2 La facture du boucher

Au début, Perrin ne regarda pas en direction de l’endroit vers lequel il allait chevaucher, et où il aurait dû accompagner Rand dès le lever du soleil. S’immobilisant à la lisière du cercle de chariots, il balaya au contraire le paysage du regard. Partout sauf – mais tout ce qu’il voyait lui flanquait la nausée. On eût dit qu’on le frappait au ventre avec un marteau.

Premier coup !

Quatre-vingt-dix tombes fraîches alignées au sommet d’une butte, à l’est. Autant de gars de Deux-Rivières qui ne rentreraient jamais chez eux. En règle générale, un forgeron voyait rarement des gens mourir à cause de ses décisions. Au moins, ses hommes lui avaient obéi, sinon, il y aurait eu encore plus de tombes.

Deuxième coup !

Des rectangles de terre récemment retournée, sur le versant de la colline suivante. Plus de cent Gardes Ailés et encore davantage de Cairhieniens, venus aux puits de Dumai pour mourir. Les causes ? Sans importance ! Eux aussi suivaient Perrin Aybara.

Troisième coup !

Sur cette colline-là, les sépultures se touchaient. Un millier d’Aiels, inhumés debout pour voir le soleil chaque fois qu’il se lèverait. Un millier… Et bien sûr, il y avait des Promises parmi les morts. Voir tomber des hommes nouait l’estomac de Perrin. Quand il s’agissait de femmes, il avait envie de s’asseoir sur le sol et de pleurer.

Bien sûr, tous ces disparus avaient choisi de venir – c’était leur devoir, comme on disait. Rien de tout ça n’était contestable, mais qui avait donné les ordres ? Lui ! Pas Rand, et pas plus les Aes Sedai. C’était lui, le responsable.

Les Aiels survivants venaient à peine de cesser de psalmodier un chant funèbre lancinant que Perrin ne parvenait pas à chasser de son esprit.

Cette existence n’est qu’un rêve

Qui ne connaît pas d’ombre

Cette existence n’est qu’un rêve

Mélancolique et sombre.

Un rêve qu’il nous faut quitter

Dont nous libère le réveil

Un rêve qu’il nous faut quitter

Quand finit le sommeil.

Qui donc pourrait dormir

Alors qu’attend l’aube nouvelle ?

Qui donc pourrait dormir

Alors que la brise est si douce ?

Un rêve est terminé

Quand se lève l’aube nouvelle

Et qu’il faut s’éveiller

Pour partir où le vent nous pousse.

Les Aiels semblaient tirer quelque réconfort de ce chant. Perrin aurait bien aimé en faire autant, mais tout ce qu’il avait vu ou entendu laissait penser que ce peuple se fichait de vivre ou de mourir, et ça, c’était de la folie. Tout être humain sain d’esprit voulait vivre. Et fuir à toutes jambes les champs de bataille. Oui, à toutes jambes !

Trotteur inclina la tête en arrière, ses naseaux frémissant à cause de la puanteur qui montait du charnier. Pour le calmer, Perrin lui flatta l’encolure.

Devant le spectacle qui terrorisait son seigneur, Aram souriait. Le visage de marbre, comme s’il était pétrifié, Loial marmonnait dans sa barbe. « Fasse la lumière que je ne voie plus jamais ça… », crut entendre Perrin.

Après avoir pris une profonde inspiration, il trouva enfin le courage de tourner lui aussi la tête en direction des puits de Dumai.

En un sens, ce n’était pas aussi déchirant que les tombes – celles de gens qu’il connaissait dans bien des cas depuis sa plus tendre enfance – mais le choc fut épouvantable, la puanteur semblant soudain se transformer en un projectile qui venait de le frapper entre les deux yeux. Les souvenirs qu’il tentait d’oublier revinrent à la charge. Les puits de Dumai avaient été le théâtre d’une boucherie incroyablement sanglante. Une ignoble tuerie. Mais le lendemain, c’était encore pire. À moins d’un quart de lieue, les chariots carbonisés étaient toujours disposés en cercle autour du bosquet qui abritait les puits. Tout autour…

Ondulant par vagues frénétiques, une marée vivante de vautours, de corneilles et de corbeaux dissimulait le sol éventré par les explosions. Un fait dont Perrin se félicita… Adeptes de la plus féroce brutalité, les Asha’man avaient dévasté la chair et la terre avec une parfaite impartialité. Parmi les Shaido, il y avait eu trop de victimes pour qu’on puisse les enterrer si vite – en supposant que quelqu’un se soit soucié de leurs dépouilles – et les charognards étaient à la fête.

Les cadavres des loups gisaient eux aussi dans ce charnier. Perrin aurait voulu les inhumer, mais ce n’était pas la coutume de ses frères à quatre pattes. On avait aussi découvert les corps de trois Aes Sedai, que le Pouvoir n’avait pas pu protéger des flèches et des lances, et ceux de six Champions. Ces morts-là avaient été inhumés dans la clairière, près des trois puits.

Les charognards n’étaient pas les seuls à grouiller parmi les cadavres. Bien au contraire, des amas d’ailes noires s’envolaient sur le chemin du seigneur Dobraine Taborwin et de deux cents de ses cavaliers du Cairhien. Le seigneur Havien Nurelle était là aussi avec tous ses Gardes Ailés survivants, à part ceux qui surveillaient les Champions. Un fanion représentant deux diamants sur fond bleu signalait les officiers cairhieniens – à part Dobraine lui-même – et, derrière les fiers cavaliers, les Gardes Ailés en armure rouge, lance brandie, suivaient le mouvement avec un grand panache. Mais Dobraine n’était pas le seul, et de très loin, à se plaquer un mouchoir sur le nez. Tout au long de la colonne, des hommes se penchaient sur leur selle, tentant de vider un estomac qui ne contenait plus rien depuis longtemps.

Presque aussi grand que Rand, Mazrim Taim, à pied, se tenait bien droit dans sa veste noire ornée sur les manches de Dragons bleu et or. Une centaine d’Asha’man le suivait, et certains d’entre eux tentaient également de vomir.

Des Promises arpentaient le champ de bataille, ainsi que des siswai’aman – plus nombreux que les Asha’man, les Cairhieniens et les hommes de Mayene réunis – et des dizaines de Matriarches. Tout ça en prévision d’une éventuelle contre-attaque des Shaido – ou d’une ruse, certains des « morts », toujours bien vivants, attendant une occasion de frapper. Mais se faire passer pour un cadavre, au milieu de ce charnier, aurait fait perdre la raison à n’importe qui – en tout cas, c’était l’opinion de Perrin.

Bien entendu, tout le monde évoluait autour de Rand.

Perrin aurait déjà dû être là avec ses gars de Deux-Rivières. Rand avait instamment demandé d’avoir des hommes de confiance du pays, mais son ami ne lui avait rien promis.

Il devra se contenter de moi, et en retard, qui plus est !

Très en retard, même, car il n’était pas encore disposé à forcer Trotteur à descendre dans ce qui le faisait penser à la cour d’abattage d’un boucher. N’était que les couteaux de boucher ne débitaient pas de la chair humaine en tranches, et qu’ils coupaient plus proprement que les haches de guerre, détachant la viande de l’os bien plus nettement que les charognards.

Alors que les Asha’man en noir se fondaient dans la masse tout aussi obscure qui grouillait sur le sol et dans les airs, Rand restait parfaitement visible dans la chemise blanche en piteux état qu’il portait au moment de l’arrivée des secours. Enfin, des secours… Façon de parler, puisqu’il s’était déjà libéré tout seul, à ce moment-là.

Quand il vit Min près de Rand, Perrin ne put s’empêcher de faire la grimace. En veste rose pâle et pantalon serré, la jeune femme ne semblait pas à sa place au milieu de cette horreur – cela dit, qui aurait pu l’être, au fond ? – mais depuis la fin des combats, à l’instar de Taim, elle ne quittait plus le Dragon Réincarné. La Lumière seule savait comment, Rand était parvenu à se libérer, puis à secourir Min, bien avant que Perrin et les Asha’man eux-mêmes pénètrent dans le bosquet. Désormais, la jeune femme ne devait plus se sentir en sécurité que sous l’aile de son sauveur.

Tandis qu’il avançait au milieu des dépouilles, Rand tapotait le bras de Min ou se penchait pour lui parler à l’oreille. Mais elle n’était pas l’objet principal de son attention. Autour des deux jeunes gens, des nuages d’oiseaux tourbillonnaient. Alors que les plus petits charognards filaient sans demander leur reste, pressés d’aller festoyer ailleurs, les vautours ne cédaient pas facilement la place, certains refusant même de s’envoler. Gonflant leurs plumes, le cou tendu, ils reculaient, certes, mais continuaient à se repaître en criant de défi.

