Assise dans un des rares fauteuils du camp dignes de ce nom – orné d’une seule sculpture très simple, comme le meilleur siège d’un paysan, et assez confortable pour que la culpabilité d’utiliser le précieux espace d’un chariot pour le transporter soit supportable –, Egwene tentait toujours de mettre de l’ordre dans ses pensées quand Siuan entra sous sa tente, l’air pas du tout ravie.
— Par la Lumière ! pourquoi as-tu filé ainsi ?
Contrairement à son visage, la voix de l’ancienne Chaire d’Amyrlin n’avait pas changé, et elle était habituée à tancer des reines, même s’il fallait pour ça prendre un ton respectueux.
À peine respectueux, dans ce cas… Tout comme son regard, lui aussi inchangé, et qui aurait pu percer des trous dans du cuir.
— Sheriam m’a chassée comme une vulgaire mouche ! (Siuan eut une moue dépitée.) Elle est partie presque aussi vite que toi. N’as-tu pas compris que tu la tenais ? Elle était coincée ! Avec Anaiya, Morvrin et toute sa clique, elles vont passer la nuit à écoper puis à colmater les brèches. Et elles peuvent réussir. Je ne vois pas comment, mais c’est possible.
Leane entra à l’instant précis où Siuan achevait sa tirade. Grande et mince, la peau cuivrée, elle arborait le même visage juvénile que Siuan – et pour la même raison. En réalité, elle était largement assez vieille pour pouvoir être la mère d’Egwene.
Leane jeta un coup d’œil à Siuan, puis elle leva les bras au ciel – enfin, aussi haut que le lui permit le toit de la tente.
— Mère, c’est un risque absurde !
Les yeux d’habitude rêveurs de Leane brillaient de colère. Sa voix, en revanche, restait langoureuse malgré son irritation.
— Si quelqu’un nous voit ensemble, Siuan et moi, dans ces conditions…
— Le camp entier peut découvrir que votre brouille est une mascarade, coupa Egwene. Je m’en fiche !
Disant ces mots, elle tissa cependant autour des deux femmes et d’elle une barrière contre les oreilles indiscrètes. Les protections de ce genre pouvaient être traversées, en y mettant le temps, mais pas sans que ce soit détecté – en tout cas, pas tant qu’on maintenait le tissage au lieu de le nouer.
En réalité, Egwene ne s’en fichait pas du tout, et elle n’aurait peut-être pas dû convoquer les deux femmes en même temps. Mais sa première pensée cohérente, ou à peu près, avait été de voir les deux sœurs sur qui elle pouvait compter.
Dans le camp, personne n’avait l’ombre d’un soupçon. Chacun croyait savoir que l’ancienne Chaire d’Amyrlin et son ancienne Gardienne des Chroniques se détestaient – au moins autant que Siuan abominait son rôle de tutrice auprès d’Egwene, qui lui avait en un sens succédé. Si une sœur découvrait la vérité, Siuan et Leane risquaient de le payer très cher et pendant très longtemps. Alors que les gens normaux n’aimaient pas du tout qu’on se fiche d’eux, les Aes Sedai en avaient une sainte horreur. Dans l’histoire, des rois et des reines avaient été durement punis pour cette offense. En attendant, l’hostilité de surface de Siuan et de Leane leur conférait une certaine influence sur les sœurs, y compris les représentantes. Quand elles disaient toutes les deux la même chose, ça devait être vrai, pour qu’elles oublient leur petite guerre permanente.
Être calmée avait un autre effet secondaire des plus pratiques – et très peu connu. Les Trois Serments, désormais, ne liaient plus Siuan et Leane, tout à fait libres de mentir comme des marchands de tapis.
Des complots et des intrigues partout ! Le camp était comme un marécage fétide où d’étranges plantes poussaient dans la brume. En allait-il ainsi partout où des Aes Sedai se rassemblaient ? Après trois mille ans de complots – si nécessaires fussent-ils – on ne pouvait pas s’étonner que la duplicité soit devenue la seconde nature de bien des sœurs, et une sorte de réflexe conditionné pour les autres. À sa grande terreur, Egwene devait admettre qu’elle commençait à aimer toutes ces machinations. Pas par perversité, mais parce que c’était fascinant comme un puzzle – beaucoup plus, en réalité, car aucune pièce de métal, si mystérieuse qu’elle fût, n’aurait pu l’intriguer autant. En revanche, Egwene ne tenait pas à savoir ce qu’on racontait sur elle. Quoi qu’on en dise ou en pense, elle était une Aes Sedai et elle devait prendre le pire tout aussi bien que le meilleur.
— Moghedien s’est échappée, dit-elle sans précautions oratoires préliminaires. Un homme l’a libérée de l’a’dam. J’ignore si c’est lui qui a emporté le collier, ou Moghedien. En tout cas, le bijou n’était plus sous sa tente. En utilisant le bracelet, il existe peut-être un moyen de le localiser, mais j’ignore lequel.
Les deux interlocutrices d’Egwene en perdirent toute leur vertueuse indignation. Les jambes coupées, Leane se laissa tomber sur le tabouret que Chesa utilisait parfois. Siuan, elle, s’assit lentement sur le lit de camp, le dos très droit et les mains posées sur les genoux. Assez incongrûment, dans ces circonstances, Elayne remarqua que la jupe d’équitation de Siuan était ornée sur l’ourlet d’une frise tearienne composée d’une multitude de petites fleurs bleues. Quand l’ancienne Chaire d’Amyrlin ne bougeait pas, il devenait impossible de voir que la jupe était divisée. Une autre frise, jumelle de la précédente, ornait le corsage de Siuan.
Siuan Sanche se souciant que ses vêtements soient jolis et pas seulement convenables ? En un sens, c’était un changement mineur, d’autant plus qu’elle ne donnait jamais dans l’extravagance. Mais si on réfléchissait, il s’agissait d’un bouleversement aussi radical que son rajeunissement. En outre, c’était intrigant, car Siuan, très rétive au changement en général, avait tendance à faire de la résistance. Mais pas sur ce point précis.
En digne Aes Sedai, Leane, bien au contraire, assumait pleinement son changement. Quelques jours plus tôt, Egwene avait entendu une sœur jaune s’écrier que les deux « miraculées » semblaient revenues en âge de procréer. Habitant son rôle de toute jeune femme, Leane aurait parfaitement pu n’avoir jamais été Gardienne des Chroniques – et n’avoir jamais eu un autre visage. Cette femme qui était jadis l’incarnation de l’esprit pratique et de l’efficacité était devenue un parangon de séduction et d’indolence. Ça se voyait jusque dans sa jupe d’équitation, taillée à la mode de son pays, dont le matériau, de la soie si fine qu’elle en devenait presque transparente, et la couleur, un vert pâle de robe du soir, n’étaient absolument pas adaptés à un long voyage sur des routes poussiéreuses. Informée qu’avoir été calmée la délivrait de tous ses liens et de toutes ses allégeances antérieurs, Leane avait choisi d’intégrer l’Ajah Vert, et non de retourner dans le Bleu. Changer ainsi d’Ajah était un comportement jamais vu dans l’histoire. Mais après tout, aucune sœur n’avait jamais été non plus calmée puis guérie de ce mal réputé incurable.
En râlant ferme contre le prérequis « idiot », selon elle, qui l’obligeait à « solliciter puis implorer qu’on la reprenne », Siuan était retournée chez les sœurs bleues, l’ordre dont elle était originaire.
