XIV Yénibohor


– Que fait-on, maintenant ? demanda Bertram.

Les jeunes gens contemplaient d’un air perplexe les imposantes murailles de la cité de Yénibohor qui se dressaient au loin. C’était la première fois qu’ils voyaient la célèbre ville, et ils étaient impressionnés. Il se dégageait en effet de Yénibohor quelque chose de terrible et d’angoissant.

Une tour gigantesque s’élevait au centre de la ville, renforçant encore cette impression menaçante qui en émanait.

– Voilà donc le repaire de ces prêtres qui font peur à tout le monde ! lança Gontrand en éludant la question de Bertram.

– Wal, le Gardien des Objets du Peuple de la Mer, m’a raconté des choses effroyables à leur sujet…, dit Coralie.

– Ce sont des histoires vraies, confirma Romaric d’un air grave.

Lors de son dernier séjour dans le Monde Incertain, Romaric avait eu l’occasion de rencontrer des hommes qui l’avaient mis en garde contre les prêtres de Bohor.

– On a décidément le chic pour aller chercher les ennuis, soupira Agathe.

– Il faut reconnaître que, pour l’instant, on s’est surtout contentés de suivre la Confrérie, répondit Ambre d’un ton laconique. Ce n’est pas notre faute si elle nous a conduits ici !

Les jeunes amis de Guillemot avaient en effet suivi les traces de la Confrérie à travers la Garrigue Rousse. Et c’est devant les murailles de Yénibohor qu’ils avaient enfin découvert les Chevaliers en ordre de bataille. Ils avaient décidé d’un commun accord de remettre à plus tard le temps des retrouvailles et… celui des explications. Aucun d’entre eux ne tenait à se précipiter ! Dans certaines circonstances, rester tapi dans les bois avec les loups avait quelques avantages…

Ils s’étaient donc dirigés vers les hauteurs, en réalité de simples collines – qu’on appelait Grises à cause d’un affleurement de la roche -, non loin de la cité. Ce point d’observation leur offrait une vue générale et distante sur la scène qui se préparait.

– Bon et, maintenant, que fait-on ? répéta Bertram.

– On fait comme eux dans la plaine, répondit Romaric sans hésiter : on attend…

Dans une attitude à la fois chevaleresque et presque ridicule, compte tenu des circonstances particulières, la ligne de cuirasses turquoise défiait la puissante cité de Yénibohor. A l’arrière, un plan approximatif de la ville sous les yeux, le Commandeur tenait un conseil de guerre avec Ambor, Bertolen, Urien et Valentin.

– Commandeur, répétait pour la dixième fois Urien de Troïl, je ne comprends pas pourquoi vous laissez ce traître de Yorwan diriger l’opération !

Valentin laissa échapper un soupir d’exaspération.

– C’est parce que tu as décidé que tu ne comprendrais pas, répondit-il à la place du chef des Chevaliers. Urien, je t’en prie… D’abord, dis-toi bien que Yorwan ne dirige rien : il nous renseigne, c’est tout. Ce qu’il a pu faire dans le passé est une chose ; ce qu’il fait aujourd’hui, c’est-à-dire nous aider à retrouver Guillemot, en est une autre.

– Tu insinues que sa bonne action suffirait à effacer sa faute du passé ? s’exclama Ambor. Il n’en est pas question !

– Il ne s’agit pas de ça, grommela Urien. Ce n’est pas une bonne action, mais un piège. Un piège dans lequel nous fonçons tête baissée ! Si Yorwan n’était pas sous la protection de ces maudits Sorciers, je l’aurais étranglé de mes propres mains, pour l’empêcher de nuire encore !

– Je vous rappelle, intervint le Commandeur d’un ton sévère, que nous sommes ici pour organiser la prise de la ville. Alors réfléchissons-y, au lieu de spéculer vainement ! Yorwan affirme que c’est là, à Yénibohor, que Guillemot est retenu prisonnier. Si Qadehar et Gérald nous disent que l’on peut se fier aux informations de Yorwan, c’est qu’elles sont valables. Il ne nous appartient pas d’en juger…

Urien ne répondit pas, mais il serra les poings jusqu’à en avoir les jointures blanches.

Plus loin, assis dans l’herbe rase, Qadehar, Gérald et Qadwan entouraient Yorwan, qui s’était enroulé dans son manteau rouge de Seigneur Sha. Personne en les voyant converser librement et amicalement, n’aurait pu s’imaginer que l’un était prisonnier des trois autres…

– Je n’arrive pas à croire que j’ai raté l’appel à l’aide de mon Apprenti, se désolait Qadehar.

– C’est parce que tu es moins sensible que moi aux Graphèmes Incertains, répondit Yorwan.

– Je l’ai entendu, pourtant, insista le Maître Sorcier. Faiblement, mais j’ai bien reconnu un appel au secours ! Seulement, il provenait du Monde Incertain. Comment aurais-je pu savoir qu’il s’agissait de Guillemot ?