De temps en temps, Rand s’arrêtait et se penchait sur une dépouille. Parfois, des lances de feu jaillissaient de ses mains pour carboniser les charognards récalcitrants. La chef des Promises, Nandera, et son adjointe Sulin discutaillaient avec le jeune homme. Des Matriarches se mêlaient par moments à la polémique, si on en jugeait par la façon dont elles tiraient sur la veste d’un mort, comme pour démontrer quelque chose.

Rand acquiesçait et continuait son chemin. Non sans regarder derrière lui, cependant. Et en s’arrêtant dès qu’un autre cadavre attirait son attention.

— Que fait-il donc ? demanda soudain une voix hautaine.

À l’odeur, Perrin reconnut la femme qui marchait sur son flanc droit. Il baissa quand même les yeux sur Kiruna Nachiman. À la fois élégante et majestueuse dans sa robe d’équitation de soie verte, Kiruna était la sœur du roi Paitar et une puissante noble dame. Devenir une Aes Sedai n’avait eu aucun effet bénéfique sur son arrogance naturelle. Concentré sur ce qu’il était bien obligé de voir, Perrin n’avait pas entendu la sœur approcher.

— Que fiche-t-il ici ? Il devrait être ailleurs.

Toutes les Aes Sedai du camp n’étaient pas prisonnières. Cela dit, depuis la fin des combats, les sœurs libres ne se montraient pas et, Perrin l’aurait juré, elles passaient leur temps en messes basses afin d’essayer de comprendre ce qui était arrivé. Et peut-être de trouver un moyen d’inverser le résultat…

À présent, ces femmes revenaient en force à la vue de tous. Bera Harkin, une autre sœur verte, marchait aux côtés de Kiruna. Malgré son visage sans âge et sa superbe robe, Bera avait tout d’une solide paysanne. Cette apparence rustique ne l’empêchait pas d’être aussi hautaine que Kiruna, à sa façon. Le genre de paysanne capable de dire à un roi – et pas sur un ton fleuri – de s’essuyer les pieds avant d’entrer chez elle.

Avec Kiruna, elle dirigeait les sœurs venues aux puits de Dumai avec Perrin. Ou peut-être, exerçait le pouvoir en alternance avec sa compagne. Ce n’était pas très clair, comme très souvent avec les Aes Sedai.

Les sept autres sœurs avançaient en groupe, un peu à l’écart. Une troupe de lionnes, plutôt qu’un groupe, et qui n’hésitaient pas à donner l’impression qu’elles dirigeaient tout. Leurs Champions les suivaient. Ne prenant pas la peine d’imiter la fausse sérénité de leurs protégées, ils ne faisaient pas mystère de leur hostilité. À part la cape-caméléon qui les aidait à se fondre dans le décor, ces hommes n’avaient guère de points communs. Mais qu’ils soient grands ou petits, minces ou enveloppés, tous semblaient à un souffle d’exploser – de la pure violence à peine contenue.

Parmi les sœurs, Perrin connaissait bien Verin Mathwin et Alanna Mosvani. Petite et trapue avec quelque chose de maternel, mais sans que ce soit volontaire – et quand elle n’étudiait pas les gens avec l’air d’un oiseau qui évalue un ver appétissant –, Verin appartenait à l’Ajah Marron. Mince, d’une beauté sombre malgré un regard quelque peu voilé, ces derniers temps – pour une raison inconnue –, Alanna était membre de l’Ajah Vert. Sur ces neuf sœurs, cinq étaient des vertes. Par le passé, Verin avait conseillé à Perrin de ne pas trop se fier à Alanna, et il l’avait prise au mot. Cela dit, il n’accordait pas davantage sa confiance aux autres Aes Sedai, y compris Verin.

Rand partageait cette méfiance, même si ces femmes avaient combattu à ses côtés, et en dépit de ce qui s’était passé à la fin des hostilités. Un événement que Perrin refusait encore de croire, même s’il s’était déroulé sous ses yeux.

À vingt pas des sœurs, une bonne dizaine d’Asha’man s’attardait près d’un chariot. Ce matin, un type nommé Charl Gedwyn commandait ce petit groupe. Le genre du gars présomptueux qui parvenait à faire son petit coq même en dormant. Tous ces hommes portaient sur un côté du col une barrette en forme d’épée d’argent, et quatre ou cinq, en plus de Gedwyn, arboraient sur l’autre côté un Dragon écarlate et or délicatement émaillé. Selon Perrin, ces emblèmes avaient un rapport avec le grade de chacun de ces types. Et il avait vu les deux sur quelques autres Asha’man, mais plutôt rares.

Sans les surveiller officiellement, Charl et ses hommes s’arrangeaient pour n’être jamais bien loin des neuf sœurs. L’air de rien, certes, mais en gardant l’œil ouvert, et le bon ! En apparence, les sœurs ne se souciaient pas d’eux. Cela dit, elles semblaient en permanence sur leurs gardes, désorientées et très en colère. En partie au moins, ce devait être à cause des Asha’man.

— Alors, cette réponse ? s’impatienta Kiruna.

Elle ne devait pas avoir l’habitude qu’on la fasse attendre…

— Je n’en sais rien, mentit Perrin tout en flattant de nouveau l’encolure de Trotteur. Rand ne me dit pas tout…

Il pensait avoir deviné – au moins en partie – mais il n’avait pas l’intention d’en parler. C’était à Rand de le faire, s’il le désirait. Cela dit, chaque corps qu’il étudiait était celui d’une Promise, Perrin en était convaincu. Une Shaido, bien entendu, mais comment savoir si ça faisait une différence pour Rand ? Pendant la nuit, Perrin s’était éloigné des chariots pour être un peu seul. Tandis que les cris des hommes heureux d’être encore en vie s’estompaient dans son dos, il avait avisé Rand. Assis sur le sol, les bras autour du torse, le Dragon Réincarné qui faisait trembler le monde se berçait comme un enfant.

Pour des yeux comme ceux de Perrin, la lumière de la lune valait presque celle du soleil. En cet instant, il aurait préféré qu’il fasse une nuit d’encre. Les traits tirés, Rand avait le visage d’un homme qui aimerait hurler – ou peut-être pleurer – et qui lutte contre ce désir avec tout ce qu’il lui reste de force. Quelle que soit l’astuce que les Aes Sedai utilisaient pour ne pas être affectées par le climat, Rand n’y recourait pas, même s’il la connaissait – et les Asha’man aussi, d’ailleurs. Alors que la température nocturne aurait parfaitement convenu à une belle journée d’été, le Dragon Réincarné transpirait au moins autant que son ami.

Malgré le bruit que faisaient les bottes de Perrin sur l’herbe sèche, Rand ne s’était pas retourné. Sans cesser de se bercer, il avait lancé :

— Cent cinquante et une, Perrin ! Aujourd’hui, cent cinquante et une Promises sont mortes. Pour moi ! Et je leur ai promis de… Allons, ne discute pas avec moi ! Tais-toi et va-t’en !

Bien qu’il fût en sueur, Rand avait frissonné.

— Ce n’était pas à toi que je parlais, Perrin… Tu vois, je devais tenir ma promesse. Et tant pis pour la douleur. Mais je dois aussi tenir celle que je me suis faite. Et là aussi, tant pis pour la souffrance.

Perrin s’était efforcé de ne pas penser au destin des hommes capables de canaliser. Les plus chanceux mouraient avant de perdre la raison, et les autres après. Que Rand appartienne à la première ou à la seconde catégorie, tout reposait sur lui. Absolument tout !

— Rand, je ne sais que dire, mais…

Comme s’il n’avait rien entendu, Rand avait continué à se bercer.

— Isan du clan Jarra des Aiels Chareen… Morte pour moi aujourd’hui. Chuonde du clan Crête-Épine des Miagoma… Morte pour moi aujourd’hui. Agirin du clan…

S’asseyant sur les talons, Perrin avait écouté son ami citer les cent cinquante et un noms d’une voix tremblante de chagrin. En priant pour que le Dragon Réincarné, à la fin de cette litanie, n’ait pas sombré dans la folie…

Mais que Rand ait ou n’ait plus toute sa raison, si une Promise qui combattait pour lui avait été oubliée dans le charnier, on finirait par la retrouver et l’enterrer avec les autres. Et la liste s’allongerait d’un nom.

Mais cette affaire ne regardait pas Kiruna. Idem pour les doutes de Perrin. Quoi qu’il en soit, Rand devait rester sain d’esprit – à peu près, en tout cas – et il fallait espérer que la Lumière fasse en sorte qu’il en aille ainsi.

