XIII Les ténèbres se déchaînent


Guillemot ouvrit les yeux brusquement, le cœur battant à tout rompre. Il jeta un premier regard dans la pièce, puis observa plus attentivement les coins d’ombre mais il ne distingua rien. Il s’efforça de se calmer. Il lui avait pourtant semblé, dans son assoupissement, entendre la porte du cachot s’ouvrir.

Combien de fois s’était-il réveillé ainsi, haletant, émergeant d’un sommeil très lourd, comme un noyé essaie désespérément de remonter à la surface ? Cette attente était en train de le rendre fou.

– Mon garçon…

Guillemot sursauta violemment et poussa un cri. L’Ombre ! L’Ombre était là, toute proche ! Il n’avait donc pas rêvé. Il était tendu comme la corde d’un arc. C’était la fatigue. Depuis combien de temps n’avait-il pas mangé ? Des jours ? Peut-être une semaine…

– Tss tss… Tu es nerveux… beaucoup trop nerveux…

Le chuchotement caverneux se déplaça. Guillemot aperçut enfin la silhouette de ténèbres, de l’autre côté de l’Armure d’Ægishjamur. Il la distinguait à peine. Mais il l’entendait respirer, et il lui semblait sentir sur son visage un souffle glacé. Il se mit à trembler comme une feuille.

– Alors, mon garçon… as-tu réfléchi… à ma proposition… ?

Guillemot ne répondit pas tout de suite. Bon sang ! Il devait à tout prix se calmer ! Arrêter de trembler ! Il ferma les yeux et demanda, comme on fait une prière, l’aide d’Isaz, le Graphème qui aidait à la concentration et renforçait la volonté. Au fond de lui, Isaz s’éclaira et répandit sa chaleur dans son corps.

Lorsque l’Apprenti regarda à nouveau l’Ombre, il tremblait moins.

– J’ai réfléchi. C’est non.

L’Ombre s’agita.

– Tu oses me dire non… à moi…

Elle recula et poussa un gémissement terrifiant qui, malgré la présence d’Isaz en lui, effraya Guillemot.

– Tant pis… Tu l’as décidé toi-même… Tu ne veux pas devenir mon allié… tu seras donc mon esclave…

Guillemot comprit que l’affrontement était inévitable. Il vérifia d’un rapide coup d’œil que toutes ses protections étaient encore en place, et il s’assit précipitamment sur Mannaz.

Au bout de ce qui ressemblait à un bras, l’Ombre fit naître une boule obscure semblable à celle qu’elle avait déjà lancée lors de sa précédente visite. Puis elle la projeta avec force sur le rempart magique.

Le sortilège s’écrasa contre l’Armure d’Ægishjamur. Comme la dernière fois, il se mit à grésiller.

L’Ombre recommença l’opération. Avec le même insuccès.

« Pourquoi s’acharne-t-elle ? s’interrogea Guillemot avec anxiété. Elle voit bien que ses boules n’arrivent pas à entamer mon Armure ! »

Son regard fut attiré vers le sol. Il remarqua que les Ægishjamur gravés sur la pierre brillaient intensément. Les boules obscures mobilisaient leur énergie ! Et pendant que les Ægishjamur luttaient contre elles, ils ne pouvaient pas… Les yeux de Guillemot s’écarquillèrent. Il venait de comprendre la tactique de l’Ombre ! Il essaya de se rassurer en passant ses doigts dans les flammes rouges de Hagal.

Lorsqu’une vingtaine de boules maléfiques se furent accrochées aux parois du Galdr, l’Ombre s’avança, sûre d’elle, en direction de Guillemot. Elle toucha l’Armure et passa un bras à travers, comme on plonge un bras dans l’eau. Elle ricana et essaya de franchir le mur d’énergie.

Au même instant, les Graphèmes d’Odala, que Guillemot avait dessinés entre chaque Ægishjamur pour renforcer le rempart, se mirent à leur tour à étinceler. Le bras que l’Ombre avait passé au travers de la barrière magique se trouva tout à coup attaqué par une myriade d’étincelles brûlantes. Elle gémit de douleur.

– Une double protection… Bien joué, mon garçon… Tu ne me déçois pas… Oh non, tu ne me déçois pas…

La silhouette d’ombre psalmodia un sortilège dans une langue inconnue de Guillemot. Les étincelles s’éteignaient au fur et à mesure que l’incantation gagnait en volume et en puissance.

