36 Des lames

Min se demanda si elle devait grogner, crier ou s’asseoir et éclater en sanglots. Les yeux ronds, Caraline semblait se poser la même question.

Hilare, Toram se frotta les mains.

— Écoutez tous ! lança-t-il. Vous allez voir un sacré spectacle ! Faites de la place ! De la place !

Il se chargea lui-même de chasser les invités du milieu de la tente.

— Berger, souffla Min, tu n’as pas un pois chiche à la place du cerveau, parce que ton crâne est vide, tout simplement !

— Je ne présenterais pas les choses ainsi, fit Caraline d’un ton très sec, mais je suggère que vous partiez… Tomas, quels que soient les « trucs » auxquels tu envisages de recourir, je te signale qu’il y a sept Aes Sedai sous ce pavillon, dont quatre sœurs rouges venant du sud et en chemin pour Tar Valon. Si l’une d’entre elles a des soupçons, j’ai bien peur que ta visite n’ait aucune conséquence, parce que tu ne seras plus de ce monde. File !

— Je n’aurai pas besoin de « trucs », dit Rand. (Il déboucla son ceinturon et le tendit à Min.) Si j’ai réussi à vous toucher, toi et Darlin, je devrais avoir également une chance avec Toram.

La foule avait reculé, dégageant au centre de la tente un espace circulaire d’environ vingt pas de diamètre. Après avoir regardé Rand, certains curieux se flanquèrent des coups de coude dans les côtes en riant.

Bien entendu, les Aes Sedai eurent droit aux meilleures places, Cadsuane et ses deux compagnes se plaçant d’un côté, face à quatre autres sœurs en châle aux franges rouges. Alors que Cadsuane et ses amies regardaient Rand sans cacher leur désapprobation – ni une certaine irritation, quand on savait bien regarder –, les sœurs rouges semblaient surtout se soucier de leurs collègues. Bien que leur faisant face, elles paraissaient ne pas les voir, ce qui en disait très long sur leur défiance. Pour être aveugles à ce point, il fallait qu’elles produisent un gros effort.

— Écoute-moi, cousin, souffla Caraline, l’air angoissé.

Elle était tout près de Rand, le cou tendu pour le regarder dans les yeux. Alors qu’elle lui arrivait à la poitrine, on eût dit qu’elle était prête à lui frictionner les oreilles.

— Si tu ne recours pas à un de tes trucs spéciaux, Toram peut te faire très mal, même avec une épée d’entraînement, et il ne s’en privera pas. Il déteste qu’on touche à ce qui lui appartient – selon lui, en tout cas – et il soupçonne chaque beau jeune homme qui s’adresse à moi d’être mon amant. Quand nous étions enfants, il a poussé dans un escalier un de ses amis – de ses amis, oui ! – parce qu’il avait osé monter son poney sans autorisation. Le pauvre Derowin s’est brisé l’échine. Va-t’en, cousin ! Personne ne te jugera mal. Un gamin n’a rien à gagner face à un maître de la lame. Jaisi, quel que soit ton vrai nom, aide-moi à convaincre ce garçon.

Min ouvrit la bouche, mais Rand lui posa un index sur les lèvres.

— Je suis qui je suis, dit-il en souriant. Et même si j’étais quelqu’un d’autre, je crois que je relèverais le défi. Un maître de la lame… Intéressant.

Rand déboutonna sa veste puis avança dans la zone dégagée.

— Pourquoi sont-ils si têtus aux pires moments ? soupira Caraline.

Si elle n’avait pas la réponse, Min partageait l’analyse.

En bras de chemise, Toram avança avec dans les mains deux épées d’entraînement à la lame composée de fines lattes de bois. Voyant que Rand avait simplement ouvert sa veste, il arqua un sourcil.

— Tu te sentiras à l’étroit là-dedans, cousin, lâcha-t-il.

Puis il lança une épée à Rand, qui la rattrapa au vol.

— Cousin, avec ces gants, la poignée glissera… Il faut pouvoir serrer convenablement son arme.

Rand sait l’épée à deux mains et se mit en garde.

Toram écarta les bras comme pour dire qu’il avait fait tout son possible.

— Au moins, il connaît la position de départ, plaisanta-t-il.

Sur ces mots, il bondit, son arme factice s’abattant avec toute la puissance dont il était capable. Un coup susceptible de faire des dégâts, même avec une épée en bois.

Sans que ses pieds bougent d’un pouce, Rand para l’attaque en déplaçant seulement son épée. Surpris, Toram le regarda un moment. Puis les deux hommes commencèrent à… danser.

Le seul verbe qui venait à l’esprit de Min devant ce spectacle. Elle avait souvent vu Rand s’entraîner face aux meilleurs adversaires qu’il pouvait dénicher, en affrontant parfois trois ou quatre en même temps. Mais ce combat était totalement différent. Une démonstration si fascinante qu’on oubliait aisément que les armes, si elles avaient été réelles, auraient servi à faire couler le sang. Cela dit, ces lames-là ne touchaient jamais la chair. Leur ballet d’une incroyable précision, les deux escrimeurs attaquaient et défendaient chacun à leur tour, chaque mouvement finissant par l’inévitable rencontre de deux lames.

Sans quitter des yeux le fabuleux duel, Caraline prit le bras de Min.

— Il est aussi un maître de l’épée…, souffla-t-elle. Il ne peut pas en être autrement. Regarde-le !

Min ne perdait pas une miette du spectacle, serrant l’épée et le fourreau de Rand comme si c’était lui qu’elle étreignait. Les attaques et les parades s’enchaînaient, et quoi qu’ait pu en penser Rand, Toram devait déjà regretter que leurs lames ne soient pas en acier. Pris d’une colère froide, il chargeait comme un taureau. Les coups continuaient d’être déviés ou bloqués, mais Rand reculait presque en permanence, comme s’il ne parvenait pas à contenir la fureur de son adversaire.

Dehors, quelqu’un poussa un cri d’horreur. Puis en un clin d’œil, le pavillon se souleva et s’envola pour disparaître dans la grisaille qui occultait le ciel. Un épais brouillard d’où montaient des hurlements enveloppa tout, ses tentacules tourbillonnant dans la zone dégagée laissée par la disparition de la tente.

Tous les regards s’étaient levés vers le ciel. Enfin, tous sauf un.

La lame de Toram s’abattit sur un flanc de Rand, lui aussi occupé à regarder en l’air, et l’impact le força à se plier en deux.

— Tu es mort, cousin ! lança Toram.

Il leva son arme pour frapper encore… et se pétrifia quand il vit du coin de l’œil qu’il n’y avait plus rien au-dessus de sa tête.

Un tentacule de brouillard semblable à une grande patte à trois griffes s’enroula autour de la sœur rouge rondelette et la souleva dans les airs avant que quiconque ait pu réagir.