Et qu’elle me brûle de réfléchir si froidement à ce sujet !

Du coin de l’œil, Perrin vit Kiruna faire la moue. Ne pas tout savoir lui était aussi agréable que d’être forcée à attendre, et ce n’était pas peu dire. Dans un style plutôt strict, elle aurait pu être belle, sans cette perpétuelle expression autoritaire – les traits d’une femme habituée à obtenir ce qu’elle veut. Sans être pour autant irascible, mais sans jamais douter non plus du bien-fondé de sa volonté et de ses exigences.

— Avec tant de corneilles et de corbeaux ici, dit-elle, il doit y avoir des centaines, voire des milliers d’espions disposés à aller faire leur rapport à un Myrddraal.

Comme si Perrin était responsable de la présence des oiseaux, Kiruna ajouta :

— Dans les terres frontalières, nous abattons à vue ces complices du Ténébreux. Tu as des hommes, et ceux-ci ont des arcs.

C’était la pure vérité. Chaque charognard était un espion potentiel au service des Ténèbres. Mais Perrin eut soudain l’impression que le monde entier reposait sur ses épaules, et il eut une terrible envie de vomir.

— C’est exact, et puis après ?

Avec un tel nombre d’oiseaux, les hommes de Deux-Rivières et les Aiels pouvaient décocher toutes leurs flèches sans éliminer la totalité des espions. Neuf fois sur dix, il était impossible de dire si l’oiseau qu’on venait de tuer était un espion ou un simple charognard.

— N’y a-t-il pas eu assez de morts ? Très bientôt, il y en aura d’autres. Par la Lumière ! femme, même les Asha’man n’ont plus soif de sang.

Les sœurs qui observaient la scène se rembrunirent. Personne ne parlait ainsi à une Aes Sedai, pas même un roi ou une reine. Indignée, Bera jeta à Perrin un regard noir, comme si elle envisageait de l’arracher de sa selle pour lui flanquer une correction. Les yeux toujours rivés sur le charnier, Kiruna tira lentement sur le devant de sa robe.

Les oreilles de Loial frémissaient. Pour les Aes Sedai, il éprouvait une sorte de respect craintif. Pratiquement deux fois plus grand que n’importe quelle sœur, il se comportait parfois comme s’il était une fourmi qu’elles pouvaient écraser sans s’en apercevoir sous leur semelle.

Perrin ne laissa pas à Kiruna l’occasion de parler. Dès qu’on donnait un doigt à une Aes Sedai, elle voulait s’approprier tout le bras, et on pouvait se féliciter si elle s’arrêtait là…

— Vous êtes restée loin de moi jusqu’à présent, mais j’ai quelque chose à vous dire. Hier, vous avez désobéi aux ordres. Si vous voulez appeler ça « changer le plan » – non, ne dites rien ! – eh bien, allez-y, si ça peut vous faire plaisir. Mais n’imaginez pas que ça rend les choses moins graves.

Kiruna et les huit autres avaient reçu l’ordre de rester avec les Matriarches, à l’écart des combats et sous la protection des hommes de Deux-Rivières et des Gardes Ailés. Au contraire, elles s’étaient jetées dans la mêlée, au milieu de combattants acharnés à s’éventrer avec une épée ou une lance.

— Vous avez entraîné Havien Nurelle dans cette folie, et la moitié de ses hommes l’ont payé de leur vie. Les Aes Sedai ne s’aventureront plus jamais à n’en faire qu’à leur tête. Je ne veux plus voir des hommes mourir parce que vous croyez soudain avoir une bonne idée – et que le Ténébreux emporte l’opinion des autres. Je me suis bien fait comprendre ?

— Tu as fini, paysan ? demanda Kiruna d’un ton dangereusement calme.

Le visage qu’elle leva vers Perrin aurait pu être sculpté dans de la glace noire. Et bien qu’elle fût sur ses jambes et lui en selle, elle parvint à donner l’impression de toiser le jeune homme.

Ce n’était pas spécifique aux Aes Sedai. Faile faisait très bien ce truc-là. Une spécialité féminine, sans doute…

— Je vais te dire quelque chose, même si un esprit doté d’une étincelle d’intelligence ne devrait pas avoir besoin d’un dessin. À cause des Trois Serments, une sœur ne peut pas utiliser le Pouvoir comme une arme, sauf contre des créatures des Ténèbres ou pour défendre sa vie, celle d’une autre sœur ou celle de son Champion. Nous serions restées jusqu’à l’Ultime Bataille là où tu nous avais postées sans avoir la possibilité d’intervenir. Pour ça, nous devions être en danger. Paysan, je n’aime pas justifier mes actes. Ne me force jamais à recommencer. C’est compris ?

Les oreilles de Loial s’affolèrent. À l’évidence, il aurait préféré être n’importe où ailleurs qu’ici – y compris avec sa mère, qui entendait le contraindre à se marier.

Alors qu’il essayait inlassablement de faire croire que les Aes Sedai ne l’impressionnaient pas, Aram en était bouche bée.

L’air de rien, Jondyn et Tod sautèrent de leur chariot. Si le vétéran parvint à s’éloigner d’un pas désinvolte, Tod courut et regarda plusieurs fois par-dessus son épaule.

Les explications de Kiruna semblaient sincères, et elles l’étaient sans doute. Non ! Selon un autre des Trois Serments, elles l’étaient nécessairement. Mais il y avait moyen de s’arranger avec l’obligation de ne pas mentir. Par exemple en ne disant pas toute la vérité, ou en la contournant. Les sœurs s’étaient sûrement mises en danger pour recourir au Pouvoir, mais Perrin voulait bien manger ses bottes sans sel si elles n’avaient pas eu également l’idée d’atteindre Rand avant tout le monde. Nul ne pouvait dire ce qui serait arrivé si les choses s’étaient déroulées ainsi, mais le plan des sœurs, là encore, c’était sûr, n’incluait rien qui ressemble de près ou de loin à ce qui était réellement arrivé.

— Il approche ! s’écria soudain Loial. Regardez ! Rand approche.

Baissant le ton, il ajouta :

— Sois prudent, Perrin.

Pour un Ogier, c’était bel et bien un murmure. Aram et Kiruna avaient certainement entendu, et Bera peut-être aussi, mais c’était tout.

— À toi, les Promises n’ont rien juré du tout… (Loial reprit son ton normal.) Tu crois que Rand accepterait de me parler de ce qui s’est passé ? Pour mon livre…

L’Ogier écrivait un ouvrage sur le Dragon Réincarné – pour le moins, il prenait des notes.

— Je n’ai pas vu grand-chose, une fois le combat commencé…

Immergé dans la mêlée, Loial s’était battu aux côtés de Perrin, maniant une hache au manche presque aussi long qu’il était grand. Quand on tentait de rester en vie, il était dur de remarquer ce qui se passait à plus de dix pas de soi. Mais si on écoutait Loial, on avait toujours le sentiment qu’il était absent chaque fois que ça se mettait à chauffer.

— Kiruna Sedai, vous croyez qu’il accepterait ?

Kiruna et Bera échangèrent un regard interloqué, puis, sans un mot, elles filèrent retrouver Verin et les autres. Sans les quitter des yeux, Loial exhala un soupir digne d’un soufflet de forge.

— Tu devrais vraiment faire attention, Perrin… Tu as parfois tendance à ne pas assez peser tes mots.

On aurait cru entendre un bourdon de la taille d’un chat, cette fois, pas d’un molosse. Donc, la cause n’était pas perdue. S’il passait assez de temps à proximité des Aes Sedai, Loial finirait par apprendre à chuchoter.

Afin de pouvoir entendre ce que disaient les sœurs, Perrin fit signe à l’Ogier de se taire. Mais les Aes Sedai avaient dû invoquer une protection, car aucun son ne parvint jusqu’aux oreilles du jeune homme.

À l’évidence, ce procédé fonctionnait aussi sur les Asha’man, qui ne quittaient pas les sœurs du regard. Rien ne permettait de déterminer s’ils s’étaient liés au saidin – la moitié masculine de la Source Authentique, mais Perrin aurait parié Trotteur que c’était le cas. Et à voir le rictus mauvais de Gedwyn, il était décidé à utiliser le Pouvoir contre les Aes Sedai.

Celles-ci durent neutraliser leur protection, puisqu’elles se mirent à marcher en silence, les mains croisées, avant de se retourner pour regarder en silence le pied de la colline.

Les Asha’man s’interrogèrent du regard. D’un geste, Gedwyn leur fit comprendre qu’ils pouvaient se détendre, même s’il était lui aussi déçu que ça se termine ainsi.