— Par la Lumière ! s’écria Leane après s’être laissée tomber sur le tabouret sans une once de sa grâce coutumière. Nous aurions dû la traduire en justice dès le premier jour. Rien de ce que nous avons appris d’elle ne vaut de la laisser de nouveau arpenter le monde. Rien !
Un indice du choc que l’ancienne Gardienne venait de subir. D’habitude, elle ne jugeait pas nécessaire d’enfoncer ainsi les portes ouvertes. Car son esprit, lui, n’était pas devenu indolent, malgré ce que pouvait laisser penser son comportement. Oui, extérieurement, les femmes originaires de l’Arad Doman étaient lascives et tentatrices. Mais dans le monde, il n’y avait pas de négociantes plus dures en affaires.
— Par le sang et les fichues…, commença Siuan. Nous aurions dû la faire surveiller !
Egwene fronça les sourcils. Pour dire une ânerie pareille, Siuan devait être aussi sonnée que sa fausse ennemie jurée.
— Par qui, Siuan ? Faolain ? Theodrin ? Elles ne savent même pas que vous êtes dans mon camp.
Un camp, cinq malheureuses femmes ? De plus, Theodrin et Faolain – cette dernière surtout – ne s’étaient pas engagées avec un enthousiasme débordant. Bien entendu, Nynaeve et Elayne pouvaient être ajoutées à cette courte liste. Idem pour Birgitte, même si elle n’était pas une sœur. Mais ces trois-là étaient très loin d’Egwene. En l’absence d’alliées, la ruse et la discrétion restaient ses meilleurs atouts. Avec le fait que nul ne la pensait capable de ruse et de discrétion…
— Comment aurais-je pu charger une sœur de surveiller ma servante, et lui fournir une explication plausible ? Et à quoi ça aurait servi ? Son « sauveur » était obligatoirement un des Rejetés mâles. Vous pensez que Faolain et Theodrin auraient pu l’empêcher d’agir ? Même liée à Romanda et Lelaine, je ne suis pas sûre du tout que j’aurais réussi.
Après Egwene, Romanda et Lelaine étaient les deux femmes les plus puissantes du camp – autant que Siuan, avant d’avoir été calmée.
Siuan tenta de paraître sereine, mais elle ne put s’empêcher de grogner entre ses dents. Ne pouvant plus être la Chaire d’Amyrlin, elle entendait, répétait-elle inlassablement, aider Egwene à devenir la plus grande dirigeante de l’histoire. Mais passer du statut de lionne au sommet d’une colline à celui de souris grouillant sur le sol restait une expérience pénible. En étant consciente, Egwene lui laissait le plus souvent la bride sur le cou – une sorte de compensation.
— Je veux que vous interrogiez tous ceux qui se trouvaient autour de la tente de Marigan. Quelqu’un a dû voir cet homme. Il a dû entrer normalement. Ouvrir un portail dans un espace si étroit aurait risqué de couper Moghedien en deux…
— Qu’est-ce qu’on en a à faire ? s’écria Siuan. Tu envisages de la poursuivre, comme une héroïne dans le récit idiot d’un trouvère débile, et de la ramener au camp ? En ayant au passage capturé tous les Rejetés ? Et gagner l’Ultime Bataille, tant que tu y es ? Même si nous obtenons une description très précise en interrogeant les témoins, personne ne sait distinguer un Rejeté d’un autre Rejeté. Parmi nous, en tout cas. Cette histoire est le pire tonneau d’entrailles de poissons que j’aie jamais dû…
— Siuan ! coupa Egwene, se redressant sur son siège.
La bride sur le cou, c’était bien beau, mais il y avait des limites. Même de Romanda, elle n’aurait pas toléré une telle insolence.
Le rouge monta aux joues de Siuan. Luttant pour se contrôler, elle tritura sa jupe et évita le regard d’Egwene.
— Pardonne-moi, mère…, souffla-t-elle.
On aurait presque pu croire qu’elle était sincère.
— Siuan a eu une journée difficile, mère, dit Leane avec un sourire espiègle.
C’était une experte en cette matière. Mais en général, elle réservait ses sourires aux hommes dont elle entendait faire battre le cœur plus fort. Sans aller plus loin ensuite, bien entendu, parce qu’elle était amplement pourvue du sens de la retenue et du don de la sélection pour ne pas s’embarquer dans des histoires douteuses.
— Mais qui n’en a pas ? continua l’ancienne Gardienne. Les choses iraient mieux si Siuan réussissait à ne pas se défouler sur Gareth Bryne – en le bombardant avec tout ce qui lui tombe sous la main – quand elle est en colère…
— Ça suffit ! cria Egwene.
Leane tentait seulement de détendre un peu l’atmosphère, pour que Siuan se décrispe, mais ce n’était vraiment pas le moment.
— Je veux savoir tout ce qu’il est possible de savoir sur l’évasion de Moghedien et sur celui qui l’a aidée – même si on nous apprend seulement qu’il était grand ou petit. N’importe quoi qui commence à dessiner un portrait de cet homme, qui ressemble jusque-là à une ombre rôdant dans l’obscurité. J’espère que ce n’est pas trop demander, à vos yeux !
Leane baissa les yeux sur le tapis à fleurs où reposaient ses pieds.
Siuan vira au rouge vif. Avec sa peau très claire, ça la faisait ressembler à un coucher de soleil.
— Mère, je te demande humblement pardon…, souffla l’ancienne Chaire d’Amyrlin.
Cette fois, aucun doute sur sa sincérité… Et croiser le regard d’Egwene semblait toujours être un effort surhumain…
— Parfois, mère, il est difficile de… Non, pas de justifications… Je te fais toutes mes excuses.
Dévisageant Siuan, Egwene lissa son étole du bout d’un index et ne dit rien, histoire de bien marquer le coup. Bien qu’elle lui eût appris elle-même cette astuce, l’ancienne dirigeante finit par s’agiter nerveusement sur le lit. Quand on se savait en tort, le silence d’un interlocuteur retournait le couteau dans la plaie, et on se sentait encore plus mal à l’aise. Pratiqué à bon escient, le mutisme était une arme très utile dans bien des situations.
— Puisque j’ai oublié ce que je devrais te pardonner, disons qu’il n’y a pas de mal. Mais ne recommence pas.
— Merci, mère… (Était-ce bien l’ombre d’un sourire ironique qui se dessina sur les lèvres de Siuan ?) Si je puis me permettre, on dirait que j’ai été un bon professeur. Ai-je le droit d’émettre une suggestion ?
Egwene acquiesça avec quelque impatience.
— En faisant mine de détester jouer les intermédiaires, l’une de nous devrait aller transmettre tes ordres à Faolain et Theodrin, afin qu’elles se chargent des interrogatoires. Ça suscitera moins de commentaires que si nous nous y collons, Leane et moi. De plus, tout le monde sait que ces deux-là sont proches de toi.
Egwene accepta immédiatement la proposition. Elle devait encore avoir l’esprit embrouillé, sinon, elle y aurait pensé toute seule. Une migraine la menaçait de nouveau. Selon Chesa, c’était dû au manque de sommeil, mais comment dormir quand votre tête battait comme un tambour ? Et pour contenir tous ses soucis sans effets indésirables, il lui aurait sans doute fallu un crâne bien plus grand. Au moins, elle allait pouvoir transmettre aux autres sœurs les diverses manœuvres qui avaient permis de dissimuler la véritable identité de Moghedien. Comment tisser des déguisements avec le Pouvoir ou comment cacher son aptitude à canaliser à d’autres femmes la possédant. Rendre publics ces « trucs » aurait été trop dangereux quand Moghedien se cachait encore dans la peau de Marigan, car ça aurait pu conduire à la démasquer.
