VII L’œuf cosmique


Guillemot reprit connaissance sur le dallage froid d’une pièce obscure. Il mit un moment à recouvrer ses esprits. Il lui semblait revenir de très loin, et le seul fait de se remettre à penser était douloureux. Que s’était-il passé ? Bertram était venu le chercher chez lui, à Troïl, et ils étaient partis sur la lande. Mais était-ce bien Bertram… Sinon de qui s’agissait-il, au juste ? Et que voulaient-ils faire ? Ah oui, ils voulaient aller dans le Monde Incertain, à la recherche de Maître Qadehar. Mais il s’était produit quelque chose… Soudain, toute la scène lui revint en mémoire : Bertram qui l’étranglait, Bertram qui se transformait en vieillard ricanant !

Au prix d’un effort colossal, il parvint à s’asseoir. Il laissa ses yeux s’habituer à la pénombre. Il se trouvait dans une vaste pièce, ronde et nue, à l’exception d’une paillasse, d’une couverture et d’un broc d’eau. Une lucarne, protégée par des barreaux, laissait passer la faible lueur du jour, et donnait une idée de l’épaisseur des murs, constitués comme le sol d’énormes blocs de pierre grise. Enfin, une solide porte en bois, ferrée, était la seule issue du cachot. Car il s’agissait bien d’un cachot !

Soudain, une voix s’éleva dans le silence de la pièce.

– Alors, le sol de ta prison n’est pas trop dur ?

Guillemot sursauta et se tourna vers la porte. Elle était entrouverte. Un homme, qu’il ne vit pas tout de suite, se tenait dans l’embrasure. Il reconnut le vieillard qui avait pris les traits de Bertram.

Le Mage de Gri cracha par terre et ricana.

– Je m’en voudrais de ne pas traiter comme il le faut le grand Guillemot, l’idole des Sorciers de la Guilde, l’élève chéri de cet imbécile de Qadehar !

Guillemot fit un effort pour se relever. Sa tête lui faisait un peu moins mal, et la sensation de vertige avait maintenant disparu.

– Qui êtes-vous ?

– Je suis avant tout le fidèle serviteur de celui qui règne en maître dans ce monde. Et au Pays d’Ys, continua-t-il avec sarcasme, je joue le rôle de Mage, dans le monastère de Gri…

– Vous êtes un Sorcier ! s’exclama Guillemot. Vous avez fait appel à la magie pour prendre l’apparence de Bertram ! Mais comment…

Le Mage de Gri l’interrompit d’un geste moqueur.

– Petit naïf… Tu t’imaginais donc tout connaître de la sorcellerie après six mois d’Apprentissage ? Raidhu n’est pas seulement le Chariot du voyage, c’est aussi la Voie vers les transformations ! Dagaz permet de masquer son identité, Féhu de créer une autre image de soi, et Uruz de la fixer. Le reste n’est rien d’autre qu’une affaire de sort à tisser…

– Je sais déjà tout ça ! répondit Guillemot en haussant les épaules. Je me demandais simplement comment vous aviez fait pour savoir que Bertram devait venir chez moi.

Le Mage de Gri marqua une pause, visiblement stupéfait. Les paroles de l’Apprenti et le calme avec lequel il les avait prononcées l’avaient quelque peu ébranlé. Quel aplomb, quelle assurance montrait ce jeune garçon ! Le Maître avait-il raison ? Guillemot de Troïl était-il donc capable d’accéder aux ultimes sortilèges du Grand Livre ?

– J’ai intercepté votre conversation mentale, l’autre soir, expliqua laconiquement le Mage. Je n’étais pas particulièrement à l’écoute, mais tu as projeté ton Lokk vers Bertram avec tant de force que je n’ai pas pu faire autrement que de l’entendre ! Mais ça suffit, dit-il soudain en faisant mine de partir, le Maître ne tardera pas à venir te voir. Je dois quant à moi rentrer au Pays d’Ys et reprendre sagement mon rôle de Mage, à Gri ; ce serait dommage que la Guilde ait des soupçons !

Il hoqueta d’un rire sec.