Agacé, Perrin regarda Rand gravir la pente en compagnie de Min, lui tapotant le bras tout en lui murmurant à l’oreille. À un moment, il éclata de rire, la tête inclinée en arrière, et elle l’imita, ses longues boucles brunes ondulant dans son dos. On aurait pu croire qu’il s’agissait d’un jeune fermier avec sa petite amie. N’était qu’il portait un ceinturon d’armes, les doigts de sa main venant de temps en temps s’assurer que la poignée de son épée était bien à sa portée.

N’était aussi la présence de Taim, sur son autre flanc. Et les Matriarches qui suivaient le mouvement. Sans parler des Promises, des guerriers, des gars de Perrin, des Cairhieniens et des Gardes Ailés qui complétaient la procession.

Quel soulagement, pour Perrin, de ne pas être obligé de retourner dans le charnier ! Mais il devait quand même prévenir Rand au sujet de l’hostilité qui commençait à régner entre toutes les communautés de guerriers. Et si son ami ne réagissait pas, qu’allait-il faire ? Depuis le départ de Deux-Rivières, Richard avait beaucoup changé. Mais être enlevé par Coiren et les autres semblait avoir accéléré le processus.

Non ! Il faut qu’il soit encore sain d’esprit !

Lorsque Rand et Min furent entrés dans le cercle de chariots, la plupart des membres de l’escorte restèrent à l’extérieur. Cela dit, ils restèrent dotés d’une très substantielle suite.

Le teint mat, le nez busqué, Taim devait plaire à pas mal de femmes, aurait parié Perrin. Enclines à se montrer directes, les Promises ne s’étaient sûrement pas privées de montrer qu’elles ne faisaient pas exception à la règle. En entrant dans le cercle de chariots, le faux Dragon repenti regarda Gedwyn, qui hocha presque imperceptiblement la tête. L’ombre d’un rictus passa sur les lèvres de Taim et disparut presque aussitôt.

Nandera et Sulin marchaient sur les talons de Rand – à une distance égale au quart de pouce près – et Perrin, en les voyant seules, s’étonna qu’elles n’aient pas emmené une vingtaine de Promises. Quand Rand prenait un bain, ces deux femmes ne laissaient jamais la baignoire sans surveillance. Comment le Dragon Réincarné pouvait-il supporter ça ?

Les deux Aielles portaient un shoufa qui dissimulait en principe leurs cheveux coupés court, à l’exception d’une queue-de-cheval. Là, l’accessoire vestimentaire était abaissé sur leurs épaules. Mince mais musclée, Nandera arborait une chevelure blonde grisonnante. Plus que belle, elle était jolie, et ce malgré la dureté de ses traits.

En pénétrant dans le cercle de chariots, les deux Promises regardèrent les Asha’man, l’air de rien, et étudièrent les deux groupes d’Aes Sedai. Puis Nandera utilisa le langage par signes secrets de son ordre de guerrières. Comme d’habitude, Perrin regretta de ne rien y comprendre. Mais plutôt que d’enseigner ce code à un homme, une Promise aurait préféré renoncer à la Lance pour épouser un crapaud.

Assise sur les talons, non loin de Gedwyn, une Promise que Perrin n’avait pas remarquée répondit dans le même langage. Une autre fit de même. Jusque-là, elle semblait concentrée sur un jeu de ficelle au point de ne plus voir le monde qui l’entourait.

Amys entra en tête des Matriarches, puis les entraîna à l’écart pour converser avec Sorilea et quelques autres qui étaient également restées dans le cercle de véhicules. Malgré un visage trop jeune pour sa longue crinière blanche, Amys était une femme importante – deuxième après Sorilea dans la hiérarchie des Matriarches. Ces Aielles ne recouraient pas au Pouvoir pour qu’on ne les entende pas, mais six ou sept Promises du camp vinrent les entourer puis se mirent à fredonner. Certaines s’accroupirent, d’autres restèrent debout, chacune semblant ne se soucier que d’elle-même. De quoi induire un imbécile à penser qu’elles étaient là par hasard…

Perrin songea soudain qu’il soupirait beaucoup, depuis qu’il côtoyait des Aes Sedai et des Matriarches. Des Promises aussi, d’ailleurs… Toutes les femmes, ces derniers temps, éprouvaient durement ses pauvres nerfs.

Dobraine et Havien, avec chevaux mais sans escorte, fermaient la marche. Le chef des Gardes Ailés avait « enfin » vu une bataille. Eh bien, serait-il si pressé de voir la suivante ? Environ du même âge que Perrin, il semblait beaucoup moins juvénile que la veille du carnage. Avec le front partiellement rasé, une tradition chez les soldats du Cairhien, Dobraine, un vétéran aux cheveux gris, n’avait rien d’un jeune homme et il n’en était pas à sa première bataille. Pourtant, il semblait lui aussi avoir pris un coup de vieux. Et son équanimité ne paraissait plus être ce qu’elle avait été.

Les deux officiers braquèrent les yeux sur Perrin. Dans d’autres circonstances, il les aurait attendus pour savoir ce qu’ils voulaient, mais là, il se laissa glisser au sol, confia les rênes de Trotteur à Aram et alla à la rencontre de Rand. D’autres personnes, constata-t-il, avaient déjà eu cette idée.

Seules Sulin et Nandera continuaient à garder le silence.

Kiruna et Bera s’étaient mises en mouvement au moment où Rand entrait dans le cercle de chariots. En approchant, Perrin entendit Kiruna s’adresser sur un ton hautain à Rand :

— Tu as refusé une guérison, hier, mais seul un aveugle ne verrait pas que tu souffres toujours. Même si Alanna n’était pas prête à s’arracher à…

Bera lui tapotant le bras, Kiruna s’interrompit, mais enchaîna presque aussitôt :

— Tu veux peut-être être guéri, à présent ?

Traduction : « Serais-tu par hasard revenu à la raison ? »

— Le problème des Aes Sedai doit être réglé au plus vite, Car’a’carn, dit poliment Amys, une seconde après que Kiruna se fut tue.

— Il faudrait nous les confier, Rand al’Thor ajouta Sorilea au moment précis où Taim prenait la parole.

— Il convient de régler cette affaire d’Aes Sedai, seigneur Dragon. Mes Asha’man savent comment les contrôler. Les garder prisonnières à la Tour Noire serait très facile.

Les yeux noirs légèrement inclinés de Taim se tournèrent vers Kiruna et Bera. Stupéfié, Perrin comprit que le faux Dragon repenti parlait de toutes les Aes Sedai, et pas seulement des prisonnières. Même si elles froncèrent les sourcils à l’intention de Taim, Amys et Sorilea observèrent les deux Aes Sedai avec aussi peu d’aménité que lui.

Kiruna gratifia Taim et les deux Matriarches d’un sourire pincé. Perrin eut l’impression de lire plus d’agressivité dans la mimique adressée au faux Dragon. Pourtant, elle ne semblait pas avoir déjà deviné ses sombres intentions. Mais pour expliquer son hostilité, il suffisait que Taim soit l’homme qu’il était…

— Dans les circonstances présentes, dit l’Aes Sedai, je suis sûre que Coiren Sedai et les autres me donneront leur parole. Il n’y a donc plus de raisons d’avoir…

Tout le monde parla en même temps :

— Ces femmes n’ont aucun honneur ! lança Amys, méprisante. (En signifiant très clairement qu’elle ne faisait aucune différence entre les prisonnières et les autres.) Que pourrait valoir leur parole ? Elles…

— Elles sont da’tsang, dit Sorilea comme si elle prononçait une sentence.

Alors que Bera foudroyait du regard la Matriarche, Perrin songea que ce mot devait appartenir à l’ancienne langue. Même s’il eut le sentiment qu’il aurait dû le connaître, ça ne l’aida pas à comprendre la réaction de l’Aes Sedai. Ni celle de Sulin, qui approuva du chef la déclaration de la doyenne des Matriarches.

— Elles ne méritent pas mieux que…

— Seigneur Dragon, intervint Taim d’un ton presque professoral, tu veux sûrement que les Aes Sedai – toutes les Aes Sedai ! – soient confiées à des hommes à qui tu fais confiance et qui sont les plus qualifiés pour…

— Assez ! cria Rand.

Tous obéirent, mais avec des réactions différentes. Même s’il exhalait la fureur, Taim prit un visage de marbre. Après avoir échangé un regard, Sorilea et Amys ajustèrent dignement leur châle. Des statues de détermination ! Elles savaient ce qu’elles voulaient et comptaient bien l’obtenir, Car’a’carn ou non. Kiruna et Bera se regardèrent aussi, cet échange si lourd de sens que Perrin regretta de ne pas être en mesure de l’interpréter, contrairement aux odeurs.

