XX La Route des Marchands


Gontrand et Agathe avaient quitté les Collines Grises en même temps que leurs compagnons. Ils avaient immédiatement pris la direction du sud-ouest, au grand étonnement d’Agathe, car elle s’était laissé dire que le géant Tofann habitait les steppes du Nord Incertain. Gontrand lui avait expliqué qu’il avait longuement réfléchi à la question, et qu’il était arrivé aux deux conclusions suivantes : le Tofann qu’il connaissait aimait bien trop le danger et les batailles pour s’embêter sagement dans une steppe, et le Nord Incertain était de toute façon beaucoup trop loin pour faire le trajet en six jours seulement ! Le garçon pensait donc plus raisonnable, et plus intelligent, de rejoindre la route reliant Virdu à Ferghânâ, et de se renseigner, auprès des marchands qu’ils y rencontreraient, au sujet des mercenaires pouvant ressembler à Tofann…

Agathe n’avait rien trouvé à redire au plan de Gontrand, et ils avaient cheminé ainsi jusqu’à atteindre, dans la soirée, la Route des Marchands.

Ce n’était en fait qu’un large chemin de terre, pavé par endroits, souvenir de temps plus fastes où elle était entretenue. Des ornières profondes indiquaient qu’elle restait malgré tout très fréquentée, et pour cause : elle reliait Virdu, la cité des Petits Hommes qui extrayaient de leurs mines les pierres précieuses servant de monnaie dans le Monde Incertain, et Ferghânâ, la principale ville commerçante. Autrefois, la route se prolongeait d’un côté jusqu’à Djaghataël – aujourd’hui à l’abandon -, et de l’autre jusqu’à Yâdigâr, l’actuel repaire des pires brigands de cette terre.

Gontrand et Agathe repérèrent un bosquet d’arbres rabougris, proche de la route, et décidèrent de s’y installer, dans l’attente du passage de marchands susceptibles de les mettre sur la piste de Tofann. Si jamais il s’agissait de voleurs, il suffirait aux jeunes gens de rester cachés derrière les arbres…

– Cette marche m’a épuisée !

– Tu n’es pas la seule. J’ai cru qu’on n’y arriverait jamais…

– C’est dingue quand même, la vie, continua Agathe en étalant avec précaution son duvet sur le sol. Si on m’avait dit, il y a une semaine, que je dormirais au bord d’une route infestée de bandits, dans l’attente d’un beau guerrier barbare, à côté d’un garçon que je connais à peine !

– Tu exagères, répondit Gontrand. On commence à se connaître, depuis le temps ! Rappelle-toi : on s’est rencontrés pour la première fois dans le palais de Thunku…

– Je n’étais pas à mon avantage ! l’interrompit Agathe, amusée, en entrant dans son jeu. Toute sale, couverte de chaînes…

– Peut-être mais, pour une fois, quelqu’un était heureux de nous voir débarquer là où on ne nous attendait pas !

Ils éclatèrent de rire.

– La deuxième fois, reprit Gontrand, c’était à Dashtikazar, pour la Samain. Je dansais avec une fille, que j’ai dû laisser tomber pour te courir après sur la lande.

– Tu le regrettes ?

– Disons que… on ne s’est pas trop mal amusés, chez les Korrigans !

– Tu appelles ça t’amuser ? Remarque, en y réfléchissant… il y a eu des moments assez comiques, c’est vrai. Quand Bertram a essayé de faire de la magie, par exemple : la tête qu’il a faite quand il s’est rendu compte que ça ne marchait pas !

– Oui, et quand, sûre de toi, tu as donné au roi une mauvaise réponse. Tu aurais dû te voir, quand tu as compris que tu avais dit n’importe quoi !

– Oh, ce n’est pas drôle !

Ils rirent malgré tout encore une fois de bon cœur. Puis l’évocation de ces aventures vécues en compagnie de Guillemot les amena à penser à leur ami prisonnier à Yénibohor…

– J’espère que Guillemot va bien, soupira Gontrand. Si c’est l’Ombre qui l’a enlevé, il doit vivre des moments terribles ! Rien que d’y penser, j’ai envie de massacrer la terre entière !

– Tu as raison. Je ressens la même chose. C’est tellement injuste ! Il n’y a pas meilleur que Guillemot. Pas plus généreux. Pas plus doué. Pas plus…

– Tu ne serais pas amoureuse ? se moqua Gontrand.

