Perrin aurait imposé un rythme bien plus dur que celui choisi par Rand. Pourtant, il savait que les chevaux n’auraient pas tenu le coup longtemps. Une moitié du temps, les cavaliers avançaient au trot, l’autre, ils marchaient à côté de leur monture…
Plongé dans son monde intérieur, Rand offrait cependant sa main à Min chaque fois qu’elle trébuchait. À part ça, il n’accordait d’attention à rien, allant jusqu’à sursauter de surprise quand il reconnaissait Perrin et Loial.
Pour être franc, personne n’était beaucoup plus fringant que le Dragon Réincarné. Ruminant leurs propres inquiétudes et angoisses, les hommes de Dobraine et ceux de Havien regardaient droit devant eux. Et les gars de Deux-Rivières, eux, avaient sombré dans la même humeur noire que leur chef. Ils appréciaient Faile – pour dire la vérité, certains lui vouaient un culte – et s’il lui était arrivé quelque chose… Même Aram, jusque-là ravi à l’idée d’en découdre, s’était rembruni à la simple idée que Faile puisse être en danger.
Tous les hommes se concentraient sur le chemin qui restait à parcourir et la cité qui les attendait. Sauf les Asha’man… Suivant Rand comme un vol de corbeaux, ils sondaient le terrain, craignant à chaque instant une embuscade. Avachi sur sa selle, Dashiva se laissait brinquebaler et râlait d’abondance dès qu’il lui fallait marcher. À croire qu’il était déçu qu’il n’y ait pas d’embuscade.
Le risque était minime, dommage pour lui ! Sulin et une dizaine de Promises formaient l’avant-garde devant Perrin. Plus loin, des éclaireuses leur ouvraient le chemin, et d’autres guerrières patrouillaient sur les deux flancs. Certaines ayant glissé leurs lances dans le harnais de l’étui contenant leur arc et accroché dans leur dos, les pointes dépassaient de leur tête, leur donnant des airs de hérissons. Toutes brandissaient leur arc, justement, une flèche encochée. Attentives à tout ce qui risquait de se révéler menaçant pour le Car’a’carn, elles ne le quittaient pas du coin de l’œil, comme si elles redoutaient qu’il se volatilise encore. Si un piège était tendu, ces femmes le verraient, ça ne faisait aucun doute.
Très grande, les cheveux roux foncé et les yeux verts, Chiad appartenait au groupe de Sulin. Perrin ne la quittait pas des yeux, espérant qu’elle comprenne ce qu’il voulait : parler avec elle après qu’elle se fut laissé un peu distancer par les autres. De temps en temps, l’Aielle lui jetait un coup d’œil, mais elle l’évitait comme s’il avait eu trois maladies, toutes contagieuses.
Bain n’était pas dans la colonne. Avec la majorité des Promises, elle suivait la même route en compagnie de Rhuarc et des guerriers, mais à bonne distance, car les chariots et les prisonniers ralentissaient beaucoup le rythme.
La jument noire de Faile avançait derrière Trotteur, sa bride attachée à la selle du cheval. Hirondelle était avec les hommes de Deux-Rivières venant de Caemlyn, lorsqu’ils avaient fait la jonction avec l’expédition de Perrin, un peu avant les puits de Dumai. Chaque fois qu’il regardait la jument, le visage de Faile dansait devant les yeux intérieurs du jeune homme. Un nez aquilin, une bouche généreuse, des yeux noirs lumineux et de hautes pommettes… Une merveille !
Faile aimait Hirondelle – presque autant, peut-être, qu’elle aimait son mari. Une femme aussi belle que fière, et aussi fière que passionnée. En d’autres termes, la fille de Davram Bashere n’était pas du genre à se cacher, ou à tenir sa langue, face à quelqu’un comme Colavaere.
Il y eut quatre pauses pour permettre aux chevaux de récupérer. Chaque fois, Perrin grinça des dents, agacé par le retard. S’occuper des chevaux étant cependant une seconde nature chez lui, il vérifia chaque fois le harnachement de Trotteur et lui donna distraitement un peu d’eau. Avec Hirondelle, il se montra beaucoup plus prévenant. Car si la jument atteignait Cairhien sans encombre…
Une idée s’était imposée à Perrin. S’il parvenait à ramener sa jument en ville, Faile irait bien, c’était aussi simple que ça. Bien entendu, c’était ridicule. Une lubie d’enfant… Pire, une idiotie de tout petit garçon, mais pas moyen de se l’ôter de la tête.