Devant ses yeux, il semblait y avoir deux Aes Sedai parfaitement sereines se contrôlant à merveille et dominant tout ce qu’elles avaient l’intention de tenir en leur pouvoir à des lieues alentour. Son nez évoquait plutôt deux femmes tendues et presque mortes de peur. À cause de Taim…

Kiruna et Bera semblaient toujours croire qu’elles trouveraient un moyen de s’en sortir avec Rand et les Matriarches. Mais Taim et les Asha’man les terrorisaient.

Min tira sur la manche de Rand. En très peu de temps, elle avait étudié tout ce petit monde, et son odeur exhalait presque autant l’angoisse que celle des sœurs.

Rand foudroya du regard tous les gens qui l’entouraient – y compris Perrin, quand il fit mine d’ouvrir la bouche – puis il tapota la main de sa compagne. Dans le camp, tout un chacun observait la scène : les hommes de Deux-Rivières, les Aes Sedai prisonnières, les Asha’man…

Mais quelques Aiels seulement étaient assez près pour entendre. Même s’ils le vénéraient, les gens avaient tendance à rester loin de Rand, quand c’était possible.

— Les Matriarches se chargeront des prisonnières, trancha enfin le Dragon Réincarné.

Une senteur de satisfaction monta de Sorilea, si forte que Perrin se frotta vigoureusement le nez. Taim secoua la tête, exaspéré, mais Rand le contourna sans le laisser parler. Un pouce glissé dans la boucle de sa ceinture en forme de Dragon, il la serrait si fort que ses phalanges avaient blanchi. Son autre main s’était refermée sur la poignée de son épée enveloppée de cuir noir de sanglier.

— Les Asha’man sont censés s’entraîner et recruter, pas jouer les geôliers. Surtout avec des Aes Sedai.

Tous les poils de Perrin se hérissèrent lorsqu’il reconnut l’odeur de Rand dès que ses yeux se posaient sur Taim. De la haine mêlée de peur. Par la Lumière ! il fallait qu’il reste sain d’esprit !

— À tes ordres, seigneur Dragon, fit Taim en inclinant la tête sans conviction.

Min glissa un regard anxieux à l’homme en veste noire, puis elle se rapprocha de Rand.

Kiruna embaumait le soulagement. Après un dernier regard à Bera, elle se redressa de toute sa hauteur.

— Ces Aielles ont des qualités – certaines auraient pu réussir très bien, si elles étaient venues à la tour – mais tu ne peux pas leur confier des Aes Sedai. C’est impensable ! Bera et moi, nous…

Rand leva une main, et Kiruna se tut.

Était-ce l’effet de son regard bleu-gris plus dur que la pierre ? Ou était-ce le Dragon enroulé autour de chacun de ses bras, et particulièrement visible à cause de ses manches déchirées ?

— M’as-tu juré allégeance, Kiruna ?

L’Aes Sedai écarquilla les yeux comme si elle venait de recevoir un coup dans l’estomac. Elle finit par acquiescer à contrecœur, l’air aussi incrédule que la veille, quand elle s’était agenouillée près des puits, après les combats, pour jurer sur la Lumière et sur son espoir de salut et de résurrection qu’elle obéirait au seigneur Dragon et le servirait jusqu’à ce que l’Ultime Bataille ait eu lieu.

Perrin comprit très bien la réaction de la sœur. Même sans les Trois Serments, si Kiruna avait nié, il aurait douté de sa propre mémoire. Neuf Aes Sedai prosternées et stupéfaites d’entendre les mots qui sortaient de leur bouche. Le lendemain, Bera faisait encore la grimace, comme si elle venait de mordre dans une prune verte.

Un Aiel vint se joindre au petit groupe. C’était Rhuarc, un chef de tribu aussi grand que Rand et aux tempes argentées. Saluant Perrin, il serra furtivement la main d’Amys, qui lui rendit ce geste une fraction de seconde – et encore, Perrin n’en aurait pas juré. Ces deux-là étaient mariés, mais les Aiels n’étaient pas friands de démonstrations publiques d’affection.

Rhuarc dirigeait les Aiels Taardad. Avec Gaul, c’était le seul homme qui ne portait pas le bandeau rouge. Toute la nuit durant, avec mille guerriers, il avait fait des reconnaissances.

Un aveugle égaré dans un pays étranger aurait senti la tension, autour de Rand, et Rhuarc n’était pas un imbécile…

— Est-ce le bon moment, Rand al’Thor ?

Quand le Car’a’carn lui fit signe que oui, il enchaîna :

— Ces chiens de Shaido fuient toujours à toutes jambes vers l’est. Au nord, j’ai vu des cavaliers en veste verte, mais ils ont tout fait pour nous éviter, et tu as dit de les laisser filer s’ils ne faisaient pas de problèmes. Je pense qu’ils poursuivaient d’éventuelles Aes Sedai en fuite. Avec eux, il y avait plusieurs femmes.

Rhuarc foudroya du regard Kiruna et Bera, qui encaissèrent cet assaut sans tressaillir. Naguère, le chef marchait sur des œufs dès qu’il frayait avec des Aes Sedai. Comme tous les Aiels, d’ailleurs… Mais ce comportement, depuis hier – ou est-ce que ça avait commencé avant ? – était révolu.

— De bonnes nouvelles… J’aurais donné cher pour avoir Galina, mais ce sont quand même de bonnes nouvelles…

Rand saisit la poignée de son épée et fit coulisser la lame dans son fourreau. On eût dit un geste inconscient… La sœur rouge Galina était à la tête du groupe qui l’avait enlevé. S’il s’était calmé depuis, Rand, après la bataille, avait explosé de rage en apprenant qu’elle s’était enfuie. Aujourd’hui, sa glaciale sérénité était du genre qui peut dissimuler une colère noire, et son odeur donnait la chair de poule à Perrin.

— Ils me paieront tous ça, jusqu’au dernier !

Les Shaido ? Les Aes Sedai en fuite ? Très certainement, Rand visait tout ce joli monde.

Bera ayant une sorte de sursaut, le Dragon Réincarné se tourna de nouveau vers les deux sœurs :

— Vous m’avez juré allégeance, et je vous ai crues… Enfin, un peu… (Il leva la main, le pouce et l’index se touchant presque, histoire de montrer que sa confiance n’était pas allée très loin.) Les Aes Sedai en savent toujours plus long que n’importe qui d’autre. En tout cas, elles en sont persuadées. Je veux bien croire que vous m’obéirez, mais pour plus de sûreté, à partir de maintenant, il vous faudra ma permission pour lever le petit doigt. La mienne ou celle d’une Matriarche…

Cette fois, ce fut Bera qui eut l’air d’avoir reçu un coup dans le ventre. Pleins de surprise outrée, ses yeux marron clair se rivèrent sur Sorilea et Amys. Non sans efforts, Kiruna réussit à ne pas imiter sa compagne.

Les deux Aielles ne bronchèrent pas, mais une nouvelle fois, leurs odeurs étaient jumelles. L’expression d’une sombre satisfaction proche de la jubilation.

Une chance que les Aes Sedai n’aient pas mon odorat, pensa Perrin, sinon, elles seraient déjà en train de fondre sur les Matriarches.

Ou de fuir à toutes jambes, leur dignité jetée aux orties. La solution pour laquelle aurait opté le jeune homme, à leur place.

Impassible, Rhuarc contemplait la pointe d’une de ses lances. Cette affaire concernait les Matriarches, et il était très clair sur cette question : pas question qu’il se mêle de leurs oignons tant qu’elles ne fourraient pas leur nez dans ceux des chefs de tribu.

Taim, c’était autre chose… Les bras croisés, le regard fuyant, il surjouait le désintérêt. Mais son odeur était étrange et complexe. Perrin aurait volontiers avancé qu’il s’amusait. En tout cas, il était de bien meilleure humeur qu’un peu plus tôt.

— Le serment que nous avons prêté, dit Bera, les mains plaquées sur ses hanches généreuses, est suffisant pour lier n’importe qui, à part un Suppôt des Ténèbres…

Le mot « serment » avait été prononcé avec presque autant de mépris que « Suppôt des Ténèbres ». Voilà qui en disait long sur l’état d’esprit des sœurs, concernant ce qu’elles avaient dû jurer.

— Oses-tu nous accuser de… ? reprit Bera.

— Si je vous soupçonnais de trahison, dit Rand, vous seriez en chemin pour la Tour Noire, sous la surveillance de Taim. Vous avez juré d’obéir ? Eh bien, obéissez !

Bera hésita un moment, puis, en un clin d’œil, elle devint l’incarnation même de la majesté et du pouvoir. Une apparence qui n’avait rien d’une tentative d’intimidation, car les Aes Sedai avaient assez d’autorité et d’aura pour qu’une reine assise sur son trône ait l’air d’une souillon. Elle s’inclina très légèrement, baissant à peine les yeux.

