XII Le Bois des Pendus
Au petit matin, les jeunes amis de Guillemot avaient eu un réveil plutôt difficile. Il leur avait fallu un moment pour se rappeler qu’ils se trouvaient dans le Monde Incertain, sur l’île du Milieu, au cœur d’un village de pêcheurs, et un moment plus long encore pour s’extirper de leurs duvets. Ils avaient entamé leur casse-croûte, assis sur des rochers, au bord de l’eau. Bertram se sentait reposé et affichait meilleure mine que la veille. Mais lorsqu’il tenta de contacter Gérald par l’entremise d’un sortilège de communication, il fut pris de maux de tête qui l’empêchèrent de pratiquer sa magie.
– Ce n’est pas grave, avait dit Ambre. De toute façon, le plan B prévoit que l’on prenne l’initiative.
Une barque les avait donc conduits jusqu’à la Côte Hurlante, à l’endroit même où les Chevaliers avaient débarqué la veille.
La Côte Hurlante devait son nom à la présence de nombreux Gommons, ces créatures cruelles à l’apparence humaine, aux cheveux d’algues et à la peau écailleuse, qui aimaient accompagner le mugissement des vagues les nuits de tempête avec leurs terrifiants hurlements…
Agathe avait payé le pêcheur avec des pierres précieuses qu’elle avait trouvées chez ses parents. Ils avaient ensuite quitté le rivage sans tarder.
Les traces laissées par les hommes de la Confrérie étaient parfaitement visibles.
– Ça sera un jeu d’enfant de les suivre, marmonna Thomas.
Son père était chasseur, et il s’y connaissait en matière de pistes.
Ils étudièrent la carte du Monde Incertain qu’Ambre avait extraite de son sac. Elle l’avait recopiée sur celle de Guillemot l’été dernier, et elle avait eu la présence d’esprit de l’emporter en quittant Krakal pour Dashtikazar. Aucun doute : les Chevaliers se dirigeaient plein sud.
Ils se mirent en route parmi les herbes rousses de la garrigue, qui crissaient et craquaient sous leurs pas.
– Tu crois que Qadehar sera furieux contre nous ? demanda Coralie qui marchait à côté de Gontrand.
– Qadehar, je ne crois pas. Mais Gérald, ça, c’est sûr ! répondit le garçon à voix basse.
Bertram leur avait en effet révélé la présence dans le Monde Incertain de Maître Qadehar, que tout le monde croyait encore prisonnier à Gifdu, d’Urien de Troïl et de Valentin. Bertram avait également émis l’hypothèse que Gérald et les Chevaliers fraîchement débarqués d’Ys allaient s’empresser de contacter Qadehar et de le rejoindre… Cette nouvelle les avait à la fois rassurés, et inquiétés.
A midi, ils décidèrent de faire une halte pour déjeuner. Bertram s’effondra sur le sol.
– Ouf ! gémit-il. C’est terrible, je n’arrête pas de penser à mon Maître. J’espère qu’il ne m’en voudra pas trop, lorsqu’il découvrira notre présence…
– C’est normal qu’il t’en veuille, dit Coralie. Il t’a confié une mission, celle de nous garder à Ys, et tu as trahi sa confiance.
– Merci pour ton soutien psychologique, Coralie ! grimaça Bertram.
– Et moi, je ne suis pas à plaindre, peut-être ? dit Romaric.
– Mon preux Écuyer ! s’exclama Coralie.
– C’est bien ça le problème, s’exclama-t-il, un instant désarçonné par l’intervention de la jeune fille et les rires de ses amis, je suis effectivement Écuyer ! Or, j’ai fugué de Bromotul, j’ai… j’ai agressé, il n’y a pas d’autre mot, un Chevalier près de la Porte. Et maintenant ? Me voilà en train de courir après ceux que le bon sens me recommanderait d’éviter à tout prix : mon oncle et la moitié de la Confrérie ! De quoi j’ai l’air, dites-moi ?
– De quelqu’un à qui il ne peut rien arriver de pire, compatit Ambre.
– A part peut-être se faire appeler « mon preux Écuyer » par une fille devant deux cents Chevaliers ! se moqua Gontrand.
– Idiot ! réagit la jolie brune. Tu es jaloux, c’est tout.
– J’aimerais bien, moi, être le preux quelque chose de quelqu’un, avoua rêveusement Thomas.
– Tu vois, Gontrand ? triompha Coralie. Il existe encore des garçons romantiques !
– Et pas assez de filles sensées, soupira Ambre. Bon, n’oublions pas de prendre des forces, nous n’avons pas encore fini de marcher…
A l’approche du soir, Sorciers et Chevaliers parvinrent en vue d’une forêt à l’aspect sauvage et inquiétant, qui faisait se hérisser le poil et battre le cœur plus vite.