À chaque arrêt, Min tenta de rassurer le jeune homme. Avec un sourire espiègle, elle disait par exemple qu’il ressemblait à un mort par un matin d’hiver, attendant que quelqu’un veuille bien recouvrir sa tombe de terre. S’il approchait de sa femme avec cette tête-là, insistait-elle, Faile lui claquerait la porte au nez.
Malgré tout, elle dut reconnaître qu’aucune de ses visions ne permettait d’affirmer que la femme de Perrin était saine et sauve.
— Par la Lumière ! Perrin, s’écria-t-elle enfin en tirant sur ses gants d’équitation gris, si quelqu’un essaie de s’en prendre à ta femme, elle lui dira d’aller l’attendre dans le hall, histoire de lui montrer de quel bois elle se chauffe !
Perrin faillit répondre vertement. Pourtant, il n’y avait pas vraiment d’hostilité entre Min et lui.
Loial lui rappela que les Quêteurs du Cor savaient se défendre, Faile ayant par exemple survécu aux Trollocs sans une égratignure.
— Elle va bien ! tonna-t-il en avançant près de Trotteur, sa hache géante attachée dans le dos. J’en suis sûr.
Mais il répéta la même phrase vingt bonnes fois, et à chaque occasion avec un peu moins de conviction. Sa dernière tentative de réconforter Perrin alla cependant plus loin qu’il l’avait prévu :
— Je suis sûr que Faile peut prendre soin d’elle, mon ami. Elle n’est pas comme Erith. J’ai hâte qu’elle ait fait de moi son mari, afin que je puisse m’occuper d’elle. Si elle changeait d’avis, je crois que j’en mourrais…
Sur ces mots, l’Ogier resta bouche bée, les yeux écarquillés. Oreilles frémissantes, il s’emmêla les pinceaux et faillit s’étaler.
— Je ne voulais pas dire ça…, bredouilla-t-il quand il eut repris son équilibre. En fait, je ne suis pas sûr de… Eh bien, je me sens trop jeune pour…
Il déglutit péniblement, lança un regard accusateur à Perrin, puis le riva sur Rand, qui avançait loin devant.
— Avec deux ta’veren autour de soi, ouvrir sa grande gueule n’est jamais sans risques. Qui sait ce qu’on peut déblatérer ?
Rien de ce qu’on ne pensait pas, dans tous les cas de figure, même si cet aveu ne se serait pas produit une fois sur mille – voire sur dix mille – en l’absence de ta’veren. Loial le savait très bien, et ça semblait lui flanquer une frousse phénoménale. D’ailleurs, il fallut un long moment pour que ses oreilles cessent de trembler.
S’il était obsédé par Faile, Perrin n’en était pas pour autant complètement aveugle. Alors que la colonne avançait vers le sud-ouest, ce qu’il avait d’abord vu sans le voir commença à s’imposer à son esprit. Quand il avait quitté Cairhien, moins de deux semaines plus tôt, la chaleur était déjà infernale, mais là, il semblait que la brûlure du Ténébreux s’était encore aggravée, dévastant les terres encore plus violemment. L’herbe desséchée craquait sous les pas des chevaux, des lianes ratatinées s’enroulaient autour des rochers comme des toiles d’araignées et les branches des arbres, pas seulement nues mais mortes, grinçaient alors que le vent les malmenait. Les arbres à feuilles persistantes eux-mêmes avaient jauni ou même bruni.
Depuis peu, des fermes avaient commencé à apparaître. Des bâtiments très ordinaires en pierre noire, d’abord nichés solitairement dans des clairières, puis de plus en plus proches les uns des autres à mesure que la forêt devenait moins dense. Une piste pour chariots se matérialisa soudain, serpentant au sommet des buttes et des collines dont les versants étaient constellés de champs délimités par des murets.
Presque toutes les fermes isolées étaient désertes, comme en témoignaient un fauteuil abandonné sous un porche ou une poupée oubliée dans la poussière. Des bovins rachitiques et des moutons décharnés erraient dans les pâturages où des charognards se repaissaient de carcasses. Dans chaque enclos, on trouvait au moins une bête morte ou deux. Dans leurs lits de boue séchée, des cours d’eau faméliques continuaient à couler, mais on voyait bien que ça ne durerait pas. Partout, des récoltes qui, en cette saison, auraient dû être couvertes de neige pourrissaient sur pied en attendant que le vent les emporte.
Une grande colonne de poussière accompagnait l’expédition depuis son départ. Elle disparut quand l’étroite piste fit la jonction avec la voie pavée qui venait de la passe de Jangai. Ici, on croisait des gens, mais tous étaient apathiques, le regard voilé. Alors que le soleil couchant était à mi-chemin de l’horizon, l’air était une fournaise. Dès qu’ils apercevaient la colonne, les rares conducteurs de chariot ou de char à bœufs s’écartaient vivement de la voie pavée. En compagnie de quelques paysans à l’air hagard, ils la regardaient passer, puis reprenaient leur chemin.