D’autres acclamations en perspective, songea Egwene.
Il y en avait eu beaucoup lorsqu’elle avait dévoilé publiquement le secret, depuis longtemps perdu, du voyage au moyen d’un portail. Un don qu’elle avait redécouvert toute seule, celui-là. Quant à tout ce qu’elle avait arraché à Moghedien – l’équivalent d’une extraction de dents de sagesse – ça lui avait valu autant de louanges, mais beaucoup moins de fierté. De toute façon, ces succès ne changeaient rien à sa situation présente. On pouvait parfaitement tapoter la tête d’une enfant douée sans oublier qu’elle n’était qu’une gamine.
Après s’être fendue d’une révérence – et d’un commentaire indiquant qu’elle n’était pas fâchée que quelqu’un d’autre doive se priver de sommeil, pour une fois – Leane sortit de sa démarche ondulante. Siuan resta, car personne ne devait la voir aller et venir avec son ancienne Gardienne. Un long moment, Egwene dévisagea sa « formatrice ». Plongée dans ses pensées, celle-ci ne tenta pas d’engager la conversation. Au terme d’un délai raisonnable, elle se leva, tira sur sa robe et s’apprêta à sortir.
— Siuan…, commença Egwene, sans trop savoir comment elle allait continuer.
Siuan crut comprendre de quoi il s’agissait.
— Tu as eu raison de sévir, mère, dit-elle en regardant Egwene dans les yeux. Et en plus, tu t’es montrée indulgente. Trop indulgente, même, bien que je sois mal placée pour te le reprocher. Tu es la Chaire d’Amyrlin, et aucune sœur ne doit être insolente ou impertinente avec toi. Si tu m’avais infligé une pénitence que Romanda elle-même aurait jugée sévère, ça n’aurait été qu’un juste châtiment.
— Je m’en souviendrai la prochaine fois, dit Egwene.
Siuan hocha la tête, comme si elle prenait note. Et ce devait être ça… Sauf si elle avait changé au-delà de ce qui semblait possible, il y aurait sûrement une prochaine fois – et d’autres ensuite.
— Mais je voulais te parler du seigneur Bryne.
Siuan devint inerte comme une statue.
— Tu es sûre de ne pas vouloir que j’intervienne ?
— Pourquoi le voudrais-je, mère ? demanda Siuan d’une voix plus fade qu’une soupe à l’eau froide. Mes seules tâches sont de t’enseigner l’étiquette de ta charge et de transmettre à Sheriam les rapports de mes agents.
Siuan conservait certains de ses anciens « yeux et oreilles », même s’ils ne se doutaient sûrement pas de la destination finale de leurs informations.
— Gareth Bryne ne me prend pas assez de temps pour me gêner.
Siuan parlait presque toujours ainsi du seigneur Bryne. Et quand elle utilisait son titre, c’était d’un ton presque méprisant.
— Peut-être, mais une grange incendiée et quelques vaches ne devraient pas te valoir un si lourd châtiment.
Sûrement pas lorsqu’on pensait à tous ces soldats nourris et régulièrement payés… Mais Egwene avait déjà proposé son aide à Siuan… et toujours obtenu la même réponse.
— Merci, mère, mais c’est non. Je ne veux pas qu’il clame partout que j’ai violé mon serment, et j’ai juré de payer ma dette.
Siuan éclata soudain de rire. Une occurrence rare, quand elle parlait du seigneur Bryne. En général, ça l’incitait plutôt à tirer la tête.
— Si tu veux t’inquiéter, fais-toi du souci pour lui, pas pour moi. Pour faire face à Gareth Bryne, je n’ai nul besoin d’aide.
C’était le plus étrange dans tout ça… Depuis sa guérison, Siuan était très peu puissante dans le Pouvoir, mais pas au point de continuer à servir Bryne, passant des heures à plonger les mains dans de l’eau savonneuse chaude pour laver ses chemises et ses sous-vêtements. Faisait-elle ça pour avoir quelqu’un sur qui défouler son sale caractère ? Avec les sœurs, elle était bien obligée de se retenir…
Quelles que soient ses motivations, l’affaire faisait jaser et confirmait à certaines sœurs la bizarrerie de Siuan. Car enfin, elle était une Aes Sedai, même si elle ne pouvait plus prétendre au sommet de la hiérarchie.
La manière dont le seigneur Bryne réagissait à ses esclandres – après avoir évité les jets d’assiettes et de bottes, bien entendu – outrageait Siuan et l’incitait à l’accabler de menaces terrifiantes. Pourtant, alors qu’elle aurait pu immobiliser ce bonhomme avec un tissage enfantin, Siuan n’utilisait jamais le saidar en sa présence. Ni pour se débarrasser en un clin d’œil de ses corvées, ni encore moins quand il la retournait sur son genou pour lui flanquer une fessée. Ce dernier détail restait inconnu de la plupart des gens, mais Egwene avait eu nombre d’indices quand Siuan était hors d’elle ou lorsque Leane se sentait en verve de fines plaisanteries.
Il n’y avait aucune explication ! Ni stupide ni simple d’esprit, Siuan n’était pas du genre à se soumettre, encore moins à avoir peur, et sûrement pas susceptible de…
— Tu devrais y aller, Siuan, dit Egwene.
À l’évidence, aucun secret personnel ne serait révélé ce soir.
— Oui, mère. Et encore merci.
Merci de quoi ? Egwene n’aurait trop su le dire…
Quand Siuan s’en fut allée, la jeune femme se massa de nouveau les tempes. Elle avait envie de marcher de long en large, mais la tente était trop petite. Même si c’était la seule de cette taille occupée par une unique personne, ça ne faisait jamais qu’une surface de dix pieds sur dix encombrée de mobilier : un lit de camp, des sièges, une table de toilette, un miroir en pied et pas moins de trois coffres débordant de vêtements. Chesa s’était occupée de les remplir, Sheriam, Romanda, Lelaine et plusieurs autres représentantes se permettant de s’en mêler. Et elles continuaient : encore quelques chemisiers et bas de soie offerts, plus une robe assez somptueuse pour recevoir un roi, et il faudrait prévoir un quatrième coffre. À l’évidence, Sheriam et les représentantes espéraient que quelques tenues superbes suffiraient à éblouir leur dirigeante de paille. Chesa, elle, pensait simplement que la Chaire d’Amyrlin devait en permanence être vêtue à la hauteur de son poste. Apparemment, les domestiques étaient aussi attachés au protocole que le Hall, sinon plus. À ce propos, Selame n’allait pas tarder à arriver, puisque c’était son tour d’aider Egwene à se déshabiller – un rituel incontournable. Hélas, entre sa migraine naissante et son envie de se dégourdir les jambes, la Chaire d’Amyrlin n’était guère disposée à aller se coucher.