Il s’en voulait terriblement de ne pas avoir porté davantage attention au sortilège aléatoire qu’il avait intercepté, alors qu’il marchait avec Urien et Valentin quelques jours plus tôt, en direction de Virdu.

– L’essentiel, le réconforta Gérald, c’est que Yorwan ait capté cet appel et, surtout, qu’il ait eu la présence d’esprit de localiser Guillemot et d’engager une filature mentale.

– J’ai perdu sa trace à Yénibohor, continua Yorwan. Il y est encore certainement ! Cependant…

– Cependant quoi ? demanda Qadwan d’une voix lasse.

Le vieux Sorcier était encore affaibli. Il récupérait difficilement de son passage dans le Monde Incertain.

– Cependant, reprit Yorwan, il faut être très vigilant. Les prêtres de Yénibohor sont redoutables ! Ils pratiquent une forme de magie puissante, qu’ils puisent dans le culte rendu à Bohor, le Maître Obscur. On raconte que le Grand Prêtre qui les dirige n’a pas forme humaine, et qu’il aurait été envoyé dans le Monde Incertain par Bohor lui-même… Quoi qu’il en soit, il faudrait montrer davantage de prudence.

Il jeta un regard désapprobateur aux Chevaliers postés en évidence devant la cité.

Qadwan soupira.

– La Confrérie est ainsi, fière et déraisonnable. Il faut en prendre son parti. Mais ses hommes sont valeureux, ils n’ont pas d’équivalent, dans aucun monde !

– Les Chevaliers n’ont aucune chance contre les prêtres, s’obstina Yorwan.

– Que préconises-tu ? s’enquit Qadehar.

– La ruse ou la négociation. En aucun cas la force.

– Je sais que je me répète, dit Gérald, mais nous disposons de peu de temps ! Quel que soit celui qui a enlevé Guillemot, Ombre, Grand Prêtre ou Bohor en personne, il va vite obtenir de lui ce qu’il désire. Et si, en plus, c’est ce même personnage qui a dérobé dans ta tour le Livre des Étoiles, comme tu nous l’as raconté, alors il y a fort à parier que des choses redoutables se préparent…

– Il faut me croire, dit avec insistance Yorwan. Le Livre des Étoiles m’a bien été volé à Djaghataël, pendant que je courais après Guillemot dans les corridors de Gifdu !

– Un voleur volé, voilà qui serait amusant si la situation n’était pas aussi dramatique ! lâcha Qadwan.

Yorwan tourna un regard désolé vers les trois Sorciers.

– Combien de fois faudra-t-il vous le dire ? Je n’ai pas volé le vieux grimoire, je l’ai mis à l’abri ! Si je n’avais pas agi de la sorte, à rencontre même de mes propres intérêts, la situation serait aujourd’hui bien plus grave.

– Peut-être dis-tu la vérité. En tout cas, j’aimerais le croire… Mais nous verrons cela plus tard, conclut simplement Qadehar après un silence. Pour l’heure, occupons-nous de Guillemot !

Laissant Yorwan à la garde de Qadwan, Qadehar et Gérald se dirigèrent vers le groupe d’hommes assemblés autour du Commandeur.

– Maître, que faisons-nous ?

– Rien, pour l’instant…

La silhouette de ténèbres contemplait depuis le sommet de sa tour les hommes de la Confrérie qui le défiaient devant les murailles de la cité.

– Rien, Maître ? s’étonna Lomgo. Mais…

– Je l’avais prévu… C’était inévitable… Ils arrivent seulement trop tôt…

Les chuchotements de l’Ombre cessèrent. Elle réfléchissait.

– Fais venir notre ami… Maintenant…

Lomgo s’inclina et disparut dans les escaliers.

Un long moment plus tard, soufflant comme un bœuf et pestant contre la hauteur du donjon, un homme fit son apparition sur la plate-forme. C’était un colosse échevelé, poilu en diable, vêtu d’une armure noire cabossée.

– J’espère… que tes hommes sont en place… Thunku…

– Ils le sont, Grand Prêtre, répondit le commandant Thunku d’une voix tonitruante.

– Bien, très bien… Je vais disposer les miens… Et nous attendrons qu’ils attaquent…

– Croyez-vous qu’ils sont venus pour nous attaquer ? interrogea Thunku.

Il lança un regard plein de mépris vers les Chevaliers.

– Ils ne sont pas plus d’une poignée !

– Crois-moi, Thunku… ils attaqueront… Je les connais bien… Ils attaqueront…

L’Ombre ricana et Thunku, que le rictus monstrueux n’effrayait pas le moins du monde, l’accompagna de son rire terrible.

Dans la plaine, malgré la vaillance qui habitait leur cœur, les Chevaliers ne purent réprimer un frisson.

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