Un bon millier d’hommes armés jusqu’aux dents, voilà qui faisait une excellente raison d’écarquiller les yeux. Mille hommes, oui, qui avançaient à la hâte et avec en tête une destination bien précise. De quoi être curieux… et soulagé quand ils disparaissaient dans le lointain.
Enfin, quand l’astre du jour commença à approcher vraiment de l’horizon, la voie commença à monter assez rudement. Cairhien n’était plus qu’à une lieue, au maximum.
Rand immobilisa sa monture. Les Promises, désormais au complet, s’assirent aussitôt sur les talons, mais elles ne relâchèrent pas leur vigilance.
Sur les collines déboisées, autour de la ville fortifiée, rien ne semblait bouger. Du côté ouest de la cité, des bateaux de toutes les tailles mouillaient dans les eaux de la rivière Alguenya. D’autres étaient arrimés aux quais, devant les silos à grain. Et quelques-uns, propulsés par des rames ou des vagues gonflées par le vent, naviguaient vers l’amont ou l’aval. Bien entendu, leur présence donnait une impression de paix et de prospérité.
Le ciel étant sans nuages, une vive lumière inondait le paysage. Dans ces conditions, les étendards qui flottaient sur les tours étaient parfaitement visibles. Perrin distingua l’étendard écarlate de la Lumière, celui du Dragon – avec sur un fond blanc une créature serpentine aux écailles rouge et or – et le Soleil Levant du Cairhien, jaune sur fond blanc.
Un quatrième étendard s’était ajouté, présent à égalité avec les trois autres. Un diamant d’argent sur champ gironné d’or et de gueules.
Dobraine baissa sa longue-vue, la glissa dans l’étui accroché à sa selle, et donna libre cours à sa fureur.
— J’avais espoir que les sauvages se trompaient, mais si l’étendard de la maison Saighan flotte sur la ville, c’est que Colavaere est sur le trône. Elle a dû distribuer des cadeaux dans les rues chaque jour depuis qu’elle porte la couronne. Des pièces, de la nourriture, des vêtements… C’est une tradition durant le Festival du Couronnement. Du coup, une reine ou un roi ne sont jamais plus populaires que pendant la semaine qui suit leur avènement.
Visiblement épuisé par l’effort que lui coûtait tant de sincérité, Dobraine jeta un regard en coin à Rand.
— Le peuple pourrait se révolter s’il n’aime pas ce que tu fais… Du sang risque de couler dans les caniveaux…
Le hongre gris de Havien piaffait d’impatience, et son maître, très nerveux, regardait en alternance Rand et la cité. Cairhien n’était pas sa ville. Plusieurs fois, il avait bien précisé qu’il se fichait des révoltes et de ce qui coulait dans les caniveaux, tant que la sécurité de sa Première Dame n’était pas assurée.
Un long moment, Rand se contenta d’observer la cité sans que son visage exprime l’ombre d’un sentiment. Min étudiait le jeune homme avec une grande compassion… et peut-être un peu de pitié.
— Je vais tenter d’éviter ça, dit enfin Rand. Flinn, reste ici avec les soldats. Min…
La jeune femme ne le laissa pas continuer.
— Non ! Je viens avec toi, Rand al’Thor. Tu as besoin de moi, et tu le sais.
La dernière phrase ressemblait plus à une requête qu’à un ordre, mais quand une femme plaquait ainsi les poings sur les hanches, et avec ce genre de regard, elle n’était pas en train d’implorer.
— Je viens aussi, annonça Loial. Quand je ne suis pas là, tu te débrouilles toujours pour faire des choses importantes. Rand, ça ne peut pas marcher comme ça… Comment écrire un livre quand on n’assiste à rien ?
Le regard toujours rivé sur Min, Rand leva à demi une main à son intention, puis il la laissa retomber, accablé.
— C’est de la folie…
Dashiva talonna sa jument et vint se placer plus près, derrière Rand. À voir sa moue angoissée, on pouvait se demander si les Asha’man, eux aussi, s’inquiétaient dès qu’ils étaient trop près du Dragon Réincarné.
— Il suffira d’un homme armé d’un arc ou d’un couteau, et qu’on ne verra pas à temps… Envoie un Asha’man faire ce qui te semble requis. Plusieurs, si tu préfères. Un portail qui donne dans le palais, et l’affaire peut être réglée sans que quiconque sache ce qui s’est passé.