Sans éteindre les lampes, elle sortit avant que Selame lui tombe dessus. Marcher ferait du bien à sa tête, et se fatiguer un peu l’aiderait à mieux dormir. S’endormir ne posait pas de problème en soi – les Matriarches capables de marcher dans les rêves lui avaient appris à trouver le sommeil en un clin d’œil – mais se reposer était une tout autre affaire. Surtout quand des soucis vous tourbillonnaient dans la tête. Romanda, Lelaine, Sheriam, Rand, Moghedien, le climat bizarre… Une très longue liste.
Egwene évita de s’aventurer près de la tente de Moghedien. Si elle posait des questions elle-même, la simple fuite d’une servante risquait de devenir une affaire de première importance. Dans sa position, la discrétion était un atout majeur. Jouant à un jeu où elle ne pouvait se permettre aucune erreur, Egwene devait rester vigilante même sur ce qui semblait au fond sans grand danger. Lorsqu’on relâchait son attention sur les détails, on finissait par commettre des bévues sur les points essentiels. Une fois sur la mauvaise pente, il était trop facile de se laisser glisser…
Les faibles doivent être téméraires avec prudence…
Un sophisme de Siuan, encore une fois. Faisant de son mieux pour être un bon professeur, elle connaissait particulièrement bien la matière qu’elle enseignait.
Le camp était tout aussi désert qu’un peu plus tôt. Épuisés par leur dur labeur, quelques domestiques étaient toujours assis autour des feux de camp. Ceux qui voyaient Egwene faisaient l’effort de se relever et murmuraient sur son passage : « Que la Lumière brille sur toi, mère », ou une phrase de ce genre. De temps en temps, un homme ou une femme demandait sa bénédiction à la Chaire d’Amyrlin. L’accordant chaque fois, Egwene se contentait de la phrase rituelle : « Que la Lumière te bénisse, mon enfant. »
Des gens qui auraient pu être ses grands-parents se rasseyaient, presque béats de joie. Mais que pensaient-ils d’elle, en réalité ? Et qu’en savaient-ils ? Face au monde extérieur, les Aes Sedai présentaient un front uni, et les serviteurs ne faisaient pas exception à la règle. Cela dit, toujours selon Siuan, quand on pensait qu’un domestique en savait deux fois trop long sur un sujet, on connaissait seulement la moitié de la vérité.
Malgré tout, les révérences et les murmures qu’Egwene glanait sur son passage lui donnèrent l’espoir qu’une partie de ces gens, au moins, ne la voyaient pas comme une gamine dont le Hall tirait à volonté les ficelles.
Alors qu’elle passait devant une zone délimitée par des cordes attachées à des poteaux plantés dans le sol, un trait de lumière éblouit soudain Egwene. Un portail venait d’apparaître et tournait sur lui-même tandis qu’il s’ouvrait. Un trait de lumière, au départ ? Pas vraiment, puisqu’il ne projetait pas d’ombre. Mais qu’importait ! Intriguée, la jeune femme s’immobilisa près d’un des poteaux et observa le phénomène. Tous étant désormais blasés, aucun des domestiques encore debout n’accorda un regard à ce spectacle.
Une dizaine de sœurs, le double de domestiques et plusieurs Champions jaillirent du portail. Ces gens revenaient avec des messages et des cages à pigeons récupérés dans le colombier de Salidar, à quelque deux cents lieues du camp à vol d’oiseau.
Avant même que le portail soit refermé, tout le monde s’éparpilla pour aller livrer son fardeau aux représentantes, à un Ajah ou dans une tente privée. Siuan participait à cette opération presque tous les soirs, car elle n’aimait guère qu’on aille chercher à sa place des messages lui étant destinés – même quand ils étaient codés, le cas le plus fréquent. Parfois, Egwene aurait juré que le monde comptait plus de réseaux d’espionnage que d’Aes Sedai. Pourtant, beaucoup avaient été démantelés ou en tout cas gravement affaiblis. Les agents des Ajah semblaient avoir décidé de garder profil bas tant que les difficultés de la Tour Blanche ne seraient pas résolues, et ceux des sœurs – presque toutes en avaient – n’avaient pas la première idée de l’endroit où se trouvaient désormais leurs employeuses.
Tous les Champions qui aperçurent Egwene s’inclinèrent poliment, manifestant ainsi leur respect pour l’étole. Si les sœurs la regardaient de travers, le Hall l’avait nommée Chaire d’Amyrlin, et pour un Champion, il n’y avait pas besoin de discutailler. Bien entendu, les domestiques aussi saluèrent dignement la dirigeante suprême. Et les Aes Sedai ? Pas une seule ne parut la remarquer. Peut-être parce que ces femmes étaient trop pressées d’achever leur mission. Peut-être, oui…
En un sens, si on pouvait encore communiquer avec les agents, c’était grâce à un des « cadeaux » de Moghedien. Les sœurs assez puissantes pour ouvrir un portail séjournaient toutes à Salidar depuis assez longtemps pour le savoir pertinemment. Une Aes Sedai capable de tisser un portail assez grand pouvait en théorie voyager partout où elle voulait et arriver exactement où elle le désirait. Mais pour cela, il fallait connaître parfaitement son point de départ. Pour voyager jusqu’à Salidar, par exemple, à partir d’un camp, il aurait fallu chaque soir consacrer de longs moments à étudier la « zone de départ » délimitée par des cordes.
La technique qu’Egwene avait « obtenue » de Moghedien permettait d’aller d’un endroit qu’on connaissait mal à un lieu dont on était familier. Appelée « planer », cette façon de faire, plus lente que l’autre, ne comptant pas parmi les dons perdus – personne n’en avait jamais entendu parler –, la méthode et son nom avaient tous deux été portés au crédit d’Egwene. Quiconque pouvant voyager étant aussi capable de planer – la différence, c’était qu’il fallait pour planer créer une sorte de plate-forme après avoir franchi le portail –, chaque soir, depuis le départ de la colonne, des sœurs planaient jusqu’à Salidar pour inspecter les colombiers et récupérer les pigeons revenus au bercail, puis elles revenaient au camp en voyageant.
Cette vision aurait dû ravir Egwene. Les sœurs rebelles avaient désormais des dons que la Tour Blanche estimait perdus pour toujours, elles continuaient à en acquérir de nouveaux, et cet avantage leur permettrait au bout du compte de renverser Elaida. Pourtant, la jeune femme éprouvait de l’amertume. Et ça n’avait rien à voir avec la façon dont les sœurs l’avaient en quelque sorte snobée.
Alors qu’elle continuait à s’éloigner, les feux de camp s’espacèrent puis disparurent. Désormais, elle avançait entre des chariots pour la plupart couverts de leur bâche et des tentes éclairées par la lumière de la lune. Un peu plus loin, les feux de camp de l’armée ressemblaient à des lucioles sur les collines environnantes.
Quoi que les autres en pensent, le silence de Caemlyn nouait l’estomac d’Egwene.
Le jour du départ de Salidar, un message était arrivé. Bien entendu, Sheriam l’avait montré à Egwene quelques jours plus tard seulement, en lui enjoignant de garder secret son contenu. Si le Hall était informé, personne d’autre ne devait l’être. Un secret de plus, parmi les milliers qui empoisonnaient l’air du camp. Si elle n’avait pas demandé inlassablement des nouvelles de Rand, Egwene était sûre qu’elle n’aurait jamais eu vent de ce message. Aujourd’hui, elle se souvenait de chaque mot de ce texte couché d’une écriture serrée sur un carré de parchemin si fin qu’on pouvait s’étonner que la plume ne l’ait pas traversé.
