XXVIII L’eau et l’air


L’approche de l’armée des Collines provoqua une effervescence dans la cité de Yénibohor, effervescence visible jusque sur les remparts où des Orks lourdement armés couraient prendre position. Kushumaï donna des ordres ; ses hommes arrêtèrent leur progression et restèrent hors de portée des tirs d’arc éventuels, en face de la porte d’entrée qui était solidement fermée et semblait capable de résister à tous les assauts.

– Il ne nous reste qu’à attendre, annonça Kushumaï à Gérald, Yorwan et Qadwan, ainsi qu’à Tofann, au Chasseur, au Luthier et à l’Archer venus aux nouvelles. Et surtout, à espérer que le Peuple de la Mer réussisse !

L’une des particularités de la ville résidait dans le cours d’eau qui la traversait de part en part pour se jeter dans la Mer des Brûlures. Canalisé sur tout son trajet dans la cité, il servait à de multiples usages quotidiens et y apportait la seule touche de fraîcheur. Le Fleuve Mouillé entrait donc et ressortait de Yénibohor en se glissant sous les remparts, par une voûte munie de grilles. Les eaux du fleuve et celles de la mer abritaient en effet des poissons carnassiers énormes, qu’il aurait été désagréable de rencontrer au cours de ses ablutions !

Ousnak, un chasseur d’exception qui avait été désigné par l’ensemble des Tribus pour prendre la tête de l’étrange expédition, arrêta un instant sa nage sous-marine et se retourna. Ses longs cheveux blancs flottèrent un instant tout autour de sa tête. La centaine d’hommes que le Peuple de la Mer avait dépêchés à la rescousse de l’armée des Collines le suivaient en groupe compact, avec une parfaite maîtrise de la nage sous l’eau. Ils venaient de prendre une dernière provision d’air et savaient qu’ils pouvaient tenir de longues minutes en économisant leurs gestes. Rassuré, Ousnak reprit sa progression.

Il aperçut bientôt la grille qui empêchait les monstres de la mer de remonter le fleuve jusque dans la cité. Grâce à la membrane qui protégeait ses yeux, à la façon d’un masque de plongée, il distinguait les moindres détails de ce qui l’entourait. Ainsi il repéra le barreau de métal rongé par la rouille, tout en bas, au contact du sol couvert d’algues, qui allait leur permettre d’entrer. Ousnak fit un geste : trois hommes vinrent l’aider à tordre la barre rouillée. Ils se glissèrent ensuite l’un après l’autre par l’ouverture ainsi ménagée. Remontant prudemment à la surface, ils emplirent de nouveau leurs poumons et replongèrent au fond de l’eau. En sortant la tête pour respirer, ils avaient pu se rendre compte que l’attention des Orks et des prêtres était entièrement tournée vers la plaine où se tenaient les assaillants. Kushumaï avait raison ! Le commando qui réussirait à pénétrer dans la cité était assuré de prendre les défenseurs au dépourvu.

Ousnak vérifia que le couteau, qui lui servait en temps ordinaire à fouiller dans la chair des poissons qu’il péchait, était toujours dans la ceinture de son pagne. Il se donna du courage en le caressant, et fit signe d’avancer. Ils parvinrent ainsi au large pont qui prolongeait la porte principale et s’abritèrent dessous. La porte, à quelques dizaines de mètres, était seulement gardée par deux Orks. Les autres s’étaient positionnés sur les remparts… Cette confiance n’était guère étonnante quand on considérait l’énorme poutre qui bloquait les deux battants métalliques.

– Nous allons nous diviser en trois groupes, chuchota Ousnak. Un qui neutralisera les monstres, le deuxième qui ouvrira la porte et le troisième qui couvrira notre retraite…

Les Hommes de la Mer prirent silencieusement pied sur la berge. Ousnak extirpa de sa large ceinture un objet que Kushumaï lui avait confié lorsqu’elle était venue les voir, la veille, sur leurs radeaux, pour leur faire part de son plan d’attaque. Il défit les bandages étanches qui le protégeaient et pointa le tube de métal vers le ciel. Comme le lui avait expliqué la femme aux yeux verts, il pressa un bouton. Aussitôt, une boule de feu jaillit vers le ciel et explosa sans bruit dans une intense et brève lumière bleue.

– Le signal ! s’exclama Kushumaï de l’autre côté des murailles, qui guettait le ciel avec inquiétude depuis un moment. Ils ont réussi ! Ils vont essayer d’ouvrir la porte. Tenez-vous prêts !

A l’intérieur de la cité, le premier groupe d’Hommes de la Mer, immédiatement suivi du deuxième, s’élança en direction des Orks, tandis que le troisième se déploya entre la porte et le pont. Les Orks furent tellement surpris de voir des hommes presque nus surgir de nulle part en brandissant de simples couteaux qu’ils ne se défendirent pas aussi bien que d’habitude. Le premier succomba rapidement. Mais l’autre se ressaisit, envoya deux hommes à terre et hurla pour appeler à la rescousse ses congénères. Trop tard : la poutre avait été enlevée et les panneaux s’ouvraient en grand.

– A l’attaque ! exulta Kushumaï. A l’attaque !

Paysans de l’Ouest, brigands. Chasseurs et guerriers du Nord se ruèrent tous en avant.