— Et rester ici après la tombée de la nuit, intervint Rand en faisant pivoter son hongre pour être face à Dashiva, en attendant que tes hommes connaissent assez les lieux pour ouvrir un portail ? La garantie de provoquer un bain de sang… Sauf si elles sont aveugles, les sentinelles postées sur les remparts nous ont déjà repérés. Tôt ou tard, quelqu’un viendra voir qui nous sommes, et quelle menace nous représentons.
Le gros de la colonne restait dissimulé le long de la pente et tous les étendards étaient baissés. Mais des hommes à cheval, sur une hauteur, avec des Promises comme compagnie, attireraient à coup sûr l’attention.
— Je vais agir à ma façon… (Rand haussa le ton et une odeur de colère monta aux narines de Perrin.) Personne ne mourra, sauf si c’est inévitable. Dashiva, j’ai eu une indigestion de morts. Tu comprends ? Pas de victimes !
— À tes ordres, seigneur Dragon.
L’homme inclina la tête, mais son ton était acide, et il sentait…
Perrin se frotta le nez. Une odeur où se mêlaient la peur, la colère, la haine et une bonne dizaine d’autres émotions, trop tourbillonnantes pour qu’on puisse les identifier. Si bonne figure que Dashiva tentât de faire, il était cinglé.
Mais si près de la ville, la santé mentale du personnage n’intéressait pas Perrin. Talonnant Trotteur, il se mit en route vers Cairhien – vers Faile surtout – sans attendre les autres. Du coin de l’œil, il aperçut Aram, qui le suivait comme son ombre. Pour savoir qu’il était là, Perrin n’aurait même pas eu besoin de regarder. De toute façon, il ne pensait qu’à Faile. Si Hirondelle entrait en ville saine et sauve… Malgré sa hâte, il se força à faire avancer son cheval au pas. Un cavalier lancé au galop attirait inévitablement l’attention. Du coup, on le bombardait de questions, le mettant très en retard.
À ce rythme, Rand et son petit groupe eurent tôt fait de rattraper Perrin. Min avait eu gain de cause, semblait-il, et Loial aussi. Les Promises vinrent se déployer en fer de lance, certaines souriant à Perrin lorsqu’elles le dépassaient.
En longeant le flanc de Trotteur, Chiad baissa ostensiblement la tête.
— Je n’aime toujours pas ce plan, marmonna Havien, qui chevauchait à côté de son chef. Pardonne-moi, seigneur Dragon, mais je ne suis pas convaincu.
Sur l’autre flanc de Rand, Dobraine émit un grognement.
— La discussion est close, Garde Ailé, dit-il. Si nous avions suivi ton idée, les défenseurs nous auraient déjà fermé la porte au nez.
Havien marmonna quelque chose dans sa barbe, puis il tira sur les rênes de sa monture, s’écartant du groupe de quelques pas.
Perrin jeta un coup d’œil derrière son épaule, au-delà des Asha’man. Reconnaissable à sa veste, Damer Flinn se campait sur la hauteur avec quelques autres gars de Deux-Rivières, debout et tenant leur cheval par la bride. Perrin soupira. Il n’aurait rien eu contre le fait d’emmener ses hommes. Mais Rand avait sans doute raison. Et Dobraine l’avait soutenu.
Un petit groupe pouvait entrer alors qu’une armée, même réduite, ne le pourrait pas. Si les portes de Cairhien se fermaient, les Aiels devraient de nouveau assiéger la ville – en admettant qu’ils y consentent – et les massacres recommenceraient.
Rand avait glissé son sceptre dans une de ses sacoches de selle, et seul l’embout en dépassait. De plus, sa veste ne ressemblait à rien de ce que portait d’habitude le Dragon Réincarné. Quant aux Asha’man, personne en ville ne savait ce que signifiait leur veste noire. Cela dit, un petit groupe était plus facile à éliminer qu’une armée, même s’il était en partie composé d’hommes capables de canaliser. Pendant la bataille, Perrin avait vu un Asha’man prendre la lance d’un Shaido dans le torse. Eh bien, il était mort exactement comme n’importe qui d’autre.
Dashiva marmonna entre ses dents. Perrin capta les mots « héros » et « crétin », tous deux prononcés sur un ton méprisant. S’il n’y avait pas eu Faile, il aurait été d’accord…
Un peu plus tôt, Rand avait tourné la tête vers le camp des Aiels, qui se trouvait à moins d’une lieue de la cité. Perrin avait retenu son souffle. Mais quelle que soit l’idée qui lui était passée par la tête, il n’avait pas changé de route.