« Nous sommes toutes installées à l’auberge dont nous avions parlé, et nous avons rencontré le marchand de laine. Conformément à la description de Nynaeve, c’est un jeune homme hautement remarquable. Et il s’est montré très courtois avec nous. Je pense qu’il a un peu peur de nous, ce qui est excellent. Donc, tout devrait se dérouler à merveille.
Vous devez avoir entendu des rumeurs au sujet de certains hommes, ici, et d’un individu originaire du Saldaea. Ces rumeurs n’en sont pas, je le crains, mais nous n’avons vu aucun de ces hommes et nous continuerons à les éviter si c’est possible. Quand on poursuit deux lièvres à la fois, on finit par rater les deux.
Verin et Alanna sont ici avec un groupe de jeunes filles venant de la même région que le marchand de laine. Je vais tenter de vous les envoyer, pour que vous les formiez. Alanna a tissé avec le marchand de laine un lien qui pourrait être utile, mais qui n’est pas sans poser quelques problèmes. Tout ira bien, j’en suis sûre.
Merana »
Sheriam avait amplement glosé sur la « bonne nouvelle », comme elle disait. Merana, une négociatrice expérimentée, avait atteint Caemlyn et Rand, le « marchand de laine », l’avait très bien reçue. Que du positif, pour Sheriam. De plus, Verin et Alanna allaient arriver avec des jeunes filles de Deux-Rivières taillées pour être des novices. Certaine que ce groupe suivait la même route que la colonne, Sheriam ne doutait pas que la jonction était pour bientôt. Et bien entendu, elle pensait qu’Egwene serait ravie de revoir de braves paysannes de chez elle.
Merana avait les choses en main. Merana savait ce qu’elle faisait.
— Un fichu seau de pisse de cheval…, marmonna Egwene dans la pénombre.
Un type édenté qui portait un grand seau sursauta, regarda la Chaire d’Amyrlin avec des yeux ronds, puis continua son chemin sans songer à la saluer, tant il était saisi.
Rand, courtois ? Pour avoir été témoin de sa rencontre avec Coiren Saeldain, l’émissaire d’Elaida, Egwene aurait plutôt parlé de « dominateur ». Pourquoi se serait-il comporté différemment avec Merana ?
Celle-ci pensait qu’il avait peur et que c’était une bonne chose. Rand était rarement effrayé, même quand il l’aurait dû, et Merana oubliait sans doute que la peur pouvait rendre dangereux l’homme le plus doux du monde. De toute façon, Rand était dangereux par nature…
Et ce « lien » qu’avait tissé Alanna, c’était quoi ? Egwene se méfiait un peu de cette sœur. Par moments, elle se comportait vraiment très bizarrement. Son impétuosité bien connue, ou avec des intentions bien plus calculées ?
Pour être directe, Egwene la jugeait parfaitement capable de se glisser dans le lit de Rand, histoire qu’il devienne un pantin entre ses mains. Si c’était ça, Elayne briserait la nuque d’Alanna, mais ce n’était pas, et de loin, la conséquence la plus grave.
Depuis ce message, aucun des pigeons que Merana avait emmenés n’était revenu à Salidar.
Merana aurait dû avoir des nouvelles à envoyer. Ne serait-ce que pour signaler que sa délégation et elle étaient parties pour Cairhien. Ces derniers temps, les Matriarches se contentaient en gros d’annoncer que Rand était toujours vivant. Mais il semblait bel et bien être à Cairhien, à se tourner les pouces, en tout cas en apparence. Alors que ça aurait dû être un signal d’alarme, Sheriam voyait les choses différemment. Qui pouvait interpréter le comportement d’un homme ? Probablement pas l’individu en question lui-même, la plupart du temps. Alors, quand on en venait à un homme capable de canaliser…
Dans le même ordre d’idées, le silence de Merana, pour Sheriam, prouvait que tout allait bien. Sinon, elle aurait rendu compte de ses difficultés. En route pour Cairhien, ou déjà arrivée, elle ne devait rien avoir à dire, tout simplement, attendant d’envoyer la nouvelle de son triomphe.
En un sens, la présence de Rand à Cairhien était déjà un succès. Un des objectifs de Merana, et pas le moindre, consistait à éloigner Rand de Caemlyn afin qu’Elayne puisse y retourner en toute sécurité et monter sur le trône.
La capitale du Cairhien, en outre, était redevenue sûre. si incroyable que ça paraisse, Coiren et sa délégation, selon les Matriarches, étaient reparties pour Tar Valon. Incroyable ? Peut-être pas tant que ça, considérant la personnalité de Rand et la façon de se comporter des Aes Sedai. Pourtant, Egwene continuait à penser que quelque chose clochait.
— Je dois rejoindre Rand…, marmonna-t-elle.
En une heure, elle aurait tout arrangé. Sous la surface, Rand restait le garçon qu’elle avait connu.
— C’est impossible, et tu le sais très bien.
Malgré tout son contrôle, Egwene faillit sursauter, et son cœur continua à tambouriner dans sa poitrine quand elle se fut retournée et eut reconnu Leane.
— Je croyais que tu étais…, commença Egwene.
Elle réussit à s’arrêter et à ne pas prononcer le nom de Moghedien.
L’ancienne Gardienne marcha à côté de la jeune femme, cherchant toujours du coin de l’œil à repérer d’éventuelles sœurs. Contrairement à Siuan, elle n’avait pas de prétexte pour être souvent avec la Chaire d’Amyrlin. Qu’on les voie ensemble à l’occasion ne pouvait cependant pas faire de mal, mais…
Mieux vaut prévenir que guérir, songea Egwene.
Elle retira son étole, la plia et la porta d’une seule main. De loin, on aurait facilement pu croire que Leane parlait avec une Acceptée étrangement vêtue. Mais les robes blanches à l’ourlet orné de rayures manquaient parfois – en voyage, s’occuper du linge n’était pas facile – et les Acceptées n’en portaient pas toujours.
À distance, Egwene pouvait passer pour une Acceptée. Une pensée qui n’avait rien de réconfortant…
— Mère, Theodrin et Faolain mènent les interrogatoires autour de la tente de Marigan. Cette mission leur a déplu, et j’ai fait mine d’être vexée de devoir jouer les intermédiaires. Theodrin a dû interrompre Faolain, qui me passait un savon à cause de cette attitude.
— Parfait, parfait…, fit distraitement Egwene. Leane, Merana s’est trompée quelque part, sinon, Rand ne serait pas à Cairhien et elle ne serait pas si silencieuse.
Dans le lointain, un chien se mit à aboyer à la lune. D’autres l’imitèrent jusqu’à ce que des cris, fort peu courtois, leur intiment le silence. Beaucoup de soldats avaient des chiens pour compagnons. Dans le camp des Aes Sedai, on n’en trouvait aucun. Beaucoup de chats, certes, mais pas de cabots…
— Mère, Merana sait ce qu’elle fait.
Une sorte de soupir agacé ponctua cette phrase. Leane et Siuan partageaient l’analyse de Sheriam. Comme tout le monde, à part Egwene.
— Quand on confie une mission à quelqu’un, il faut lui faire confiance.
Egwene soupira aussi et croisa les bras.
— Leane, cet homme pourrait faire jaillir des étincelles d’un linge mouillé, si celui-ci portait le châle. Je ne connais pas Merana, mais je n’ai jamais vu une Aes Sedai qu’on puisse traiter de linge mouillé.
