne ne me reconnaisse avant que j’aie rejoint Bael et Bashere.

Sulin hésita.

— Je t’ai dit de la relever !

La Promise aurait pu tuer à mains nues n’importe quel homme, ou presque. Pourtant, elle fit preuve d’une grande douceur quand elle releva la capuche.

Hilare, Jalani tira le tissu sur les yeux de Rand.

— Maintenant, tu peux être sûr que personne ne te reconnaîtra, Rand al’Thor. Et tu vas devoir te laisser guider par nous.

Plusieurs Promises s’esclaffèrent.

Rand eut envie de se connecter à la Source, mais il se retint de justesse. Dans sa tête, Lews Therin radotait d’angoisse.

Sous la capuche, ce n’était pas l’obscurité totale. Rand pouvait d’ailleurs apercevoir la lumière de la lune, à ras de l’ourlet. Même ainsi, il tituba quand Sulin et Enaila le prirent par les bras et le firent avancer.

— Je croyais que tu étais en âge de marcher mieux que ça, railla Enaila.

Sulin bougea la main. Rand eut besoin d’un moment pour comprendre qu’elle lui caressait le poignet.

Les yeux baissés, le jeune homme vit d’abord les pavés de la cour, puis des marches de pierre et enfin une série de sols de marbre parfois couverts de tapis.

Attentif aux mouvements des ombres, devant ses pieds, il se concentra pour repérer éventuellement du saidin, ou pire encore, pour ne pas rater le picotement qui, chez lui, indiquait qu’une femme était en train de canaliser le saidar. Aveuglé comme il l’était, il risquait de ne pas savoir qu’on l’attaquait avant qu’il soit trop tard.

Il capta les murmures de quelques serviteurs affectés aux corvées nocturnes, mais personne ne posa de questions à cinq Promises escortant deux prisonniers encapuchonnés. Bael et Bashere vivant au palais et assurant l’ordre à Caemlyn avec l’aide de leurs hommes, les domestiques avaient dû en voir des vertes et des pas mûres dans les couloirs.

Rand eut l’impression d’avancer dans un labyrinthe. Mais à vrai dire, depuis son départ de Champ d’Emond, il avait passé son temps à marcher dans des labyrinthes, même quand il aurait juré suivre une voie dégagée.

Si j’en revoyais une, serais-je capable de la reconnaître ? Ou penserais-je qu’il s’agit d’un piège ?

Il n’y a pas de voie dégagée, ricana Lews Therin. Rien que des chausse-trappes et des obstacles.

Exactement ce que pensait Rand.

Lorsque Sulin les eut enfin tous fait entrer dans une pièce, fermant la porte derrière elle, Rand renversa la tête en arrière pour se débarrasser de la capuche. Il s’attendait à voir Bael et Davram, mais certainement pas Deira, la femme du Maréchal, et encore moins Melaine et Dorindha.

— Je te vois, Car’a’carn

Bael, l’homme le plus grand que Rand eût jamais croisé, était assis en tailleur sur le sol aux dalles vertes et jaunes. Malgré cette position détendue, il était prêt à bondir en une fraction de seconde. Plus de la première jeunesse, comme tous ses collègues, le chef des Goshien avait les tempes grises, mais quiconque l’aurait cru affaibli par l’âge se serait exposé à une surprise désagréable.

— Puisses-tu toujours trouver de l’eau et de l’ombre. Je suis aux côtés du Car’a’carn et mes lances ne me quittent jamais.

— L’eau et l’ombre sont de bien belles choses, dit Davram Bashere, une jambe passée par-dessus un accoudoir de son fauteuil, mais je pencherais plutôt pour du vin rafraîchi.

Un peu plus grand qu’Enaila, le Maréchal avait déboutonné sa veste bleue, ce qui ne l’empêchait pas de suer à grosses gouttes. En dépit de sa nonchalance apparente, il était encore plus dur que Bael.

— Félicitations pour votre évasion, et pour votre victoire. Mais pourquoi venir déguisé en prisonnier ?

Parmi les proches de Rand, c’était un des rares à le vouvoyer encore. Sans doute pour marquer une distance…

— Je préférerais savoir s’il nous amène des Aes Sedai, lâcha Deira.