Puis la porte se referma sur le vieux Sorcier, et Guillemot se retrouva seul. Il se sentit tout à coup profondément abattu. Il avait beaucoup pris sur lui pour rester brave devant le Mage de Gri. Maintenant que le Sorcier était parti, il pouvait relâcher la tension. Le désespoir l’envahit soudain. Cette fois, les jeux étaient faits. Il était bel et bien prisonnier de celui que le Mage avait appelé son maître, et qui n’était autre que l’Ombre elle-même ! Personne ne savait où il était : personne ne lui viendrait donc jamais en aide. Il était perdu. Alors, les paroles de Kor Mehtar, le roi des Korrigans, lui revinrent à l’esprit, et il prit peur : « Je n’envie pas ton sort, qui sera pire que la mort », lui avait-il dit quand, sur la lande, il avait décidé de le livrer à l’Ombre… Que lui voulait cette créature diabolique ? Et surtout, qu’allait-elle lui faire ? Ravalant ses larmes, Guillemot se dirigea vers la paillasse et s’y laissa tomber. Puis il ferma les yeux et souhaita de toutes ses forces qu’il ne s’agisse que d’un horrible cauchemar.

Lorsqu’il les rouvrit, un long moment s’était écoulé. Il avait sombré dans un sommeil comateux d’où il émergea avec peine. Un regard alentour lui confirma malheureusement qu’il ne s’agissait pas d’un mauvais rêve…

Il s’obligea à se mettre debout. Bon sang ! Il n’avait pas échappé à des Gommons, ni affronté des Orks, ni faussé compagnie à Thunku pour atterrir aussi bêtement dans ce cachot, dans les griffes de l’Ombre ! Il devait faire quelque chose. N’importe quoi, pourvu qu’il agisse. Même si c’était sans espoir…

Il pensa à son Maître, et cela lui donna du courage. En réfléchissant encore un peu, il reconnut lui-même qu’il n’était pas sans ressources. Depuis qu’il pratiquait la magie, il avait réussi des tours incroyables. Bertram le lui avait fait remarquer, et Gérald aussi. Guillemot avait même réussi à tenir tête au Seigneur Sha, grâce à un Lokk de son invention ! L’Ombre allait voir ce qu’elle allait voir ! Mais… Par où commencer ?

Guillemot décida de procéder dans l’ordre, mais sans perdre de temps. Il élabora un Lokk de communication et le projeta en direction de Qadehar dont il avait formé le visage dans sa tête. Le Lokk lui revint assez brutalement en pleine figure, et cogna avec un petit bang son esprit.

Surpris, Guillemot recommença à plusieurs reprises avant de comprendre : les murs de son cachot avaient été imprégnés d’un sortilège destiné à bloquer les communications. Ce qui voulait dire que, même si son Maître savait qu’il était dans le Monde Incertain et cherchait à le localiser, il n’y parviendrait pas.

« Bon, au moins, c’est clair, se dit l’Apprenti : je sais que je ne dois compter que sur moi ! »

L’idée lui vint ensuite tout naturellement de se placer sous la protection d’une Armure d’Elhaz, une protection façon Guillemot, c’est-à-dire combinée à un Heaume de Terreur. Il savait intuitivement que cela ne serait pas suffisant : l’Ombre disposait sans aucun doute de pouvoirs terrifiants ! Mais enfin, c’était tout de même quelque chose. Il se déplaça donc au centre du cachot, en prenant soin de se munir de la couverture et du broc.

– Si ma protection fonctionne, j’aurai besoin d’eau pour tenir le siège ! dit-il à haute voix.

Tout comme le jour où il avait dû fuir à travers les sous-sols du monastère de Gifdu devant le Seigneur Sha, le fait de parler et d’entendre le son de sa propre voix le réconforta.

Il réfléchit ensuite au moyen de tracer sur le sol en pierre les Graphèmes du sortilège ; bien entendu, on lui avait enlevé sa sacoche d’Apprenti, et donc le Ristir, le poignard graveur, qui se trouvait à l’intérieur. Heureusement, le vieux Mage de Gri n’avait pas pensé à lui ôter sa ceinture. Il la défit et prit la boucle de métal. Puis il grava, autour de lui et des objets qu’il avait rassemblés, en s’appliquant au mieux, six fois le Lokk du Heaume de Terreur. Lorsqu’il eut terminé, il prononça l’incantation qui le mettrait à l’abri d’un mur d’énergie invisible :

Par le pouvoir d’Elhaz, Erda et Kari, Rind, Hir et Loge, Ægishjamur devant, Ægishjamur derrière, Ægishjamur à gauche, Ægishjamur à droite, Ægishjamur au-dessus, Ægishjamur au-dessous, Ægishjamur protège-moi ! ALU !

L’air frémit autour de Guillemot, à sa grande satisfaction.

– Parfait ! Ça a l’air de marcher ! Il n’y a donc pas chez l’Ombre de trace de magie de blocage, comme dans la caverne des Korrigans.