Cadsuane fut la première à se ressaisir. Levant les bras, elle tordit bizarrement les mains, projetant vers le haut deux boules de feu qui s’enfoncèrent dans le brouillard. Quelques secondes plus tard, il y eut un éclair très vif, puis la sœur rouge réapparut, tombant littéralement du ciel, et atterrit face contre le tapis, non loin de l’endroit où Rand, appuyé sur un genou, se massait lentement le flanc.

Face contre le tapis ? Non, pas vraiment… Le cou tordu, l’Aes Sedai morte fixait le ciel sans le voir…

Cette vision eut raison du peu de sang-froid que conservaient encore les invités. Les Ténèbres s’étaient faites chair ! Terrorisés, des hommes et des femmes se mirent à courir en tous sens, renversant les tables. Dans la cohue, les nobles jouaient des coudes pour faire dégager les serviteurs, qui ne s’en laissaient pas conter. Dans la bousculade, Min se fraya un chemin jusqu’à Rand en jouant elle aussi des coudes puis en utilisant l’épée du jeune homme comme une massue.

— Tu vas bien ? demanda-t-elle en aidant son ami à se relever.

Très surprise, elle vit que Caraline – qui semblait se demander pourquoi elle agissait ainsi – le soutenait sur son autre flanc.

Rand sortit de sous sa veste une main par bonheur vierge de toute trace de sang. Sa cicatrice toujours pas vraiment guérie ne s’était pas rouverte. Un miracle…

— Nous devrions bouger, et vite ! dit-il en saisissant son ceinturon d’armes. Il faut sortir d’ici !

La zone sans brouillard rétrécissait de seconde en seconde. Presque tout le monde en était sorti, à présent. À l’extérieur, des cris déchiraient régulièrement le silence, s’interrompant très brusquement.

— Je suis d’accord avec toi, Tomas ! lança Darlin. (Épée au poing, il se plaça dos contre celui de Caraline, pour lui faire un bouclier de son corps.) Mais dans quelle direction aller ? Et jusqu’où courir pour échapper à ce brouillard ?

— C’est son œuvre ! s’écria Toram. Ce maudit al’Thor !

Jetant son épée factice, il alla ramasser sa veste et commença très calmement à l’enfiler. Quoi qu’on puisse dire de lui, ce n’était pas un couard.

— Jeraal ? cria-t-il tout en bouclant son ceinturon. Jeraal, que la Lumière te brûle ! où es-tu ?

Mordeth ne répondant pas, il continua à l’appeler.

Là où s’était dressé le pavillon, il ne restait plus que Rand, Min, Caraline, Darlin, Toram et… Cadsuane, toujours flanquée de ses deux compagnes. Très calmes en apparence, les deux sœurs jouaient néanmoins nerveusement avec leur châle. Cadsuane, elle, aurait tout aussi bien pu être en train de siroter une infusion dans son salon.

— Le nord serait indiqué, dit-elle. De ce côté-là, la pente est plus proche, et au sommet, nous serons peut-être sortis du brouillard. Toram, arrête de beugler ! Si ton séide n’est pas mort, c’est qu’il est sourd comme un pot !

Toram foudroya l’Aes Sedai du regard, mais il cessa de crier. Apparemment, ça suffit pour satisfaire Cadsuane, qui se désintéressa de lui.

— Vers le nord, donc… Nous trois, nous nous chargerons de tout ce que l’acier ne pourra pas éliminer…

En prononçant ces mots, elle avait braqué son regard sur Rand, qui hocha simplement la tête. Son ceinturon bouclé, il dégaina son arme.

Espérant qu’elle cachait mieux sa stupéfaction, Min échangea un regard interloqué avec Caraline, dont les yeux étaient ronds comme des billes. La sœur savait qui était Rand, et elle ferait en sorte que personne d’autre ne l’apprenne.

— Je regrette vraiment que nous ayons laissé nos Champions en ville, soupira la mince sœur jaune.

Elle secoua la tête, faisant tintinnabuler les clochettes qui décoraient ses cheveux. Son air presque aussi autoritaire que celui de Cadsuane réussissait à occulter son incontestable beauté, mais sa façon de bouger la tête avait trahi un certain agacement qui collait mal avec le reste.

— J’aimerais que Roshan soit avec moi.

— Que dirais-tu de former un cercle, Cadsuane ? demanda la sœur grise.

Tournant la tête à droite et à gauche pour sonder le brouillard, avec son nez pointu et ses yeux perçants, elle ressemblait à un moineau dodu. Pas vraiment effrayé, mais prêt à prendre son envol.

— Devons-nous nous lier ?

— Non, Niande…, répondit Cadsuane. Si tu repères quelque chose, tu dois être en mesure de frapper sans attendre de m’avoir montré ta cible. Samitsu, cesse de te lamenter au sujet de Roshan. Nous avons avec nous trois fines lames, dont deux portent la marque du héron, si mes yeux ne me trompent pas. Ce sera suffisant.

Toram dévoila ses dents dès qu’il vit le héron gravé sur l’épée que Rand venait de dégainer. Si c’était censé être un sourire, il n’avait rien de joyeux. La propre lame du seigneur était ornée d’un héron. Pas celle de Darlin, mais le regard qu’il posa sur Rand et sur son arme, suivi d’un signe de tête respectueux, montra que son opinion sur Tomas Trakand, prétendument un noble mineur, venait d’être réévaluée à la hausse. Très nettement.

À l’évidence, Cadsuane avait pris les choses en main, et elle n’avait pas l’intention de les lâcher malgré les protestations de Darlin – comme tous les Teariens, il ne portait pas les Aes Sedai dans son cœur – et de Toram, qui semblait tout simplement estimer qu’il lui revenait de droit de donner des ordres. Caraline ne semblait pas ravie non plus, mais Cadsuane l’ignora aussi superbement qu’elle dédaigna les deux hommes. Plus fine qu’eux, la noble dame semblait avoir compris que contester ne servirait à rien.

Miracle de miracles, Rand ne moufta pas quand l’Aes Sedai, assignant à chacun sa position, lui ordonna de se placer sur sa droite. Cela dit, il gratifia quand même la sœur du genre de regard hautain qui donnait immanquablement envie à Min de le gifler. Cadsuane se contenta de secouer la tête et de marmonner quelques mots qui firent monter le rouge aux joues de Rand. Au moins, ça lui riva son clapet. Un instant, Min avait eu peur qu’il crie à tue-tête sa véritable identité. Avec l’espoir – pourquoi pas ? – que le brouillard se dissipe, terrorisé par le Dragon Réincarné. D’ailleurs, Rand sourit à Min comme si l’apparition d’un peu de brume, par un temps estival, n’avait rien d’anormal. Même une brume qui arrachait les tentes du sol et enlevait des gens…

Les fugitifs entrèrent dans le brouillard en formation d’étoile à six branches. Cadsuane en tête, les Aes Sedai sur ses flancs et un homme armé d’une épée sur les trois pointes de derrière. Comme c’était prévisible, Toram jugea indigne de lui de fermer la marche. Grâce à un discours fumeux sur l’honneur d’être choisi pour former l’arrière-garde, Cadsuane parvint à le calmer.