– Le Bois des Pendus, annonça Maître Qadehar.
Ses amis se regroupèrent autour de la carte qu’il tenait dans les mains.
– Tu as raison, confirma Urien. Voilà l’île du Milieu, la Côte Hurlante où nous avons débarqué, et la Garrigue Rousse que nous venons de traverser.
Après une courte pause, ils pénétrèrent dans le bois à la suite des éclaireurs, en jetant autour d’eux des regards méfiants.
Les arbres n’étaient pas très hauts, mais leurs troncs étaient larges, et leurs branches, couvertes d’un feuillage épais, se contorsionnaient comme des tentacules. On aurait dit un croisement de chêne et de saule pleureur. Une mousse grise rongeait les troncs.
– Brrr ! Il y a plus agréable comme endroit ! lança Urien.
Valentin se tourna vers lui :
– Mais il n’y en a pas de meilleur pour cacher une armée ! lui dit-il avec un clin d’œil.
Ils débouchèrent bientôt dans une sorte de clairière, parsemée d’une curieuse herbe brune. Le Commandeur, après avoir demandé leur avis à Gérald et Qadehar, donna l’ordre d’y installer le campement.
Une fois qu’ils furent tous confortablement assis autour de l’un des feux, le chef des Chevaliers s’adressa aux Sorciers :
– Maîtres Sorciers, quels sont vos projets maintenant ?
– Il s’agit avant tout de nous mettre à l’abri et de nous rapprocher des parties habitées du Monde Incertain, répondit Qadehar en étirant ses jambes. Nous étions trop exposés et surtout trop excentrés sur la Côte Hurlante.
– Cela veut dire que nous allons rester ici ? demanda Valentin.
– Le temps de découvrir où Guillemot a été emmené, le rassura Gérald.
– Cette forêt est dense, et personne ne s’y aventure volontiers, reprit Qadehar. On raconte que les prêtres de Yénibohor avaient autrefois coutume de pendre leurs ennemis dans ce bois. Aujourd’hui, tout le monde pense qu’il est hanté par les fantômes de tous ces pendus.
– Des… des fantômes ? s’inquiéta encore Urien.
– Ne me dis pas que tu as peur des fantômes ! se moqua Qadwan qui s’était adossé à un arbre pour soulager son dos.
– Non, hum… bien sûr que non ! Mais pourquoi attendre ? Donnez-moi cinquante hommes, tonna brusquement le vieux seigneur de Troïl, et il ne me faudra pas trois jours pour obtenir de ces voyous qui peuplent le Monde Incertain les renseignements qui nous manquent !
– C’est exactement le genre de stratégie qui conduit tout droit aux catastrophes, commenta ironiquement Qadehar. Plus nous saurons nous montrer discrets, plus nous aurons de chances…
– C’est de l’Ombre que tu as peur ? demanda le Commandeur. Je l’ai affrontée une fois, à Ys, dans les Montagnes Dorées. Et je l’ai vaincue, avec mes Chevaliers.
– Dans le Monde Incertain, c’est différent, expliqua Qadehar. Sans entrer dans les détails, la magie n’y fonctionne pas exactement comme chez nous. Pour cette raison peut-être, l’Ombre est beaucoup plus puissante ici qu’à Ys. En tant que Sorcier Poursuivant, je n’ai jamais eu l’occasion de la rencontrer. Mais si cela s’était produit, je n’aurais sans doute pas pesé bien lourd…
Cet aveu du plus puissant Sorcier de la Guilde plongea les hommes présents autour du feu dans un silence gêné. Que se passerait-il si, le moment venu, l’homme le mieux armé d’entre eux avouait son impuissance ?
– Parlons peu, mais parlons bien, proposa Valentin. Quelle stratégie adopter pour retrouver Guillemot ?
– Nous pensions le localiser grâce à un sortilège, répondit Gérald. Hélas, nous n’y sommes pas parvenus : il semble que son ravisseur ait tout prévu…
– Il faudra se résoudre, je le crains, continua Qadehar, morose, à employer des moyens plus traditionnels. A savoir, envoyer des espions dans les principales villes de ce monde à la recherche de toute information susceptible de nous conduire sur la piste de Guillemot.
– Le temps nous est compté, pourtant, soupira Gérald.
– Je sais. Mais je ne vois aucune autre solu…
Un vacarme soudain interrompit Maître Qadehar. On se battait dans les bois, à proximité de la clairière.
Tous se levèrent d’un bond.
– Les fantômes ! gémit Urien. Ce sont les fantômes qui arrivent !
– Tais-toi donc, bougre d’imbécile ! le gronda Valentin. Tu ne vois donc pas qu’il s’agit simplement d’un intrus ?