Il commençait à se sentir un peu mieux. Il n’était plus totalement vulnérable ! Mais il allait devoir trouver une protection encore plus puissante que l’Armure et le Heaume pour faire face à l’Ombre…

– Bon. Je dois me dire que mon Galdr n’est qu’une première ligne de défense. Mes remparts sont érigés, il me faut maintenant un donjon. C’est cela, un donjon ! Qu’est-ce qui pourrait constituer un donjon ?

Il avait beau se creuser la tête, rien ne lui venait à l’esprit. Il était sur le point de renoncer, et de se contenter de la seule protection de l’Armure lorsque, parmi les vingt-quatre Graphèmes qu’il avait appelés et qui s’étaient mis en rang dans son esprit, trois d’entre eux se mirent à scintiller timidement. De la même façon que Thursaz s’était imposé contre le Gommon de la plage, à Ys, et qu’Isaz avait agi presque malgré lui sous la roulotte du faux magicien Gordogh, à Ferghânâ, les Graphèmes Odala, Hagal et Mannaz se manifestèrent en toute indépendance.

Odala, le Graphème de la possession, protectrice de la demeure… Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt pour renforcer mon Armure ?

Il s’empressa de graver entre chaque Ægishjamur, tout en respectant l’aspect incertain des Graphèmes, la forme d’Odala. Puis il murmura une formule destinée à l’apprivoiser :

Toi l’Héritage, le don du Soir, toi qui gouvernes les lieux sacrés, parce que dans ta demeure l’aigle est en sécurité, aide-moi à renforcer mes remparts ! OALU !

Lorsque le sixième dessin fut achevé et que le cercle fut bouclé, les représentations d’Odala s’éclairèrent d’une lumière sombre et projetèrent des lueurs d’un bleu translucide sur le mur d’énergie jusque-là invisible. Il sembla à Guillemot que la protection avait triplé d’épaisseur. Cette impression le ravit.

– Bon, maintenant que j’ai un rempart digne de ce nom, occupons-nous de mon donjon !

L’Apprenti appela le deuxième Graphème qui s’était modestement manifesté à lui, et qui était peut-être le plus puissant : Hagal. Maître Qadehar lui avait dit, un jour, que tous les mystères du multivers se trouvaient peut-être enfermés entre ses huit branches ! Les Sorciers l’appelaient affectueusement la Grande Mère ou bien l’Étoile. Hagal ferait en l’occurrence un donjon parfait…

Il traça un seul mais énorme Hagal sur toute la surface libre dans l’enceinte de l’Armure. Puis il s’assit au centre du Graphème et invoqua sa protection :

Toi la Grêle, toi la Rouge, fille d’Ymir, parce que Hropt aima le Monde Ancien, je me remets entre tes mains ! HALU !

Le sol trembla légèrement sous les talons de Guillemot. Puis les huit branches du Graphème s’embrasèrent, et bientôt des flammes rouges et froides crépitèrent.

« Parfait ! se réjouit Guillemot en lui-même. Maintenant, l’Ombre peut venir ! »

Il congédia les Graphèmes dans son esprit. Tous s’estompèrent, sauf le dernier qui s’était faiblement éclairé quelques instants auparavant : Mannaz. Cette bizarrerie laissa Guillemot perplexe. Cela signifiait certainement quelque chose dont il devait tenir compte. Voyons, il avait construit un rempart et un donjon ; que pouvait-il faire de plus ?

La réponse jaillit alors comme une évidence : il manquait un abri, une pièce secrète au cœur du donjon ! Un ultime recours, une dernière cachette ! Il s’agenouilla et grava, au centre de Hagal, Mannaz, le vingtième Graphème, l’œuf cosmique, le lien entre l’Homme et les Puissances. Puis il chuchota pour activer le Graphème, comme il fallait le faire lorsque plusieurs signes magiques étaient invités à travailler ensemble, ou côte à côte :

Toi le Lien, frère de Mani, Œuf stellaire, Ancêtre aux cent médecins, rêve et inconscient, unité du temps, parce que puissante est la serre du faucon, je me confie à toi ! MALU !

Il ne se passa rien de spectaculaire, mais Mannaz s’enfonça de plusieurs centimètres dans la pierre sur laquelle il avait été gravé.

Guillemot eut alors le sentiment d’avoir fait tout ce qui pouvait être fait. Il se sentit tenaillé par une soif terrible. Il but avidement quelques gorgées d’eau à même le broc puis s’obligea à le reposer : maintenant qu’il avait élaboré une véritable déclaration de guerre à l’Ombre, il devait économiser ses maigres ressources.

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