Placée avec Caraline au centre de l’étoile, Min ne trouva rien à redire à cette position. Un couteau dans chaque main, elle se demanda à quoi ces armes pourraient bien lui servir, face à du brouillard. Voir une dague trembler dans la main de Caraline fut une source de soulagement pour Min. Au moins, cette humiliation lui était épargnée. Cela dit, elle avait peut-être simplement trop peur pour trembler.

Le brouillard était glacial. Tourbillonnant autour des fugitifs, il les empêchait de se voir clairement. Heureusement – enfin, façon de parler – on entendait très bien dans cette purée de pois. Des cris d’hommes, de femmes et de chevaux continuaient à retentir, mais un peu étouffés par la brume, ils semblaient plus lointains qu’ils l’étaient en réalité.

Quand la brume commença à s’épaissir devant elle, Cadsuane lança de nouvelles boules de feu qui explosèrent et déchirèrent ce rideau oppressant. Les deux autres sœurs entrèrent aussi dans la partie, lançant des éclairs sur les deux côtés de la nappe de brouillard.

Sans regarder derrière elle, Min continua à avancer, passant devant des tentes écrabouillées, des cadavres enveloppés de brume et des morceaux de corps qui auraient dû l’être aussi mais restaient bien trop visibles. Une jambe. Un bras. Un tronc d’homme sans rien au-delà de la taille. Une tête de femme, posée sur un chariot renversé, et qui semblait sourire à on ne savait trop qui.

Alors que le sol commençait à monter, Min vit le premier être vivant qu’ils croisaient depuis le début. Très vite, elle regretta cette rencontre. Un homme en veste rouge avançait en titubant et en agitant faiblement le bras gauche. Le droit avait été arraché, comme une moitié du visage de ce malheureux. Quand il essaya de parler, une écume sanglante sortit de ce qui restait de sa bouche et il s’écroula. Samitsu s’agenouilla près de lui, posa les doigts sur son front dévasté et secoua la tête. Puis elle se releva, et le petit groupe se remit en chemin.

L’ascension s’éternisant, Min se demanda s’ils gravissaient une colline ou une montagne…

Devant Darlin, le brouillard prit soudain une forme vaguement humaine – la taille, surtout – mais avec une multitude de tentacules et plusieurs gueules garnies de crocs acérés. S’il n’était pas un maître de l’épée, le seigneur n’avait rien non plus d’un lourdaud sans réflexes. Frappant à la vitesse de l’éclair, il coupa en deux la créature. Plus épais que le brouillard environnant, quatre nuages de brume tombèrent sur le sol.

— Comme ça, nous savons que l’acier peut blesser ces… monstres.

Les quatre parties de la créature se rapprochèrent et se fondirent de nouveau les unes aux autres.

Cadsuane tendit une main et lança des gouttelettes de feu qui désintégrèrent l’abomination.

— Blesser, dit-elle, mais pas plus, semble-t-il…

Sur la droite de l’étoile, une femme jaillit soudain de la brume, l’ourlet de sa robe remonté pour lui permettre de courir plus vite.

— La Lumière soit remerciée ! cria-t-elle. Oui, remerciée ! Je croyais être la seule survivante !

Dans son dos, le brouillard prit la forme d’une monstruosité toute en crocs et en griffes. S’il s’était agi d’un homme, Rand aurait attendu, Min en eut la certitude.

Il leva une main avant que Cadsuane ait pu broncher et une barre de feu blanc liquide plus brillant que le soleil en fusa, passa au-dessus de la femme et percuta le monstre, qui disparut en un clin d’œil. Comme s’il n’avait jamais été là, l’air redevenant un instant limpide là où il s’était tenu avant de s’obscurcir de nouveau.

D’abord pétrifiée, la femme cria ensuite à s’en casser les cordes vocales, puis elle s’enfuit à toutes jambes. Dans la mauvaise direction, mais elle avait eu bien trop peur pour s’en apercevoir.

— Toi ! rugit Toram.

Se retournant, ses couteaux brandis, Min vit que le seigneur menaçait Rand avec son épée.

— C’est toi, al’Thor ? J’avais raison : cette horreur est ton œuvre ! Mais tu ne me piégeras pas ! Non, tu ne me piégeras pas !

Toram abandonna sa position et se mit à gravir la pente un peu en oblique par rapport à l’étoile.

— Reviens ! lui cria Darlin. Nous devons rester groupés. Il faut… (Il se tut, dévisageant Rand.) C’est toi, pas vrai ? Que la Lumière me brûle ! tu es Rand al’Thor !

Il fit mine de se placer entre Caraline et le Dragon Réincarné. Mais au moins, il ne s’enfuit pas.

Très calme, Cadsuane approcha de Rand et le gifla à la volée. Min eut le souffle coupé par ce spectacle.

— Ne recommence pas ça ! dit l’Aes Sedai d’un ton glacial. Tu m’entends ? Plus de Torrents de Feu ! Jamais !

Bizarrement, Rand se contenta de masser sa joue endolorie.

— Tu avais tort, Cadsuane. Il est réel. J’en suis certain. Oui, je le sais.

Plus bizarrement encore, le jeune homme semblait tenir à ce que l’Aes Sedai le croie.

Min en eut le cœur serré. Il entendait des voix, avait-il dit un jour, et c’était à ça qu’il devait faire référence. Oubliant qu’elle tenait un couteau, elle tendit la main droite vers Rand et ouvrit la bouche pour lui souffler quelques paroles de réconfort.

De réconfort ? Voilà un mot qu’elle aurait bien du mal à prononcer innocemment, désormais…

Derrière Rand, Padan Fain bondit hors de la brume, une lame brillant dans son poing.

— Dans ton dos ! cria Min.

Elle désigna le danger de la pointe du couteau serré dans sa main droite et lança celui qu’elle tenait dans la gauche.

Tout se déroula à une vitesse folle.

Rand commença à se retourner et Fain dévia un peu sa course pour lui sauter dessus. À cause de ce mouvement, le couteau de Min manqua sa cible. En revanche, la dague incurvée de Fain entailla le flanc gauche de Rand. Une simple coupure, peut-être incapable de faire plus qu’abîmer sa veste. Pourtant, le jeune homme poussa un cri de bête blessée à mort et, se tenant le côté, s’écroula contre Cadsuane. Au lieu que la sœur l’empêche de s’étaler, ce fut lui qui l’entraîna dans sa chute.

— Écarte-toi de mon chemin ! cria une des sœurs.

Samitsu, crut reconnaître Min avant que ses genoux se dérobent. En percutant le sol, en même temps que Caraline, elle grogna tandis que la noble dame se laissait aller à crier un tonitruant :

— Par le sang et le feu !

Tout en même temps, et dans le flou du brouillard…

— Laissez-moi passer ! cria de nouveau Samitsu.