Pon choktu gher na gher noa magar gudaz bashzir noa…

Les représentations d’Odala, sur le sol, perdirent de leur intensité. Dans un cri de souffrance, l’Ombre pénétra à l’intérieur de l’Armure d’Ægishjamur. Guillemot se retint pour ne pas hurler. L’ennemi avait forcé ses remparts et mettait le siège devant son donjon !

A peine l’Ombre eut-elle vaincu le Galdr que le gigantesque Graphème de Hagal, dont les huit branches crépitaient d’un feu froid, se nimba d’un halo rougeoyant et mit Guillemot à l’abri d’un nouveau mur d’énergie.

L’Ombre se figea en découvrant ce nouveau sortilège.

– Je t’ai sous-estimé, mon garçon… Nous t’avons tous méjugé…

Elle sonda le barrage transparent qui l’isolait du garçon. Elle était toute proche, et Guillemot distinguait à présent une vague forme humaine sous le manteau de ténèbres. Sans qu’il pût dire pourquoi, il commença à avoir moins peur.

– C’est impressionnant… très impressionnant…

L’Ombre se colla contre la paroi rouge et étendit les bras. Une chape d’ombre plongea Guillemot dans l’obscurité ; il se recroquevilla instinctivement. Dans un rugissement, l’Ombre en appela aux puissances du Monde Incertain. Et les ténèbres se déchaînèrent…

Jamais encore Guillemot n’avait assisté à un tel déferlement de magie. Surgissant du néant, des formes spectrales aux contours indistincts allaient et venaient, donnant des coups de boutoir contre le donjon de Hagal, couinant de rage puis repartaient à l’assaut. L’Ombre les encourageait d’une voix terrifiante. Guillemot se mit à hurler. De terreur. De folie peut-être. Jusqu’à ce que la protection de Hagal se lézarde. Se fissure. Et craque, dans une pluie d’étoiles rouges.

L’Ombre accusa le coup en grognant. Elle chancela. Les spectres disparurent comme ils étaient venus. Visiblement épuisée par les efforts qu’elle venait de fournir, l’Ombre s’approcha d’un pas traînant de Guillemot qui sanglotait. L’obscurité qui l’entourait s’était faite moins épaisse.

– Tu es à moi maintenant… Tu es à moi, mon garçon…

Et elle tendit le bras pour l’attraper.

Sous Guillemot, le sol trembla légèrement. Mannaz s’était activé. En une fraction de seconde, le Graphème enveloppa l’Apprenti d’une lueur blanche laiteuse, qui dessina les contours d’un œuf énorme. L’œuf cosmique. L’ultime refuge…

L’Ombre arrêta net son geste. Elle hésita, puis recula en titubant, dans un mouvement de retraite. Guillemot, qui s’en aperçut à travers ses larmes, comprit alors qu’il ne craignait plus rien : l’Ombre avait usé ses forces contre Ægishjamur, Odala et Hagal. Elle n’avait plus assez d’énergie pour s’attaquer à Mannaz !

La porte du cachot s’ouvrit brusquement et un homme au crâne rasé, vêtu d’une tunique claire, entra dans la pièce. Il marqua un temps de surprise en découvrant Guillemot assis dans un œuf translucide, puis il se prosterna devant l’Ombre.

– Maître… Excusez-moi, Maître, mais… une armée étrangère campe aux portes de la cité !

L’Ombre réprima un mouvement de colère.

– Déjà… Ils sont déjà là… Quelle mauvaise nouvelle tu m’apportes là… Lomgo… Trop tôt… C’est trop tôt…

Puis elle se tourna vers Guillemot et lui dit d’une voix fatiguée :

– Je dois malheureusement te laisser… mais je n’en ai pas fini avec toi… Il y a d’autres moyens… Oui, d’autres moyens…

L’Ombre quitta la pièce en maugréant, suivie de Lomgo qui avançait, le buste incliné et la tête penchée sur le côté.

Guillemot essaya de lutter contre le bourdonnement qui envahissait son esprit, mais en vain. Épuisé par les émotions, affaibli par le manque de nourriture, il perdit une nouvelle fois connaissance.

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