VIII Un champ d’armures turquoise


Le palais du Prévost se dressait sur l’une des sept collines qui conféraient à la ville de Dashtikazar, tapie dans la baie, un relief singulier. Gérald traversa la grande place, lieu de cérémonies et de fêtes, et grimpa les escaliers monumentaux jusqu’au bâtiment où résidait et travaillait le premier personnage d’Ys.

Gérald était réellement soucieux. Il fit un signe distrait au Chevalier en faction devant la porte d’entrée, qui le salua respectueusement en retour, puis s’engagea dans les couloirs menant au bureau de celui qui était à la fois maire de Dashtikazar et préfet du pays tout entier.

Le Prévost était un homme d’un certain âge, plutôt grand. Il portait ses cheveux blancs coiffés en arrière. Son regard était resté vif. Plus jeune, il avait été un Qamdar, un chef de clan, sage et respecté, ce qui lui avait valu d’être élu par une très large majorité d’habitants. Le Prévost était, avec le Commandeur de la Confrérie, le Délégué des Marchands et Artisans et le Grand Mage de la Guilde, le personnage le plus puissant d’Ys. Le plus légitime, aussi, puisque, contrairement aux autres, il avait été élu par le peuple ! Mais il était aussi le plus fragile, puisque les gens d’Ys lui avaient seulement confié le pouvoir, et ils pouvaient donc le destituer et le remplacer, dans le cas où une nouvelle majorité le souhaiterait et le justifierait…

Le Prévost, prévenu de l’arrivée de Gérald par un assistant, vint lui ouvrir la porte lui-même. Le Sorcier informaticien ne quittait pas souvent Gifdu et, lorsqu’il le faisait, c’était toujours pour une raison importante…

– Entrez, Gérald. Vous vous faites trop rare en ville ! Je vous en prie, asseyez-vous.

Gérald se laissa tomber dans le fauteuil de cuir que lui désignait le Prévost, tandis que son hôte retournait s’asseoir derrière son bureau.

– Je vous écoute, Gérald. Que se passe-t-il ?

– Il se passe, Votre Honneur, que ce que nous redoutions s’est hélas produit : Guillemot a été enlevé ce matin et se trouve en ce moment même dans le Monde Incertain.

Une ride de profonde contrariété barra le front du Prévost.

– Comment cela est-il possible ? Qadehar n’était pas avec lui ?

– Je crois qu’il est de mon devoir de vous expliquer certaines choses, Votre Honneur…, annonça Gérald d’une voix gênée.

Et il raconta au Prévost, médusé, le projet de la Guilde d’attaquer l’Ombre dans son repaire, le massacre qui s’ensuivit devant la tour de Djaghataël, le procès qui condamna Qadehar, la fuite du Maître Sorcier à Troïl et son départ, avec Urien et Valentin, pour le Monde Incertain.

Quand il eut terminé, le Prévost donna libre cours à sa colère :

– Mais enfin ! De qui se moque-t-on ? Comment des événements aussi importants ont-ils pu avoir lieu sans que j’en sois averti ? Vous rendez-vous compte, Gérald ? C’est très grave !

– Je sais tout cela, Votre Honneur, dit-il, en tentant d’apaiser le Prévost. J’ai parfaitement conscience que la Guilde est allée trop loin. Mais aujourd’hui, les regrets sont inutiles. Il faut agir, et rapidement !

– Ne me cachez rien, Gérald. Que risque-t-il de se passer, si Guillemot tombe entre les mains de l’Ombre ?

– Pour vous parler franchement, je n’en sais rien, avoua le Sorcier.

– Comment ça, vous n’en savez rien ? s’étonna le Prévost.

– C’est la vérité, Votre Honneur, poursuivit Gérald en le regardant droit dans les yeux. Mais je suis sûr d’une chose aujourd’hui : la magie de cet enfant est exceptionnellement puissante. Nul doute que si l’Ombre désire à ce point Guillemot, c’est pour utiliser ses pouvoirs, et à des fins assurément mauvaises. Il est donc capital de le retrouver avant que cela ne se produise !

Le Prévost réfléchit un moment. Puis il se leva et se dirigea vers la porte.

– C’est une trop grande responsabilité pour moi, annonça-t-il. Je vais convoquer le Grand Conseil sur-le-champ…

– N’en faites rien, je vous en prie ! s’écria le Sorcier.

Le Prévost se figea et lança à Gérald un regard stupéfait.

– Il est impératif que cette affaire reste entre vous et moi, continua celui-ci en se mordillant les lèvres. Je vous demande de me faire confiance.

– Expliquez-vous, Gérald, commanda le Prévost d’une voix sèche.

– Qadehar et moi pensons qu’un ou plusieurs traîtres se cachent dans la Guilde…

Le Prévost continuait de le fixer, bouche bée.

– De mieux en mieux ! parvint-il à articuler. Alors, que proposez-vous ?

– Votre Honneur, demanda Gérald après un temps de réflexion, je ne vois qu’une solution : avez-vous confiance dans le Commandeur de la Confrérie ?

– Ma foi, c’est un homme fruste et entier, peu doué pour les subtilités de la politique, mais droit et entièrement dévoué à sa mission de Chevalier. Oui, j’ai confiance en lui.