Au même moment, Darlin bondit sur Fain. Mais le petit homme, bougeant à une vitesse stupéfiante, se jeta au sol, roula sur lui-même, se releva et s’enfonça dans le brouillard en riant comme un dément.

Min se releva avec peine.

— Écoute-moi bien, Aes Sedai, dit Caraline, moins sonnée par sa chute. Je ne tolérerai pas d’être traitée ainsi. Je suis Caraline Damodred, Haute Chaire de…

Min cessa d’écouter. Un peu plus haut sur la pente, Cadsuane, assise par terre, avait posé la tête de Rand sur ses genoux. Au pire, le coup de Fain n’avait pu faire qu’une entaille sans gravité, alors…

Criant d’effroi, Min se précipita, écarta Cadsuane – Aes Sedai ou non, elle s’en fichait ! – et prit Rand dans ses bras. Les yeux clos, il respirait mal et il était brûlant de fièvre.

— Aidez-le ! cria Min à Cadsuane, sa voix faisant écho à des hurlements désespérés montant du brouillard.

Un appel au secours qui n’avait rien de très logique, après qu’elle avait poussé l’Aes Sedai de côté. Mais la peau de Rand semblait lui brûler la paume des mains…

— Samitsu, vite ! lança Cadsuane. (Elle se leva et ajusta son châle.) Il est bien au-delà de mes aptitudes pour la guérison… (Elle posa une main sur la tête de Min.) Fillette, je n’ai pas l’intention de le laisser mourir avant de lui avoir appris les bonnes manières. Alors, cesse de pleurer !

Quelque chose d’étrange se produisit. Alors qu’elle était sûre que Cadsuane ne s’était pas servie du Pouvoir sur elle, Min lui fit confiance et l’écouta. Enseigner les bonnes manières à Rand ? Eh bien, ça n’allait pas être de la tarte !

Lâchant le jeune homme à contrecœur, Min recula sur les genoux. Très étrange, vraiment… Alors qu’elle n’avait même pas eu conscience de pleurer, les propos rassurants de Cadsuane avaient suffi à tarir ses larmes. Tandis qu’elle s’essuyait les joues avec la paume d’une main, Samitsu s’agenouilla près de Rand et posa les mains sur son front. Pourquoi ne lui prenait-elle pas la tête à deux mains, comme faisait Moiraine ?

Rand eut un spasme, le souffle haché, et agita si violemment les bras qu’il bouscula la sœur jaune, la faisant tomber en arrière. Dès que le contact entre eux fut rompu, il se calma. Approchant, Min constata qu’il respirait un peu mieux. Mais il n’avait pas rouvert les yeux et sa peau, bien qu’un peu plus fraîche qu’avant, restait encore brûlante et d’une pâleur terrifiante.

— Quelque chose ne va pas…, marmonna Samitsu en se redressant.

Elle écarta la veste de Rand puis déchira sa chemise à l’endroit de la coupure. Pas plus longue que sa main et peu profonde, la nouvelle plaie traversait la vieille cicatrice mal guérie. Même dans la pénombre, Min vit que les lèvres de la récente blessure étaient boursouflées et enflammées comme si on avait négligé de la soigner pendant des jours et des jours. Bien sûr, elle ne saignait pas, mais elle aurait dû ne plus être visible. C’était ce qu’on pouvait attendre de la guérison : en un clin d’œil, les chairs se recousaient et redevenaient lisses comme avant.

— Cette cicatrice, dit Samitsu sur un ton pédant, ressemble à un kyste, mais rempli d’un fluide maléfique et non de pus. L’autre plaie semble pleine d’un mal différent mais tout aussi dévastateur…

Voyant que Cadsuane la dévisageait, l’air réprobateur, Samitsu se mit sur la défensive :

— Cadsuane, si je savais quels mots employer, je ne me gênerais pas pour le faire. Je n’ai jamais rien vu de semblable… Mais laisse-moi te dire une chose : si j’avais été moins rapide, et peut-être même si tu n’avais pas tenté de le soulager avant moi, cet homme serait déjà mort. Cela précisé… (La sœur jaune soupira, défaite.) Cela précisé, je crois qu’il mourra quand même.

Min secoua la tête et voulut crier « non ! », mais sa langue refusa de bouger. Tenant à deux mains un bras de Darlin, comme si elle avait besoin d’aide pour tenir debout, Caraline murmura une prière. Les yeux baissés sur Rand, le seigneur, troublé, tentait de donner un sens à ce qui se déroulait sous ses yeux.

Cadsuane se pencha pour tapoter l’épaule de Samitsu.

— Tu es la meilleure de toutes, et peut-être même de tous les temps. En matière de guérison, personne ne t’arrive à la cheville.

Samitsu hocha la tête, se redressa et redevint en un clin d’œil un modèle de sérénité et de calme. Les poings plaqués sur les hanches, Cadsuane regardait Rand avec une rage loin d’être digne d’une Aes Sedai aguerrie.

— Allons donc ! Mon garçon, n’imagine pas que je vais te laisser mourir devant moi !

On eût dit que Rand était responsable de son piteux état – pour le malin plaisir d’ennuyer la grande Cadsuane. Cette fois, au lieu de poser une main sur la tête de Min, la sœur verte le tapota du bout d’une phalange.

— Debout, gamine ! Tu n’es pas une mauviette, n’importe quel idiot le verrait au premier coup d’œil, alors, cesse de faire comme si ! Darlin, tu vas le porter. Les pansements attendront… Ce brouillard ne semblant pas vouloir nous quitter, c’est nous qui allons lui fausser compagnie.

Darlin hésita. Finalement convaincu par l’air renfrogné de Cadsuane, ou par la main que leva Caraline, comme si elle entendait le gifler, il rengaina son épée, marmonna entre ses dents puis hissa Rand en travers de son épaule.

Min ramassa l’épée au héron et la glissa dans le fourreau qui pendait à la taille du jeune homme.

— Il en aura besoin…, dit-elle.

Après une courte réflexion, Darlin acquiesça. Une bonne initiative. Après avoir placé toute sa confiance sur Cadsuane, Min n’aurait pas permis que quelqu’un voie les choses différemment.

— Tu vas devoir être attentif, Darlin, dit Caraline une fois que Cadsuane eut lancé l’ordre de se remettre en chemin. Si tu restes bien derrière moi, je te protégerai.

Darlin faillit s’en étouffer de rire, et il gloussait encore quand la petite formation – lui au centre avec Rand sur une épaule et les femmes en cercle autour d’eux – s’engagea de nouveau dans la brume d’où montaient toujours des cris lointains.

