XXIII Autour du feu
Tofann était aux anges. Décidément, Gontrand jouait divinement bien ! Et les airs heureux qu’il tirait de la cithare de l’un de ses guerriers transportaient le géant jusqu’au Pays d’Ys, qu’il ne connaissait pas mais dont il devinait beaucoup de choses grâce aux notes qu’il entendait. Quant aux hommes balafrés et tatoués qui accompagnaient Gontrand en tapant dans leurs grosses mains, ils souriaient d’une manière telle que l’ambiance était réellement à la fête !
Les retrouvailles du jeune musicien et de son ami Tofann avaient eu lieu sur la Route des Marchands, au matin du troisième jour.
Gontrand et Agathe avaient jusque-là trompé leur attente en bavardant et en jouant aux échecs sur un échiquier de terre, avec des pierres et des bâtons en guise de figurines, mais aussi en surveillant les caravanes marchandes qui passaient régulièrement sur la route.
Comme on le leur avait prédit, Gontrand avait fini par apercevoir, en tête d’un riche charroi qui avançait paresseusement, la silhouette familière du guerrier des steppes. Il avait poussé un cri et s’était élancé à sa rencontre en faisant de grands gestes joyeux, à la stupéfaction de Tofann qui avait du mal à en croire ses yeux, et au désappointement d’Agathe qui commençait à beaucoup apprécier son tête-à-tête avec Gontrand.
Le géant avait pris en riant le garçon dans ses bras, le serrant à l’étouffer. Les vingt guerriers du Nord qui constituaient la garde du convoi s’étaient regroupés autour de leur chef pour participer à sa joie, en donnant à Gontrand de grandes tapes d’amitié.
Agathe s’était approchée timidement, impressionnée par ces guerriers aux allures de prédateurs vêtus de cuir et de métal, qui portaient tous sur le corps des tatouages sauvages et, accrochée dans le dos, une épée gigantesque. Tofann, surtout, lui en avait imposé, avec sa taille de géant, ses yeux gris, son visage balafré, son crâne tatoué de dragons et sa voix profonde. La présence de la jeune fille avait bien valu à Gontrand quelques remarques amusées de la part de Tofann, mais Agathe, en retrouvant son aplomb et son mordant, avait été rapidement acceptée au milieu des rires et des exclamations réjouies.
– Je vais t’aider, avait dit Tofann après que Gontrand lui eut expliqué les raisons de sa présence dans le Monde Incertain, au bord de la Route des Marchands. Mes compagnons aussi, sans doute, mais il faut que je leur en parle et qu’ils le décident : ce sont des hommes libres, qui se sont mis librement à mon service pour constituer une compagnie de protection. Ce ne sont pas des serviteurs ! Mais avant, nous devons conduire ces marchands qui nous ont payés pour cela, jusqu’à leur destination. Attends-moi ici, dans ton bosquet : je viendrai te trouver quand nous en aurons terminé…
Tofann avait tenu parole. Il s’était présenté le lendemain soir devant Gontrand, et tous ses guerriers l’accompagnaient.
Gontrand et Agathe avaient donc été les premiers, au milieu du cinquième jour, à rejoindre les Collines Grises où ils s’étaient donné rendez-vous.
– Ah, musicien, lâcha Tofann à la fin d’une ballade chantée par Gontrand, tu me manquais ! Je n’ai jamais retrouvé dans ce monde quelqu’un d’aussi doué que toi !
– Tu vois, Gontrand, ironisa Agathe, c’est une carrière internationale qui s’ouvre à toi !
– Moque-toi, moque-toi, répondit le garçon. Attends un peu, et tu vas voir. Mes amis, annonça-t-il en s’adressant, en Ska, aux guerriers, c’est maintenant la douce Agathe qui va vous chanter un air !
– Tu es fou ? s’insurgea-t-elle à voix basse et en lui faisant les gros yeux. Jamais de la vie je ne…
– Tu devrais pousser ta chansonnette, l’interrompit Gontrand. Les gens des steppes n’aiment pas attendre. Et puis un conseil : ce sont des mélomanes. Si tu chantes faux, tu risques de passer un sale moment…
Agathe l’observa attentivement mais ne put savoir s’il plaisantait ou non. Dans le doute, elle se décida.
De toute façon, elle n’avait jamais fui devant aucune épreuve !
Elle demanda à Gontrand de bien vouloir l’accompagner à la cithare, s’éclaircit la gorge, puis se lança dans un chant triste et mélancolique, bien connu au Pays d’Ys.