Bâtie en force, la mère de Faile était aussi grande que toutes les Promises présentes, à l’exception de Somara. Sa longue chevelure noire argentée sur les tempes, elle arborait un nez à peine moins proéminent que celui de son époux. Et c’était à lui qu’allait sa loyauté, pas à Rand.

— Tu as capturé des Aes Sedai ! Devons-nous craindre de voir toute la Tour Blanche débouler ici ?

— Si elles essaient, dit la Matriarche Melaine, elles seront reçues comme elles le méritent.

Blonde aux yeux bleus, d’une beauté saisissante, la femme de Bael semblait être à peine plus âgée que Rand.

Quoi qui ait pu conduire les Matriarches à changer d’avis sur les Aes Sedai, Melaine, Amys et Bair étaient celles qui avaient évolué le plus radicalement.

— Moi, ce que j’aimerais savoir, dit la troisième femme, c’est ce que tu comptes faire de Colavaere Saighan.

Alors que Deira et Melaine avaient une sacrée présence, Dorindha les éclipsait sans peine, même s’il aurait été difficile de dire exactement pourquoi. La Maîtresse du Toit de la forteresse de Sources-Fumée n’était pourtant en apparence qu’une femme bien charpentée et maternelle – plus épanouie que jolie, à dire vrai – dont les yeux bleus cernés de rides et la chevelure rousse striée de blanc – presque autant que celle de Bael l’était de gris – n’avaient rien de particulièrement impressionnant. Pourtant, aucun observateur doté d’une once de bon sens ne pouvait douter qu’elle dominait de très loin les deux autres femmes.

— Selon Melaine, continua Dorindha, Bair tient Colavaere Saighan pour une quantité négligeable. Mais quand il s’agit de voir les batailles à venir mais pas le scorpion sur lequel on va marcher, les Matriarches peuvent être aussi aveugles que les hommes.

Un sourire adressé à Melaine enleva un peu de leur venin à ces mots.

— Le devoir d’une Maîtresse du Toit, c’est de repérer ces scorpions avant qu’ils aient piqué quelqu’un.

Dorindha était elle aussi l’épouse de Bael. Bien que les deux femmes aient fait ce choix en toute liberté, cette situation continuait à déconcerter Rand. Peut-être justement parce que c’était la décision des deux femmes. Chez les Aiels, un homme n’avait pas grand-chose à dire quand sa femme choisissait une sœur-épouse. Mais ça n’arrivait pas tous les jours, même dans ce peuple des plus… originaux.

— Colavaere s’est convertie aux joies de la campagne, marmonna Rand.

Tous ses amis le regardèrent, se demandant s’il plaisantait.

— Le Trône du Soleil est de nouveau libre, et il attend Elayne.

Rand avait envisagé d’ériger une protection contre les oreilles indiscrètes. Mais un tissage de ce genre était facile à repérer, par un homme comme par une femme, et sa simple présence indiquait qu’il y avait des choses à espionner. De toute façon, tout ce qui se dirait ici serait bientôt connu du Mur du Dragon jusqu’aux rivages de l’océan d’Aryth.

Alors que Jalani rengainait son couteau, Fedwin entreprit de se masser les poignets. Mais personne ne s’intéressait aux deux jeunes gens, car tous les regards étaient braqués sur Rand. Avec un regard mauvais pour Nerilea, celui-ci leva les mains et les agita jusqu’à ce que Sulin consente à couper la corde.

— Je ne me doutais pas que ce serait une réunion de famille…

Nerilea parut un peu surprise, mais ce fut bien la seule.

— Quand vous serez marié, souffla Davram avec un sourire, vous apprendrez vite à choisir avec une grande prudence les choses qu’on dissimule à une épouse.

Deira eut un sourire entendu.

— Les épouses sont un grand réconfort, lança Bael, à condition de ne pas leur en dire trop.