Rien n’importait plus que Faile ! Rien, que Rand en soit conscient ou non.
À un quart de lieue des portes, le petit groupe traversa un camp. Surpris, Perrin fronça les sourcils. Érigé sur un sol carbonisé, cet amas de huttes en branchages et de tentes à la toile rapiécée s’étendait jusqu’aux murs de la cité, sur ses trois côtés ne donnant pas sur l’eau. Sous sa forme antérieure, avant que les Shaido l’incendient, cet endroit se nommait la Ceinture. Si certains de ses résidents regardèrent en silence l’étrange colonne où figuraient un Ogier et des Promises, la plupart continuèrent à vaquer à leurs occupations avec l’air maussade des gens qui ne s’intéressent qu’à leurs petites affaires. Les tenues colorées mais souvent élimées des habitants de la Ceinture se voyaient de loin au milieu des tenues sombres des Cairhieniens de « l’intérieur » et des vêtements ordinaires des villageois et des paysans. Au moment du départ de Perrin, les gens de la Ceinture vivaient toujours en ville avec les réfugiés venus de la campagne.
Presque tous ces malheureux portaient des traces de coups ou des entailles sur les joues. À l’évidence, Colavaere les avait fait expulser. De leur plein gré, ils ne se seraient jamais privés de la sécurité des fortifications. Comme les réfugiés, ils redoutaient le retour des Shaido à la façon dont un homme brûlé jusqu’à l’os développe la phobie des fers chauffés au rouge.
La route que suivait la colonne conduisait en droite ligne jusqu’à la porte de Jangai, constituée de trois grandes arches flanquées par des tours. Sur le chemin de ronde, des soldats surveillaient en permanence ces trois ouvertures. Certains observaient plutôt les hommes debout sur une hauteur, dans le lointain. Identifiables au fanion qu’ils portaient dans le dos, quelques officiers sondaient les environs avec une longue-vue.
Rand et sa petite colonne attiraient tous les regards. Des cavaliers et des Promises… Sûrement pas un spectacle familier. Sur les remparts, des arbalètes pointèrent le bout de leur nez, mais au niveau du sol, personne ne leva son arme et les portes restèrent ouvertes.
Perrin réussit par miracle à maîtriser son envie de galoper jusqu’au palais du Soleil.
Juste après les arches se dressait un poste de garde où les étrangers devaient en principe venir s’enregistrer. Sur les marches, un officier cairhienien regarda passer Rand et les autres avec un regard perplexe – les Promises, surtout, semblaient l’intriguer – mais il ne broncha pas.
— Ne l’avais-je pas dit ? triompha Dobraine alors que la colonne s’éloignait du corps de garde. Pour le Festival du Couronnement, on laisse ouvertes toutes les portes de Cairhien. Même les gens qui sont sous mandat d’arrêt ont le droit d’entrée. C’est une tradition.
Malgré son assurance de façade, l’officier semblait soulagé d’avoir eu raison. Réagissant comme lui, Min exhala un soupir. Loial l’imita, produisant un bruit de soufflet de forge qui devait s’entendre à deux rues à la ronde.
Perrin avait la gorge encore trop serrée pour crier de joie. Hirondelle était à Cairhien ! Mais il fallait encore la conduire jusqu’au palais.
De près, Cairhien tenait ce qu’elle promettait de loin. Les plus hautes collines se trouvaient à l’intérieur des murs, mais on les avait aplanies et recouvertes de tuiles. Du coup, elles ne ressemblaient plus à des collines…
Dans cette ville, même les allées formaient un quadrillage très précis. Et bien entendu, toutes les avenues se coupaient à angle droit. Quant aux rues, elles escaladaient parfois les collines, mais se contentaient le plus souvent de les trancher carrément en deux, comme une motte de beurre. De la plus petite boutique au plus grand palais, tous les bâtiments étaient de gros cubes ou rectangles aux dimensions rigoureusement conformes aux lois de la géométrie. Bien entendu, il y avait les jadis légendaires tours tronquées de Cairhien, aujourd’hui entourées d’échafaudages et toujours en reconstruction après qu’elles eurent brûlé lors de la guerre des Aiels.
Cette capitale semblait plus dure que la pierre et les ombres qui s’étendaient sur elle renforçaient cette impression.
Les oreilles poilues de Loial frémissaient à un rythme effréné, ses sourcils pendaient tristement et une ride d’inquiétude lui barrait le front.