– Guilde et Confrérie se sont toujours estimées, mais rarement comprises, et encore moins aimées, dit Gérald. Aujourd’hui, c’est à mes yeux une garantie : je crois effectivement que la Confrérie, au contraire de la Guilde, est restée étrangère aux manigances de l’Ombre.

– Parfait, conclut le Prévost en ouvrant la porte et en faisant signe au Chevalier de garde dans le couloir d’approcher. Je vais immédiatement faire demander le Commandeur, en lui intimant la plus grande discrétion.

– Qu’il fasse vite ! supplia Gérald. Je vous le répète : il y a urgence ! Le Pays d’Ys joue peut-être sa propre survie dans cette affaire !

– Je crains, hélas, fit le Prévost en se tournant vers lui, que rien ne soit possible avant demain matin. Il est déjà tard, et organiser une opération d’envergure ne se fait pas comme cela.

Le Sorcier soupira. Le temps jouait contre eux.

Pelotonné dans son manteau, Gérald sautillait sur place pour se réchauffer. L’aube se levait à peine, succédant à l’heure la plus froide de la nuit.

Le Prévost avait su se montrer efficace : environ deux cents Chevaliers étaient rassemblés avec armes et bagages sur la colline aux Portes, et la lumière du jour naissant révélait un véritable champ d’armures turquoise. Le Prévost et le Commandeur s’approchèrent du Sorcier.

– Voici les hommes qui nous accompagneront dans le Monde Incertain, annonça d’une voix rauque celui qui commandait les hommes de la Confrérie. C’est tout ce que je peux faire : ce serait une erreur de vider le Pays d’Ys de tous ses Chevaliers. L’Ombre pourrait en profiter…

Le Commandeur était un colosse qui égalait en taille Urien de Troïl. Comme Gérald, il avait dépassé la quarantaine. Son visage, taillé à la serpe, arborait de nombreuses cicatrices. C’était un Chevalier valeureux, qui avait fait ses preuves sur les champs de bataille. Le Prévost continua :

– Le Commandeur dirigera l’opération. Mais vous en resterez le guide, et il n’entreprendra rien sans vous consulter.

– Cela me convient, répondit Gérald en lançant un regard franc au colosse. Je sais que je peux vous faire confiance, Commandeur. Vous avez maintes fois prouvé votre loyauté lors des incursions de l’Ombre à Ys. Vos hommes vous respectent : je ferai pareil.

Le Chevalier parut sensible aux paroles d’amitié de Gérald et, tout naturellement, il lui tendit la main. Le Sorcier la serra et le remercia de prendre part directement à l’opération.

– C’est mon rôle, et mon honneur, d’être en première ligne avec mes hommes, s’excusa presque le Commandeur.

– Bien, intervint le Prévost pour couper court aux politesses. Gérald, qu’attendons-nous ?

– Faire passer la Porte à deux cents Chevaliers ne sera pas chose facile, expliqua-t-il avec un sourire amusé. J’ai demandé au seul Sorcier disponible et en qui j’ai totalement confiance de venir m’aider. Il ne devrait pas tarder…

Quelques instants plus tard, une silhouette se détacha au loin sur la colline. Bientôt ils distinguèrent, perché sur le dos d’une mule poussive, un vieil homme habillé du manteau sombre de la Guilde. Il s’avançait vers eux tout en râlant après sa monture.

– C’est la dernière fois que je fais le trajet depuis Gifdu avec un animal aussi têtu ! dit-il en s’approchant.

– Qadwan ! Quel plaisir de te revoir ! s’exclama Gérald en lui donnant une petite tape dans le dos.

Qadwan était le Maître du gymnase de Gifdu. C’était un vieil homme mais, pour son âge, il était particulièrement en forme.

– Alors, tu t’es décidé ? lui demanda Gérald.

– Crois-tu que j’ai hésité longtemps ? Savoir Guillemot en danger me hérisse le poil depuis hier soir ! Et puis, quand un ami a besoin d’aide…

– Tu vas avoir l’occasion de m’en apporter, crois-moi. Faire fonctionner cette fichue Porte ne sera pas une partie de plaisir !

Les deux Sorciers, suivis du Prévost et du Commandeur, s’approchèrent de la Porte du Monde Incertain, sous les regards à la fois curieux et inquiets des Chevaliers.

Gérald et Qadwan se positionnèrent chacun près d’un montant de la Porte monumentale. Puis Gérald s’adressa aux Chevaliers :

– Nous allons ouvrir la Porte, et pas seulement l’entrouvrir, comme nous le faisons d’habitude ! Il ne faudra pas perdre de temps : vous l’emprunterez l’un après l’autre, sans hésiter, et au pas de course ! Comme les parachutistes du Monde Certain qui sautent d’un avion.

Les hommes rirent et se détendirent un peu.

– Bon, qui veut passer en premier ? demanda Qadwan.

– Moi, Maître Sorcier, dit un Chevalier blond et élancé en s’avançant d’un pas.

– Moi aussi ! fit un autre, brun et trapu en le rejoignant.

– Ambor et Bertolen ! commenta le Commandeur avec un petit sourire. Ça ne m’étonne pas.

– On y va ? demanda Gérald en interrogeant du regard le Prévost.

– Oui, répondit-il d’une voix émue. Que les Graphèmes veillent sur vous, Maîtres Sorciers ! Que le vent de la lande vous accompagne, Commandeur ! Et surtout, bonne chance !

– Nous en aurons besoin, soupira Gérald en appelant à lui les Graphèmes.

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