Consciente de n’être rien de plus qu’une paire d’yeux, tout comme Caraline, qui avançait sur l’autre flanc de Cadsuane, Min savait pertinemment que son couteau ne lui servirait à rien face aux créatures composées de brume. Mais Padan Fain était peut-être encore dans les environs, et elle ne comptait pas le rater deux fois. Son arme au poing, regardant Darlin peiner pour gravir la pente avec un tel poids sur le dos, Caraline semblait elle aussi bien résolue à défendre le Dragon Réincarné. Ou l’homme qui le portait ? Contre un rire si charmant, n’importe quelle femme aurait été prête à oublier la longueur démesurée d’un nez…

Des monstres formés de brouillard apparurent de nouveau devant les fugitifs, des boules de feu se chargeant de les éliminer. À un moment, une créature indéfinissable, sur leur droite, coupa en deux un cheval hennissant de douleur avant qu’une des Aes Sedai ait eu le temps d’intervenir. Après ce drame, Min eut l’estomac révulsé, et elle n’en conçut pas l’ombre d’un remords. Des gens mouraient, certes, mais ils étaient venus ici de leur plein gré. S’il l’avait voulu, le soldat le plus insignifiant aurait pu déserter la veille. Pas ce pauvre équidé…

Des créatures de brume apparaissaient et crevaient, des gens succombaient – très loin de là, semblait-il, n’était que le petit groupe passait fréquemment à côté de restes déchiquetés qui étaient encore un homme ou une femme une heure plus tôt.

Min commença à se demander si elle reverrait la lumière du jour.

D’un seul coup et sans avertissement, ses compagnons et elle émergèrent de la brume sous un ciel limpide et un soleil si brillant qu’ils durent se protéger les yeux pour ne pas être éblouis. À environ deux lieues de là, Cairhien se dressait fièrement à l’horizon. Après ce qu’elle venait de vivre, la jeune femme eut le sentiment que la cité n’était pas réelle.

Se retournant, elle vit que le brouillard formait comme une muraille sur une moitié de la colline. Épais et sombre, il ressemblait à une frontière indestructible. Pourtant, sur la droite, un arbre devint soudain bien plus visible, comme si la brume battait en retraite – ou était dissipée par le soleil. Mais le processus était bien trop lent pour être naturel. Les Aes Sedai comprises, tous les compagnons de Min observaient le phénomène.

À vingt pas sur leur gauche, un homme marchant à quatre pattes sortit du brouillard. Le devant du crâne rasé, il portait une cuirasse noire cabossée – sans doute un homme du rang, donc. Tournant frénétiquement la tête, il ne parut pas voir Min et les autres et continua à avancer, toujours à quatre pattes.

Sur la gauche du groupe, deux hommes et une femme jaillirent à l’air libre. À sa robe rayée sur le devant, Min reconnut une noble cairhienienne, mais sans pouvoir estimer son rang. L’ourlet de sa robe relevé aussi haut qu’il était possible, la fuyarde parvenait à courir aussi vite que ses deux compagnons. Aucun des trois ne regardant sur les côtés, ils dévalèrent la colline comme des fous, trébuchèrent plusieurs fois, se relevèrent sans perdre de temps et finirent par disparaître dans le lointain.

Caraline étudia un moment la lame de sa dague, puis elle rengaina l’arme.

— Et voilà comment s’est volatilisée mon armée…, soupira-t-elle.

— Si tu consens à l’appeler, il y a une armée en Tear, dit Darlin, Rand toujours inanimé sur son épaule.

— C’est une possibilité…, souffla Caraline, les yeux rivés sur le Dragon Réincarné.

Darlin se tordit le cou pour voir le visage de son fardeau.

— La route est par là, dit Cadsuane, toujours très pragmatique. Un peu à l’ouest… Ce sera plus facile que de couper à travers les collines. Une vraie promenade.

Min n’aurait certainement pas utilisé ce mot. Après le brouillard glacé, la chaleur semblait deux fois plus étouffante, et elle fut très vite trempée de la tête aux pieds, sa vitalité semblant l’abandonner en même temps que la sueur. Se prenant les pieds dans des racines, elle s’étala face contre terre, se releva, trébucha sur une pierre, retomba, se leva encore, s’emmêla tout simplement les jambes et se prit un nouveau gadin.

Ses genoux se dérobant sous elle sans raison, elle se retrouva assise sur les fesses et glissa sur une bonne quarantaine de pas. Parvenant à s’accrocher à un arbuste, elle évita par bonheur de descendre ainsi jusqu’au pied de la butte.

Caraline tomba aussi souvent qu’elle, voire davantage. Les robes n’étant décidément pas faites pour les randonnées sauvages, la noble dame, après un spectaculaire roulé-boulé qu’elle finit troussée comme une oie, n’hésita pas à demander à Min le nom de la couturière qui lui confectionnait ses vestes et ses pantalons.

Darlin ne s’écroula pas. Trébuchant au moins aussi souvent que les deux femmes, il faillit s’étaler plusieurs fois, mais à chaque occasion, quelque chose sembla le rattraper au dernier moment et l’aider à recouvrer son équilibre. Au début, en bon Haut Seigneur de Tear persuadé de pouvoir porter Rand sans aide, il foudroya du regard les Aes Sedai, mais elles firent mine de ne pas s’en apercevoir.

Comme s’il s’agissait effectivement d’une promenade, les sœurs bavardaient tranquillement, ne glissaient jamais, et secouraient Darlin avant même qu’il ait essayé de ne pas se casser la figure. Quand le petit groupe atteignit enfin la route, le « bon Haut Seigneur » semblait à la fois reconnaissant et grognon.

Se campant au milieu de la route en terre battue, Cadsuane joua les sémaphores et arrêta le premier véhicule qui se présenta : un chariot branlant tiré par deux mules mangées aux mouches et conduit par un fermier famélique en veste rapiécée qui tira vivement sur ses rênes. Qui croyait-il donc avoir rencontré, ce type édenté ? Eh bien, trois Aes Sedai au visage sans âge, reconnaissables aussi à leur châle, qui étaient peut-être descendues un peu plus tôt d’un carrosse. Une Cairhienienne de haut rang (à en juger par le nombre de rayures sur sa robe) qui pouvait tout aussi bien être une mendiante vêtue de haillons jetés à la poubelle par une vraie dame. Un noble de Tear à la barbe pointue qui portait un autre homme sur son épaule, lui accordant autant d’attention qu’à un sac de patates. Et Min, les genoux de son pantalon déchirés et une manche de sa veste ne tenant plus que par quelques fils. Sans parler du trou sur son postérieur, miraculeusement caché par le bas de cette même veste.

Sans attendre que quiconque d’autre prenne l’initiative, Min tira un couteau de sa manche – manquant finir de l’arracher – puis jongla avec comme le lui avait appris Thom Merrilin, la poignée finissant par se loger en souplesse dans son poing serré.

— Nous voulons être conduits au palais du Soleil, annonça-t-elle avec une autorité que Rand lui-même lui aurait enviée.

Parfois, se montrer direct permettait d’économiser beaucoup de palabres.

