XXXV Le sortilège du Dragon


Jamais de sa vie Qadehar n’avait eu à affronter un adversaire aussi puissant. Non seulement les sortilèges qu’il envoyait sur l’Ombre restaient sans effet, mais il devait en plus utiliser toute sa science pour contrer ceux qu’elle lui lançait.

De son côté, l’Ombre était gênée par Guillemot qu’elle devait soutenir.

Voir ainsi, en partie caché sous le manteau de ténèbres, le garçon à la merci de son terrible adversaire renforça la détermination du Sorcier. Jamais il ne renoncerait ! Il n’abandonnerait pas encore une fois son Apprenti.

– Laisse partir le garçon ! hurla-t-il. Réglons ça entre nous !

L’Ombre ricana et lança une formule qui roussit la joue de Qadehar.

Pendant ce temps, Qadwan et Gérald préparaient le sortilège redoutable de l’Insigil du Lindorm.

Lorsqu’ils eurent chacun dans leur tête élaboré le sort complexe, ils échangèrent un nouveau regard. Puis ils se prirent par la main. Ils invoquèrent ensuite la puissance du Dragon :

Laukaz, Isaz, Naudhiz, Dagaz, Odala, Raidhu, Mannaz, Mer et Glace et Main, Lumière du jour, Terres possédées, Chariot du soleil éclairant l’Ancêtre, Talisman, Thurses, Skadi, Cavaliers, Aigles, Nerthus et Mani, faites croître, éveillez et guidez, protégez des esprits, affranchissez des liens infranchissables, que l’énergie en spirale établisse le lien avec les Puissances ! Disparaissez et laissez la place au Dragon de la Terre, pour qu’il nous débarrasse de l’Être de Ténèbres ! LINDORM !

Au début, il ne se passa rien. Puis le sol commença à trembler devant les Sorciers qui attendaient, le cœur battant. Dans un grondement sourd, la poussière se souleva et se mit à tourbillonner, de plus en plus rapidement, jusqu’à former un serpent qui devint vite gigantesque. Dès qu’il fut entier, il s’éclaira brutalement de l’intérieur, se transformant en ectoplasme de lumière. Une gueule monstrueuse apparut à une extrémité, surmontée par deux yeux froids comme de la glace. Les combattants se figèrent. La créature fantomatique feula, et son cri pétrifia tout le monde d’horreur. L’Ombre elle-même blêmit. Le dragon hésita. Il promena son regard infernal sur les deux Sorciers qui avaient osé l’appeler, et qui eux-mêmes restaient glacés d’effroi. Il paraissait furieux. Puis, subitement, il se dirigea vers la lucarne et disparut à l’extérieur…

La bataille faisait toujours rage aux abords de l’entrée de la ville. L’arrivée des guerriers des steppes avait rétabli l’équilibre entre les forces en présence, un équilibre menacé un moment plus tôt par l’irruption soudaine et furieuse du Commandant Thunku, accompagné d’une cinquantaine d’Orks plus puissants et mieux entraînés que les autres. Hommes de l’Ouest et brigands avaient payé un lourd tribut à l’affrontement, et ils restaient peu nombreux à se battre, préférant soigner leurs blessés et laisser faire leurs alliés dont la guerre était le métier.

Les Chasseurs de l’Irtych Violet, rompus aux techniques de chasse, tenaient très honorablement leur place dans la bataille. Les Chevaliers faisaient honneur à leur réputation de combattants hors du commun, et les monstres qui les affrontaient recevaient plus de coups qu’ils n’en donnaient. Les guerriers des steppes s’étaient réservé les Orks d’élite de Thunku, et avaient enfin trouvé des adversaires à leur mesure. Pendant ce temps, embusqués dans les maisons proches, les Hommes des Sables continuaient de viser les prêtres tandis que les Korrigans s’amusaient beaucoup à contrer les sorts qui étaient lancés depuis les remparts sur l’armée des Collines.