— Moi, j’en ai rencontré quelques-unes…, plaisanta Leane. Merana n’est pas du lot. Rand croit-il vraiment qu’il a des amies à la tour ? Alviarin ? Voilà qui compliquerait la tâche de Merana, mais je ne vois pas Alviarin risquer de perdre sa place pour quelque raison que ce soit. Elle a toujours eu de l’ambition pour trois.
— Il a reçu une lettre d’elle…
Avant son départ de Cairhien, Egwene avait vu Rand jubiler parce qu’il avait reçu du courrier d’Elaida et d’Alviarin.
— L’ambition la pousse peut-être à croire qu’elle pourrait remplacer Elaida, si Rand la soutient. En supposant que cette lettre existe, bien sûr. Rand croit être intelligent – et il l’est peut-être bien – mais il pense n’avoir besoin de personne.
Et il continuerait à imaginer tout pouvoir contrôler, jusqu’à ce qu’une montagne s’écroule sur sa tête.
— Je le connais parfaitement bien, Leane. Côtoyer les Matriarches semble l’avoir contaminé, à moins que ce soit l’inverse. Quoi qu’en pensent les représentantes et toutes les sœurs, un châle d’Aes Sedai ne l’impressionne pas davantage qu’il en impose aux Matriarches. Tôt ou tard, il poussera à bout une sœur, et elle réagira. Ou une Aes Sedai ira trop loin, inconsciente de la puissance de Rand et de son caractère explosif. Après, ce sera le point de non-retour… Je suis la seule qui peut traiter avec lui sans risque. La seule.
— Il ne peut pas être aussi agaçant que ces… Aielles ? lança Leane.
Malgré sa toute nouvelle légèreté, elle avait du mal à s’amuser de ses récentes expériences avec les Aielles.
— Mais c’est sans importance… La Chaire d’Amyrlin étant en réalité partie prenante de la Tour Blanche…
Deux femmes apparurent soudain entre des tentes, marchant lentement tout en conversant à voix basse. Malgré la distance et l’obscurité, Egwene n’eut aucun mal à identifier des Aes Sedai. Cette assurance de tous les instants, avec en sus la certitude que rien de ce qui se cachait dans les ténèbres ne pouvait les atteindre. Même quand elle était proche de recevoir le châle, une Acceptée ne pouvait pas atteindre ce niveau d’arrogance. Une reine conduisant une armée non plus, en un sens…
Les deux sœurs approchaient d’Egwene et de Leane, qui se réfugia vivement dans les ombres, entre deux chariots.
Bouillant de rage, Egwene faillit sortir Leane de sa cachette. Allons, qu’on en finisse avec les mascarades ! Devant le Hall, il suffirait de clamer que l’étole de la Chaire d’Amyrlin n’était pas un banal accessoire vestimentaire. Il faudrait…
Suivant Leane, Egwene lui fit signe de se remettre en mouvement. Pas question de tout saboter à cause d’une crise de colère !
Une seule loi limitait spécifiquement le pouvoir de la Chaire d’Amyrlin. Il y avait une kyrielle de coutumes agaçantes et une avalanche de réalités contrariantes, certes, mais on ne trouvait qu’une loi – hélas, qui tombait très mal dans le cas présent.
« La Chaire d’Amyrlin étant en réalité partie prenante de la Tour Blanche – comme si elle en était le cœur battant – elle ne doit pas s’exposer sans une impérieuse nécessité. En conséquence, sauf si la tour est en guerre par suite d’une décision du Hall, la dirigeante suprême doit obtenir l’accord a minima du Hall de la Tour – onze voix « pour » sur au moins les deux tiers des représentantes – avant de se mettre délibérément en danger, et il ne lui est pas possible de déroger à cette obligation. »
Quelle indélicatesse commise par une Chaire d’Amyrlin avait inspiré ce texte ? Egwene l’ignorait, mais cet article était indéboulonnable depuis près de deux mille ans. Pour les Aes Sedai, une loi si vieille avait comme une aura de sainteté, et vouloir la changer serait passé pour une hérésie.
Comme si elle faisait la leçon à une simple d’esprit, Romanda avait cité à Egwene cette fichue loi ! Si la Fille-Héritière d’Andor ne pouvait pas approcher à moins de quarante lieues du Dragon Réincarné, la Chaire d’Amyrlin ne devait-elle pas être encore plus protégée ?
Lelaine avait paru navrée, sans doute parce qu’elle avait dû se reconnaître d’accord avec sa rivale. Toutes deux détestaient ça. Entre elles, l’accord a minima semblait aussi difficile à atteindre que l’accord à l’unanimité.
Par la Lumière ! même une déclaration de guerre n’exigeait qu’un accord a minima. Donc, si Egwene ne pouvait espérer obtenir une dérogation…
— Si tu pars en secret, dit Leane, tu ne pourras pas faire grand-chose, et le Hall finira par le découvrir. Après, tu risques d’avoir du mal à bouger un cil librement. Tu ne seras pas sous bonne garde, mais il existe des moyens… Je peux te citer des exemples tirés de… certaines sources.
Sauf quand elle se trouvait sous un tissage protecteur, Leane ne mentionnait jamais directement les archives secrètes.
— Suis-je si transparente ? demanda Egwene.
Autour d’elles, il n’y avait que des chariots. Au-delà, on distinguait les formes endormies des conducteurs, des palefreniers et de tous les gens nécessaires pour que tant de véhicules puissent se déplacer. On pouvait d’ailleurs s’étonner du nombre de chariots requis pour trois cents Aes Sedai, alors que très peu d’entre elles auraient consenti à parcourir ne serait-ce qu’une demi-lieue dans un de ces engins. Mais il y avait les tentes, les meubles, les vivres et un millier d’autres choses indispensables pour subvenir aux besoins des sœurs et de leurs serviteurs – présentement occupés à ronfler comme des sonneurs.
— Non, mère, rassure-toi ! Je pensais juste à ce que je ferais à ta place. Mais il est bien connu que j’ai perdu toute ma dignité et mon bon sens. La Chaire d’Amyrlin aurait tort de me prendre pour exemple. Je pense que tu dois laisser la bride sur le cou au jeune al’Thor, en tout cas pour un temps, pendant que tu t’occupes de plumer l’oie que tu as sous la main.
— Rand peut nous conduire tout droit dans la Fosse de la Perdition, marmonna Egwene.
Mais ce n’était pas un argument recevable. Il devait y avoir un moyen de plumer la fameuse oie et d’empêcher Rand de faire de grosses bêtises. Mais lequel ? Eh bien, ça restait à déterminer.
— Avec ces ronflements, c’est le pire endroit imaginable pour une promenade relaxante. On dirait un concert de scies s’attaquant à des billots constellés de nœuds. Leane, je crois que je ferais mieux d’aller au lit.
— Dans ce cas, mère, si tu veux bien m’excuser, il y a un homme, dans le camp du seigneur Bryne… Après tout, qui a jamais entendu parler d’une sœur verte qui n’a pas au moins un Champion ?
Au débit accéléré de Leane, on aurait pu croire qu’elle allait retrouver un amant. Avec tout ce qu’elle avait entendu sur les sœurs vertes, Egwene songea qu’il n’y avait peut-être pas grande différence entre l’une et l’autre occurrence…
Au milieu des tentes, on avait éteint les derniers feux en les recouvrant de terre. Dans un environnement desséché, il aurait fallu être fou pour prendre un risque avec des braises. Aux endroits où le travail n’avait pas été bien fait, des volutes de fumée montaient encore sous la lumière de la lune.