On voyait peu de traces du Festival du Couronnement ou de Haute Chasaline. Bien entendu, Perrin ignorait ce qu’impliquait un tel Festival, mais à Deux-Rivières, le Jour de la Réflexion était l’occasion de se réjouir et d’oublier les rigueurs de l’hiver. Ici, un quasi-silence régnait, alors que les rues grouillaient de gens. Partout ailleurs, Perrin aurait mis cet accablement sur le compte de la chaleur surnaturelle. Mais à l’exception des gens de la Ceinture, les Cairhieniens étaient d’une assommante austérité. En surface, en tout cas. Et il préférait ne pas penser à ce qui se cachait dessous…
Les colporteurs, les marchands ambulants, les musiciens, les acrobates et les montreurs de marionnettes s’étaient tous volatilisés. Exilés dans l’ignoble camp, devant la cité…
Quelques chaises à porteurs noires se faufilaient parmi la foule amorphe, certaines arborant un étendard de maison noble à peine plus grand qu’un fanion d’officier. Ces véhicules avançaient aussi lentement que les chars à bœufs dont les roues grinçaient sinistrement dans la quiétude ambiante.
À Cairhien, les étrangers se repéraient du premier coup d’œil. Pas à cause de leurs vêtements colorés – car certains portaient du noir du col aux chaussures – mais parce qu’ils étaient quasiment les seuls à se déplacer à cheval. Dans leur tenue de corbeau, les gens du cru, presque toujours petits, paraissaient plus pâlichons encore qu’ils l’étaient.
Les Aiels ne passaient pas non plus inaperçus. Seuls ou en groupe, ils forçaient les badauds à s’écarter de leur chemin sans avoir rien à faire d’autre que marcher.
Ces Aiels s’intéressaient tout particulièrement à la colonne. Même s’ils n’étaient pas tous en mesure d’identifier Rand, ils savaient très bien qui pouvait être un grand type des terres mouillées escorté par des Promises.
Voir ces guerriers glaça les sangs de Perrin. In petto, il remercia Rand d’avoir laissé les Aes Sedai en arrière.
Si on exceptait les Aiels, le Dragon Réincarné remontait un long fleuve d’indifférence qui s’écartait devant les Promises et se refermait derrière les Asha’man.
Le palais royal du Cairhien, ou palais du Soleil, ou encore palais du Soleil Levant dans toute sa Splendeur – en matière de noms pompeux les Cairhieniens n’étaient jamais à court d’imagination –, se dressait au sommet de la plus haute colline, masse sombre de blocs de pierre carrés hérissée de tours qui dominaient toutes les autres.
La rue qu’empruntait la colonne, nommée la voie de la Couronne, devint soudain une sorte de longue et large rampe menant au palais. En s’y engageant, Perrin prit une profonde inspiration. Faile était là-haut ! Elle devait y être, et en parfaite santé. Quoi qu’il lui soit arrivé d’autre, il fallait qu’elle aille bien ! Touchant le nœud qui attachait la bride d’Hirondelle à sa selle, le jeune homme tapota ensuite sa hache. Alors que les sabots faisaient un vacarme d’enfer sur les pavés, les Promises parvenaient à avancer sans le moindre bruit.
Les gardes qui flanquaient les portes de bronze échangèrent des regards perplexes. Pour des soldats du Cairhien, ils étaient plutôt hauts en couleur avec le Soleil Levant doré incrusté sur leur plastron et un foulard aux couleurs de la maison Saighan noué juste sous le fer de leur hallebarde.
Perrin aurait pu transcrire les pensées de ces dix hommes. Treize cavaliers paisibles, dont deux seulement en armure, l’un étant un Garde Ailé de Mayene. Le danger venait de Caraline Damodred et de Toman Riatin, et Mayene n’avait rien à voir avec eux. De plus, il y avait dans le groupe un Ogier et une femme… Cela dit, la présence d’une vingtaine de Promises, à pied devant les chevaux, laissait difficilement penser à des gens venus boire tranquillement une infusion.
Un instant, les gardes ne surent que faire. Puis une Promise releva son voile noir. Reculant comme si on venait de les pincer, les dix hommes se préparèrent au pire, l’un d’eux courant vers les portes. Après deux foulées, il s’immobilisa, figé en plein envol. Tous les autres soldats se pétrifièrent aussi.
— Très bien joué, dit Rand. Maintenant, nouez les flux et oublions ces types…
Perrin s’agita nerveusement sur sa selle. Derrière lui, les Asha’man s’étaient déployés sur la rampe, et nul doute qu’ils canalisaient le Pouvoir. À huit, ils devaient probablement être capables de raser le palais. Et Rand pouvait sans doute en faire autant tout seul. Mais si des carreaux d’arbalète se mettaient à pleuvoir des remparts, les Asha’man mourraient comme tous les autres crétins téméraires qui se trouvaient sur la rampe.