– Celles qui vont au bois, c’est la mère et la fille. La fille va soupirant : qu’avez-vous Marguerite ? Je suis fille le jour, et la nuit blanche biche…
La voix d’Agathe, un peu grave, était juste et poignante, et Gontrand fut agréablement surpris. Décidément, cette fille était étonnante ! A la fin de la chanson, les hommes des steppes applaudirent avec enthousiasme.
Ils ne furent pas les seuls :
– Bravo, Agathe !
– Oui, c’était génial !
Tous se retournèrent d’un même élan vers ceux qui surgissaient de l’ombre.
– Romaric ! Coralie !
Gontrand, abandonnant la cithare sur le sol, se précipita au-devant de ses amis.
Romaric et Coralie avaient attendu longuement, au-dessus de la source qui coulait dans la mer, à l’abri du vent dans les rochers, la venue d’une Tribu du Peuple de la Mer en manque d’eau douce. Ce furent finalement les radeaux de la Quatrième Tribu qui s’étaient approchés des falaises, après deux jours d’attente, deux jours qui leur avaient paru durer moins de deux heures, tant ils avaient trouvé de choses à se dire. Le Peuple de la Mer avait été si discret qu’ils avaient failli le laisser repartir sans l’avoir vu. Heureusement, un cri d’enfant avait attiré leur attention et les avait poussés hors de leur abri, jusqu’à l’aplomb de la source, où ils avaient découvert les grands radeaux.
Coralie, les mains en porte-voix, s’était adressée candidement aux hommes et aux femmes sidérés de les voir apparaître au-dessus de leurs têtes. Heureusement, l’épisode du séjour de la jeune étrangère auprès de Wal et de Matsi avait fait le tour des Tribus, et des sourires bienveillants avaient aussitôt remplacé l’expression de surprise et de peur sur leurs visages.
Tous avaient le corps presque nu et hâlé, les cheveux décolorés par le soleil et le sel ; une membrane blanche sur les yeux, qui leur donnait un aspect vitreux, leur permettait de voir sous l’eau.
Le guide des radeaux, celui qui avait la responsabilité de conduire la Tribu sur la Mer des Brûlures au milieu des courants et des Méduses, lui apprit que la Sixième Tribu se trouvait loin d’ici. Coralie demanda s’il était possible de transmettre un message à Wal. Le temps avait passé trop vite et il n’était plus question de se faire conduire jusqu’à lui… On répondit à la jeune fille que, sitôt les citernes remplies, la Quatrième Tribu se ferait un devoir de partir à sa recherche pour lui transmettre son message. Elle expliqua donc la situation, et Romaric suggéra que, si la Sixième Tribu acceptait de leur venir en aide, elle pourrait se rendre directement dans l’une des criques qui s’ouvraient au pied des Collines Grises tombant dans la mer. C’était là en effet que les jeunes gens s’étaient donné rendez-vous avec leurs amis… Romaric et Coralie avaient senti le Peuple de la Mer troublé par leurs révélations au sujet de Yénibohor, des prêtres, et de Guillemot. Le guide de la Tribu leur avait promis de faire diligence pour livrer leur message. Puis, ayant constaté qu’ils ne pouvaient rien faire de plus, Coralie et Romaric avaient décidé de prendre le chemin des Collines Grises, sans se presser…
– Deux jours entiers pour venir jusqu’ici depuis votre source, lança Gontrand à Romaric, avec un clin d’œil. Vous deviez être sacrément fatigués !
– On a pris notre temps, c’est vrai, répondit-il avec un sourire gêné. Mais on a fait vite à l’aller, et Coralie a pensé que mieux valait économiser nos forces pour le retour, compte tenu de tout ce qui nous attendait…
– Ne te justifie pas, Romaric, dit Coralie en toisant Gontrand de haut. Que ce monsieur nous explique plutôt le sourire niais et ravi qu’il arborait pendant qu’Agathe chantait !
– Oh ! oh ! intervint Tofann en riant. Par les esprits de la steppe, on se croirait à Ferghânâ un jour de marché !
Gontrand gratifia son ami d’un sourire reconnaissant, et Coralie prit la main du géant d’un geste affectueux. Ils rejoignirent les autres près du feu. Les présentations furent faites, les récits échangés et la veillée reprit sa tonalité festive. Tofann sortit de son bagage un tambour de peau tendue sur un cercle de bois, et les guerriers entonnèrent un chant âpre et sauvage, qui clamait la rudesse et la beauté de leur steppe natale.