Nynaeve entendait bien sûr parler à Elayne loin des oreilles de l’aubergiste, mais elle n’en eut pas l’occasion. Maîtresse Anan les escorta hors de la chambre – dans une vie antérieure, elle avait dû être gardienne de prison –, sa vigilance ne se relâchant à aucun moment, même quand elle jeta un coup d’œil inquiet à la porte de Mat.
Au bout du couloir, elle fit descendre à ses « prisonnières » une volée de marches qui les conduisit dans une grande cuisine à l’atmosphère étouffante où flottait une bonne odeur de pain en train de cuire. Brandissant comme un sceptre une grande louche en bois, la plus grosse femme que Nynaeve eût jamais vue dirigeait le ballet incessant de trois filles de cuisine qui défournaient les miches cuites pour les remplacer par des boules de pâte crue. Sur un des poêles en faïence blanche, une grande casserole de bouillie de flocons d’avoine – la base du petit déjeuner ici – mijotait à feu doux.
— Enid, dit maîtresse Anan à la cuisinière, je sors un moment… Ces deux gamines ont besoin d’être confiées à quelqu’un qui les maternera convenablement.
Tout en essuyant ses mains blanches de farine avec un torchon blanc, Enid étudia Elayne et Nynaeve d’un air désapprobateur. Chez cette femme, remarqua l’ancienne Sage-Dame, tout était rond : le visage au teint olivâtre, les yeux noirs, les épaules… On eût dit un mannequin constitué de grosses boules glissées dans une robe. Le couteau de mariage qu’elle portait par-dessus son tablier d’une blancheur immaculée était orné d’une dizaine de pierres étincelantes.
— Patronne, ce sont les deux petites bonimenteuses dont Caira parle à tort et à travers ? Une bonne pêche pour notre jeune seigneur, pas vrai ? Il les aime bien roulées…
À son ton, tout ça amusait beaucoup la cuisinière.
Maîtresse Anan se rembrunit.
— J’ai dit à cette fille de tenir sa langue… Pas question que des rumeurs de ce genre entachent la réputation de la Vagabonde. Rappelle-le à Caira de ma part, et si nécessaire, n’hésite pas à utiliser ta louche.
Maîtresse Anan posa sur Elayne et Nynaeve un regard si méprisant que l’ancienne Sage-Dame manqua pousser un petit cri.
— Quelqu’un de sensé prendrait-il ces deux-là pour des Aes Sedai ? Elles ont dépensé tout leur argent pour payer les robes, tout ça histoire de séduire un homme, et maintenant, elles sont obligées de lui faire des grâces pour ne pas crever de faim. Des Aes Sedai, ça !
Sans laisser à Enid le temps de répondre, maîtresse Anan prit Nynaeve par une oreille, fit de même avec Elayne et les força à sortir avec elle dans la cour des écuries.
Remise de sa stupéfaction, Nynaeve voulut se dégager, mais elle n’en eut pas l’occasion, car l’aubergiste la lâcha alors qu’elle commençait à se débattre. Emportée par son élan, comme Elayne, qui venait de subir le même sort, elle tituba sur quelques pas.
Dès qu’elle eut recouvré son équilibre, la Fille-Héritière pointa le menton, le regard si glacial qu’il n’aurait pas été surprenant de voir se former du givre dans ses cheveux.
Les mains sur les hanches, maîtresse Anan sembla ne pas s’en apercevoir. Mais peut-être s’en fichait-elle comme d’une guigne ?
— Après ça, dit-elle très calmement, on peut espérer que personne ne croira Caira. Si je vous avais crues assez malignes pour ne pas protester, j’en aurais fait plus, histoire de dissiper tous les doutes…
Calme, certes, mais ni douce ni amicale. Après tout, Elayne et Nynaeve avaient fichu en l’air sa matinée.
— Bon, suivez-moi et ne vous perdez pas. Et si ça vous arrive, ne remettez plus jamais les pieds dans mon auberge. Sinon, j’enverrai quelqu’un vous dénoncer auprès de Merilille et de Teslyn ! Ce sont deux des vraies sœurs. Des coriaces qui vous découperaient en quartiers puis se partageraient les morceaux…
Elayne détourna le regard de l’aubergiste pour poser les yeux sur Nynaeve. Sans froncer les sourcils, ni rien de comparable, mais avec une insistance accablante. Un instant, l’ancienne Sage-Dame se demanda si elle réussirait à aller jusqu’au bout de cette comédie. Penser à Mat lui redonna du cœur au ventre. Tout valait mieux que le supporter !
— Nous ne nous perdrons pas, maîtresse Anan, promit Nynaeve, feignant une parfaite docilité. (Un bel effort, quand on savait à quel point cette « qualité » lui était étrangère.) Merci de nous aider…
Elle sourit à l’aubergiste et ignora les regards de plus en plus appuyés d’Elayne. Quoi qu’en pense la Fille-Héritière, il fallait que maîtresse Anan continue à les croire dignes du temps qu’elle leur consacrait.
— Nous vous sommes vraiment reconnaissantes…
L’aubergiste lorgna Nynaeve d’un air morne, puis elle eut un soupir agacé et secoua la tête. Quand cette histoire serait finie, résolut l’ancienne Sage-Dame, elle traînerait maîtresse Anan jusqu’au palais afin que les autres sœurs attestent en sa présence que Nynaeve al’Meara était bel et bien une Aes Sedai.
De si bonne heure, la cour des écuries était déserte, à l’exception d’un garçon d’une dizaine d’années occupé à vider un seau sur la terre battue afin de l’humidifier un peu. Les portes blanches des écuries étaient ouvertes et une brouette attendait devant, une fourche à fumier posée en travers. Des bruits de crapaud écrasé sourdaient du bâtiment – sans doute un garçon d’écurie en train de chanter, supposa Nynaeve. Allaient-elles devoir chevaucher pour atteindre leur destination ? Eh bien, si c’était le cas, même un court trajet serait désagréable. Pensant simplement traverser l’esplanade et revenir au palais bien avant que le soleil soit haut dans le ciel, les deux femmes n’avaient ni chapeau, ni ombrelle ni cape de voyage.
Mais l’aubergiste leur fit traverser la cour, puis elle s’engouffra dans une allée qui courait entre le bâtiment principal des écuries et un haut mur d’où dépassaient pourtant des branches dévastées par la sécheresse. Un jardin privé, sans doute. Au bout de cette voie, un portail donnait accès à une ruelle au sol couvert de poussière et si étroite que la lumière du jour n’y pénétrait pas encore.