Kiruna fit un nouvel effort pour se contenir et lâcha d’une voix cassante :

— Devons-nous implorer ces puissantes Aielles de nous autoriser à te poser une question ? Par exemple : savoir si tu voudrais bénéficier d’une guérison ? Je sais que Galina t’a rudement malmené. Tu dois avoir mal de la racine des cheveux à la pointe des pieds. Permets-nous d’intervenir, s’il te plaît.

Même le « s’il te plaît » sonnait comme un ordre.

— Berger, souffla Min à côté de Rand, tu devrais leur être reconnaissant de cette proposition. Tu n’aimes pas avoir mal. Quelqu’un doit intervenir, sinon…

Min eut un sourire malicieux qui la fit ressembler à la jeune femme qu’elle était avant sa capture.

— Sinon, tu ne seras pas en mesure de tenir en selle.

— Les jeunes hommes et les idiots, lança soudain Nandera à la cantonade, endurent parfois des souffrances inutiles au nom de la fierté. Un vibrant hommage à leur crétinisme.

— Mais le Car’a’carn, enchaîna Sulin, n’est pas un idiot. Enfin, je crois.

Rand rendit son sourire à Min, puis il foudroya du regard Nandera et Sulin. Enfin, il posa sur Kiruna des yeux redevenus de glace.

— Très bien…

Voyant Kiruna avancer, le jeune homme ajouta :

— Mais ce n’est pas toi qui me guériras.

Kiruna se pétrifia – une vraie statue de marbre, n’était que sa peau risquait de se craqueler, si elle la tendait ainsi.

Taim eut un étrange sourire et fit mine d’approcher de Rand. Sans quitter Kiruna des yeux, le Dragon Réincarné désigna quelqu’un, derrière lui.

— Viens, Alanna. C’est toi que je veux.

Perrin sursauta. Sans jeter un coup d’œil derrière lui, Rand avait localisé Alanna sans l’ombre d’une hésitation. Certain que ça aurait dû éveiller quelque chose dans son esprit, le mari de Faile était incapable de dire quoi. Pourtant…

Taim était intrigué aussi. Il ne le montrait pas, bien sûr, mais son odeur le trahissait.

Alanna sursauta. Pour une raison inconnue, elle était à cran depuis qu’elle s’était jointe à l’expédition de Perrin, et sa sérénité ne valait pas mieux qu’une couche de vernis trop légère pour cacher quoi que ce soit. Après avoir tiré sur sa robe, elle lança un regard plein de défi à Kiruna et à Bera, puis vint se camper devant Rand.

Les deux autres sœurs observaient la scène comme des professeurs décidés à tout faire pour que leur élève s’en tire bien, mais pas vraiment convaincus que c’était possible. L’une d’elles dirigeait la délégation, certes, mais Alanna était une Aes Sedai, exactement comme elles. Tout cela confirma les soupçons de Perrin. Frayer avec des Aes Sedai ressemblait beaucoup trop à s’aventurer dans les marécages du bois de l’Eau, dans son pays natal. Si paisible que semble la surface, des courants cachés pouvaient en un instant faire trébucher un homme. Et dans ce camp, il y avait de plus en plus de courants invisibles, tous n’étant pas l’œuvre des Aes Sedai.

Contre toute attente, Rand saisit Alanna par le menton et la força à lever les yeux sur lui.

Bera retint de justesse un soupir indigné, et Perrin la soutint mentalement. Rand n’aurait pas été si nonchalant avec une fille rencontrée dans un bal, au pays, et Alanna n’était quand même pas une beauté campagnarde. Surprise des surprises, elle rougit et parut déconcertée. Or, selon l’expérience de Perrin, les Aes Sedai ne rougissaient jamais et n’avaient pas davantage l’air déconcertées.

— Guéris-moi !

Un ordre, pas une demande. Alanna vira au rouge tomate, et de la colère vint enrichir son odeur. Quand elle leva les mains pour prendre la tête de Rand, ses bras tremblaient.

Sans s’en apercevoir, Perrin frotta la paume de sa main ouverte la veille par une lance. Kiruna l’avait obligeamment guéri, et ce n’était pas sa première expérience de la chose. L’équivalent de plonger tête la première dans un étang glacé. On en sortait haletant, tremblant et mal assuré sur ses jambes. Et accessoirement, affamé.

Pourtant, seul un frisson presque invisible indiqua que le processus était en cours pour Rand.

— Comment as-tu supporté une telle douleur ? demanda Alanna.

— C’est terminé, si je comprends bien…

Écartant les mains d’Alanna, Rand se détourna d’elle sans le moindre remerciement. Il parut sur le point de parler, mais il se ravisa et sonda les alentours.

— Nous les avons toutes retrouvées, Rand al’Thor, dit Amys d’un ton compatissant.

Le jeune homme acquiesça, puis lança :

— Dans ce cas, il est temps de partir. Sorilea, veux-tu bien désigner les Matriarches qui prendront les prisonnières en charge à la suite des Asha’man ? Et celles qui tiendront compagnie à Kiruna et à mes nouvelles… sujettes. Je ne voudrais surtout pas qu’elles pèchent par ignorance.

— À tes ordres, Car’a’carn !

Ajustant son châle, la doyenne des Matriarches se tourna vers les trois sœurs :

— Allez rejoindre vos collègues en attendant que j’aie trouvé des femmes pour vous tenir la main.

Bera se raidit d’indignation et Kiruna se pétrifia. Des réactions prévisibles. Alanna, elle, baissa les yeux, résignée et quasiment humble. Sans se laisser démonter, Sorilea tapa dans ses mains.

— Eh bien, secouez-vous !

Les Aes Sedai obéirent sans hâte, une façon de laisser croire qu’elles agissaient de leur propre gré.

Amys alla rejoindre Sorilea et murmura quelque chose que Perrin ne parvint pas à capter. Les trois sœurs, en revanche, devaient avoir entendu, car elles s’arrêtèrent net, tournant des visages stupéfiés vers les deux Matriarches. Sorilea tapa de nouveau dans ses mains, plus fort, et leur fit signe de déguerpir.

Perrin se gratta la barbe et chercha le regard de Rhuarc, qui haussa les épaules et sourit. Des affaires de Matriarches ! Pour lui, ça n’avait rien de gênant. En matière de fatalisme, les Aiels rivalisaient avec les loups.

Perrin regarda Gedwyn, qui n’avait pas perdu une miette de l’intervention énergique de Sorilea. À présent, il observait les sœurs avec l’air dépité d’un renard conscient de ne rien pouvoir contre des volailles bien à l’abri dans un poulailler.

Les Matriarches doivent se montrer meilleures que les Asha’man, il le faut !

Rand faisait-il mine d’ignorer la petite scène, ou n’avait-il pour de bon rien remarqué ?

— Taim, dès que les Matriarches auront les prisonnières sous leur contrôle, tu ramèneras tes Asha’man à la Tour Noire. À la minute même ! Souviens-toi de garder à l’œil tout homme qui apprendrait trop vite, et n’oublie pas ce que je t’ai dit sur le recrutement.

— J’aurais du mal à oublier, seigneur Dragon. Je m’occuperai en personne d’organiser cette « tournée ». Mais si je puis me permettre, tu as besoin d’une garde d’honneur compétente.

— Nous en avons déjà parlé… J’ai d’autres projets pour les Asha’man. Et si j’ai besoin d’une garde d’honneur, l’actuelle fera très bien l’affaire. Perrin, voudrais-tu… ?

— Seigneur Dragon, coupa Taim, autour de toi, il faut davantage que quelques Asha’man.

Rand tourna vers Taim un visage impassible. Mais son odeur donna envie à Perrin de reculer. Pourtant, la fureur céda vite la place à de la curiosité teintée de prudence – la première dominant nettement la seconde – puis un courroux meurtrier balaya tout ça.

Rand hocha simplement la tête, son odeur ne charriant plus qu’une inflexible détermination.

Personne ne changeait aussi vite d’aura olfactive. Absolument personne !

Taim n’ayant que le secours de ses yeux, il s’aperçut uniquement que Rand venait de hocher la tête.

— Réfléchis ! Tu as choisi quatre Dévoués et quatre soldats. Il te faut des Asha’man.

Perrin ne comprit rien à ce discours. Ces types en noir n’étaient donc pas tous des Asha’man ?

— Tu penses que je ne peux pas former les Dévoués et les soldats aussi bien que toi ?