Mais, dominant l’affrontement, deux hommes surtout attiraient l’attention et provoquaient des murmures d’admiration et d’envie chez tous les combattants.

Semblable à un dieu de la Guerre avec sa grande épée, ses vêtements de métal et de cuir rouges de sang, Tofann parait et fendait, évitait et écrasait, bloquait et brisait, au milieu des hurlements de rage et de douleur.

Non loin, tel un titan déchaîné, l’armure turquoise cabossée et une hache gigantesque étincelant sous le soleil, Urien de Troïl renversait ses adversaires comme un bûcheron abat les arbres d’une forêt. L’écume aux lèvres, les yeux écarquillés, la barbe grise trempée de sueur, le vieux Chevalier rendait un dernier hommage à Valentin…

Soudain, un Ork désigna en grognant de surprise le sommet de la tour qui se dressait au centre de Yénibohor. L’espace d’un instant, chacun put voir un énorme serpent de lumière grimper vers le ciel, s’arrêter net et pousser un grondement douloureux, puis redescendre à toute vitesse et s’engouffrer par une fenêtre.

La disparition du dragon ne dura que quelques secondes. Lorsqu’il revint dans la pièce qu’il venait de quitter, il s’immobilisa, se cabra, ouvrit grand la gueule et feula encore. Puis il bondit sur l’Ombre qu’il traversa de part en part.

L’Ombre poussa un cri et s’affaissa, laissant choir Guillemot et le grimoire sur le sol. Mais elle se releva en titubant : elle était encore vivante !

Le dragon parut surpris. Il darda son regard de glace sur la silhouette étrange qui aurait dû mourir. Il ne comprenait pas. Il avait été mis au monde pour prendre une vie. Celle-là se refusait à lui. Il se tourna une nouvelle fois vers les Sorciers qui l’avaient appelé. Il regarda le vieil homme, et découvrit de la peur dans ses yeux. Celui-ci ferait l’affaire. Dehors, où il avait essayé de fuir ses nouveaux maîtres, le dragon avait été blessé par la lumière du jour. Le Néant était plus reposant. Pour y retourner, il devait d’abord accomplir, d’une manière ou d’une autre, la mission qu’on lui avait confiée… Il frappa donc comme l’éclair et disparut aussitôt dans une gerbe d’étincelles dorées.

– Qadwan ! hurla Gérald.

Le Sorcier avait vu, impuissant, le Dragon de la Terre se jeter sur son vieil ami. Qadehar l’avait devancé : il s’était précipité et avait reçu Qadwan dans ses bras. Le vieil homme n’avait pas souffert. Il était mort instantanément. Il était parti avec le dragon. Son visage, détendu, souriait. Qadehar posa doucement le corps sur la pierre froide. Et tous les regards convergèrent en direction de l’Ombre.

Elle avait survécu à l’attaque de Insigil du Lindorm. C’était exceptionnel. De mémoire de Sorcier, c’était la première fois que quelqu’un échappait au Dragon ! Mais toute résistance avait un prix, et l’Ombre était sortie considérablement affaiblie de l’inhumaine confrontation. Elle chancela encore. Le manteau de ténèbres qui la couvrait et la dissimulait s’effilocha. Le déguisement d’ombre mourut lambeau après lambeau sur le sol, en grésillant.

Lorsque l’Ombre apparut sous son véritable visage, les Sorciers poussèrent un cri de surprise…

– Vous croyez avoir triomphé ? Vous êtes venus à bout de l’Ombre, mais vous ne m’avez pas encore vaincu !

Drapé dans le manteau sombre de la Guilde, un vieillard qui n’était plus ni faible ni voûté dardait le regard vif de quelqu’un qui n’avait jamais été aveugle sur les Sorciers stupéfaits. Son ricanement, que n’interrompit aucune quinte de toux, les tira de leur torpeur.

– Charfalaq !

L’Ombre venait bel et bien de laisser place au Grand Mage de Gifdu.

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