— Surtout, les gamines, ne vous laissez pas semer, dit maîtresse Anan. Et n’essayez pas de me faire une entourloupe, sinon, j’irai vous dénoncer moi-même au palais.
Sans doute pour ne pas les nouer autour du cou de l’aubergiste, Nynaeve referma ses deux mains sur sa natte. Avec quelle impatience elle attendait ses premiers cheveux gris ! Cette façon d’être traitée comme une enfant devenait insupportable. D’abord les Aes Sedai, puis les Atha’an Miere – ceux-là, elle préférait ne pas y penser ! – puis une simple aubergiste. Avant de grisonner un peu, impossible d’être prise au sérieux ! Même un visage sans âge d’Aes Sedai n’était pas aussi efficace, dans ce cas précis.
Elayne souleva sa robe pour qu’elle ne traîne pas sur le sol. Mais de toute façon, leurs pas soulevaient une fine poussière qui venait se déposer sur l’ourlet de leurs vêtements.
— Récapitulons…, souffla la Fille-Héritière sans cesser de regarder droit devant elle.
Un ton très calme, mais glacial… Elayne avait un véritable don pour sermonner les gens sans perdre une once de son calme. D’un tempérament soupe au lait, Nynaeve admirait cette qualité chez sa compagne. En temps normal… Aujourd’hui, ça lui donnait juste envie de la gifler.
— Nous pourrions être au palais en train de siroter une délicieuse infusion et de profiter de la brise en attendant que maître Cauthon arrive avec ses bagages. Avec un peu de chance, Aviendha et Birgitte viendraient nous voir avec des nouvelles intéressantes… Sinon, nous pourrions peaufiner notre tactique au sujet de ce garçon. Le suivrons-nous simplement dans les rues du Rahad pour voir ce qu’il se passe, le ferons-nous entrer dans des bâtiments qui pourraient être le bon, ou le laisserons-nous choisir la méthode ?
» Je pense à des centaines de façons de passer notre temps, ce matin. Par exemple, en nous demandant s’il est sans danger d’aller rejoindre Egwene – un jour ou l’autre – après ce « marché » que le Peuple de la Mer nous a arraché. Tu sais que nous devrons en parler tôt ou tard, car se voiler la face ne sert à rien.
» Au lieu de ça, nous voilà embarquées dans une promenade qui peut durer des heures – avec le soleil en plein dans la figure, si nous continuons dans cette direction – pour aller voir des femmes qui protègent des fugitives de la tour. En ce qui me concerne, retrouver des fugueuses n’a aucun intérêt, ce matin pas plus qu’un autre. Mais je suis sûre que tu peux m’expliquer ton plan, Nynaeve. J’ai besoin de comprendre ! Je ne voudrais surtout pas te faire traverser l’esplanade Mol Hara à grands coups de pied dans le postérieur sans savoir pourquoi.
Nynaeve fronça les sourcils. À grands coups de pied ? À force de fréquenter Aviendha, Elayne devenait vraiment violente. Quelqu’un allait devoir remettre un peu de plomb dans la cervelle de ces deux-là.
— Le soleil n’est pas encore assez haut pour nous gêner, répondit Nynaeve. (Hélas, ça ne tarderait plus…) Réfléchis un peu ! Cinquante femmes capables de canaliser qui aident les Naturelles et les filles refusées par la tour.
Utiliser le mot « Naturelle » était parfois gênant, parce qu’il s’agissait d’une insulte dans la bouche de presque toutes les autres Aes Sedai. Mais un jour ou l’autre, elles changeraient d’avis, passant du mépris à la fierté, l’ancienne Sage-Dame en faisait son affaire.
— L’aubergiste a parlé du « Cercle »… Selon moi, ça n’est pas un simple groupe d’amies, mais une organisation…
La ruelle serpentait entre de très hauts murs et l’arrière de bâtiments dont le plâtre, négligé depuis des lustres, laissait souvent apercevoir les briques. Longeant parfois le jardin d’un palais, ce chemin dérobé passait souvent devant l’arrière-cour de boutiques où on voyait, par une porte entrouverte, un joaillier, un tailleur ou un ébéniste en plein travail.
Très régulièrement, maîtresse Anan jetait un coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que les deux « gamines » la suivaient bien. Chaque fois, Nynaeve lui souriait et la saluait de la tête avec ce qu’elle espérait être une profonde conviction.
— Nynaeve, si deux femmes capables de canaliser fondaient une organisation, la Tour Blanche leur tomberait dessus avant qu’elles aient eu le temps de dire « ouf ». Et de toute façon, comment maîtresse Anan pourrait-elle savoir si ces femmes contrôlent ou non le Pouvoir ? Celles qui en sont capables sans être des sœurs n’ont pas tendance à le crier sur tous les toits, tu le sais très bien. Et quand elles dérogent à cette règle, ça ne dure jamais très longtemps… Cela dit, je ne vois pas où tu veux en venir. Egwene veut ramener dans le giron de la tour toutes les femmes capables de canaliser, je sais bien, mais nous ne sommes pas ici pour ça.
Nynaeve serra plus fort sa natte. Comment Elayne pouvait-elle rester si froide et logique alors qu’elle devait bouillir à l’intérieur ? Souriant pour la énième fois à l’aubergiste, l’ancienne Sage-Dame dut faire un effort pour ne pas la foudroyer du regard dès qu’elle eut détourné la tête.
— Cinquante femmes, ce n’est pas deux femmes, justement…
Ces inconnues devaient savoir canaliser. Il le fallait, car tout son plan reposait là-dessus.
— Il me semble impossible que ce Cercle puisse ignorer l’existence, dans sa ville, d’un lieu où sont entreposés une multitude d’angreal. Et si j’ai raison… (Nynaeve ne put cacher sa jubilation.) Si j’ai raison, nous trouverons la Coupe des Vents sans l’aide de maître Matrim Cauthon. Ensuite, adieu les promesses absurdes !
— Pour moi, elles ne visaient pas à l’acheter, Nynaeve. Je les tiendrai, et toi aussi, si tu as un minimum d’honneur. Et je sais que c’est le cas.
Décidément, Elayne passait beaucoup trop de temps avec Aviendha. Depuis quand avait-elle décidé qu’elles devaient toutes se soumettre au ji-truc-machin de ces maudits Aiels ?
Elayne se mordit pensivement les lèvres. Toute la glace ayant fondu en un clin d’œil, elle semblait être redevenue elle-même.