— Non, j’estime que le seigneur Dragon est trop occupé pour enseigner. (Taim n’éleva pas la voix, mais son aura empesta la colère.) Et trop important. Sélectionne des hommes qui ont très peu besoin d’apprendre. Je peux le faire à ta place si…

— Un seul homme. Et c’est moi qui vais le choisir.

Taim sourit et écarta les mains, approbateur. Mais la frustration, dans son odeur, manqua de peu dominer la colère.

Une fois encore, Rand désigna quelqu’un sans tourner la tête.

— Lui.

Ce coup-ci, il parut surpris de découvrir qu’il braquait un index sur un type d’âge moyen assis sur un tonneau retourné, très loin de la scène. En outre, l’homme n’accordait aucune attention à ce qui se passait dans ce secteur-là du camp. Les coudes appuyés sur les genoux, le menton reposant sur ses mains croisées, il observait pensivement les Aes Sedai prisonnières. L’épée et le Dragon scintillaient sur le col montant de sa veste noire.

— Comment s’appelle-t-il, Taim ?

— Dashiva, répondit le faux Dragon repenti.

À en juger par son odeur, il était encore plus surpris que Rand, et hautement agacé.

— Corlan Dashiva, venu d’une ferme des Collines Noires.

— Il fera l’affaire, dit Rand.

Mais il ne semblait pas convaincu.

— Dashiva gagne chaque jour de la puissance, mais il a trop souvent la tête dans les nuages. Et même quand ce n’est pas le cas, il n’est jamais complètement présent. Un rêveur, peut-être. À moins que la souillure du saidin ait déjà affecté son cerveau. Seigneur Dragon, tu ferais mieux de choisir Torval, Rochaid ou…

Les objections de Taim semblèrent renforcer le choix de Rand.

— Je viens de dire que Dashiva sera très bien. Informe-le qu’il viendra avec moi, puis remets les prisonnières aux Matriarches et va-t’en. Je n’ai pas l’intention de passer la journée à discutailler. Perrin, prépare tout le monde au départ.

Sans un mot de plus, Rand se détourna et s’éloigna, Min accrochée à son bras tandis que Sulin et Nandera le suivaient comme son ombre.

Taim resta un moment indécis, puis il cria des ordres, appelant Gedwyn, Rochaid, Torval et Kisman. Des types en noir accoururent.

Perrin eut un rictus amer. Alors qu’il avait tant de choses à dire, il n’avait pas réussi à placer un mot. Mais ce serait peut-être plus facile loin des Aes Sedai, des Matriarches… et de Taim.

Pour l’heure, il n’avait pas grand-chose à faire. Ayant conduit l’expédition de secours jusqu’ici, il était censé la diriger, mais Rhuarc savait bien mieux que lui ce qu’il fallait faire. Quant aux Cairhieniens et aux Gardes Ailés, un mot de Dobraine ou de Havien leur suffisait largement. Les deux officiers avaient également quelque chose à dire, mais ils attendirent d’être seuls avec Perrin.

Quand le jeune homme eut demandé ce qui n’allait pas, Havien explosa enfin :

— Seigneur Perrin, c’est le Dragon Réincarné… Passer tant d’heures à chercher dans un charnier…

— C’est un peu excessif, intervint Dobraine. Nous nous inquiétons, tu le comprends sans doute. Bien des choses dépendent de lui.

Dobraine avait l’air d’un militaire, et aussi la chanson, mais c’était fondamentalement un noble du Cairhien adepte du Grand Jeu, comme tous ses compatriotes.

Perrin, lui, était un ignare en matière de Grand Jeu…

— Rand n’est pas encore fou, dit-il froidement.

Dobraine hocha la tête pour approuver ce jugement, puis il haussa les épaules afin de signifier qu’il n’avait jamais mis en doute cette affirmation. Havien devint rouge vif, mais s’éloigna en compagnie de Dobraine. Regardant les deux hommes s’éloigner, Perrin soupira. Il espérait juste n’avoir pas menti…

Après avoir réuni les gars de Deux-Rivières, il leur dit de seller leurs montures et s’efforça d’ignorer les courbettes, certainement sincères, même si elles devenaient pesantes.

Faile en personne estimait que les gens de Deux-Rivières allaient un peu loin en matière de manifestations de loyauté. En outre, il leur restait encore à apprendre comment se comporter avec un seigneur.

Perrin avait envie de leur crier qu’il n’avait rien d’un seigneur, mais il l’avait déjà fait par le passé, et ça ne donnait aucun résultat.

Alors que tous les autres fonçaient vers les chevaux, Dannil et Tell Lewin restèrent en arrière. Ces deux cousins, du genre élancé, se ressemblaient beaucoup, n’était la moustache qu’arborait Dannil – en forme de cornes renversées, comme il était d’usage au Tarabon – alors que Tell, doté d’un nez proéminent, avait opté pour la très fine ligne de poils à la mode en Arad Doman. Décidément, les réfugiés avaient apporté beaucoup de nouveautés à Deux-Rivières.

— Les Asha’man nous accompagnent ? demanda Dannil.

Quand Perrin eut fait « non » de la tête, le jeune gars soupira si fort de soulagement que sa moustache ondula.

— Et les Aes Sedai ? demanda Tell. On va les libérer, non ? Je veux dire… Eh bien, Rand n’est plus entre leurs mains. Enfin, le seigneur Dragon… On ne peut pas garder des Aes Sedai prisonnières.

— Assurez-vous que tout le monde est prêt à partir, tous les deux, marmonna Perrin. Et laissez Rand se charger des Aes Sedai.

Les deux cousins avaient la même façon de grimacer. En même temps, ils levèrent un index pour se gratter la moustache. D’instinct, Perrin éloigna la main de sa barbe. Quand il se grattait trop souvent, un homme donnait l’impression d’avoir des poux.

En un clin d’œil, tout le camp fut en effervescence. Tout le monde s’attendait à partir sans délai, mais chacun avait l’une ou l’autre tâche en souffrance. Avec l’aide des domestiques des Aes Sedai prisonnières, les conducteurs de chariot chargèrent dans les véhicules tout ce qu’il fallait emporter, puis ils entreprirent de harnacher les attelages. Les Gardes Ailés et les soldats du Cairhien grouillaient partout, contrôlant la selle et les rênes de leur monture. Des gai’shain toujours aussi nus couraient dans tous les sens – pourtant, les Aiels semblaient n’avoir pas besoin de grands préparatifs pour être en état de partir.

De vifs éclairs, à l’extérieur du cercle de chariots, signalèrent le départ de Taim et de ses Asha’man. Aussitôt, Perrin se sentit un peu mieux. Sur les neuf hommes en noir qui restaient, un seul, à part Dashiva, était d’âge moyen. Un troisième, boiteux et à la chevelure enneigée, faisait irrésistiblement penser à un grand-père. Les six autres étaient très jeunes, certains semblant à peine sortis de l’adolescence. Pourtant, ils regardaient le remue-ménage avec le calme de types qui ont vu ça des dizaines de fois.

Cela dit, ils restaient entre eux et sur leur quant-à-soi – à part Dashiva, qui se tenait un peu à l’écart, les yeux dans le vide. Se souvenant de l’avertissement de Taim au sujet de cet homme, Perrin supposa qu’il rêvassait.

Quand il rejoignit Rand, celui-ci était assis sur une caisse renversée, la tête entre les mains. Accroupies près de lui, Nandera et Sulin évitaient soigneusement de poser les yeux sur l’épée qu’il portait au côté. Tenant leurs lances et leur rondache avec une certaine nonchalance, elles scrutaient sans cesse les environs – oui, même dans un camp rempli de partisans de Rand. Assise en tailleur aux pieds du jeune homme, Min lui souriait.

— J’espère que tu sais ce que tu fais, Rand, dit Perrin.

Il inclina le manche de sa hache afin de pouvoir s’accroupir sans être gêné. À part Rand lui-même, Min et les deux Promises, personne n’était assez près pour entendre. Et si Sulin ou Nandera couraient tout répéter aux Matriarches – eh bien, tant pis !

Entrant dans le vif du sujet, Perrin raconta tout ce qu’il avait vu dans la matinée – vu et senti, à vrai dire, mais il ne jugea pas utile de le préciser. Rand ne comptant pas parmi les rares personnes informées de son lien avec les loups, il fit mine de parler exclusivement de ce qu’il avait vu et entendu.

Les Asha’man et les Matriarches… Les Asha’man et les Aes Sedai… Les Matriarches et les Aes Sedai… Tout ce qui pouvait s’embraser en un clin d’œil. Foncièrement honnête, il n’épargna pas les hommes de Deux-Rivières.

