XXVI Conseil de guerre
– Coralie, hé, Coralie…
Qadwan secoua doucement la jeune fille qui dormait à côté de ses amis, recroquevillée dans son duvet. Le petit groupe s’était sagement retiré dans un coin du vallon quand les feux de bivouac s’étaient allumés et que les hommes s’étaient mis à rire, à chanter et à discuter…
– Que se passe-t-il ? grommela-t-elle en soulevant tant bien que mal ses paupières.
– Quelqu’un te cherche, une personne qui veut absolument te voir.
Coralie, les cheveux en désordre et les yeux papillonnant, prit le temps de se réveiller complètement. Le jour se levait à peine sur un ciel rempli de nuages. Elle s’habilla prestement, se leva et, après un regard d’envie sur ses compagnons encore endormis, elle suivit le vieux Sorcier.
Qadwan la conduisit jusqu’au sommet de la colline où Kushumaï avait installé son état-major. Aux côtés de la jeune femme se tenaient Gérald, dans le manteau sombre de la Guilde, Yorwan drapé dans celui du Seigneur Sha, Tofann, tout de cuir et de métal, le Chasseur de l’Irtych Violet, en armure légère, le Luthier habillé de la toile épaisse des paysans de l’Ouest et l’Archer, vêtu de pièces hétéroclites dérobées aux victimes de ses embuscades. Tous les sept faisaient face à une petite silhouette qui ne semblait pas intimidée le moins du monde, et qui se jeta dans les bras de Coralie quand elle l’aperçut.
– Coralie ! Coralie !
– Matsi ? Mais… mais…, bégaya-t-elle en serrant dans ses bras la fillette aux cheveux et aux yeux blancs.
– Les gens de la Quatrième Tribu nous ont transmis ton message, expliqua Matsi tout en caressant avec ravissement le visage de la seule véritable amie qu’elle ait jamais eue.
– Tu veux dire que ta tribu est venue pour nous aider ? Oh, c’est adorable !
– Pas ma tribu, non, rectifia-t-elle. Mon père a réussi à convoquer l’ensemble des Trente Tribus pour une réunion extraordinaire. Tu sais, nous n’aimons pas du tout les prêtres de Yénibohor. Pendant longtemps, ils ont enlevé les enfants du Peuple de la Mer quand on abordait leurs côtes…
– Je sais, ton père me l’a raconté. Et alors ?
– Alors, annonça tranquillement Matsi, mon peuple a décidé d’envoyer nos cent hommes les plus courageux pour vous aider contre Yénibohor. Ils sont en bas, dans la crique, sur les radeaux avec mon père… Moi, j’ai insisté pour l’accompagner. J’avais trop envie de te revoir !
– L’aide de ton peuple risque d’être capitale, petite fille, intervint Kushumaï en passant ses doigts dans les curieux cheveux blancs. J’irai personnellement remercier et parler aux Hommes de la Mer ! En attendant, va leur dire d’attendre, et surtout de ne pas bouger : nous n’avons pas encore terminé d’élaborer notre plan d’attaque.
Matsi acquiesça. Elle agita la main et lança à Coralie, en se dandinant sur ses pieds nus :
– A plus tard, Coralie ! A plus tard !
– Attends-moi, Matsi ! se décida brusquement la jeune fille. Je viens avec toi !
– Sois prudente ! ne put s’empêcher de lui crier Qadwan en la voyant disparaître derrière les collines.
Kushumaï se tourna vers les chefs de son armée. Ses yeux verts brillaient.
– Nous n’avons pas résolu le problème des pouvoirs magiques des prêtres. Mais je sais maintenant comment nous allons entrer dans la cité.
– Est-ce que tu les vois ? chuchota Gontrand à Romaric qui avait rampé dans l’herbe au plus près de l’endroit où Kushumaï exposait son plan d’attaque à son état-major.
– Non, répondit-il sur le même ton. Mais je les entends ! Chut, maintenant, taisez-vous !
A leur réveil, Agathe, Gontrand, Romaric et Toti avaient appris l’arrivée des Hommes de la Mer, que Coralie s’était empressée de rejoindre. Ils avaient essayé de se mêler le plus discrètement possible à la réunion sur la colline, mais ils avaient été fermement éconduits. Si Kushumaï avait eu la délicatesse de les remercier pour leur enthousiasme et leur bonne volonté, Yorwan leur avait conseillé d’« aller jouer plus loin ».