— Sans maître Cauthon, nous ne serions jamais allées à l’auberge, dit-elle enfin. Donc, nous n’aurions pas rencontré cette remarquable aubergiste, ni entendu parler du Cercle. Conclusion : si tout ça nous conduit à la Coupe des Vents, ce sera à cause de notre jeune seigneur.
Mat Cauthon ! Rien qu’à ce nom, le sang de Nynaeve entrait en ébullition. Trébuchant soudain, elle se rétablit de justesse et décida de lâcher sa natte pour soulever elle aussi sa robe. Comparée aux pavés de l’esplanade ou au parquet du palais, cette ruelle était un véritable champ labouré.
Quant au raisonnement d’Elayne, il y avait de quoi regretter qu’elle soit redevenue elle-même…
— Remarquable, marmonna Nynaeve. Je te lui en ficherais, moi, du « remarquable » ! Personne ne nous a jamais traitées comme ça. Pas même les gens qui doutaient de notre identité – et même pas les Atha’an Miere. La plupart des gens seraient soupçonneux si une fillette de dix ans leur disait qu’elle est une Aes Sedai.
— La plupart des gens ne savent pas à quoi est censé ressembler le visage d’une Aes Sedai. Je crois que maîtresse Anan a été à la tour. Sinon, comment connaîtrait-elle certaines choses ?
Nynaeve foudroya du regard la femme qui marchait devant elles. Setalle Anan pouvait être allée dix fois à la tour – cent fois, même ! –, elle devrait tôt ou tard reconnaître que la « gamine idiote » était bel et bien une Aes Sedai. Ensuite, elle s’excuserait. Puis elle apprendrait ce que ça fait d’être tirée par l’oreille !
L’aubergiste se retourna. Bien entendu, Nynaeve lui adressa un sourire, mais quelque peu figé, et elle la salua avec raideur, comme si sa nuque coinçait.
— Si ces femmes savent où est la Coupe des Vents, rien ne nous obligera à dire à Mat comment nous l’aurons trouvée. Tu vois où je veux en venir ?
Une question purement rhétorique.
— Je vois, oui, mais… Eh bien, il faudra que je demande à Aviendha, histoire d’être sûre.
Tous ses espoirs balayés, Nynaeve aurait volontiers crié. Mais l’aubergiste de malheur les aurait sûrement abandonnées, dans ce cas.
La ruelle débouchant dans une grande rue, il ne fut plus question de parler. Le soleil brillant désormais bien au-dessus des toits, Elayne mit ostensiblement une main en visière pour se protéger les yeux. Nynaeve ne l’imita pas. Car enfin, ce n’était pas si aveuglant que ça… Le ciel d’un bleu limpide semblait se moquer de son aptitude à prévoir le climat, qui lui soufflait toujours qu’une tempête se préparait.
Même à cette heure matinale, quelques carrosses en bois laqué sillonnaient les rues tortueuses en compagnie de chaises à porteurs encore plus clinquantes. Pieds nus et vêtus d’un gilet à rayures rouges et vertes, les porteurs se hâtaient, sans doute pour obéir aux ordres de leurs clients invisibles derrière des volets de bois ajourés. Les charrettes et les chariots étaient nettement plus nombreux, et la foule se fit plus dense à mesure que les échoppes et les boutiques ouvraient. Nynaeve identifia des apprentis en gilet chargés d’une course, des vendeurs de tapis, une partie de leur marchandise sur l’épaule, des acrobates, des jongleurs et des musiciens soucieux de ne pas se faire voler leur coin de rue préféré et une véritable légion de colporteurs avec sur leur plateau des épingles, des rubans ou des fruits ratatinés.
Sur les marchés au poisson ou à la viande, l’activité battait son plein depuis un bon moment. Nynaeve ne vit que des poissonnières et pratiquement que des bouchères, à l’exception des étals où on proposait du bœuf.
Se frayant un chemin dans la foule en évitant une cohorte de véhicules qui ne voyaient aucune raison de ralentir, maîtresse Anan accéléra le pas pour compenser les inévitables arrêts. Qui devinrent d’ailleurs plus fréquents, car l’aubergiste, qui devait être populaire, se faisait sans cesse héler par toutes les commerçantes et patronnes d’auberge qui se tenaient devant leur boutique ou leur établissement. Répondant toujours poliment aux premières, Setalle Anan ne manquait jamais de s’arrêter pour échanger quelques mots avec ses collègues.
À la première, Nynaeve souhaita ardemment que ce soit la seule. À la deuxième, elle pria pour ça. À la troisième, elle décida de regarder droit devant elle et tenta sans succès de ne pas entendre l’affligeante conversation.
Elayne se rembrunit, devenant de plus en plus froide, le menton tellement pointé qu’elle avait sûrement du mal à voir où elle mettait les pieds.
Il y avait une raison à son attitude, reconnut Nynaeve à contrecœur. À Ebou Dar, une personne vêtue de soie pouvait traverser une place, mais c’était un maximum. Ici, tout le monde était en vêtements de lin ou de laine, le plus souvent sans broderies. Quelques mendiants faisaient exception à cette règle, parce qu’ils avaient récupéré à la poubelle une tenue de soie toute décatie et constellée de trous.
Une fois de plus, Nynaeve regretta que maîtresse Anan n’ait pas choisi une autre explication à sa présence dans les rues si tôt le matin. Cette histoire de deux têtes de linotte ruinées parce qu’elles avaient acheté de belles robes pour séduire un homme devenait insupportable. D’autant plus que Mat y avait le beau rôle, que la Lumière le brûle !
Un jeune et beau seigneur, vraiment, et un bon danseur, avec juste ce qu’il fallait du mauvais garçon. Si maîtresse Anan n’avait pas été mariée… Bien entendu, toutes les femmes riaient aux éclats. À part Elayne et Nynaeve – les deux petits minois de miel (l’expression de l’aubergiste, quoi que ça puisse vouloir dire) qui étaient en quelque sorte les dindons plumés de cette méchante petite farce. Par bonheur, ces jeunes idiotes promises à la mendicité étaient tombées sur une brave femme en mesure de leur trouver un emploi de filles de cuisine.
— Elle ne va quand même pas s’arrêter à toutes les auberges de la ville, grommela Nynaeve en s’éloignant de l’Oie Naufragée.
Malgré le nom peu engageant de son établissement de trois niveaux, la propriétaire arborait un énorme grenat à chaque oreille.
— Tu te rends compte que nous ne pourrons plus jamais entrer dans ces auberges sous notre véritable apparence ? lança Nynaeve.
Désormais, maîtresse Anan ne se retournait presque plus pour voir si elles la suivaient.