— Ils sont inquiets, Rand, et s’ils réagissent comme ça, tu peux être sûr qu’un Cairhienien prépare un mauvais coup. Ou un Tearien. Peut-être faire évader les prisonnières, ou quelque chose de plus grave… Par la Lumière ! s’ils savaient comment s’y prendre, Dannil, Tell et cinquante autres gars seraient prêts à les aider…

— Tu crois que quelque chose pourrait être plus grave ? demanda Rand, d’un calme glacial.

Perrin en eut des frissons.

— Mille fois plus grave, oui… Je ne participerai pas à des meurtres. Si tu es d’un avis contraire, je me dresserai sur ton chemin.

Un long silence suivit, les deux hommes se défiant du regard.

Plissant le front à leur intention, Min eut un grognement sourd.

— Espèces de têtes de pioche ! Rand, tu sais très bien que tu ne donneras jamais un ordre pareil, et que tu ne laisseras personne d’autre le donner. Perrin, tu en as conscience aussi bien que moi. Alors, vous voulez bien cesser de vous comporter comme des coqs de combat ?

Sulin ricana. Perrin, lui, aurait voulu demander à Min à quel point elle était sûre de ce qu’elle disait. Mais ce n’était pas une question qu’il pouvait poser à voix haute en ces lieux.

Rand se passa une main dans les cheveux, puis il secoua la tête comme s’il répondait à un interlocuteur qu’il était le seul à voir. Ou comme s’il entendait des voix, à la manière de tout cinglé digne de ce nom.

— Ce n’est jamais facile, hein…, dit-il tristement. L’amère vérité, c’est que j’ignore ce qui serait pire, dans ce cas précis. Je n’ai aucun bon choix à ma disposition. Les sœurs s’en sont assurées.

Le visage impassible, Rand bouillait pourtant de rage, et son odeur en témoignait.

— Mortes ou vivantes, elles pèsent comme un fardeau sur mon dos, et dans les deux cas, elles risquent de me briser l’échine.

Perrin suivit le regard de Rand, qui étudiait les prisonnières. Elles étaient debout, à présent, et regroupées, même s’il y avait encore un tout petit intervalle entre les trois « calmées » et les autres. Les Matriarches qui les entouraient lâchaient des ordres brefs et ne faisaient rien pour dissimuler leur hostilité. Il valait peut-être mieux que des Aielles se chargent des sœurs, plutôt que Rand. Peut-être…

— As-tu vu quelque chose, Min ? demanda Rand.

Perrin sursauta puis jeta un regard appuyé aux deux Aielles. Mais Min se contenta de sourire. Appuyée contre les genoux de Rand, elle ressemblait vraiment à la jeune fille que Perrin avait connue. C’était la première fois, depuis leurs retrouvailles aux puits de Dumai.

— Perrin, elles sont au courant, à mon sujet, dit Min. Les Matriarches, les Promises, peut-être tous les Aiels. Et ça ne leur fait rien.

Min avait un talent qu’elle gardait secret, un peu comme Perrin et son lien avec les loups. Parfois, elle voyait des auras et des images autour des gens. Et il lui arrivait de pouvoir les interpréter.

— Tu ne peux pas savoir comment c’est, Perrin… J’avais douze ans quand ça m’a pris, et j’ignorais qu’il valait mieux ne pas en parler. Les gens pensaient que je faisais l’intéressante. Jusqu’au jour où j’ai dit qu’un homme de la rue voisine allait épouser la femme avec qui je l’avais vu. L’ennui, c’est qu’il était déjà marié ! Quand il s’est enfui avec sa « future », son épouse a rameuté une foule en colère devant la maison de ma tante. Elle m’a accusée d’avoir utilisé le Pouvoir de l’Unique, ou d’avoir fait boire une potion aux deux personnes en fuite… (Min secoua la tête.) Ce n’était pas très clair… La femme avait besoin d’un bouc émissaire. Du coup, on a murmuré que j’étais un Suppôt des Ténèbres. Un peu plus tôt, des Fils de la Lumière étaient venus en ville, histoire de chauffer un peu les esprits.

» Au bout du compte, tante Rana m’a persuadée de dire que je les avais entendus parler, tout simplement. Tante Mirna a juré de me flanquer une fessée pour me punir d’avoir raconté des bêtises, et tante Jana a affirmé qu’elle allait m’en faire passer le goût. Bien sûr, ce n’était pas vrai – toutes les trois connaissaient la vérité – mais si elles s’étaient montrées moins rusées, sans insister lourdement sur mon jeune âge, j’aurais pu être blessée ou tuée.

» Les gens n’aiment pas qu’on sache quelque chose sur leur avenir. Ils ne veulent rien en connaître, sauf si c’est agréable… Mes tantes elles-mêmes réagissaient ainsi. Pour les Aiels, je suis une sorte de Matriarche d’honneur…

— Certaines personnes ont des dons que d’autres ne possèdent pas, dit Nandera, comme si ça mettait un terme au débat.

Min rit et tapota le genou de la Promise.

— Merci, mon amie.

Depuis que la jeune femme avait retrouvé le goût de rire, elle était radieuse. Et elle le resta lorsqu’elle redevint sérieuse – et pas très satisfaite.

— Pour te répondre, Rand, je n’ai rien vu d’utile. Le passé de Taim est rouge de sang, et son avenir aussi, mais ça, tu t’en doutes sûrement. C’est un homme dangereux. Les autres sont tous entourés d’images, comme les Aes Sedai…

Un coup d’œil à Dashiva et aux autres Asha’man suffit pour indiquer de qui parlait Min. Les gens normaux avaient fort peu d’images autour d’eux, contrairement aux Champions et aux Aes Sedai, qui les attiraient comme un aimant.

— Le problème, c’est que mes visions sont troubles. À cause du Pouvoir, je crois. C’est la même chose avec les sœurs, et c’est pire quand elles sont en train de canaliser. Kiruna et sa bande ont beaucoup d’images autour d’elles, mais c’est… brouillé, parce qu’elles sont tout le temps collées les unes aux autres. Avec les prisonnières, c’est encore plus difficile.

— Qu’importent les prisonnières ! lança Rand. Elles ne sont plus dans le jeu.

— Rand, j’ai toujours l’impression qu’il y a quelque chose d’important… Si je pouvais savoir quoi ! Il faudrait que tu en sois informé.

— Quand on ne sait pas tout, marmonna Rand, on doit faire avec le peu qu’on sait… Quelqu’un me disait à peu près ça, par le passé. Il semble que je sois condamné à ne jamais tout savoir. Et même à ne pas en savoir assez long, la plupart du temps. Mais il faut quand même aller de l’avant.

Loial approchait à grands pas, bouillonnant d’énergie malgré sa fatigue évidente.

— Rand, il paraît que nous sommes prêts à partir. Mais tu m’as promis une conversation, tant que tout ça est encore frais.

Les oreilles de l’Ogier frémirent d’embarras, sa voix de stentor prenant un ton plaintif :

— Navré, je sais que ça te sera pénible. Mais je dois savoir. Pour mon livre. Pour les Âges…

Rand se leva en riant et tira sur la veste ouverte de son ami.

— Pour les Âges ? Rien que ça ? Tous les écrivains parlent-ils ainsi ? Ne t’inquiète pas, Loial, ce sera toujours « frais » quand je te raconterai. Pas de risque que j’oublie…

Malgré le sourire, l’odeur de Rand vira un instant à l’amertume et au désespoir.

— Mais ce sera à Cairhien, quand nous aurons tous pris un bain puis dormi à poings fermés.

Rand fit signe à Dashiva d’approcher.

Alors qu’il n’était pas malingre, cet homme se déplaçait à petits pas, les mains croisées au niveau de la taille, et ça lui donnait un air chétif.

— Seigneur Dragon ?

— Tu sais ouvrir un portail, Dashiva ?

— Bien entendu…

L’Asha’man commença à se tordre les mains, le bout de sa langue saillant entre ses lèvres. Était-il toujours aussi nerveux, se demanda Perrin, ou seulement quand il s’adressait au seigneur Dragon ?

— Le M’hael apprend cette technique à un étudiant dès qu’il est assez puissant dans le Pouvoir.

— Le M’Hael ? répéta Rand.

— Le titre du seigneur Mazrim Taim… Dans l’ancienne langue, ça signifie « le chef ».

Le type eut un sourire à la fois nerveux et condescendant.

— À la ferme, j’ai beaucoup lu. En vérité, tous les livres que nous apportent les colporteurs.

— Le M’hael, marmonna Rand, mécontent. Si ça lui chante… Dashiva, ouvre-moi un portail qui débouche près de Cairhien. Il est temps de voir ce qu’est devenu le monde pendant mon absence, et de décider ce que je dois faire si ça me déplaît.

Rand eut un rire mélancolique qui glaça les sangs de Perrin.


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