Souriante, Dorindha passa la main dans les cheveux de son mari – les agrippant soudain comme si elle voulait lui arracher la tête. L’infortuné Aiel grogna, mais pas seulement à cause du geste de Dorindha. Essuyant sur sa jupe la lame de son petit couteau, Melaine le rengaina et sourit à sa sœur-épouse, qui lui rendit la pareille. Bael se frotta l’épaule à l’endroit où un filet de sang tachait désormais son cadin’sor.

Deira hocha la tête comme si cette petite scène venait de lui donner une idée.

— Quelle femme pourrais-je haïr assez pour l’unir au Dragon Réincarné ? répondit Rand à la saillie de Bashere.

Il s’ensuivit un silence à couper au couteau.

Rand s’efforça de contrôler sa colère. Il aurait dû s’attendre à ce qui se passait… En plus d’être une Matriarche, Melaine était capable de marcher dans les rêves, comme Amys et Bair. Entre autres choses, ces femmes pouvaient se parler dans leurs songes et entrer en contact avec d’autres personnes. Un don très utile, même si elles n’y avaient recouru qu’une fois pour lui. Des affaires de Matriarches, tout ça… Mais il ne fallait pas s’étonner que Melaine soit au courant de tout ce qui s’était passé. Ni qu’elle en ait parlé à Dorindha. Affaires de Matriarches ou non, ces deux femmes étaient à la fois des sœurs et les meilleures amies du monde. Informé des malheurs de Rand par Melaine, Bael en avait tout naturellement parlé à Bashere. Croire que le Maréchal pouvait garder un tel secret vis-à-vis de sa femme était absurde. Autant penser qu’il s’abstiendrait de lui dire que leur maison était en feu !

Lentement, Rand força la colère à battre en retraite.

— Elayne est arrivée ? demanda-t-il, tentant en vain de paraître désinvolte.

Tant pis ! Ici, tout le monde était informé qu’il avait des raisons de s’inquiéter. Le royaume d’Andor était sans doute moins « turbulent » que le Cairhien, mais installer Elayne sur le trône restait la façon la plus rapide de pacifier les deux pays. Et peut-être la seule.

— Elle n’est pas encore là…, répondit Bashere. Mais selon des rumeurs venues du nord, des Aes Sedai accompagnent une armée quelque part au Murandy ou en Altara. Il peut s’agir du jeune Mat et de sa Compagnie de la Main Rouge – avec la Fille-Héritière et les sœurs qui ont fui la Tour Blanche après la chute de Siuan Sanche.

Rand massa ses poignets meurtris par la corde. Toute cette mascarade à base de « prisonniers » lui était venue à l’esprit pour le cas où Elayne aurait déjà été là. Elayne et Aviendha, plutôt. Ainsi, il aurait pu venir et repartir sans qu’elles en soient informées. Avec un peu de chance, il aurait peut-être trouvé un moyen de leur jeter un coup d’œil sans qu’elles le voient. Et peut-être même…

Non, il était un idiot ! Pas de « peut-être » dans ce cas-là.

— Veux-tu dire que ces sœurs-là t’ont également juré fidélité ? demanda Deira d’un ton glacial.

Elle n’aimait pas Rand et ne le cachait pas. Selon elle, son mari s’était engagé sur un chemin qui le conduirait probablement à avoir sa tête fichée sur une pique et exposée sur une des portes de Tar Valon. Et c’était Rand qui l’avait poussé sur cette voie…

— La Tour Blanche ne te laissera pas plier des sœurs à ta volonté…

Rand esquissa une révérence à l’intention de la solide matrone – et tant pis si elle prenait ça pour une moquerie, puisque c’était le cas. Deira ni Ghaline t’Bashere ne s’adressait jamais à lui en utilisant son titre, elle évitait au maximum de prononcer son nom, et elle le tutoyait comme si elle parlait à un larbin – et pas le plus intelligent ou le plus fiable possible, loin de là.

— Si elles choisissent de me jurer allégeance, j’accepterai leur serment. Je suppose que beaucoup d’entre elles ne sont pas particulièrement pressées de retourner à Tar Valon. Si elles en décident autrement, elles seront libres d’aller où elles voudront, tant qu’elles ne se retourneront pas contre moi.