— Je crois que c’est le but recherché, lâcha Elayne, plus glaciale que jamais. Nynaeve, si tu nous as lancées sur la piste d’un leurre…
Inutile de détailler la menace. Avec Aviendha et Birgitte pour complices – et elles entreraient dans le jeu – Nynaeve ne doutait pas qu’Elayne pourrait lui pourrir la vie sans difficulté.
— Ces femmes nous conduiront à la Coupe des Vents !
L’ancienne Sage-Dame agita les bras pour faire fuir un mendiant à l’œil gauche barré par une balafre boursouflée rougeâtre. Simplement de la farine, de l’eau et du colorant rouge cochenille. Un très vieux truc !
— J’en suis sûre, fit Elayne avec un soupir méprisant.
Nynaeve perdit vite le compte des ponts qu’elles traversèrent, étroits ou larges, et des barges qui circulaient dessous. La matinée avançait, le soleil se trouvant à une fois sa propre hauteur au-dessus des toits, puis deux et un peu plus… Si maîtresse Anan ne suivait probablement pas le chemin le plus court, semblant faire des détours pour trouver des auberges, elle continuait à avancer vers l’est, donc en direction du fleuve. Mais soudain, elle se retourna.
— Tenez vos langues, à partir de maintenant. Répondez quand on vous interroge, et rien de plus. Si vous me mettez dans l’embarras…
En marmonnant qu’elle faisait sûrement une énorme erreur, l’aubergiste fit signe aux « gamines » de la suivre jusqu’à une maison au toit plat qui se dressait de l’autre côté de la rue.
Deux niveaux, un balcon miteux, une façade décatie… Le bâtiment n’avait rien d’impressionnant, d’autant plus qu’il était coincé entre une teinturerie aux effluves âcres et un atelier de tisserand d’où montait un vacarme infernal. Ce fut pourtant une servante qui vint ouvrir la porte. Grisonnante, la mâchoire carrée, cette bougresse au regard d’acier, le visage lustré de sueur, arborait des épaules de forgeron.
Suivant maîtresse Anan, Nynaeve entra en souriant. Quelque part dans la maison, sentit-elle, une femme était en train de canaliser le Pouvoir.
À l’évidence, la solide servante connaissait au moins de vue maîtresse Anan. Cela dit, sa réaction fut étrange. Si elle s’inclina respectueusement, elle ne cacha pas sa surprise de voir une telle visiteuse – ni ses doutes sur l’opportunité de sa venue. Hésitant avant de laisser entrer le trio, elle se montra très directe avec Nynaeve et Elayne. Les guidant jusqu’à un salon, à l’étage, elle leur dit d’un ton sec :
— Ne bougez pas et ne touchez à rien, ou il vous en cuira !
Sur ces mots, elle s’éclipsa, peut-être pour aller rejoindre l’aubergiste.
Nynaeve regarda Elayne avec une lourde insistance.
— Allons, une femme qui canalise, ça ne veut pas dire…, commença la Fille-Héritière.
La perception changea, s’amplifiant un instant, puis revenant au même niveau – non, elle était moins forte, en réalité.
— Même s’il y en a deux, reprit Elayne, ça ne change pas grand-chose. En tout cas, c’est la servante la plus mal embouchée que j’aie jamais vue.
Elle s’assit dans un fauteuil rouge à haut dossier. Après un moment, Nynaeve l’imita, mais en s’installant sur le bord du siège, histoire de pouvoir se relever plus vite. Une simple précaution, rien à voir avec de la nervosité.
La pièce n’était pas grande, mais le carrelage rouge et blanc du sol brillait et les murs verts semblaient avoir été repeints récemment. Où que se posent les yeux, il n’y avait pas trace de dorures, mais les fauteuils rouges étaient joliment sculptés tout comme les guéridons d’un bleu plus foncé que le sol qui les jouxtait. Accrochées à des appliques, les lampes en laiton scintillaient tant on les avait polies. Dans la cheminée au linteau en bois sculpté, des branches de pin faisaient office de décoration. Le motif du linteau avait quelque chose d’étrange. Il représentait ce qu’on appelait à Ebou Dar et dans ses environs les « Treize Péchés ». Un homme aux yeux lui mangeant le visage incarnait l’Envie, un autre, la langue tombant jusqu’aux chevilles, symbolisait la Calomnie, un autre encore, les dents démesurément longues, serrait des pièces contre sa poitrine en héraut cynique de la Cupidité – et ainsi de suite.
Bref, une affaire de goût… Mais pour le reste, Nynaeve fut assez satisfaite de son inspection. Toute personne ayant les moyens d’avoir un salon de ce genre pouvait également faire rénover la façade de sa maison. Et si elle ne le faisait pas, c’était par souci de discrétion…
La servante n’ayant pas refermé la porte, des échos de voix montèrent du hall d’entrée.
— Je n’arrive pas à croire que tu les as amenées ici… (Un ton où se mêlaient l’incrédulité et la colère.) Setalle, tu sais à quel point nous sommes prudentes. Toi qui connais beaucoup trop de choses, tu devrais être informée de ça.
— Reanne, je suis désolée, répondit maîtresse Anan. Je n’ai pas pensé que… Eh bien, je suis prête à me porter garante pour ces filles, et à me soumettre à ton jugement, si…
— Mais non, ça ne va pas jusque-là ! s’écria Reanne, à l’évidence surprise et bouleversée. Je voulais dire… Bon, tu n’aurais pas dû, mais… Setalle, navrée d’avoir réagi ainsi. J’espère que tu me pardonneras.
— Tu n’as aucune raison de t’excuser, Reanne, fit l’aubergiste d’un ton à la fois repentant et un rien rancunier. J’ai eu tort de les conduire jusqu’ici.
— Non, Setalle ! Je n’aurais pas dû te parler ainsi. Pardonne-moi, je t’en prie !