Sous une tente, un homme murmura soudain dans son sommeil. À part ça, ou un ronflement occasionnel, un lourd silence s’était abattu sur le camp. Du coup, Egwene fut plutôt surprise quand une silhouette jaillit soudain des ombres devant elle. Une silhouette en robe blanche de novice…
— Mère, il faut que je te parle…
— Nicola ?
Egwene mettait son point d’honneur à placer un nom sur chaque novice. Avec l’énergie que les Aes Sedai dépensaient depuis le début du voyage pour recruter dans toutes les agglomérations des jeunes filles et des femmes capables d’apprendre à canaliser le Pouvoir, ce n’était pas un jeu d’enfant.
Cette façon active et intense d’enrôler les candidates n’était toujours pas très bien vue. Selon la coutume, il était préférable d’attendre qu’une jeune fille se propose, ou mieux encore, qu’elle vienne à la tour. Quoi qu’il en soit, il y avait dans le camp dix fois plus de novices qu’à la Tour Blanche.
Nicola avait de toute façon marqué l’esprit d’Egwene, ne serait-ce que parce qu’elle avait souvent surpris la jeune femme en train de la regarder fixement.
— Si elle apprend que tu es réveillée à une heure si tardive, Tiana ne sera pas contente.
Tiana Noselle était la Maîtresse des Novices. Toujours prête à offrir son épaule quand une novice avait besoin de pleurer, elle était également connue pour son intransigeance dès qu’il était question du règlement.
Nicola fit mine de se détourner, mais elle se ravisa. Bien entendu, son front ruisselait de sueur. Si la nuit était un peu moins étouffante que le jour, nulle personne sensée n’aurait pu parler de fraîcheur, et l’astuce très simple qui permettait d’ignorer le climat n’était accessible qu’aux sœurs.
— Mère, je sais que j’aurais dû m’adresser à Tiana Sedai pour demander une audience avec toi, mais elle n’aurait jamais permis à une novice de s’entretenir avec la Chaire d’Amyrlin.
— S’entretenir de quoi, mon enfant ? demanda Egwene.
Nicola devait avoir cinq ou six ans de plus qu’elle, mais c’était la bonne façon de s’adresser à une novice.
Nicola approcha, ses grands yeux croisant ceux d’Egwene avec une audace sans doute déplacée pour une novice.
— Mère, je veux aller aussi loin que j’en suis capable…
Si ses mains serraient nerveusement le devant de sa robe, Nicola parlait avec l’assurance et la sérénité dignes d’une Aes Sedai.
— Je ne dirais pas que les sœurs me brident, mais je suis sûre de pouvoir être un jour plus puissante qu’elles le disent. Oui, j’en suis certaine ! Mère, tu n’as jamais été bridée. Personne dans l’histoire n’a pu développer son potentiel aussi vite que toi. Je demande à avoir la même chance.
Il y eut un mouvement derrière Nicola. Une autre femme apparut, le visage également lustré de sueur. Vêtue d’une veste courte et d’un pantalon bouffant, la nouvelle venue brandissait un arc. Les cheveux tressés en une longue natte tenue par six rubans, elle portait des bottines à talons hauts.
Nicola Treehill et Areina Nermasiv formaient un très étrange duo d’amies.
Même si beaucoup de sœurs pensaient que ces femmes étaient trop vieilles pour se plier à la discipline requise, on sélectionnait désormais des novices bien plus âgées qu’Egwene – jusqu’à dix ans de plus. Comme beaucoup de ces femmes mûres, Nicola avait une soif d’apprendre inextinguible. En outre, son potentiel, très élevé, la plaçait juste en dessous de Nynaeve, Elayne et Egwene – soit à la quatrième place parmi toutes les Aes Sedai vivantes. Selon les rapports, Nicola progressait si vite que ses formatrices devaient parfois la ralentir un peu. Par exemple, elle maniait certains nouveaux tissages comme si elle les avait connus depuis toujours. De plus, elle possédait déjà deux dons, une configuration très rare. Si le premier – savoir détecter les ta’veren – était plutôt mineur, le second, la prédiction, comptait parmi les plus importants. Cela dit, personne ne comprenait rien à ce que prédisait Nicola, elle-même ne se souvenant pas d’un mot qu’elle prononçait lorsqu’elle était en transe. Bref, malgré ses débuts tardifs, Nicola figurait parmi les novices les plus prometteuses. Et si on s’intéressait aujourd’hui à des candidates ayant largement dépassé leurs dix-huit ans, c’était sans doute à elle qu’on le devait.
Areina, elle, était une Quêteuse du Cor. Fanfaronnant au moins autant qu’un homme, elle passait une bonne partie de son temps à parler de ses aventures passées et de celles qui l’attendaient. Quand elle ne s’entraînait pas à l’arc, bien entendu. À l’évidence, elle avait choisi cette arme en référence à Birgitte, dont elle imitait aussi la façon de se vêtir. Obsédée par son arme, elle ne s’intéressait quasiment à rien d’autre, à part les hommes, avec lesquels elle se montrait des plus directes. Ces derniers temps, elle s’était calmée sur ce plan-là. Sans doute parce que les longues journées de voyage ne lui laissaient pas assez d’énergie pour assouvir sa passion de l’arc et des beaux militaires…
Egwene se demandait souvent pourquoi Areina continuait à voyager avec les Aes Sedai. Elle ne pouvait pas espérer trouver le Cor de Valère sur son chemin, comme par miracle, et pas davantage soupçonner qu’il était caché à la Tour Blanche. Très peu de gens le savaient – et peut-être même pas Elaida, pour ce que pouvait en dire Egwene.
Si Areina lui semblait bouffie d’orgueil et ridicule, la nouvelle Chaire d’Amyrlin éprouvait une certaine sympathie pour Nicola. Elle comprenait sa frustration, ce désir de tout savoir tout de suite. Elle avait été ainsi, et l’était d’ailleurs peut-être toujours…
— Nicola, nous avons toutes des limites. Par exemple, je ne serai jamais l’égale de Nynaeve Sedai. Quoi que je fasse…
— Mais je veux simplement avoir ma chance, mère.
Si elle se tordait les mains pour souligner la ferveur de son imploration, sa voix vibrant de conviction, Nicola continuait à soutenir sans frémir le regard d’Egwene.
— Celle que tu as eue, mère.
— Ce que j’ai fait parce que je n’avais pas le choix, dans mon ignorance, se nomme « saturation », et c’est très dangereux.
Egwene n’avait jamais entendu ce terme avant que Siuan s’excuse de lui avoir fait subir cette épreuve. Une des rares occasions où l’ancienne Chaire d’Amyrlin avait paru se repentir sincèrement.
— Si tu essaies de canaliser plus de saidar que tu es en mesure d’en contrôler, tu risques de te carboniser bien avant d’avoir développé tout ton potentiel. Apprends la patience, mon enfant. De toute façon, les sœurs te brideront jusqu’à ce que tu sois prête.
— Nous sommes arrivées à Salidar sur le même bateau que Nynaeve et Elayne, intervint soudain Areina. Et Birgitte.
Pour une raison inconnue, la Quêteuse avait prononcé ce nom avec une grande amertume. Et son regard brillait de défi.
Nicola lui fit signe de se taire.
— Il est inutile de mettre ça sur le tapis.