— La Tour Blanche s’est retournée contre toi, dit Bael. (Le regard encore plus glacial que celui de Deira, il se pencha en avant, les poings sur les genoux.) Un ennemi qui attaque une fois attaquera une deuxième fois. Sauf si on l’en empêche. Mes guerriers et moi, nous irons partout où nous conduira le Car’a’carn.

Melaine acquiesça, ce qui ne surprit pas Rand. À l’évidence, elle rêvait de voir toutes les Aes Sedai coupées de la Source et agenouillées sous bonne garde – avec les pieds et les poings liés, si possible. Cela dit, Dorindha hocha aussi la tête, ainsi que Sulin. Bashere, lui, se lissa pensivement la moustache.

Rand se demanda s’il devait éclater de rire ou pleurer à chaudes larmes.

— Vous pensez que je n’en ai pas assez sur les bras, peut-être ? Et qu’une guerre contre la Tour Blanche me ferait passer le temps ? Elaida m’a pris à la gorge… et elle s’est fait taper sur les doigts.

La terre éventrée, des geysers de feu et de chair en lambeaux. Un festin pour les charognards. Et combien de morts, au bout du compte ?

— Si elle est assez raisonnable pour en rester là, je ferai comme elle.

Tant que les sœurs ne lui demanderaient pas de leur faire confiance. Le coffre… Ce souvenir fit frissonner Rand, et Lews Therin pleurnicha quelque chose au sujet de l’obscurité et de la soif. Rand était capable d’occulter tout ça – en fait, il le fallait – mais pas d’oublier, et encore moins d’accorder sa confiance.

Laissant Bael et Bashere polémiquer sur l’aptitude d’Elaida à s’arrêter une fois qu’elle avait commencé, Rand approcha d’une table couverte de cartes et placée sous une tapisserie à thème guerrier où le Lion Blanc d’Andor occupait une place centrale. Apparemment, Bael et Bashere utilisaient cette pièce comme quartier général.

En fouillant un peu, Rand trouva la carte qu’il cherchait. On y voyait tout le royaume d’Andor, des montagnes de la Brume au fleuve Erinin, et une partie des pays qui s’étendaient au sud – le Ghealdan, l’Altara et le Murandy.

— Les femmes prisonnières dans les pays des tueurs d’arbre ne peuvent provoquer aucun problème, dit Melaine. Pourquoi en irait-il autrement avec les autres ?

Une réponse à quelque chose que Rand n’avait pas entendu, semblait-il. Et la Matriarche ne paraissait pas ravie.

— Deira t’Bashere, nous ferons ce que nous devons faire, dit Dorindha avec son calme coutumier. Accroche-toi à ton courage, et nous arriverons là où nous devons arriver.

— Quand on saute d’une falaise, répondit Deira, il est trop tard pour s’accrocher à autre chose que son courage. En espérant qu’une meule de foin amortira l’atterrissage.

Davram Bashere ricana comme si sa femme venait de plaisanter, mais ce n’était pas le cas.

Après avoir déroulé la carte et coincé les côtés avec des encriers et des fioles de sable, Rand mesura certaines distances avec ses doigts. Si les rumeurs le plaçaient en Altara ou au Murandy, Mat ne devait pas avancer très vite. Pourtant, il se rengorgeait de la rapidité hors du commun de la Compagnie. Les Aes Sedai le ralentissaient-elles avec des chariots et un troupeau de domestiques ? Ou y avait-il plus de sœurs que prévu ?

S’avisant qu’il serrait les poings, Rand se força à les rouvrir. Il avait besoin d’Elayne pour l’installer sur le trône, à Caemlyn et à Cairhien. C’était pour ça qu’il la voulait, et pour rien d’autre. Aviendha… Eh bien, elle ne lui manquait pas le moins du monde et elle lui avait clairement signifié qu’il ne représentait rien pour elle. Loin de lui, elle ne risquait rien. Assurer la sécurité de ces deux femmes était simple, puisqu’il suffisait de les tenir le plus éloignées de lui que possible. Par la Lumière ! s’il avait pu au moins les apercevoir furtivement !

Perrin étant têtu comme une mule, Rand avait besoin de Mat. Même s’il ne savait pas trop comment le jeune flambeur s’était soudain transformé en expert des choses militaires, c’était incontestable, puisque Bashere lui-même respectait ses avis. Sur la guerre, en tout cas.