Quelques instants plus tard, Setalle Anan et Reanne Corly entrèrent dans le salon. Nynaeve ne put cacher sa surprise. D’après la teneur du dialogue, elle s’attendait à quelqu’un de plus jeune que l’aubergiste, mais Reanne avait les cheveux uniformément gris et une multitude de ridules – des vestiges de sourire, même si elle semblait plutôt morose pour l’instant – couraient sur son visage. Pourquoi l’aînée s’était-elle humiliée ainsi devant la cadette ? Et pourquoi cette dernière acceptait-elle une telle chose, même sans grand enthousiasme ? Bien sûr, à Ebou Dar les coutumes étaient différentes – Nynaeve préférait ne pas penser à quel point elle était loin de chez elle – mais certaines valeurs se retrouvaient partout. Même si l’ancienne Sage-Dame n’avait jamais fait beaucoup d’efforts pour se montrer humble devant le Cercle des Femmes, à Deux-Rivières, une telle scène était stupéfiante…
Comme elle l’espérait, Reanne était capable de canaliser. Mais sa puissance avait de quoi surprendre. Elle n’égalait pas Elayne, ni même Nicola – que la Lumière la brûle ! – mais elle valait largement Sheriam, Kwamesa ou Kiruna. Bien peu de femmes atteignaient un tel niveau. Et même si elle était largement au-dessus de toutes, Nynaeve ne s’était pas attendue à en rencontrer une ici. À l’évidence, Reanne était une Naturelle. Si la tour avait mis la main sur une femme pareille, elle ne l’aurait pas lâchée, quitte à la garder toute sa vie dans une robe blanche de novice.
Nynaeve se leva et tira sur le devant de sa robe. Pas par nervosité. Absolument pas ! Si cette aventure pouvait bien se terminer, elle…
De ses yeux bleus perçants, Reanne étudia les deux « gamines » avec l’air d’une femme qui vient de trouver dans sa cuisine deux cochons fraîchement sortis de la porcherie et encore tout gluants de boue. Même s’il faisait bien plus frais qu’à l’extérieur, elle se tamponna le visage avec un mouchoir, puis lâcha :
— Il va bien falloir faire quelque chose de ces filles, si elles sont vraiment ce qu’elles prétendent être.
Décidément, sa voix haut perchée mais musicale avait quelque chose de juvénile. Sursautant soudain – pour une raison inconnue –, elle coula un regard en coin à l’aubergiste. Il s’ensuivit une autre séance d’excuses et de contre-excuses, chaque femme assurant à l’autre qu’elle ne lui en voulait pas et qu’elle lui pardonnait bien volontiers. À Ebou Dar, quand les gens faisaient assaut de politesse, l’échange de propos fleuris pouvait durer une heure et plus.
Affichant un sourire figé, Elayne s’était levée aussi. Arquant un sourcil à l’intention de Nynaeve, elle appuya un coude dans le creux de sa main et se tapota la joue du bout d’un index.
— Maîtresse Corly, fit l’ancienne Sage-Dame, je m’appelle Nynaeve al’Meara, et voici Elayne Trakand. Nous cherchons…
— Setalle m’a dit tout ce qu’il faut savoir sur vous, coupa Reanne.
Cheveux gris ou non, cette femme était dure comme une muraille de pierre.
— Un peu de patience, les filles, et je m’occuperai de vous.
Reanne se tourna vers l’aubergiste, son ton devenant très légèrement hésitant :
— Setalle, si tu veux bien m’excuser… Je dois interroger ces deux-là, et…
— Regarde qui est de retour après toutes ces années ! s’écria une petite femme râblée d’âge moyen en entrant dans le salon.
Malgré sa robe à ceinture rouge du cru et sa peau bronzée, c’était une Cairhienienne, son accent ne pouvait pas tromper. Son exclamation s’adressait à la femme qui l’accompagnait, et qui transpirait tout autant qu’elle. Plutôt grande, vêtue d’une robe en laine ordinaire et environ de l’âge de Nynaeve, elle avait des yeux noirs inclinés, un nez très crochu et une grande bouche.
— C’est Garenia ! Elle…
S’avisant que Reanne n’était pas seule avec Setalle, la petite femme râblée se tut brusquement.
Reanne croisa les mains comme si elle voulait prier – ou s’empêcher de balancer une paire de claques à quelqu’un.
— Berowin, dit-elle, agacée, un jour, tu tomberas d’une falaise avant de t’être aperçue que tu étais au bord…
— Je suis désolée, Sœur Aîn…
Confuse, la Cairhienienne baissa les yeux. Sa compagne originaire du Saldaea – les yeux inclinés et le nez crochu l’attestaient – fit mine de s’intéresser passionnément à la broche de pierre rouge qui ornait sa poitrine.
Nynaeve gratifia Elayne d’un regard triomphant. Les deux nouvelles venues étaient capables de canaliser, et quelqu’un d’autre continuait à utiliser le saidar dans la maison. Si Berowin manquait nettement de puissance, Garenia en avait davantage que Reanne – le niveau de Lelaine ou de Romana, au minimum. De toute manière, la force ne comptait pas, car quoi qu’il en soit, ça faisait au minimum cinq femmes en mesure de manier le Pouvoir. Elayne s’entêta un moment, gardant le menton pointé, puis elle soupira et hocha la tête. Parfois, il fallait vraiment produire des efforts surhumains pour la convaincre de quelque chose…
— Tu te nommes Garenia ? demanda Setalle Anan en dévisageant la compagne de Berowin. C’est étrange, parce que tu ressembles beaucoup à une femme que j’ai rencontrée… Zarya Alkaese.
L’air stupéfié, la femme qui ressemblait à une négociante du Saldaea tira un mouchoir de sa poche et se tamponna les joues.
— C’est le nom de la sœur de ma grand-mère, dit-elle après un moment d’hésitation. On dit que je lui ressemble beaucoup. Quand vous l’avez vue, elle allait bien ? Après être partie pour devenir une Aes Sedai, elle a totalement oublié sa famille.
— La sœur de ta grand-mère… Oui, c’est logique. Quand je l’ai vue, elle se portait bien, mais ça remonte à longtemps. J’étais plus jeune que toi aujourd’hui.
Son impatience de plus en plus visible, Reanne ne put plus se contenir.
— Setalle, je suis désolée, vraiment, mais je dois te redemander de bien vouloir nous laisser. Tu me pardonneras de ne pas te raccompagner ?
L’aubergiste s’excusa, comme si elle était fautive parce que Reanne la jetait dehors sans ménagement, puis elle s’en fut en jetant un dernier regard dubitatif à Nynaeve et à Elayne.
— Setalle ! s’exclama Garenia dès que maîtresse Anan fut partie. C’était vraiment Setalle Anan ? Comment a-t-elle pu… ? Par la Lumière du Ciel ! même après soixante-dix ans, la tour pourrait…
— Garenia ! fit Reanne, le ton tranchant et le regard assassin. (La bavarde s’empourpra.) Bon, puisque vous êtes là, toutes les deux, autant mener cet interrogatoire à trois. Vous, les gamines, restez où vous êtes et taisez-vous !
Bien sûr, c’était pour Elayne et Nynaeve. Se retirant dans un coin, les trois femmes s’engagèrent dans une conversation à voix basse.