Personne ne se hâta. Si quelqu’un regardait depuis les hautes fenêtres ou les promenades surélevées, tout devait paraître normal.
Sulin fit quelques gestes rapides. La Promise qui s’était voilée rectifia aussitôt son erreur, révélant ses joues rouges de confusion.
Alors que la colonne finissait de monter lentement la rampe, Perrin vit que la tête casquée de plusieurs gardes oscillait frénétiquement. Un autre avait dû s’évanouir, ou dormait debout, le menton incliné sur la poitrine. Les autres essayaient de crier, mais pas un son ne consentait à sortir de leur gorge.
Alors qu’il pénétrait lentement dans la cour d’honneur, Perrin s’efforça de ne pas penser à ce qui bâillonnait ainsi ces hommes.
Dans la cour, il n’y avait pas de soldats et les balcons de pierre, sur tout le périmètre, étaient déserts. Les yeux baissés, des domestiques en livrée accoururent pour tenir les étriers des visiteurs puis prendre les rênes de leurs chevaux. Vêtus de noir, veste ou robe, les serviteurs de la nouvelle reine arboraient sur les manches des rayures rouges, jaunes et argent. Sur le côté gauche de la poitrine, ils portaient un Soleil Levant miniature.
Perrin n’avait jamais vu des tenues si bariolées, du moins sur des domestiques cairhieniens. Ces hommes et ces femmes ne pouvaient pas voir les gardes, dehors, et même dans le cas contraire, ils n’auraient pas agi différemment. Dans ce pays, les valets et les servantes jouaient à leur propre version du Daes Dae’mar – le Grand Jeu – mais ils faisaient cependant mine d’ignorer les faits et gestes de leurs maîtres. Accorder trop d’attention à ce qui se passait dans les hautes sphères – enfin, se faire prendre quand on s’y laissait aller – pouvait avoir des conséquences désastreuses. Au Cairhien comme dans bien d’autres pays, les petites gens risquaient de finir écrasés sous les semelles des puissants – et sans que quiconque s’en aperçoive.
Une femme replète emmena Trotteur et Hirondelle sans même jeter un coup d’œil à Perrin. Hirondelle était au palais… et ça ne faisait aucune différence. Toujours pas moyen de savoir comment allait Faile. Une fantaisie de gamin, vraiment…
Après avoir ajusté la position de sa hache à sa ceinture, Perrin suivit Rand sur le grand escalier qui prenait naissance au fond de la cour. Voyant Aram s’assurer une nouvelle fois que son épée coulissait bien dans le fourreau accroché à son dos, le mari de Faile eut un hochement de tête approbateur. En haut de l’escalier, d’autres domestiques ouvrirent les lourdes portes en bronze ornées du Soleil Levant du Cairhien.
Naguère, la taille du hall d’entrée aurait saisi Perrin de surprise. Trente pieds au-dessus du sol dallé de noir, de bleu et de vieil or, d’épaisses colonnes de marbre sombre soutenaient une énorme voûte à l’embase carrée. Toutes les corniches étaient décorées de reproductions du Soleil Levant, les frises qui couraient sur les murs représentant les grandes heures de l’histoire militaire du Cairhien.
Il n’y avait personne dans le hall, n’était une poignée de jeunes hommes massés devant une frise. Dès que les visiteurs furent entrés, tous se turent en un clin d’œil.
Des jeunes hommes ? Pas seulement, s’avisa Perrin. Si tous arboraient une épée, quatre de ces sept curieux personnages étaient des femmes. Portant une veste et un pantalon d’homme, comme Min, ces jeunes personnes n’avaient pas les cheveux plus longs que leurs compagnons. La mode semblant être pour les deux sexes à une queue-de-cheval tenue par un ruban noir et tombant jusqu’aux épaules, ça ne faisait pas si court que ça. Une des femmes avait choisi une tenue d’un vert un peu plus clair que la norme en vigueur au Cairhien et une autre avait opté pour un bleu très brillant. À part elles, on retrouvait les couleurs sombres traditionnelles, avec quelques rayures de couleur sur la poitrine.
Les sept jeunes gens étudièrent intensément Rand et ses compagnons – avec un intérêt particulier pour Perrin. Même s’il ne s’en apercevait plus, à part quand quelqu’un sursautait ou s’exclamait, ses yeux jaunes surprenaient les gens.
Quand le dernier Asha’man fut entré, les portes se refermèrent derrière lui avec un bruit qui couvrit une courte série de murmures exaltés. Puis les sept inconnus approchèrent, les femmes se montrant plus arrogantes encore que les hommes, ce qui n’était pas peu dire. Même leur façon de s’agenouiller était un défi, constata Perrin.