— Mon enfant, intervint Cadsuane, je suis sûre que Kiruna et ses amies feraient tout ce qui est en leur pouvoir, mais parmi elles, il n’y a pas de sœurs jaunes. Samitsu et Corele sont vraiment les deux meilleures de l’histoire, ou presque. Dame Arilyn a eu la bonté de nous prêter un palais, en ville, et c’est là que nous devrions…

— Non, coupa Min sans savoir où elle avait trouvé le courage de jeter ce mot à la face d’une telle femme. (Mais après tout, c’était de Rand qu’il s’agissait…) S’il se réveille… Quand il se réveillera, découvrir un endroit inconnu et des Aes Sedai tout aussi peu familières… Eh bien, qui sait comment il réagirait ? Je suis sûre que vous n’avez aucune envie de le savoir.

Un long moment, Min soutint le regard de l’Aes Sedai, qui finit par acquiescer.

— Au palais du Soleil, dit Cadsuane au fermier. Aussi vite que peuvent aller ces sacs à puces !

Bien entendu, ce ne fut pas si simple, même pour une Aes Sedai. À la tête d’une cargaison de navets miteux qu’il escomptait bien vendre en ville, Ander Tol n’avait aucune intention d’approcher du palais. Un endroit, expliqua-t-il, où le seigneur Dragon dévorait des gens préalablement cuits à la broche par des Aielles de dix pieds de haut. Même pour un régiment de sœurs, il n’aurait pas pris le risque de finir sous la dent d’un cannibale.

Tout changea quand Cadsuane, après lui avoir lancé une bourse dont il étudia le contenu avec des yeux ronds, lui annonça qu’elle venait d’acheter ses navets et de louer son chariot et ses services. S’il n’aimait pas le principe, Tol pouvait toujours rendre la bourse.

Les poings plaqués sur les hanches, Cadsuane avait l’air d’être décidée à manger son chariot et ses mules, s’il refusait. En homme raisonnable, Ander Tol capitula.

Samitsu et Niande déchargèrent le chariot, les pauvres navets lévitant dans les airs avant d’aller former un dérisoire tas sur le sol. À voir l’expression des deux sœurs, elles n’avaient jamais songé à utiliser le Pouvoir de l’Unique à de telles fins. Portant toujours Rand, Darlin parut soulagé qu’on lui ait épargné cette corvée-là.

Sur son siège, Ander Tol, la mâchoire pendante, tapotait la bourse comme s’il doutait d’avoir fait une bonne affaire, tout bien réfléchi.

Quand tout le monde fut installé dans le chariot, la paille des navets servant de lit à Rand, Cadsuane s’assit à côté du jeune homme, en face de Min.

Dès que maître Tol eut fait claquer son fouet, les deux mules se révélèrent bien plus vives et puissantes que prévu. Le chariot brinquebala horriblement, comme si ses roues, en plus d’être mal fixées, n’étaient pas tout à fait rondes. Regrettant de ne pas avoir gardé un peu de paille pour son postérieur, Min rit sous cape en voyant Samitsu et Niande se rembrunir à mesure que les leurs se faisaient maltraiter.

Ravie de voir des Aes Sedai ainsi bousculées, Caraline, Haute Chaire de la maison Damodred, ne se priva pas de leur sourire malicieusement. Pourtant, elle souffrait plus des cahots qu’elles, car elle était projetée plus haut, à cause de son petit poids, et retombait donc plus douloureusement encore sur ses fesses.

S’accrochant à un côté du chariot, Darlin prenait les aléas du voyage avec philosophie. En revanche, il continuait à regarder nerveusement Cadsuane et Rand.

La sœur verte semblait elle aussi ne pas se soucier d’être ballottée comme un vulgaire sac de patates.

— Maître Tol, dit-elle, j’entends bien arriver avant la tombée de la nuit. (Du coup, les cahots augmentèrent encore.) Et maintenant, « Jaisi », dis-moi ce qui est arrivé la dernière fois que ce garçon s’est réveillé entouré d’Aes Sedai inconnues.

Rand aurait voulu que cette histoire reste secrète le plus longtemps possible. Mais il agonisait, et ces trois femmes étaient sa seule chance de s’en sortir. Connaître la vérité ne les aiderait peut-être pas, mais qui était Min pour en être sûre ?

— Elles l’ont enfermé dans un coffre…

Sans savoir comment continuer, mais certaine qu’il le fallait, et sans comprendre comment elle réussissait à ne pas éclater en sanglots (mais elle n’allait pas craquer une nouvelle fois alors que Rand avait besoin d’elle), Min improvisa et raconta le calvaire de son ami, des coups que lui flanquaient les sœurs avant de l’enfermer de nouveau jusqu’au moment où Kiruna et les autres s’étaient agenouillées pour lui jurer allégeance.

Alors que Darlin et Caraline semblaient stupéfiés, Samitsu et Niande ne cachèrent pas qu’elles étaient horrifiées. Mais pas pour la raison qu’imaginait Min, finit-elle par découvrir.

— Il a calmé trois sœurs ? s’écria Samitsu.

Se détournant, elle se pencha d’un côté du chariot et vomit. Niande l’imita dans la foulée, vidant elle aussi son estomac.

Cadsuane, elle, écarta du bout des doigts une mèche de cheveux qui tombait sur le front de Rand.

— N’aie pas peur, mon garçon, souffla-t-elle. Ces sœurs m’ont compliqué la tâche – sans parler de la tienne – mais je ne te ferai pas plus de mal que nécessaire.

Min en eut un frisson glacé.

Aux portes de la ville, les gardes voulurent intercepter le chariot, mais Cadsuane ordonna à maître Tol de ne pas s’arrêter. Les mules stimulées par les claquements de fouet, le véhicule fonça dans les rues, forçant les passants à s’écarter. Dans un concert d’insultes, la course folle continua, des chaises à porteurs se renversant sur le chemin du chariot et des carrosses allant finir leur course dans les étals des boutiques.

Enfin, le véhicule s’engagea sur la rampe qui menait au palais du Soleil, devant lequel des hommes de Dobraine vinrent se camper comme s’ils s’attendaient à devoir repousser des hordes d’envahisseurs. Alors que maître Tol criait qu’il ne faisait qu’obéir à des Aes Sedai, les soldats reconnurent Min, puis ils virent Rand. Dès lors, tout s’accéléra encore plus, comme si le temps avait changé de rythme.

Une vingtaine d’hommes vinrent essayer de sortir Rand du chariot. Ceux qui réussirent à le toucher, délicats comme s’ils manipulaient un bébé, le soulevèrent et lui firent un brancard avec leurs bras. Tandis qu’ils le portaient dans des couloirs qui parurent à Min plus interminables que jamais, Cadsuane dut leur répéter un millier de fois que leur seigneur n’était pas mort. Sortant de toutes les pièces et des couloirs latéraux, des nobles au visage blême regardèrent passer la curieuse procession.