Elayne se rapprocha de Nynaeve.
— Je n’aimais déjà pas qu’on me traite comme une novice quand j’en étais une… Cette comédie va durer encore longtemps ?
— J’essaie d’écouter, siffla Nynaeve.
Recourir au Pouvoir était bien sûr impossible, parce que les trois femmes s’en seraient aussitôt aperçues. Par chance, ou parce qu’elles en étaient incapables, elles n’avaient pas tissé de protection contre les oreilles indiscrètes. Parfois, leurs voix montaient d’un ton…
— … peut s’agir de Naturelles…, dit Reanne.
Ses interlocutrices blêmirent.
— Dans ce cas, il faut leur montrer la porte, dit Berowin. Celle de derrière ! Des Naturelles !
— Je veux toujours savoir qui est cette « Setalle Anan », intervint Garenia.
— Si tu ne peux pas te concentrer sur un sujet, lui dit Reanne, un petit séjour à la ferme ne te ferait pas de mal. Alise est très douée pour discipliner les esprits. À présent…
La conversation redevint inaudible.
Une servante entra, mince et jolie dans sa robe de laine grise et son tablier blanc. Avec plus de grâce que la première, elle posa sur un guéridon un plateau lesté d’une bouilloire et de tasses et commença à faire le service.
Nynaeve fronça les sourcils. Cette fille-là aussi était capable de canaliser. Sans grande puissance, certes, mais que faisait-elle dans la peau d’une domestique ?
Garenia jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et sursauta.
— Qu’a donc fait Derys pour mériter une pénitence ? J’aurais cru que les poissons chanteraient avant qu’elle soit en délicatesse avec une règle. Alors, en violer une…
Berowin eut un soupir sonore, mais sa réponse fut à peine audible.
— Elle voulait se marier… Elle prendra son service à la ferme plus tôt – avec Keraille, le lendemain de la Fête de la Demi-Lune. Ça réglera le problème de maître Denal.
— Vous avez envie de labourer les champs pour Alise, toutes les deux ? demanda soudain Reanne.
Le niveau sonore baissa de nouveau.
Nynaeve triompha de plus belle. Encline à se soucier fort peu des règles, surtout quand il s’agissait de celles des autres – souvent d’une stupidité crasse, il fallait bien l’admettre, comme cette interdiction faite à Derys de se marier alors qu’elle en avait envie –, elle savait que les notions de « règlement » et de « pénitence » étaient immanquablement associées à une organisation. Comme un ordre, par exemple. Donc, elle avait raison depuis le début ! Idem sur un autre sujet… Lui taquinant les côtes avec un coude, elle obligea Elayne à baisser la tête vers elle.
— Berowin porte une ceinture rouge, souffla-t-elle.
C’était le signe de reconnaissance des légendaires guérisseuses d’Ebou Dar, connues pour être presque aussi bonnes que les Aes Sedai face à toutes les maladies. Elles étaient censées recourir à des herbes et à d’antiques connaissances, mais…
— Elayne, combien de guérisseuses avons-nous vues ? Combien étaient capables de canaliser le Pouvoir ? Et combien était d’Ebou Dar, voire de l’Altara ?
— Sept, Berowin comprise, répondit la Fille-Héritière. Et l’une d’entre elles était d’ici, j’en suis absolument sûre.
Tête de pioche ! Donc, les six autres ne l’étaient pas…
— Mais aucune n’avait la puissance de ces femmes.
Au moins, la Fille-Héritière n’essayait pas de nier l’évidence. Toutes ces femmes pouvaient manier le Pouvoir.
— Nynaeve, tu penses vraiment que les guérisseuses… ? Toutes les guérisseuses seraient… Enfin, c’est incroyable !
— Dans cette ville, il existe même une Guilde des Balayeurs ! Je crois que nous venons de tomber sur les dirigeantes de l’Antique Ligue des Guérisseuses !
Elayne s’entêta à nier l’évidence.
— La tour aurait depuis longtemps envoyé cent Aes Sedai ici, Nynaeve. Deux cents, même ! Un ordre de ce type aurait été impitoyablement étouffé dans l’œuf.
— La tour n’est peut-être pas au courant… Si cette guilde a adopté profil bas, Tar Valon ne s’en est peut-être jamais inquiétée. Aucune loi n’interdit de canaliser quand on n’est pas une Aes Sedai. En revanche, on n’a pas le droit de se faire passer pour une sœur ou d’utiliser le Pouvoir à des fins maléfiques. Ou qui le discréditent…
En clair, il était prohibé de faire quoi que ce soit qui pût ternir l’image des Aes Sedai si quelqu’un venait à penser qu’on en était une. De sacrées limitations, au goût de Nynaeve. Mais en réalité, c’était pire que ça. La tour était au courant de tout, et elle aurait écrabouillé un cercle de brodeuses, s’il avait été composé de femmes aptes à canaliser. Pourtant, il devait y avoir une explication à…
Assez vaguement, Nynaeve sentit que quelqu’un s’unissait à la Source. Puis elle en eut une conscience aiguë puisqu’un flux d’Air s’enroula autour de sa natte et la força à traverser la pièce sur la pointe des pieds. Rouge de colère, Elayne subit le même sort. Et plus grave encore, toutes deux étaient isolées de la Source.
L’épreuve cessa quand elles furent arrivées devant Reanne et les deux autres femmes. Assises dans des fauteuils rouges, toutes trois étaient enveloppées par l’aura du saidar.
— On vous avait dit de vous taire, lâcha Reanne. Si nous décidons de vous aider, il vous faudra comprendre que nous exigeons une parfaite obéissance – comme à la Tour Blanche, exactement ! (Un nom prononcé avec une vibrante révérence.) Sachez que vous auriez été traitées avec plus de bienveillance si vous n’étiez pas arrivées d’une manière si… irrégulière.
Le flux qui enserrait la natte de Nynaeve disparut. Libérée elle aussi, Elayne secoua rageusement la tête.
La surprise mêlée de révulsion céda la place à une indignation brûlante lorsque Nynaeve s’avisa que c’était Berowin qui l’isolait de la Source. Presque toutes les Aes Sedai qu’elle connaissait étaient plus puissantes que cette femme ! Mobilisant toute son énergie, l’ancienne Sage-Dame tenta d’atteindre le saidar, certaine que le tissage de son adversaire volerait en éclats. Ces femmes allaient voir de quel bois elle se chauffait !
