V La Taverne du Vieux qui Louche
Bertram arriva en avance sur le port de Dashtikazar. Pour tromper son attente, il déambula un moment parmi les voiliers appartenant aux riches familles de la ville et les barques robustes des pêcheurs.
Les cris stridents des oiseaux luttant avec la brise se mêlaient aux claquements des voiles mal arrimées et aux cliquetis des haubans contre les mâts.
Bertram sentit poindre en lui de la tristesse. Ce port lui en rappelait un autre, quelque part dans le monde réel, où il allait en vacances avec ses parents, lorsqu’il était tout jeune. Il se souvint de la plage, et de son père jouant avec lui au ballon tandis que sa mère profitait du soleil, allongée sur une serviette blanche… Tout cela était si loin ! Il y songeait, comme à une autre vie qu’il aurait vécue, avant l’accident qui avait provoqué la mort de ses parents, avant son rapatriement au Pays d’Ys par son parrain Gérald.
Une boule se forma dans sa gorge, ses paupières papillonnèrent. Il se reprocha sa faiblesse, sortit un mouchoir de sa poche et se moucha. Puis il se dirigea à grandes enjambées vers le lieu du rendez-vous.
La Taverne du Vieux qui Louche, contrairement à ce que laissait entendre son nom, n’avait rien d’un repaire de pirates. La matinée, pêcheurs et mareyeurs discutaient des cours du poisson devant un verre de vin fruité des Montagnes Dorées. A midi, les commerçants du quartier se retrouvaient autour d’une corma, d’un plat de fruits de mer ou d’une aile de raie pochée aux câpres, pour parler de leurs affaires. L’après-midi, les jeunes étudiants de Dashtikazar aimaient occuper les alcôves de la grande salle pour travailler ou bavarder en se gavant de jus de fruits et de café. Le soir se rassemblait une foule hétéroclite d’habitués, qui philosophaient sur le monde avant d’entonner des chansons à boire.
A l’heure, donc, où Bertram poussa la porte de l’établissement, ce furent les regards curieux d’une poignée d’étudiants qui l’accueillirent. Ceux-ci n’avaient pas souvent eu l’occasion de voir un homme de la Guilde, vêtu du prestigieux manteau sombre et doté de la mystérieuse sacoche.
Deux paires d’yeux, notamment, le fixèrent avec étonnement, avant de se dissimuler derrière la cloison d’une alcôve, d’où montèrent bientôt des exclamations étouffées.
Bertram, à qui ce curieux manège avait échappé, montra la plus parfaite indifférence et s’installa à une table ronde qu’il choisit proche de l’entrée…
La pendule au-dessus du comptoir indiquait tout juste cinq heures, quand deux jeunes filles firent leur entrée dans la taverne. Elles avaient treize ans environ et se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, à ce détail près : l’une portait les cheveux courts et l’autre, les cheveux longs.
– Ambre ! Coralie ! les appela Bertram en agitant la main.
– Bonjour, Bertram ! Ça fait plaisir de te revoir, s’exclama la belle Coralie en faisant claquer deux baisers sonores sur les joues du Sorcier qui s’empourpra légèrement.
– Salut, dit plus sobrement Ambre en lui tendant la main. Tu as pris des couleurs, on dirait !
Ambre était la sœur jumelle de Coralie, à laquelle elle avait volontiers cédé le monopole de la coquetterie. Pour sa part, sportive et dotée d’un caractère entier, elle était autant la terreur des garçons que Coralie leur égérie. Mais sa carapace n’était pas sans failles : il arrivait, quand elle n’y prenait garde, que ses sentiments pour Guillemot la transforment en une jolie fille comme les autres…
– C’est bien, vous êtes ponctuelles, éluda Bertram. J’ai contacté Romaric et Gontrand, ils n’étaient pas sûrs d’être à l’heure au rendez-vous. Mais ils m’ont promis de venir.
– Bon, commença Ambre en s’asseyant, dis-nous ce qui se passe.
– On va d’abord commander, proposa Coralie en levant le bras à l’attention du serveur. Qu’est-ce que vous prenez ? Ambre ? Bertram ?
– Un chocolat chaud.
– Une corma.
– Et un nectar de poire pour moi, annonça Coralie.
– Une autre corma, s’il vous plaît.
Bertram, Ambre et Coralie se tournèrent vers l’homme, essoufflé et transpirant, qui s’était adressé au serveur.
– Gérald ! s’exclama Bertram, manifestement ravi.
Gérald était un homme de petite taille, au ventre rebondi par les plaisirs de la table. Son crâne dégarni abritait une grande intelligence et, derrière ses lunettes, des yeux pétillants annonçaient un esprit libre et alerte. Il pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans, et portait le manteau sombre et la sacoche des Sorciers de la Guilde. C’était un grand ami de Maître Qadehar.
Bertram s’empressa de faire les présentations :
– Gérald, je te présente Ambre et Coralie, des amies de Guillemot. Elles viennent de Krakal. Les filles, je vous présente Gérald, mon Maître Sorcier et parrain. Devant la gravité de la situation, je me suis permis de le convier à notre réunion…
Ambre et Coralie s’étaient levées poliment.
– Nous sommes ravies de vous rencontrer, monsieur.
– Moi de même, jeunes filles, répondit Gérald en s’épongeant le front. Je vous en prie, asseyons-nous. Mon voyage m’a épuisé. Et je crois que j’ai suffisamment attiré l’attention comme ça !
Les conversations qui s’étaient arrêtées un instant autour d’eux reprirent de plus belle. Deux Sorciers le même jour dans la Taverne du Vieux qui Louche, voilà qui n’avait rien d’habituel !