– Moi ? Non ! Enfin, si, un peu, finit-elle par avouer. Mais quelle fille ne serait pas amoureuse de Guillemot ? A la fois si fragile et si fort, si maladroit et si talentueux…

– Ça suffit ! l’arrêta Gontrand en rigolant. Ses pauvres oreilles doivent siffler !

– Dis donc, lança subitement Agathe, tu ne serais pas jaloux, par hasard ?

– Moi ? Bien sûr que non !

– Oui, oui, je vois, conclut Agathe, avec un sourire en coin, en se glissant dans son duvet. Bon, à demain, Gontrand. Fais de beaux rêves !

– Ouais, grommela-t-il en guise de réponse, et toi, ne rêve pas trop !

Il se coucha à son tour mais ne trouva pas le sommeil tout de suite, malgré la fatigue de la journée. Les filles étaient vraiment incroyables ! On se montrait gentil, complice, attentionné, et paf ! elles s’imaginaient qu’on était amoureux ! En plus, Agathe n’était même pas belle. Trop grande, trop maigre. La bouche trop large, les yeux trop noirs, les cheveux trop sombres. D’accord, elle était intelligente et elle possédait un vrai caractère. Elle dégageait aussi quelque chose de magnétique et avait, il fallait le reconnaître, de la classe. Mais c’était tout ! Gontrand s’efforça de la chasser de ses pensées. Difficile : elle dormait à côté de lui, et il pouvait entendre son souffle régulier à quelques centimètres de son oreille. Un oiseau de nuit poussa un cri. Le vent fit bruire les feuilles de l’arbre juste au-dessus. Le garçon sourit : les notes d’une mélodie lui vinrent à l’esprit…

Ils furent réveillés le lendemain par le fracas d’un convoi qui passait sur la route. Ils bondirent hors de leurs duvets, sortirent en courant du bosquet et se précipitèrent vers le chariot de tête. Un mercenaire Hybride, mélange d’Ork et d’humain, grogna de surprise et leva sa lance. Il la reposa aussitôt en reconnaissant des enfants, et prit un air méprisant. Le conducteur, un homme d’apparence joviale, arrêta son véhicule en tirant sur les rênes et en calmant de la voix les deux énormes bœufs jaunes qui y étaient attelés.

Gontrand s’adressa à lui en Ska, la langue du Monde Incertain. Il lui demanda s’il ne connaissait pas un guerrier répondant au nom de Tofann, et qui travaillait autrefois comme mercenaire pour les marchands de Ferghânâ.

– Un géant originaire des steppes du Nord ? lui répondit l’homme en se grattant la tête. Avec des dragons tatoués sur le crâne ? J’en connais un, qui a créé il y a quelques mois une compagnie de protection sur cette même route. Il est à la tête d’une vingtaine d’hommes, des guerriers des steppes, comme lui. Sa compagnie est la meilleure sur le marché actuellement. Si j’avais eu les moyens, j’aurais fait appel à elle, plutôt qu’à ces Hybrides qui ne pensent qu’à se saouler à chaque halte !

– Et où est-ce que je peux trouver cette compagnie ? s’enquit joyeusement Gontrand qui voyait ses intuitions se révéler exactes.

– Sur la route, évidemment ! Où exactement, je ne sais pas. Mais si tu n’es pas trop pressé, je te conseille d’attendre : il passera fatalement par là un jour ou l’autre…

Gontrand et Agathe remercièrent chaleureusement l’homme pour ses renseignements. Ils lui arrachèrent la promesse de dire à Tofann, s’il le rencontrait, qu’un garçon du nom de Gontrand le cherchait et l’attendait dans un bosquet proche de la route. Puis ils retournèrent à l’abri des arbres.

– Le marchand a raison, dit Agathe. On ne sait pas où se trouve ton ami. En marchant à sa rencontre du mauvais côté, on risque bien de le rater… La meilleure chose à faire, c’est de ne pas bouger, et de se montrer patients !

Gontrand reconnut la justesse du raisonnement. Ils pouvaient attendre : ils disposaient de cinq jours, moins un pour le trajet de retour. Le plus dur allait être d’occuper cette attente. Si seulement il avait pris sa cithare avec lui !

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