Pendant ce temps, les hommes d’Ousnak qui étaient enfin venus à bout du deuxième Ork, se replièrent vers la rivière en emportant les corps des deux malheureux que le monstre avait tués.

– On ne s’en sort pas trop mal, commenta Wal, le père de Matsi, en se tenant le bras qui était marqué d’une estafilade sanguinolente.

– Oui, acquiesça Ousnak. Mais nous n’avons plus rien à faire ici. Le Peuple de la Mer a tenu ses engagements : aux autres d’accomplir leur part. Nous ne sommes pas des guerriers…

Les hommes aux cheveux blancs plongèrent en silence dans le fleuve et reprirent le chemin de la mer.

Les premiers à atteindre la cité furent les guerriers des steppes, suivis des Chasseurs de l’Irtych Violet menés par Kushumaï en personne. Ils se heurtèrent à une dizaine d’Orks qui tentaient de refermer la porte.

– Enfin un peu d’action ! rugit Tofann en abattant son épée gigantesque sur le crâne d’un des monstres, stupéfait de trouver en face de lui un homme de sa taille.

Les guerriers exterminèrent les Orks présents à la porte, avant même l’arrivée des Chasseurs.

– Vous auriez pu nous en laisser ! plaisanta l’un d’eux qui tenait une lance dans une main et une courte hache dans l’autre.

– Rassurez-vous, répondit Tofann en désignant du menton les grappes d’Orks qui dégringolaient des remparts : il y en aura pour tout le monde…

– Il ne faudrait pas que les autres trament, s’inquiéta Kushumaï. Que font-ils ?

– Je crois qu’il y a un problème, dit un Chasseur.

En effet, à cent mètres des murailles, brigands et hommes de l’Ouest qui constituaient le gros des troupes gisaient sur le sol, criant de surprise et de colère ! Ils s’étaient heurtés à quelque chose de mouvant et de laiteux qui les avait renversés comme des quilles, une sorte de vague magique gigantesque qui avait jeté par terre les audacieux tentant d’atteindre la cité…

Kushumaï leva les yeux vers le haut des remparts : des prêtres avaient tissé un puissant sortilège qui empêchait leurs amis de leur porter secours !

– Courage ! lança-t-elle à la cinquantaine d’hommes qui avaient resserré les rangs. Yorwan et Gérald sont dehors, avec les magiciens Korrigans. Ils vont sûrement trouver une solution !

– Rapidement, j’espère, dit calmement Tofann. Parce que les Orks qui arrivent ont l’air très, très nombreux !

Yorwan et Gérald ne perdirent pas de temps à réfléchir lorsqu’ils se rendirent compte que Kushumaï était prise au piège dans la cité avec seulement une poignée d’hommes. Si valeureux qu’ils étaient, ils ne tiendraient pas plus que les Chevaliers face aux hordes d’Orks qu’abritait Yénibohor ! Les deux Sorciers jetèrent un regard furieux aux prêtres en blanc qui, du haut de la muraille, formaient une chaîne relayant leur magie. Puis ils s’éloignèrent en compagnie de Qadwan et des Korrigans.

– Nous allons unir nos pouvoirs, Gérald, Qadwan et moi, expliqua Yorwan à Kor Hosik. Votre magie est trop différente pour que l’on puisse s’allier avec vous : que les Korrigans fassent au mieux pour nous aider à briser la vague blanche !

Kor Hosik rapporta ses propos aux vieux sages. Ceux-ci hochèrent la tête. Tandis que les trois Sorciers se prenaient la main et adoptaient les Stadha Incertaines du contre-sortilège qu’ils élaboraient, les Korrigans tracèrent un cercle sur le sol et se mirent à danser au milieu.

Par le pouvoir de l’Auroch et de la Main, du Cygne et de Y Année, Uruz qui court sur la neige dure, Naudhiz qui va nu dans le froid, Elhaz qui crépite quand il brûle, Yéra la généreuse, endormez les esprits mauvais et défaites ce que la magie a fait ! UNEY !

Gar ! Acéré comme le serpent, violent faiseur de veuves,

Par le pouvoir de la pièce d’argent,

Et du sang dont tu t’abreuves,

Bouscule l’obstacle puissant,

Qui bafoue tes enfants !

Le sortilège appelé par la magie des étoiles s’élança contre celui des prêtres de Yénibohor. La brume dorée s’attaqua à la vague translucide et tenta de la contenir, à la façon d’une digue de fortune dressée contre la tempête. Mais, après avoir lutté, elle céda et explosa dans une gerbe d’étincelles jaunes.

Immédiatement derrière, surgie de l’invocation des Oghams, la magie de la terre et de la lune frappa à son tour la vague dans un intense éclair rouge. L’air se troubla autour du sortilège laiteux qui se figea avant de refluer légèrement. Mais, bien qu’ébranlée, la protection des prêtres tint bon.

– Magie à nous plus forte que magie des hommes en blanc sur les grands murs, se désola Kor Hosik. Mais eux trop nombreux ! Un peu moins d’hommes en blanc et Oghams pulvériser le sortilège !

– Tu as raison, Kor Hosik, dit Gérald d’un air sombre. Mais que pouvons-nous faire ?

Le claquement sec d’une détonation retentit. Un prêtre vacilla sur les remparts, puis tomba en avant et s’écrasa en bas de la muraille…

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