Le tissage… résista et la Cairhienienne râblée eut un sourire ravi. Nynaeve insista, et le bouclier s’étira, enfla comme une boule mais ne cassa pas. Enfin, c’était impossible ! En la prenant par surprise, n’importe qui pouvait couper Nynaeve de la Source. Et une femme moins puissante qu’elle pouvait maintenir le tissage, une fois qu’il était fait. Mais pas moins puissante à ce point ! Et aucun bouclier ne s’étirait autant sans se rompre. C’était de la folie !
— Si tu continues, tu vas faire une apoplexie, dit Berowin, presque compatissante. Nous n’essayons pas de passer pour ce que nous ne sommes pas, mais un don s’améliore avec le temps, et j’ai toujours eu celui-là. Je pourrais contrôler un Rejeté, à ce petit jeu…
Nynaeve abandonna. Elle pouvait attendre. D’autant plus facilement qu’elle n’avait pas le choix.
Son plateau sur les bras, Derys vint proposer des tasses d’infusion. Aux trois femmes assises… Sans daigner accorder un regard aux deux visiteuses, elle s’inclina et retourna à sa place.
— Nous pourrions être en train de déguster une délicieuse infusion, rappela Elayne avec un regard assassin pour Nynaeve.
Les deux femmes allaient devoir attendre, oui, mais peut-être pas très longtemps…
— Tenez-vous tranquilles, les gamines, dit Reanne. (D’un ton calme, certes, mais en se tamponnant rageusement le front avec son mouchoir.) D’après ce que nous savons, vous êtes indisciplinées, têtues, vous courez après les hommes et vous mentez comme vous respirez. J’ajouterai que vous êtes incapables de respecter une consigne très simple. Si vous voulez notre aide, tout ça devra changer. Cette affaire est hors norme, vraiment. Soyez contentes que nous daignions vous parler.
— Nous voulons votre aide, dit Nynaeve.
Elayne ne pouvait-elle pas cesser de la regarder comme ça ? C’était pire que les yeux glaciaux de Reanne. Enfin, pas mieux…
— Nous cherchons un ter’angreal…
Reanne reprit sa tirade comme si elle n’avait rien entendu.
— D’habitude, nous connaissons déjà les filles qu’on nous amène. Là, nous devons nous assurer de votre identité. Combien de portes une novice peut-elle emprunter pour entrer dans la bibliothèque de la tour ? Et desquelles s’agit-il ?
— Deux portes, siffla Elayne, telle une vipère. La principale, à l’est, quand elle est en mission pour une sœur, ou, quand elle vient de son propre chef, l’entrée dérobée qui se trouve au sud-ouest et qu’on appelle la Porte des Novices. Combien de temps ça va encore durer, Nynaeve ?
Garenia, qui maintenait le tissage d’Elayne, canalisa un flux d’Air supplémentaire – sans la moindre douceur. Elayne frissonna et Nynaeve fit la grimace, étonnée que la Fille-Héritière n’ait pas porté une main à l’arrière de sa robe, là où ça devait faire mal.
— S’exprimer poliment fait partie des règles, souffla Garenia avant de boire une gorgée d’infusion.
— C’est la bonne réponse, dit Reanne comme s’il ne s’était rien passé. (Elle jeta cependant un regard perçant à Garenia.) Combien de ponts y a-t-il dans le Jardin Aquatique ?
— Trois, répondit Nynaeve.
Là, elle connaissait la réponse. N’ayant jamais été novice, elle aurait séché sur la première question.
— Nous devons savoir…
Berowin était bien trop focalisée sur le bouclier pour canaliser un flux d’Air. Reanne Corly, en revanche, en avait la possibilité, et elle en usa. Parvenant de justesse à rester impassible, Nynaeve serra très fort le devant de sa robe pour empêcher ses mains de bouger.
Comble de l’arrogance, Elayne lui adressa un petit sourire d’une froideur polaire. Glacial, certes, mais satisfait…
Une kyrielle de questions suivit. Combien d’étages y avait-il dans le quartier des novices ? Douze… Dans quelles circonstances une novice était-elle admise devant le Hall de la Tour ? Lorsqu’elle venait apporter un message, ou quand elle passait en jugement pour un crime, avant d’être exclue de la tour. Il n’y avait pas d’autres cas possibles…
Sous ce bombardement, Nynaeve put seulement placer deux mots et elle obtint, en guise de réponse, le silence méprisant de Reanne Corly. En parlant de Hall de la Tour, elle commençait à se sentir comme une novice y comparaissant sans avoir le droit de s’exprimer. Dans le lot, c’était une des rares réponses qu’elle connaissait, mais Elayne comblait chaque fois ses lacunes. Si les questions avaient porté sur les Acceptées, Nynaeve aurait été un peu plus à l’aise – sans plus, cependant – mais ces femmes ne s’intéressaient qu’aux novices. Une chance qu’Elayne accepte de jouer le jeu ! Pour l’instant ! Parce qu’à la tête qu’elle tirait, ça risquait de ne pas durer.
— Je suppose que Nynaeve a vraiment été à la tour, conclut Reanne après avoir consulté du regard ses deux assistantes. Si Elayne lui avait appris ce qu’il faut pour faire semblant, les réponses auraient été meilleures… Certains esprits vivent dans un brouillard perpétuel…
Garenia soupira puis acquiesça. Au goût de Nynaeve, Berowin approuva cette analyse avec une hâte vexante pour elle.
— S’il vous plaît, dit-elle poliment.
Malgré les calomnies qu’on répandait sur son compte, elle savait faire montre de courtoisie, dans les cas d’urgence.
— S’il vous plaît… Nous avons vitalement besoin de trouver un ter’angreal que le Peuple de la Mer appelle la Coupe des Vents. Cet artefact est dans une remise poussiéreuse, quelque part dans le Rahad. Je pense que votre guilde – enfin, le Cercle – sait où se trouve cette remise. S’il vous plaît, aidez-nous !
Trois visages de marbre firent soudain face à l’ancienne Sage-Dame.
— Il n’existe pas de guilde ! s’écria Reanne. Seulement un groupe d’amies qui n’ont pas trouvé leur place à la Tour Blanche.
De nouveau, ce ton respectueux…
— Des amies assez stupides pour tendre la main à de jeunes écervelées. Nous n’avons rien à voir avec les angreal, les sa’angreal ou les ter’angreal. Car nous ne sommes pas des Aes Sedai.
Là encore, un nom prononcé avec un vibrant respect.