C’est essentiellement cela qui avait provoqué la colère du petit groupe. Ces adultes étaient décidément incorrigibles ! Eux qui avaient l’expérience du Monde Incertain, qui s’étaient toujours sortis des pires situations, eux qui étaient à l’origine du ralliement des farouches guerriers des steppes et du dévoué Peuple de la Mer, voilà qu’on leur demandait poliment de « laisser faire les grandes personnes et d’aller jouer plus loin ». Quelle injustice ! Quelle ingratitude ! Ils allaient voir ce qu’ils allaient voir…
Couché dans l’herbe, se faisant le plus petit possible, Romaric tendit donc l’oreille dans l’espoir de surprendre ce qui se tramait. Kushumaï désignait avec une baguette sur un dessin tracé au sol un point qu’il ne pouvait bien sûr pas voir.
– Une fois les portes ouvertes, disait-elle, il faudra atteindre à n’importe quel prix cette tour. C’est là que vit le Grand Maître de Yénibohor, c’est là que Guillemot est sans nul doute retenu prisonnier.
– Et, selon vous, où sont enfermés les Chevaliers qui ont survécu à la première attaque ? s’inquiéta Gérald.
– Certainement ici, répondit Kushumaï en montrant un autre endroit sur le dessin, dans les cachots souterrains de la cité. Nous avons tout intérêt à profiter de la bataille générale pour essayer de les libérer. Les Chevaliers survivants constitueraient une force supplémentaire non négligeable.
– Et les prêtres ? s’enquit Yorwan. Comment allons-nous faire ?
– Je ne sais toujours pas, reconnut Kushumaï. Mes informateurs ont repéré environ huit cents Orks et cent quatre-vingts prêtres. Nous sommes quant à nous plus d’un millier, mais nous savons qu’il sera difficile de tenir tête aux monstres ! Et je crains que trois Sorciers et une Sorcière ne suffisent pas à vaincre le pouvoir maléfique des prêtres…
Les propos du chef de l’Ours les accablèrent. Tofann réagit le premier :
– Nous nous battrons vaillamment ! Combats et sacrifices participent de la marche normale du Monde Incertain !
– Je partage ta vision des choses, ami des steppes, acquiesça le Chasseur. La mort n’est qu’une étape dans la danse éternelle des éléments !
– Oh, c’est bien beau tout ça ! ricana l’Archer dont le visage était barré par une profonde cicatrice. Moi, je veux bien me battre, mais je n’ai pas l’intention de me suicider ! Alors il vaudrait mieux trouver une solution pour éliminer les prêtres-sorciers.
– L’Archer a raison, dit le Luthier. Les hommes de l’Ouest sont courageux, et pour pouvoir vivre en liberté sur leurs terres, sans devoir payer les écrasants impôts que leur réclame Yénibohor, ils sont prêts à se battre. Mais il serait injuste de réclamer d’eux un sacrifice inutile…
– Le problème, intervint Gérald, c’est que nous n’avons plus vraiment le choix. Chacun ici semble avoir une bonne raison de se battre. Mais cela reste une raison personnelle. Or, ce qui se joue ces jours-ci à Yénibohor va au-delà de nos propres intérêts. Si celui qui se cache derrière ces murs, Ombre, Grand Prêtre ou n’importe qui d’autre, si cet individu parvient à conjuguer les pouvoirs du grimoire qu’il a dérobé et du garçon qu’il a enlevé, les conséquences seront terribles pour tout le monde !
Kushumaï tenta d’apaiser les hommes que les propos du Sorcier avaient alertés.
– Nous avons la journée pour trouver une solution, annonça-t-elle. Dans tous les cas, nous prévoyons d’attaquer demain, à l’aube. Gérald a raison : nous n’avons pas le choix. Et surtout pas celui d’attendre…
Romaric rapporta aux autres, en langue ska pour que Toti comprenne, tout ce qu’il avait capté de la conversation.
– Je ne savais pas que la situation était si désespérée ! gémit Agathe. Qu’allons-nous faire ?
– Je n’ai pas tout entendu, répondit-il. Mais voilà ce que je vous propose : nous ferons semblant, demain, de nous résigner à rester à l’abri des Collines Grises pendant que les autres attaqueront Yénibohor. Nous filerons ensuite discrètement et essaierons de pénétrer, tout aussi discrètement, dans la ville. Là, il faudra repérer la tour où est enfermé Guillemot, nous faire les plus petits possible et nous y rendre. Après, je ne sais pas…
– Ce n’est déjà pas si mal, ironisa Gontrand. Il sera toujours temps d’aviser sur place si on y arrive vivants !
– Ça peut marcher, si on se fait suffisamment petits, risqua Toti.
– Vous avez une autre idée ? demanda Romaric, agacé. Non ? Bon, alors…
– Et Coralie ? demanda Agathe.
– Elle sera revenue d’ici là.
– Et Thomas et Ambre ? demanda encore Gontrand.
– Je fais confiance à Ambre pour arriver à temps, dit calmement Romaric. Jamais elle n’abandonnera Guillemot, vous le savez aussi bien que moi.