— Ces femmes l’ont traité comme un da’tsang…, marmonna Sulin.

La moitié des Promises approuvèrent d’un grognement.

— Nous le savons, dit Melaine. Elles n’ont pas d’honneur.

— Après les tortures que vous avez décrites, sera-t-il capable de se retenir ? demanda Deira d’un ton incrédule.

La carte ne s’étendait pas assez loin au sud pour couvrir l’Illian – sur cette table, aucune ne montrait ne serait-ce qu’une partie de ce pays – mais la main de Rand glissa au-dessus du Murandy et il imagina aisément les collines de Doirlon, à la lisière de l’Illian, et la ligne de fortifications qu’aucune armée d’invasion ne pouvait se permettre d’ignorer. À quelque cent lieues de là à l’est, dans les plaines de Maredo, attendait une armée telle qu’on n’en avait plus vu depuis que les nations, lors de la guerre des Aiels, s’étaient rassemblées devant Tar Valon. Voire depuis l’époque d’Artur Aile-de-Faucon… Des Teariens, des Cairhieniens et des Aiels, tous prêts à fondre sur l’Illian. Si Perrin refusait le commandement, Mat devrait l’accepter. Mais le temps manquait. Comme d’habitude, le temps manquait…

— Que la Lumière me brûle les yeux ! grogna Davram. Tu n’as jamais fait allusion à ça, Melaine. La dame Caraline et le seigneur Toram campent à l’extérieur de la ville, et le Haut Seigneur Darlin aussi ? Ils ne sont pas arrivés ensemble par hasard, surtout en ce moment précis. Et c’est comme avoir un nid de vipères devant sa porte…

— Laissons danser les algai’d’siswai, dit Bael. Les vipères mortes ne mordent plus personne.

Sammael n’était jamais meilleur qu’en défense. Un souvenir de Lews Therin datant de la guerre des ténèbres. Quand deux hommes se partageaient un esprit, il semblait inévitable que leurs souvenirs se mélangent. Lews Therin se rappelait-il parfois avoir coupé du bois, nourri les volailles ou conduit les moutons au pâturage ? En bruit de fond, il radotait sur son thème favori : tuer et détruire. Dès qu’il était question des Rejetés, il ne pouvait pas s’en empêcher.

— Deira t’Bashere a raison, dit Bael. Nous devons rester sur le chemin que nous avons pris jusqu’à ce que nos ennemis soient détruits. Sinon, c’est nous qui le serons.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, rectifia Deira, mais c’est exact aussi. Nous n’avons plus le choix. Jusqu’à la destruction de nos ennemis, ou jusqu’à la nôtre.

La mort, la destruction et la folie tourbillonnèrent dans l’esprit de Rand tandis qu’il étudiait la carte. Sammael serait sur ces fortifications très peu de temps après l’assaut. Sammael, avec toute la puissance d’un Rejeté et les connaissances de l’Âge des Légendes. Le seigneur Brend, membre du Conseil des Neuf, voilà comment il se faisait appeler. Et comment le nommaient ceux qui refusaient de croire que les Rejetés arpentaient de nouveau le monde. Mais Rand n’était pas dupe. Grâce aux souvenirs de Lews Therin, il connaissait le vrai visage de Sammael. Son visage, et tout le reste.

— Que compte faire Dyelin Taravin au sujet de Naean Arawn et d’Elenia Sarand ? demanda Dorindha. J’avoue ne pas comprendre les raisons de cette disgrâce…

— Ce qu’elle fait dans ce cas n’a aucune importance, dit Davram. C’est plutôt sa rencontre avec les Aes Sedai qui m’inquiète.

— Dyelin Taravin est une imbécile, lâcha Melaine. Elle a gobé les rumeurs sur le Car’a’carn prosterné devant les Aes Sedai. Elle n’osera plus se brosser les cheveux sans la permission d’une sœur.

— Une erreur de jugement, intervint Deira. Dyelin est assez forte pour diriger l’Andor, elle l’a prouvé à Aringill. Bien sûr, elle écoute les Aes Sedai – il faut être fou pour les ignorer – mais tendre l’oreille n’est pas synonyme d’obéir.