Curieusement, elle ne semblait pas en penser un mot.
Avec l’espoir de paraître aussi impassible que Nicola – ou presque – Egwene tenta de chasser de son esprit une gêne soudaine. Marigan était elle aussi arrivée sur ce bateau…
Une chouette ulula, faisant frissonner la Chaire d’Amyrlin. Selon certaines légendes, entendre cet oiseau de nuit au clair de lune annonçait de très mauvaises nouvelles. Egwene n’était pas superstitieuse, mais…
— Mettre quoi sur le tapis ?
Les deux autres femmes se consultèrent du regard, et Areina acquiesça.
Sans se départir de son air gêné, Nicola soutint bravement le regard d’Egwene.
— C’était pendant la marche entre le fleuve et le village… Areina et moi, nous avons entendu une conversation entre Thom Merrilin et Juilin Sandar. Tu sais, mère, le trouvère et le pisteur de voleurs… Juilin disait que s’il y avait des Aes Sedai à Salidar – nous n’en avions aucune certitude – elles ne devaient surtout pas apprendre que Nynaeve et Elayne s’étaient fait passer pour des sœurs. Sinon, nous risquerions tous de nous retrouver dans un banc de brochets, une position qui n’a rien de confortable, si j’ai bien compris.
— Le trouvère nous a vues et a fait signe à son ami de se taire, ajouta Areina. Mais nous avions entendu l’essentiel.
— Je sais qu’elles portent toutes les deux le châle, à présent, reprit Nicola, mais n’auraient-elles pas quand même des problèmes si cette histoire se savait ? Enfin, si les autres sœurs en avaient vent ? Même des années plus tard, quand des usurpatrices sont découvertes, elles risquent gros. (Nicola se pencha en avant, le regard soudain très dur.) N’importe quelles usurpatrices, n’est-ce pas ?
Encouragée par le silence d’Egwene, Areina sourit. Un grand sourire des plus déplaisants.
— Mère, on raconte que Nynaeve et Elayne ont été envoyées en mission, loin de la tour, par Siuan Sanche, quand elle était encore la Chaire d’Amyrlin. On dit que tu as également été chargée d’une mission, à la même époque. Et que tu as eu beaucoup de problèmes à ton retour. Te souviens-tu d’avoir vu Nynaeve et Elayne jouer les Aes Sedai ?
Areina appuyée nonchalamment sur son arc, Nicola tendue à craquer au point que l’air semblait crépiter autour d’elle, les deux femmes attendirent la réponse d’Egwene.
— Siuan Sanche est une Aes Sedai, tout comme Nynaeve al’Meara et Elayne Trakand. Veuillez donc leur témoigner le respect qu’elles méritent. Pour vous, elles sont Siuan Sedai, Nynaeve Sedai et Elayne Sedai.
Les deux amies en cillèrent de surprise. Egwene, elle, bouillait intérieurement de rage. Après tout ce qu’elle avait vécu ce soir, devoir subir une tentative de chantage de la part de ces… Aucun mot ne lui parut assez grossier. Elayne aurait trouvé, à sa place. Écoutant volontiers les garçons d’écurie et les conducteurs de chariot, elle mémorisait des insultes que ses chastes oreilles auraient en théorie dû refuser d’entendre.
Egwene déplia son étole et la posa sur ses épaules.
— Je crois que tu ne comprends pas, mère, dit très vite Nicola.
Pas craintivement, mais pour renforcer son argumentation.
— Je m’inquiète à l’idée que quelqu’un découvre que tu as…
— Je comprends très bien, mon enfant, coupa Egwene.
Nicola n’était rien d’autre qu’une gamine, quel que soit son âge. Parmi les novices d’âge mûr, certaines posaient des problèmes, pour l’essentiel en se montrant arrogantes avec les Acceptées chargées de les former. Cela dit, les plus stupides étaient assez futées pour ne pas se montrer insolentes avec les sœurs. Alors, que cette petite idiote ose essayer d’en remontrer à la Chaire d’Amyrlin !
Alors que les deux femmes étaient un peu plus grandes qu’Egwene, elles se ratatinèrent quand la dirigeante suprême, les poings plaqués sur ses hanches, les toisa comme deux vulgaires fourmis.
— As-tu idée de ce que ça représente, pour une novice, d’accuser une Aes Sedai ? Surtout quand les charges reposent sur une conversation entre deux hommes qui sont désormais à des centaines de lieues d’ici ? Tiana t’écorcherait vive, puis elle te condamnerait à récurer des chaudrons jusqu’à la fin de tes jours.
Nicola tenta de parler, sans doute pour s’excuser et répéter que la Chaire d’Amyrlin « ne comprenait pas », mais Egwene l’ignora et se tourna vers Areina, qui recula d’un pas, l’air soudain très hésitant.
— Ne va pas croire que tu t’en tirerais indemne ! Pour un outrage pareil, même une Quêteuse pourrait être traduite devant Tiana. En supposant qu’on n’ait pas décidé de t’attacher sur le bras d’un chariot pour te fouetter – le châtiment réservé aux soldats condamnés pour vol. En fin de compte, tu finirais seule sur la route, avec des zébrures dans le dos pour unique compagnie.
Egwene prit une grande inspiration et croisa les mains sur son ventre. De cette façon, elles ne risqueraient pas de trembler. En face d’elle, Nicola et Areina semblaient avoir du mal à encaisser le coup. Les yeux baissés, les épaules voûtées, elles sautaient nerveusement d’un pied sur l’autre. Un excellent résultat, s’il n’était pas simulé. De fait, Egwene aurait pu les envoyer sur-le-champ à Tiana. Que pouvait être le châtiment, quand on avait tenté de faire chanter la Chaire d’Amyrlin ? Elle l’ignorait, mais une expulsion du camp semblait être le minimum. Dans le cas de Nicola, la mise en application devrait attendre qu’elle ait appris à se contrôler assez pour ne pas se blesser ou blesser des innocents en canalisant. Mais elle ne deviendrait jamais une sœur, et son potentiel serait perdu.
Voilà qui semblait parfait, sauf que… Toute femme surprise à se faire passer pour une Aes Sedai était punie si durement qu’elle en souffrait encore des années après. Pour une Acceptée, c’était encore pire… Cela dit, étant désormais d’authentiques Aes Sedai, Nynaeve et Elayne ne risquaient pas grand-chose. Comme Egwene elle-même. Mais si de simples bribes de cette affaire étaient connues, elle risquait de devoir attendre très longtemps avant que le Hall envisage seulement de la considérer comme la véritable Chaire d’Amyrlin. Autant aller rejoindre Rand et tout balancer à la figure des représentantes…
Pour l’heure, pas question de trahir ses doutes devant les deux petites conspiratrices.
— Je vais oublier tout ça, dit Egwene. Mais si ça revient à la surface, d’une façon ou d’une autre…
Si ça revenait trop à la surface, elle ne pourrait pas grand-chose, mais ses interlocutrices n’étaient pas censées le savoir.
— Allez dormir avant que je change d’avis.
Après un feu d’artifice de courbettes et de « Oui, mère » et « Tes désirs sont des ordres, mère », Nicola et Areina s’éloignèrent, non sans jeter de furtifs coups d’œil par-dessus leur épaule. Accélérant le rythme à chaque pas, elles finirent par détaler comme des lapins.
Egwene aurait bien voulu les imiter, mais elle avait une image à préserver.