La femme en vert jeta un coup d’œil à sa compagne en bleu, qui avait baissé la tête, et prit la parole :
— Seigneur Dragon, je suis Camaille Nolaisen. Selande Darengil dirige notre ordre…
Camaille sursauta quand sa compagne la foudroya du regard. Pourtant, malgré sa fureur, Selande était morte de peur – si Perrin avait bien deviné qui était qui.
— Nous ne pensions pas…, continua Camaille. Enfin, nous n’attendions pas votre retour si tôt.
— Oui, j’imagine que peu de gens pensaient me revoir si vite. Mais aucun de vous n’a de raisons d’avoir peur de moi. Aucun, vous m’entendez ! Si vous devez croire quelque chose, que ce soit à ce que je viens de dire.
Bizarrement, Rand regarda Selande tout en prononçant sa dernière phrase. La jeune femme releva un peu la tête, le regarda… et cessa d’empester la peur. Enfin, presque… Comment le Dragon Réincarné avait-il deviné qu’elle crevait d’angoisse ?
— Où est Colavaere ? demanda-t-il.
Camaille ouvrit la bouche, mais Selande la devança :
— Dans le Grand Hall du Soleil.
Sa voix avait pris de l’assurance avec chaque mot, la peur s’estompant un peu plus. Curieusement, une pointe de jalousie vint se mêler à son odeur, juste un instant, lorsqu’elle jeta un coup d’œil à Min.
Parfois, l’odorat hors du commun de Perrin lui compliquait les choses, au lieu d’être un avantage.
— C’est la troisième Convocation du Crépuscule, reprit Selande. Nous ne sommes pas assez importants pour y assister. De plus, je crois que les membres des ordres mettent la reine mal à l’aise…
— La troisième Convocation, répéta Dobraine. Donc, le neuvième crépuscule depuis l’accession au trône de Colavaere. Elle n’a pas perdu de temps. Au moins, tous ces gens seront réunis. Quels que soient son rang ou ses ambitions, aucun noble ne raterait ça, qu’il soit du Cairhien ou de Tear.
Se redressant enfin sur les genoux, Selande parvint à donner l’impression qu’elle regardait Rand dans les yeux sans avoir besoin de lever la tête.
— Nous sommes prêts à danser avec les lames pour vous, seigneur Dragon.
Sulin fit la grimace et une autre Promise émit un grognement. Plusieurs guerrières semblaient agacées et prêtes à se battre s’il le fallait – c’était évident à leur odeur.
Les Aiels ne savaient que faire de ces jeunes gens des terres mouillées qui tentaient de se comporter comme eux, imitant leur précieux ji’e’toh – une version à leur sauce, en tout cas. Ces sept-là n’étaient qu’un échantillon des centaines d’abrutis qu’on pouvait trouver partout en ville, regroupés dans des « ordres » censés refléter ceux des guerriers du désert. La moitié des Aiels que Perrin avait entendus sur ce sujet désiraient aider ces jeunes idéalistes. Les autres rêvaient de les étrangler.
Pour sa part, Perrin se fichait qu’ils se conforment au ji’e’toh ou qu’ils le débitent en tranches.
— Où est ma femme ? demanda-t-il. Où est Faile ?
Les jeunes crétins échangèrent des regards circonspects. Rien que ça !
— Elle est dans le Grand Hall du Soleil, répondit Selande. Elle fait partie des dames d’honneur de la reine… de Colavaere.
— Remets tes yeux dans leurs orbites, Perrin, souffla Min. Elle doit avoir une bonne raison de se comporter ainsi. Tu sais bien, voyons !
Une des dames d’honneur de Colavaere ? Quelle que soit la raison de Faile, elle avait intérêt à être convaincante ! Se forçant au calme, Perrin se jura que les choses, sinon, risquaient de mal se passer.
De nouveau, Selande et les autres échangeaient des regards circonspects. Un type au nez pointu murmura si fort que tout le monde l’entendit :
— Nous avons juré de ne le dire à personne. Personne ! Un serment sur l’eau.
Rand parla avant que Perrin ait pu demander des explications :
— Selande, conduis-nous jusqu’au Grand Hall. Les lames ne danseront pas aujourd’hui. Je suis ici afin que justice soit faite pour tous ceux qui le méritent.
Le ton de Rand fit frissonner Perrin. Une telle dureté… La tête d’un marteau prête à s’abattre sans pitié…
Faile avait sûrement une bonne raison. La connaissant, c’était couru.