Les chariots ramenés des puits de Dumai devraient être fouillés de nouveau. L’angreal en forme de petit homme replet était sûrement quelque part. Aucune des sœurs ayant réussi à s’échapper ne pouvait se douter de ce qu’était la figurine. En revanche, l’une d’elles avait pu glisser dans sa bourse un souvenir du Dragon Réincarné. Non ! L’angreal devait être dans les chariots. Avec cet artefact, Rand était largement à la hauteur de n’importe quel Rejeté. Sans lui… La mort, la destruction et la folie…

Soudain, Rand prit vraiment conscience de ce qu’il venait juste d’entendre d’une oreille distraite.

— Quoi ? s’écria-t-il en se détournant de la table aux cartes.

Tout le monde fut stupéfié. Appuyé contre la porte, Jonan se redressa d’un bond et les Promises, toujours assises sur les talons, tendirent toutes l’oreille. Elles parlaient tranquillement entre elles, jusque-là, mais c’était terminé.

Tapotant un de ses colliers d’ivoire, Melaine échangea un regard décidé avec Bael et Davram, puis elle prit la parole :

— Dans ce que Davram Bashere appelle la Nouvelle Cité, neuf Aes Sedai sont descendues dans une auberge nommée Le Cygne d’Argent.

Dans la bouche de l’Aielle, les mots « auberge » et « cité » sonnaient bizarrement. Avant de traverser le Mur du Dragon, elle ne les avait jamais vus que dans des livres.

— Bashere et Bael pensent que nous devons les laisser tranquilles tant qu’elles ne s’en prennent pas à toi. Rand al’Thor, je crois que tu as appris ce que ça signifie, attendre que des Aes Sedai agissent.

— S’il y a un coupable, soupira Bashere, c’est moi. Cela dit, j’ignore ce que Melaine a l’intention de faire. Juste après votre départ, Rand, huit sœurs sont descendues dans cette auberge. D’autres arrivent et certaines s’en vont. Du coup, elles ne sont jamais plus de dix en même temps. Elles restent entre elles, ne font pas d’ennuis et ne posent aucune question – en tout cas, qui arrive à nos oreilles. Quelques sœurs rouges sont également venues en ville – en deux occasions. Celles qui séjournent au Cygne d’Argent ont toutes des Champions, mais celles-là n’en ont jamais. Donc, je suis sûr qu’elles appartiennent à l’Ajah Rouge.

» Elles se présentent à deux ou trois, posent des questions au sujet des hommes en route pour la Tour Noire, puis elles s’en vont après un jour ou deux. Sans avoir appris grand-chose, je dirais… La Tour Noire garde ses secrets bien mieux que la plupart des forteresses. Aucune de ces sœurs n’a troublé l’ordre, et je n’ai pas l’intention de leur chercher des noises tant que ce ne sera pas indispensable.

— Je n’avais pas ça en tête…, souffla Rand.

Il s’assit dans un fauteuil, en face de Bashere, et serra les accoudoirs sculptés jusqu’à ce que ses phalanges lui fassent mal. Des Aes Sedai se rassemblant ici, des Aes Sedai se rassemblant à Cairhien… Des coïncidences ?

Dans la tête de Rand, Lews Therin rugissait comme le tonnerre à l’horizon. Il allait falloir prévenir Taim. Pas au sujet des Aes Sedai du Cygne d’Argent – le chef des Asha’man devait être au courant, alors, pourquoi n’en avait-il rien dit ? – mais sur la nécessité de tenir les Asha’man le plus loin possible de toutes ces femmes. Si les puits de Dumai avaient marqué une fin, il ne devait pas y avoir de nouveau début ici…

Trop de choses échappaient au contrôle de Rand. Plus il tentait de résister, et plus ce mouvement s’accélérait. Tôt ou tard, tout lui exploserait à la figure. Une idée terrifiante… Thom Merrilin lui avait appris les rudiments du métier de jongleur, mais il n’avait jamais été un élève doué. Et voilà qu’il devait se révéler un champion !