Le serveur apporta les boissons. Ils trinquèrent.
Après avoir bu plusieurs gorgées de l’excellente bière au miel d’Ys, Gérald laissa échapper un soupir de satisfaction.
– Ça va mieux ! s’exclama-t-il. Le voyage depuis Gifdu m’a éreinté… Au fait, Bertram, tu ne m’avais pas dit que tous tes amis devaient venir ?
– Si, mais Romaric doit d’abord s’échapper de la forteresse-école de Bromotul et Gontrand, de l’Académie de Tantreval ! Ce n’est pas si facile que ça…
Ils décidèrent d’attendre les deux retardataires avant d’aborder les questions sérieuses. Et Ambre fut obligée de chercher patience… Ils discutèrent donc de tout et de rien, et Coralie se montra experte à ce jeu. Enfin, au moment où ils n’espéraient plus les voir arriver, Romaric et Gontrand firent irruption dans la taverne.
Romaric, qui suivait une formation d’Écuyer dans la Confrérie des Chevaliers du Vent, était le cousin de Guillemot, et son aîné de quelques mois. Il avait treize ans et demi, mais paraissait davantage. C’était un garçon robuste et musclé, courageux et volontaire. La blondeur de ses cheveux tout comme le bleu intense de ses yeux en faisait, sans aucun doute possible, un vrai Troïl…
Gontrand avait l’âge de Romaric, à quelques jours près, et il était son meilleur ami. Grand, plutôt maigre, il avait les yeux couleur noisette et des cheveux noirs toujours soigneusement coiffés. Doté d’un humour corrosif et d’un calme à toute épreuve, il se destinait à être musicien.
Les deux garçons s’excusèrent auprès de leurs amis : il avait fallu ruser pour fausser compagnie à leurs professeurs et gardiens ! Ils furent heureux de faire la connaissance de Gérald, ce fameux parrain qui avait rapatrié Bertram à Ys. Ils commandèrent à leur tour deux verres de jus d’airelle bien frais et prirent place à table.
– Très bien, commença Bertram, puisque tout le monde est là…
– Enfin ! gémit Ambre, au comble de l’inquiétude depuis qu’elle savait qu’il était arrivé quelque chose à Guillemot.
– Du calme, Ambre, la gronda Romaric.
Lui et ses amis présents n’avaient pas oublié la scène qu’elle avait faite sur la lande, quand les Korrigans s’en étaient pris à Guillemot, personnellement.
– Bon, je peux placer un mot ? se vexa Bertram. Je vous rappelle tout de même que Guillemot a disparu et qu’il a vraisemblablement été enlevé !
Le calme revint. Tous prêtèrent une attention soutenue. Bertram récapitula les événements tels qu’ils s’étaient passés, et exposa les conclusions auxquelles il était arrivé. Le petit groupe était atterré. A tel point que personne ne se rendit compte que leur conversation semblait intéresser vivement deux individus cachés dans une alcôve voisine, deux individus qui avaient déjà assisté à l’arrivée de Bertram avec des yeux ronds…
– Je peux confirmer une chose, déclara Gérald, c’est que Guillemot ne se trouve plus à Ys. Moi aussi, j’ai essayé de le contacter mentalement, mais je n’y suis pas parvenu.
– L’Ombre ! s’exclama Coralie. Ce ne peut être qu’elle !
– C’est possible, c’est même tout à fait probable, reconnut Gérald.
Il ne put s’empêcher de penser au traître qui se cachait – du moins Qadehar et lui-même le supposaient – au sein de la Guilde.
– Il s’agit en tout cas de quelqu’un qui maîtrise suffisamment les arts sorciers pour pouvoir prendre une autre apparence, ajouta-t-il.
– C’est faisable, ça ? s’étonna Romaric.
– Bien sûr ! répondit Bertram d’un ton supérieur. Il suffit de…
– La question n’est pas de savoir comment, le coupa Gontrand, ni même par qui, mais où ! Où a-t-il été emmené ?
– Dans le Monde Incertain, vraisemblablement, répondit Gérald, puisque Bertram ne les a pas rattrapés sur la route qui conduit à Dashtikazar et, au-delà, vers la colline aux Portes. Or, le Galdr du Désert, que vous connaissez pour l’avoir utilisé avec Maître Qadehar, permet seulement de rejoindre, depuis Ys, le Monde Incertain.
– Dans ce cas, déclara Romaric, qu’est-ce qu’on attend pour y aller ?
– Holà, holà ! s’exclama Gérald d’un ton autoritaire, accompagnant ses paroles d’un geste leur signifiant de ne pas s’emballer. Vous n’irez nulle part ! La situation est déjà assez confuse comme ça. N’allez pas en rajouter ! Vous allez tous rentrer sagement chez vous. De mon côté, je vais immédiatement aller voir le Prévost. Il décidera de ce qu’il convient de faire.
Gérald se leva. Ambre allait s’insurger contre le discours du Sorcier, quand Romaric lui fit un signe et un clin d’œil.
Gérald paya l’addition et salua les jeunes gens.
– Bertram, dit-il enfin, je compte sur toi pour que ce petit monde ne fasse pas de bêtises. D’accord ? Bon, au revoir !
– Au revoir ! répondirent-ils en chœur.
Dès que le Sorcier eut quitté la taverne, ils se regardèrent les uns les autres.
– Vous savez à quoi je pense ? demanda Romaric en faisant mine d’examiner les ongles de sa main.
Un sourire illumina aussitôt le visage de chacun des amis réunis, à l’exception de Bertram…