Le brouhaha avait en effet cessé et, sous le regard vigilant des Chevaliers qui s’étaient regroupés, les gardes en faction du côté nord-ouest de la clairière s’avancèrent en tenant d’une poigne ferme un homme qui ne cherchait aucunement à s’échapper.
Un homme grand et robuste, qui portait un large manteau rouge…
Un des gardes rabattit la capuche du prisonnier.
– Yorwan ! s’exclama Maître Qadehar en découvrant le visage familier.
– Yorwan ? rugit Urien, en s’élançant vers lui les poings fermés. Sacré nom de nom !
– Commandeur ! cria Qadehar. Retenez Urien !
En un éclair, le Commandeur s’interposa entre le prisonnier et le vieux Chevalier furibond.
– Lâchez-moi ! hurla Urien en se débattant.
Le Commandeur eut de la peine à le retenir.
– Laissez-moi régler son compte à ce traître ! cria encore Urien, sous l’emprise de la colère.
Ambor et Bertolen accoururent pour aider leur chef à le maîtriser.
Les cris de Qadehar, puis d’Urien, avaient cependant provoqué un vif émoi parmi les Chevaliers, qui conservaient comme une cicatrice brûlante le souvenir de la trahison de Yorwan. Qadehar sentit au contraire l’espoir l’envahir. Pour dominer l’agitation, il se hissa sur un tronc d’arbre tombé à terre et réclama le silence :
– Écoutez-moi ! Urien a raison : cet homme, qui dans le Monde Incertain se fait appeler le Seigneur Sha, est bien Yorwan, le jeune Sorcier renégat voleur du Livre des Étoiles ! Il faudra sans doute le juger pour cela. Mais certainement pas ici, et encore moins maintenant ! Car Yorwan est venu à nous délibérément, et il ne s’est pas défendu lorsque nous l’avons pris, alors qu’il maîtrise parfaitement la magie de ce monde ! Je pense qu’il a une bonne raison pour avoir agi ainsi. Mettons de côté notre ressentiment, et écoutons ce qu’il a d’important à nous dire.
Les arguments du Maître Sorcier firent mouche, et Urien lui-même s’apaisa, s’apprêtant comme les autres à écouter attentivement ce qu’avait à dire leur prisonnier.
– Je sais où se trouve Guillemot, dit simplement le Seigneur Sha.
Romaric, Ambre, Gontrand, Coralie, Agathe, Bertram et Thomas décidèrent de passer la nuit dans la garrigue. Elle leur rappelait la lande proche de Dashtikazar où ils aimaient flâner les soirs d’été. Aussi, l’étrangeté de ce monde et les curieuses bêtes semblables à de gros chats qu’ils avaient aperçues à plusieurs reprises au cours de la journée ne les effrayaient aucunement, et ils ne craignirent pas de se retrouver seuls au milieu de nulle part.
Ils rassemblèrent toutes les brindilles de bois mort qu’ils trouvèrent et allumèrent un feu. Puis ils s’assirent et dévorèrent les quelques provisions qu’ils avaient mises de côté.
– Les traces que nous suivons sont de plus en plus fraîches, annonça Thomas. Nous devrions rejoindre Gérald demain…
– Tant mieux, dit Coralie. On n’a plus grand-chose à manger ! A part quelques boîtes de conserve…
– Tu résumes très bien le drame d’une grande majorité de nos concitoyens, Coralie ! se moqua Gontrand. Te voilà donc prête à sacrifier le parfum grisant de la liberté pour le confort de ton ventre !
– C’est toi que je vais sacrifier si tu continues comme ça ! se défendit la jeune fille, vexée. Même s’il n’y a pas grand-chose à manger sur ton grand corps tout maigre…
– Ça me rappelle une jolie fable de La Fontaine que j’avais apprise dans le Monde Certain, dit Bertram, d’un air rêveur. Vous étudiez Jean de La Fontaine, à Ys ?
– Tu nous prends pour des ignares ou quoi ? répondit Agathe.
– C’est la fable du Loup et du Chien, poursuivit le jeune Sorcier. Le loup, qui crève de faim, envie le sort du chien, toujours bien nourri. Il se laisse convaincre par son nouvel ami et accepte de se transformer en chien. Mais, lorsqu’il apprend qu’il ne pourra plus courir à sa guise, il s’enfuit…
–… préférant vivre le ventre creux mais libre plutôt que repu et enchaîné, termina Ambre. Oui, je la connais, c’est une très belle histoire…
Ils contemplèrent un moment les flammes sans rien dire. Chacun comprenait, en sentant son estomac gargouiller légèrement, le cruel dilemme du loup.