Il avait la gorge tellement sèche. S’il avait eu quelque chose pour se réhydrater…

Rand s’avisa qu’il avait parlé à voix haute quand il vit Jalani se relever, approcher d’un guéridon où reposait une grande carafe d’argent, remplir un gobelet et le lui apporter avec un sourire.

Quand elle ouvrit la bouche, il s’attendit à une pique, mais la Promise se rembrunit.

Car’a’carn…, dit-elle simplement avant d’aller rejoindre les autres Promises, si dignement qu’on eût dit qu’elle voulait imiter Dorindha, voire Deira.

Somara parla dans le langage des gestes. Soudain empourprées, toutes les Far Dareis Mai durent se mordre les lèvres pour ne pas éclater de rire. À part Jalani, qui se contenta de rougir jusqu’à la racine des cheveux.

Le punch au vin avait un goût de prune. Quand il était petit, Rand grimpait aux branches des arbres, dans le verger, de l’autre côté d’une rivière, afin de se régaler de ces fruits.

Le jeune homme vida d’un trait son gobelet. Il y avait bien des pruniers à Deux-Rivières, mais pas dans un verger, et en aucun cas de l’autre côté d’une rivière.

Garde tes fichus souvenirs pour toi ! lança-t-il à Lews Therin.

Le spectre ricana, comme si quelque chose l’amusait.

Bashere considéra les Promises avec quelque perplexité, puis il regarda Bael et ses épouses, tous trois immobiles comme des statues. Déconcerté, il hocha la tête. S’il s’entendait bien avec le chef de tribu, les Aiels dépassaient en général son entendement.

— Puisque personne ne songe à mon gosier, soupira-t-il.

Se levant, il alla se servir un gobelet et le vida, sa moustache luisant soudain d’humidité.

— Voilà qui est rafraîchissant… La méthode de recrutement de Taim ratisse tous les types qui ont envie de suivre le Dragon Réincarné. Il m’a fourni des régiments entiers d’hommes dépourvus du je-ne-sais-quoi dont ont besoin vos Asha’man. Les yeux ronds, tous parlent de franchir des ouvertures qui lévitent dans l’air, mais aucun d’eux n’a seulement approché de la Tour Noire. Avec eux, j’expérimente certaines idées audacieuses du jeune Mat.

D’un geste, Rand signifia que ce sujet ne l’intéressait pas.

— Parlez-moi plutôt de Dyelin.

Si un malheur arrivait à Elayne, Dyelin de la maison Taravin était la première sur la liste de succession. Mais il l’avait prévenue qu’Elayne était en chemin pour Caemlyn.

— Si elle croit pouvoir s’approprier le Trône du Lion, je saurai bien lui trouver une ferme.

— S’approprier le trône ? répéta Deira, incrédule.

Son mari éclata de rire.

— Je ne comprends rien aux coutumes des terres mouillées, dit Bael, mais je ne crois pas qu’elle ait fait ça.

— Loin de là ! (Davram alla chercher la carafe et vint resservir Rand.) À Aringill, quelques nobles mineurs des deux sexes ont proclamé qu’ils la soutenaient. Dame Dyelin n’est pas du genre à laisser traîner une affaire. En quatre jours, elle a fait pendre les deux meneurs – pour trahison envers Elayne – et fait fouetter une vingtaine de conjurés.

Bashere eut un rire approbateur. En revanche, sa femme soupira. La connaissant, elle regrettait sans doute qu’il n’y ait pas eu des potences tout au long de la route menant d’Aringill à Caemlyn.

— Alors, pourquoi cette rumeur selon laquelle elle gouvernerait l’Andor ? Et pourquoi a-t-elle fait emprisonner Elenia et Naean ?

— Ce sont elles qui ont tenté de s’approprier le trône, répondit Deira, sa voix vibrant d’indignation.

Plus calme, Bashere enchaîna :

— Ça remonte à trois jours… Avant ça, nous avions entendu parler du couronnement de Colavaere. Du coup, la rumeur évoquant votre départ de Cairhien pour rejoindre Tar Valon a paru bien moins déraisonnable. Avec la reprise du commerce, tant de pigeons volent entre Caemlyn et Cairhien qu’on pourrait marcher sur leur dos.