Min s’avisa qu’elle avait perdu trace de Caraline et de Darlin, évanouis depuis que le chariot s’était arrêté. Leur souhaitant mentalement bonne chance, elle les oublia en un clin d’œil. Seul Rand comptait. Dans le monde entier, lui seul importait !

Nandera et plusieurs Promises gardaient la porte des appartements du jeune homme. Quand la Far Dareis Mai vit son Car’a’carn, son impassibilité d’Aielle vola en éclats.

— Que lui est-il arrivé ? cria-t-elle.

D’autres Promises geignirent tout bas, entonnant quasiment un chant funéraire.

— Du calme ! lança Cadsuane en tapant dans ses mains. Toi, ma fille, il a besoin de son lit ! Et que ça saute !

Nandera ne se le fit pas dire deux fois. En un clin d’œil, Rand fut installé entre ses draps, Samitsu et Niande penchées sur lui. Après avoir chassé tous les Cairhieniens des appartements, Nandera répéta à ses Promises les instructions de Cadsuane : Rand ne devait être dérangé sous aucun prétexte.

Sonnée par ce tourbillon d’événements, Min songea qu’elle avait hâte d’assister à l’inévitable confrontation entre Cadsuane et Sorilea. Un spectacle qui promettait d’être mémorable.

Cela dit, si la sœur verte espérait éviter toutes les intrusions, elle en fut pour ses frais, car alors qu’elle faisait léviter un fauteuil pour l’approcher du lit de Rand, Kiruna et Bera déboulèrent en trombe, incarnations de la fierté et du pouvoir. Une reine et une paysanne, peut-être, mais toutes deux aussi autoritaires…

— Qu’ai-je entendu dire ? lança Kiruna, furieuse.

Puis elle vit Cadsuane et en resta bouche bée. Tout comme Bera, à la grande surprise de Min.

— Il est entre de bonnes mains, dit la sœur verte. Sauf si l’une de vous a développé un don pour la guérison…

— Oui, Cadsuane, dirent les deux sœurs. Et non, Cadsuane…

Min sentit sa propre mâchoire béer.

Samitsu tira un fauteuil près du lit, arrangea sa robe et s’assit, les mains croisées, afin de regarder la poitrine de Rand se soulever sous le drap. Niande alla prendre un livre sur une étagère et s’assit près d’une fenêtre. Lire, dans ces circonstances !

Kiruna et Bera firent mine de s’asseoir, puis elles regardèrent Cadsuane, attendant qu’elle les y autorise d’un signe de tête agacé.

— Pourquoi restez-vous à ne rien faire ? explosa Min.

— C’est la question que j’allais poser, dit Amys en entrant dans la chambre.

La jeune Matriarche aux cheveux pourtant blancs observa Rand un moment, puis elle tira sur son châle foncé et se tourna vers Kiruna et Bera.

— Vous pouvez vous retirer, dit-elle. Kiruna, Sorilea désire encore te voir.

Kiruna se rembrunit, mais elle obéit, tout comme sa compagne en murmurant un « Oui, Amys » dégoulinant de soumission.

— Intéressant, dit Cadsuane quand les deux sœurs furent sorties.

Elle croisa le regard d’Amys, le soutint, et parut satisfaite par ce qu’elle y avait lu. Min n’aurait pas juré que la réciproque était vraie.

— Je crois que j’aimerais rencontrer cette Sorilea… Une femme de tête, vraiment ? Très forte ?

— La plus forte que j’aie connue, répondit Amys, très calme. (À croire que Rand ne gisait pas inconscient devant elle.) Je ne sais rien sur votre façon de guérir, Aes Sedai. Mais j’imagine que vous avez fait tout ce qui s’imposait.

Un ton tranchant. Amys supposait, certes, mais elle était loin d’être sûre.

— Oui, tout a été fait, confirma Cadsuane. Il ne reste plus qu’à attendre.

— Jusqu’à ce qu’il meure ? lança une voix d’homme, faisant sursauter Min.

Dashiva entra à son tour, son visage très ordinaire distordu par la colère.

— Flinn ! lança-t-il.

Niande en laissa tomber son livre, elle que rien ne troublait d’habitude. Levant les yeux, elle regarda les trois hommes en veste noire comme si le Ténébreux venait de faire irruption dans la chambre. Blanche comme un linge, Samitsu psalmodia ce qui semblait être une prière.

Obéissant à Dashiva, Flinn le grisonnant boitilla jusqu’au lit, choisit le côté opposé à celui où se trouvait Cadsuane, et passa les mains au-dessus du corps de Rand, à un pied de distance du drap.

Le troisième homme en noir, Narishma, se campa près de la porte. Le front plissé et la main sur le pommeau de son épée, il tentait de surveiller les trois Aes Sedai en même temps. Et Amys en prime. Il ne semblait pas effrayé, mais au contraire superbement confiant, et attendant que ces femmes osent lui montrer ouvertement leur hostilité.

Contrairement aux sœurs, Amys ignora les Asha’man, à l’exception de Flinn. Très calme, elle suivit chacun de ses gestes, son pouce caressant le manche de son couteau en disant long sur ses intentions, au cas où quelque chose lui déplairait.

— Que lui fais-tu ? demanda Samitsu en se levant d’un bond.

Bien qu’elle fût très mal à l’aise en présence d’Asha’man, l’inquiétude pour son patient prit le dessus.

— Oui, toi, Flinn, ou quel que soit ton nom !

La sœur jaune voulut approcher du lit, mais Narishma lui barra le chemin et la retint par un bras quand elle essaya de le contourner.

— Un autre garçon mal élevé…, marmonna Cadsuane.

Des trois sœurs, elle était la seule que la présence des Asha’man ne semblait pas inquiéter. Très calme, les mains croisées, elle les observait avec un intérêt d’entomologiste.

Vexé par la remarque de la sœur verte, Narishma lâcha Samitsu, qui essaya de nouveau de passer, et se fit une fois encore intercepter.

Elle dut se résigner à regarder par-dessus l’épaule de l’Asha’man.

— Flinn, que lui fais-tu ? Je ne laisserai pas un ignorant tuer cet homme ! Tu m’entends ?

Min ne tenait quasiment plus en place. Elle ne voyait pas un Asha’man tuer Rand, en tout cas, pas délibérément, mais… Le jeune homme se fiait à ses « fidèles », certes… Par la Lumière ! même Amys semblait avoir des doutes !

Flinn abaissa le drap sur le torse de Rand, dévoilant la blessure, qui ne semblait ni plus grave ni moins infectée. Le patient, lui, paraissait dormir.

— De toute façon, dit Min, il ne peut pas lui faire grand mal, dans l’état où il est…

Personne ne se soucia de son opinion.

Dashiva se raclant la gorge, Flinn se tourna vers lui.

— Tu vois quelque chose, Asha’man ? demanda-t-il.

— Tu sais bien que je n’ai aucun talent pour la guérison. C’est toi, sur mon incitation, qui t’es formé…

— Quelle incitation ? s’écria Samitsu. Je répète que…

— Du calme, Samitsu, lâcha Cadsuane.