— De toute façon, vous n’êtes pas là pour poser des questions. Nous allons vous en poser d’autres, pour déterminer jusqu’où vous êtes allées, puis vous serez conduites à la campagne et confiées à une amie à nous. Elle veillera sur vous jusqu’à ce que nous ayons décidé que faire. Et jusqu’à ce que nous soyons sûres que les sœurs ne vous recherchent pas. Une nouvelle vie vous attend – une seconde chance, si vous êtes capables de la saisir. Ce qui vous a fait échouer à la tour, que ce soit un manque de compétence, l’angoisse ou autre chose, ne compte pas ici. Personne ne vous poussera à apprendre ou à faire des choses qui vous dépassent. Ce que vous êtes, voilà tout ce qui importe !
— Maintenant, ça suffit ! lâcha Elayne d’un ton glacial. Le jeu est terminé, Nynaeve ! Ou as-tu l’intention de faire un petit séjour à la campagne ? Elles n’ont pas la coupe, de toute façon.
La Fille-Héritière sortit de sa bourse sa bague au serpent et se la passa à un doigt. À la voir regarder les trois femmes qui lui faisaient face, personne n’aurait deviné qu’elle était coupée de la Source. Une reine à bout de patience ! Non, une Aes Sedai dans toute sa splendeur !
— Je suis Elayne Trakand, Haute Chaire de la maison Trakand, Fille-Héritière du royaume d’Andor et Aes Sedai de l’Ajah Vert. J’exige que vous me libériez sur-le-champ.
Nynaeve eut un grognement étouffé.
Garenia fit la grimace et Berowin écarquilla les yeux d’horreur. Reanne secoua tristement la tête, puis elle parla d’un ton coupant :
— J’espérais que Setalle vous avait dégoûtées de ce mensonge-là… Je sais combien il est dur de partir fièrement pour la Tour Blanche puis d’en être chassée et de devoir revenir chez soi après une telle défaite. Mais il est interdit de se vanter ainsi d’être une sœur, même pour rire…
— Je n’ai aucune envie de rire…, fit Elayne, d’un ton léger hautement trompeur.
Garenia se pencha en avant, un flux d’Air déjà prêt, mais Reanne leva une main pour l’arrêter.
— Et toi, Nynaeve, tu veux continuer à t’enfoncer dans cette folie ?
L’ancienne Sage-Dame respira à fond. Ces femmes devaient savoir où était la Coupe des Vents ! Bon sang, elles le devaient !
— Nynaeve ! s’écria Elayne.
Même si ça finissait bien, elle ne laisserait jamais sa compagne oublier ce fiasco. Pour lancer des piques qui tuent, elle avait un extraordinaire talent…
— Je suis une Aes Sedai de l’Ajah Jaune, soupira Nynaeve. Egwene al’Vere, la véritable Chaire d’Amyrlin, nous a élevées au rang de sœurs à Salidar. Elle n’est pas plus âgée qu’Elayne, comme vous le savez sûrement.
Les visages de marbre ne bronchèrent pas.
— Elle nous a envoyées à la recherche de la Coupe des Vents, qui nous permettra de contrôler le climat.
Toujours aucune réaction. Nynaeve tenta de contrôler sa colère, mais il y avait des limites à tout.
— Vous ne pouvez pas être contre cette initiative ! Regardez autour de vous ! Le Ténébreux fait étouffer le monde. Si vous avez un indice, au sujet de la coupe, dites-le-nous !
Reanne fit signe à Derys, qui vint récupérer les tasses et jeta un regard apeuré aux deux « gamines ». Quand elle s’éloigna, finissant par sortir de la pièce, les trois femmes se levèrent comme des juges avant de prononcer une sentence.
— Je regrette que vous n’acceptiez pas notre aide, dit Reanne. Toute cette affaire me navre…
Elle sortit des pièces d’argent de sa bourse, en posa trois dans la paume de Nynaeve et fit de même avec Elayne.
— Ça vous aidera pour un temps… Et vous pourrez vendre les robes. Pas au prix d’achat, mais… De toute façon, elles ne conviennent pas pour voyager. Car demain à l’aube, vous quitterez Ebou Dar.
— Nous n’irons nulle part ! s’écria Nynaeve. Si vous savez…
Peine perdue. Reanne continua son discours.
— Ce délai écoulé, nous ferons circuler vos descriptions, en nous assurant qu’elles arrivent entre les mains des sœurs du palais Tarasin. Si vous êtes encore là après le lever du soleil, nous dirons tout aux Aes Sedai. Et aux Capes Blanches, tant qu’à faire… Il ne vous restera plus que trois options : fuir, vous rendre aux sœurs ou mourir. Partez et ne revenez jamais. Si vous renoncez à vos mensonges, vous avez la vie devant vous. Voilà, cet entretien est terminé. Berowin, raccompagne-les, je t’en prie.
Reanne sortit du salon sans un regard en arrière.
Maussade, Nynaeve se laissa guider jusqu’à la porte d’entrée. Résister n’aurait rien apporté, à part de se faire éjecter manu militari, mais elle détestait capituler. Oui, elle abominait ça !
Elayne marchait d’un pas raide, déterminée à en finir le plus vite possible.
Avant de sortir, Nynaeve fit une ultime tentative.
— Garenia, Berowin, si vous savez quelque chose, parlez-nous ! Vous devez comprendre à quel point c’est important. Il le faut.
— Les pires aveugles sont les gens qui ferment les yeux, lâcha Elayne.
Berowin hésita, mais pas Garenia.
— Tu nous prends pour des crétines, petite ? Si ça ne tenait qu’à moi, on vous enverrait à la ferme dans des sacs à patates ! Quelques mois avec Alise, et vous apprendriez à tenir votre langue. Et à ne pas cracher dans la main qu’on vous tend !
Nynaeve envisagea de flanquer un coup de poing sur le nez de cette imbécile. Pour ça, elle n’avait pas besoin du Pouvoir.
— Garenia, fit Berowin, retire immédiatement ces paroles ! Nous ne gardons jamais les femmes contre leur gré. Excuse-toi !
Miracle des miracles, la femme qui aurait été très près du sommet chez les Aes Sedai se tourna vers celle qui se serait trouvée au bas de l’échelle… et s’empourpra jusqu’aux oreilles.
— Je te demande pardon, dit-elle à Nynaeve. Parfois, mon fichu caractère prend le dessus et je dis des choses inconvenantes. Encore une fois, je m’en excuse.
Garenia regarda de nouveau Berowin, qui eut un hochement de tête satisfait.
Avant que Nynaeve soit revenue de sa surprise, les boucliers se dissipèrent. Puis on la poussa dans la rue, tout comme Elayne, et on claqua la porte dans leur dos.