Le Maréchal posa la carafe et revint s’asseoir.

— Naean s’est proclamée reine le matin, et Elenia peu avant midi. Avant le crépuscule, Dyelin, Pelivar et Luan les ont fait arrêter toutes les deux. Le lendemain matin, Dyelin a été nommée régente. Au nom d’Elayne, et jusqu’à son retour. Beaucoup de maisons nobles lui ont accordé leur soutien. Certaines aimeraient qu’elle porte la couronne, mais ce qui est arrivé à Aringill les incite à tenir prudemment leur langue. (Bashere ferma un œil et braqua un index sur Rand.) Il n’a jamais été fait mention de vous. Pour déterminer si c’est une bonne ou une mauvaise chose, il faudrait un cerveau plus sage que le mien.

Deira eut un sourire plein de dédain.

— Ces… lèche-bottes que tu as autorisés à rester au palais, on dirait bien qu’ils sont aussi partis de la ville. Quelques-uns seraient même sortis du pays. Tous soutenaient Naean ou Elenia, tu devrais le savoir…

Rand posa délicatement le gobelet sur le sol, près de sa chaise. S’il avait permis à Lir, Arymilla et aux autres de rester, c’était pour inciter Dyelin et ses partisans à coopérer avec lui, car ceux-ci n’auraient jamais abandonné le royaume entre les griffes de gens comme le seigneur Lir et ses sbires. Avec le temps et le retour d’Elayne, cette stratégie pouvait marcher. Mais les événements tourbillonnaient de plus en plus vite, et ils lui échappaient. Cela dit, il était encore capable de contrôler certaines choses.

— Fedwin, ici présent, est un Asha’man. Si c’est nécessaire, il pourra m’apporter des messages à Cairhien.

Rand ponctua cette déclaration d’un regard noir pour Melaine, qui ne broncha pas.

Deira étudia Fedwin comme s’il s’était agi d’un rat qu’un toutou trop empressé venait de déposer à ses pieds.

Davram et Bael se montrèrent plus circonspects. Bien entendu, sous ces tirs croisés de regards, Fedwin tenta de paraître plus grand que nature.

— Ne révélez son identité à personne, dit Rand. Absolument personne. C’est pour ça qu’il n’est pas vêtu de noir. Ce soir, je conduis deux autres Asha’man auprès du seigneur Semaradrid et du Haut Seigneur Weiramon. Ils en auront besoin quand ils affronteront Sammael dans les collines de Doirlon. Pour les temps à venir, je vais être occupé à ronger un os nommé Cairhien.

Et un autre appelé Andor, peut-être bien…

— Faut-il comprendre que tu vas donner l’ordre d’attaquer ? demanda Bael. Ce soir même ?

Rand acquiesça et Bashere éclata de rire.

— Voilà qui mérite de partager du bon vin ! Enfin, qui mériterait, si le vin n’était pas si chaud – de quoi transformer le sang d’un homme en bouillie d’avoine ! (Le Maréchal se rembrunit.) Bon sang ! je donnerais cher pour être là-bas. Cela dit, tenir Caemlyn au nom du Dragon Réincarné n’est pas une mission insignifiante.

— Dès qu’on tire les épées au clair quelque part, tu voudrais y être, mon époux, dit Deira, pleine d’une affection bourrue.

— Le cinquième…, intervint Bael. Après la chute de Sammael, nous concéderas-tu le cinquième en Illian ?

Lors d’une conquête, une vieille coutume autorisait les Aiels à s’approprier le cinquième des richesses du pays vaincu. À Caemlyn, Rand avait mis son veto, car il ne voulait pas offrir à Elayne une cité ainsi dépouillée de ses biens.

— Le cinquième oui, répondit Rand, mais Sammael et l’Illian, pour l’heure, étaient loin d’occuper son esprit.

Ramène vite Elayne, Mat !

Violente, cette pensée couvrit sans difficulté le bavardage incessant de Lews Therin.

Oui, ramène-la vite avant que le royaume d’Andor et le Cairhien m’explosent à la figure.


Загрузка...