IX Thomas prend les choses en main


– J’ai faim !

– Tu n’avais qu’à déjeuner mieux ce midi.

– Je n’avais pas faim. Romaric, sois gentil ! C’est l’heure du goûter de toute façon, donne-moi un sandwich.

– Mais, Coralie, on a dit qu’on ne mangerait qu’une fois dans le Monde Incertain. Allez, un peu de courage…

– Vous vous dépêchez, tous les deux ? intervint Ambre d’un air exaspéré, en se tournant vers sa sœur et Romaric, en queue du groupe.

– Ça va, on arrive, râla Coralie. Ce n’est pas ma faute si le sac que je porte pèse une tonne ! Si au moins j’avais celui des sandwichs… Et puis, pourquoi tu ne rouspètes pas aussi après Bertram ? Il est encore plus loin que nous !

Bertram, en effet, traînait un peu la jambe et lançait sur ses compagnons des regards de chien battu. Il n’avait pas l’air très pressé de les rattraper…

– Tu peux accélérer un peu l’allure, Bertram ? Merci ! hurla Ambre, excédée.

– Oui, oui, j’arrive, maugréa le Sorcier, sans se presser pour autant.

La petite équipe avait quitté Dashtikazar dans l’après-midi. La veille, Agathe les avait emmenés dans la somptueuse maison que ses parents possédaient dans un quartier résidentiel de la capitale. Elle avait fouillé dans la garde-robe de son père pour trouver des vêtements chauds aux garçons, et ouvert la sienne aux jumelles. Puis elle avait dévalisé le réfrigérateur et le garde-manger, avant de s’attaquer à la remise où était rangé le matériel de montagne et de camping.

Une fois équipés, ils constatèrent que la nuit était tombée. Ils dormirent donc sur les tapis épais de la vaste chambre d’Agathe, enroulés dans les duvets et couvertures récupérés dans la remise.

Hormis Bertram, qui resta dans son coin, ils évoquèrent longuement leurs aventures à Ys et dans le Monde Incertain, qu’ils avaient toutes partagées avec Guillemot…

Leur réveil fut évidemment tardif et, le temps d’un solide petit déjeuner que seule Coralie avait boudé, ils avaient pris la route de la colline aux Portes…

– On sera bientôt en vue des Portes, prévint Gontrand en baissant un peu la voix. Il serait prudent de faire moins de bruit.

– Tu as compris ? demanda Ambre à sa sœur en la fusillant du regard.

Celle-ci fit mine de se coudre les lèvres, pour signifier qu’elle resterait désormais muette comme une carpe.

Ils avancèrent en silence jusqu’au gros rocher derrière lequel certains d’entre eux s’étaient déjà abrités, l’été dernier, en attendant que Guillemot neutralise les gardes. Puis ils observèrent les alentours : un seul Chevalier gardait les deux Portes.

– C’est du gâteau ! jubila Ambre. Bertram va appeler le Graphème qui arrête le temps et le tour sera joué : on passera devant le gardien comme si on était invisibles ! Pas vrai, Bertram ?

– Hum…

– Quoi, hum ?

Le jeune Sorcier déglutit avec peine.

– Eh bien, je… je ne l’ai encore jamais fait, et je ne sais pas si…

– Rassure-moi, Ambre, dit Romaric : c’est bien Bertram qui est censé ouvrir la Porte vers le Monde Incertain ?

– Oui, et je te jure qu’il va le faire !

– Du calme, du calme, se défendit-il. La Porte, c’est… c’est plus facile !

– Tu te moques de nous ? demanda Agathe.

– Non, soupira-t-il. Je ne peux pas vous expliquer, mais utiliser un Graphème dans le vide, c’est plus compliqué qu’activer un Graphème gravé sur une Porte.

– J’ai l’impression que tu ne nous dis pas tout…, continua Gontrand d’un ton soupçonneux.

– Si, enfin, non ! balbutia le Sorcier. Je suis sûr d’être capable de réveiller les Graphèmes de la Porte… Mais après, je ne sais pas si mon Ônd, mon énergie intérieure, sera suffisante pour l’ouvrir.

– Tu le sauras quand ? interrogea Ambre en tentant de maîtriser sa colère.

– Quand j’aurai touché la Porte…

– Et le truc avec le Chevalier, demanda Coralie, tu sais, le truc pour le figer comme une statue ? Ce n’est vraiment pas possible ? Je trouvais ce tour excellent !

– Je crois que… qu’il vaut mieux laisser tomber, murmura Bertram en baissant les yeux.

– Pas question ! s’insurgea Romaric. On ne va pas renoncer avant même d’avoir commencé !