Dans la chambre, à part Amys, la sœur verte était la seule à conserver le contrôle de ses nerfs. Et à voir la Matriarche continuer à jouer avec le manche de son couteau, Min n’aurait pas juré qu’elle ne bouillait pas intérieurement.

— Je suis sûre qu’il n’a aucune intention de faire du mal au garçon…

— Cadsuane, intervint Niande, cet homme est un…

— Du calme ! Combien de fois devrai-je le répéter ?

— Je vous assure que Flinn sait ce qu’il fait, dit Dashiva, courtois mais ferme. En réalité, il est capable d’exploits qui dépassent de loin les possibilités des Aes Sedai.

Samitsu eut un soupir sonore. Hochant la tête, Cadsuane se rassit dans son fauteuil.

Flinn passa un doigt le long de la nouvelle plaie, puis sur la vieille cicatrice.

— Ce sont des plaies semblables, mais pas identiques, comme s’il y avait deux sortes d’infection à l’œuvre. Mais il ne s’agit pas d’infections… C’est de… eh bien, de l’obscurité, je n’arrive pas à trouver un meilleur mot.

Flinn haussa les épaules, les yeux rivés sur le châle aux franges jaunes de Samitsu. La sœur le regarda, sourcils froncés, mais il y avait désormais du respect dans ses yeux.

— Continue, Flinn, dit Dashiva. S’il meurt…

Le nez plissé comme pour bloquer une mauvaise odeur, l’homme semblait incapable de détourner le regard de Rand. Recommençant à marmonner tout seul, il émit à un moment un son qui tenait du sanglot et du ricanement, tout ça sans cesser de paraître aussi impassible qu’une statue.

Inspirant à fond, Flinn jeta un regard circulaire dans la pièce. Quand il vit Min, il sursauta et son visage parcheminé s’empourpra. Puis il remonta le drap, le tortillant de manière à ne plus laisser à l’air libre que les deux blessures.

— J’espère que personne ne trouvera gênant que je parle, dit-il en passant les mains sur le flanc de Rand. Ça m’aide à être plus efficace.

Front plissé, il se concentra sur les blessures, ses doigts se pliant comme s’il était en train de tisser des fils. Puis il reprit d’une voix qui sembla distante et distraite :

— Si je suis venu à la Tour Noire, c’est à cause de la guérison, pour ainsi dire. Avant, j’étais soldat, mais j’ai pris une lance dans la cuisse, et après, impossible de rester longtemps en selle ou même de marcher sur une longue distance. Ce fut ma quinzième blessure en quarante ans de service dans la Garde Royale d’Andor. La quinzième digne d’être mentionnée, en tout cas. Quand on peut marcher ou chevaucher, ça ne compte pas. Durant ces quarante ans, j’ai vu beaucoup d’hommes mourir. Une fois à la tour, le M’Hael m’a enseigné la guérison, entre autres choses. Une variante très dure, je dois dire. Il y a bien trente ans de ça, j’ai été guéri par une Aes Sedai, et c’était beaucoup moins douloureux. Mais les résultats sont aussi bons.

» Un jour, lors d’une conversation, Dashiva – je veux dire : l’Asha’man Dashiva – s’est demandé tout haut pourquoi c’était toujours la même chose, qu’un homme se soit cassé la jambe ou qu’il ait un rhume. De fil en aiguille, nous avons… Eh bien, il n’est pas doué pour la guérison, mais il lui a paru que moi, j’avais le don. Après réflexion, je me suis dit : « pourquoi pas ? » Bien, j’ai fini. Impossible de faire mieux.

Dashiva grogna au moment où Flinn, s’asseyant sur les talons, s’essuya le visage du revers d’une main. La première fois que Min voyait un Asha’man transpirer. Sur le flanc de Rand, la coupure était toujours là, mais moins boursouflée et plus rose que rouge. Toujours endormi, le jeune homme semblait moins pâle.

Samitsu parvint enfin à tromper la vigilance de Narishma.

— Que lui as-tu fait ? demanda-t-elle en posant une main sur le front de Rand. (Elle fronça les sourcils, sursautant comme si ce qu’elle venait de découvrir avec le Pouvoir la stupéfiait.) Que lui as-tu fait ?

— Pas grand-chose, hélas… Je ne peux pas intervenir vraiment sur ce qui cloche. En quelque sorte, j’ai refermé ces plaies provisoirement. J’insiste sur ce « provisoirement »… Les deux blessures se combattent, désormais. Si elles se tuent l’une l’autre pendant qu’il guérit, il sera débarrassé des deux poisons. Mais je ne peux pas garantir qu’il ne sera pas le premier à mourir… Quoi qu’il en soit, ses chances de survivre se sont améliorées.

— Oui, approuva Dashiva, franchement pompeux, il a une chance, à présent.

À croire que le mérite lui en revenait !

À la grande surprise de Flinn, Samitsu contourna le lit pour venir l’aider à se relever.

— Il faudra que tu me dises ce que tu as fait, déclara-t-elle d’un ton supérieur qui collait mal avec sa façon de redresser le col du vieil Asha’man et de lisser les revers de sa veste. Si tu pouvais me montrer, ce serait encore mieux. Mais une description sera mieux que rien. J’y tiens ! Pour ça, je te donnerai tout mon or ou je porterai tes enfants, comme tu voudras ! Mais je dois connaître tous tes secrets !

Sans être bien certaine elle-même de ce qu’elle venait de faire – exiger ou quémander – elle tira le pauvre Flinn à l’écart. Trop occupée à lui tirer les vers du nez, elle ne s’aperçut pas qu’il tentait par moments de parler et continua à le bombarder de questions.

Se fichant de ce qu’on en penserait, Min alla s’étendre sur le lit, enlaça Rand, calant la tête du jeune homme sous son menton. Discrètement, elle entreprit ensuite d’étudier les trois personnes réunies autour du lit. Cadsuane toujours dans son fauteuil, Amys debout en face d’elle, et Dashiva appuyé à un des montants. Des auras et des images apparurent à la jeune femme, mais sans qu’elle puisse les interpréter.

À l’évidence, Amys anticipait un désastre pour les Aiels, si Rand mourait. Et Dashiva, le seul qui trahissait un peu ses sentiments, craignait une catastrophe pour les Asha’man.

Quant à Cadsuane… Connue et crainte de Kiruna et de Bera, elle les faisait obéir au doigt et à l’œil malgré leur serment prêté à Rand. Et elle entendait ne pas faire souffrir celui-ci plus que nécessaire…

Son regard croisant celui de la sœur verte, Min frissonna. D’une façon ou d’une autre, et tant qu’il en serait incapable lui-même, elle protégerait Rand. Oui, elle le défendrait contre Amys, contre Dashiva et contre Cadsuane.

En fredonnant une chanson de son enfance, Min berça tendrement Rand. D’une façon ou d’une autre, oui !


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