– Tu as autre chose à nous proposer ? rétorqua Agathe, d’un ton acide. Notre seul espoir, c’était ce Sorcier, qui décidément n’est bon que dans les situations qui se règlent avec une arme. Et il n’a même plus d’arme, il l’a jetée à la mer !

– Tu es dure et injuste avec lui ! s’écria Coralie. Il nous a quand même sauvé la vie, contre les Korrigans…

– Tais-toi et laisse parler Romaric, lui intima sa sœur.

Romaric, gêné, leva les mains en signe d’impuissance. Il n’avait pour l’instant aucune solution à proposer.

Thomas intervint alors :

– Il faut lui tomber dessus et le ficeler comme un saucisson.

– Pardon ? lâcha Gontrand, ébahi.

– Je ne suis pas d’accord ! dit Coralie, rouge d’indignation. Bertram ne mérite pas que…

– Je parlais du Chevalier, précisa Thomas.

– Tu suggères de… Non, ce ne serait pas correct ! réagit Romaric, horrifié.

– Oh, on a assez discuté comme ça, répliqua Thomas en se redressant. Guillemot est peut-être en danger de mort, et vous, vous hésitez à vous remuer !

– Il a raison, acquiesça Ambre. Thomas, je suis avec toi.

– Hé, Ambre, calme-toi ! tenta de la raisonner Romaric. Dès qu’on prononce le nom de Guillemot, tu perds complètement la tête !

– Qu’est-ce qu’on attend pour y aller ? demanda Agathe en se redressant à son tour.

– Oui, tudieu, sus au Chevalier ! ajouta Bertram en se joignant à eux, trop heureux qu’il ne soit plus question de magie.

Les quatre téméraires, surgissant de derrière le rocher, s’élancèrent en hurlant en direction du malheureux Chevalier qui n’en crut pas ses yeux. Il les regarda se précipiter vers lui, bouche bée. Il se demanda à quelle sorte de jeu jouaient ces enfants.

– Allez, soupira Romaric, on n’a plus le choix : il faut aller aider ces imbéciles.

Suivi de Gontrand et de Coralie, il emboîta le pas de ses amis.

– Pourquoi on ne crie pas, nous ? demanda Coralie.

– Parce que… enfin… Écoute, crie si ça te fait plaisir, répondit Romaric, désemparé.

– YAHAAAAAA !

Le Chevalier, stupéfait, ne se méfia pas au moment où les sept jeunes gens foncèrent droit sur lui. Et, quand ils lui attrapèrent les jambes, il s’effondra par terre. Il n’avait pas eu le réflexe de se défendre.

– Je tiens sa jambe droite ! hurla Bertram, quand leur victime se trouva sur le dos.

– Moi la gauche ! cria Gontrand.

– J’ai son bras ! dit Romaric.

– Moi aussi ! dit Coralie.

Thomas s’était carrément assis sur le dos de l’homme.

– Mais enfin… qu’est-ce que… enfin ! se contentait de répéter le Chevalier, qui avait largement l’âge d’être leur père.

Finalement, Ambre sortit une corde et une chaussette de son sac. Aidée par Agathe, elle ligota le Chevalier et le bâillonna avec la chaussette.

– Ce n’est pas la peine de faire cette tête-là, elle est propre ! le rassura Ambre.

Puis ils abandonnèrent le pauvre Chevalier ligoté et s’approchèrent de la Porte du Monde Incertain.

– Si Bertram échoue, on est perdus, on ne pourra plus rien faire, grommela Agathe.

– On pourra toujours essayer de présenter nos excuses à ce pauvre Chevalier… répliqua Romaric.

– Oh, ça suffit ! le coupa Ambre. Tu sais bien qu’on n’avait pas le choix !

– Taisez-vous ! intervint alors Coralie. Bertram a besoin de silence pour se concentrer ! Si jamais il arrive à ouvrir la Porte, j’aimerais bien que, cette fois, on fasse le voyage tous ensemble !

Bertram s’approcha de la Porte monumentale qui conduisait au Monde Incertain. Elle était, comme celle menant vers le monde réel, très haute et très large. Sur le bois de chêne étaient gravés des centaines de Graphèmes. Le Sorcier toucha d’une main tremblante les signes qui activaient le sortilège de passage. A sa grande surprise, ils étaient chauds et s’allumèrent sans rechigner ! Comment aurait-il pu savoir que, quelques heures plus tôt, deux cents Chevaliers avaient emprunté la Porte, et avaient laissé encore frémissant le passage vers l’autre Monde ? Bertram ressentit un immense soulagement. Il se tourna vers ses compagnons et annonça avec un aplomb retrouvé.

– Je crois qu’il n’y aura pas de problème…

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