III Guillemot a disparu
Bertram tomba à genoux dans la poussière du chemin. Devant lui, Dashtikazar la Fière, capitale du Pays d’Ys, exhibait ses hautes maisons blanches. Il n’avait pas rattrapé Guillemot. Pourtant, en toute logique, il aurait dû le rejoindre : il avait couru sans s’arrêter depuis le village de Troïl, distant de seulement quelques lieues. Ses poumons le brûlaient et son cœur semblait sur le point de sortir de sa poitrine tant il battait vite. Il attendit d’avoir repris son souffle pour réfléchir à la situation.
Il quitta ensuite la route et repéra un peu plus loin un menhir que la foudre avait fendu. Il s’assit à côté.
« Voyons, se dit le jeune Sorcier, essayons d’analyser froidement la situation : je suis arrivé après le départ de Guillemot, et Mme de Troïl m’a affirmé qu’elle m’avait déjà vu avec lui un peu plus tôt dans la matinée. Ce qui veut dire qu’un individu qui me ressemble est venu ce matin même à Troïl ! Il s’est fait passer pour moi, et a emmené Guillemot avec lui ! Guillemot a dit qu’ils se rendaient à Dashtikazar, mais visiblement ils sont partis ailleurs. Cela ressemble fort à un enlèvement. Un enlèvement magique, même, puisque Guillemot et sa mère se sont laissé abuser par l’apparence de l’imposteur ! »
Son raisonnement tenait la route, mais il hésitait sur la marche à suivre. Seul, il ne pourrait rien faire. Qui allait pouvoir l’aider ? Maître Qadehar était parti dans le Monde Incertain, avec Urien de Troïl et son majordome Valentin, pour éclaircir le massacre des Sorciers par les Orks à Djaghataël, et faire éclater la vérité.
Qui donc, en dehors de Qadehar, croirait à son histoire de sosie et d’enlèvement ?
La réponse s’imposa d’elle-même : les amis de Guillemot ! Des amis qui étaient aussi devenus les siens, depuis qu’il les avait sortis des griffes des Korrigans !
Il s’assit en tailleur, à même le sol, et construisit un Lokk, un assemblage magique, autour du Graphème de la communication, Berkana. Il envoya tout d’abord son Lokk à la recherche de Guillemot. L’absence de réponse confirma ses craintes : l’Apprenti n’était plus à Ys ! Puis il entra en contact avec le premier de ses amis…
« Coralie ? Ouh ! ouh ! Coralie, tu m’entends ? »
– Hein ? Qui me parle ? Qui m’appelle ?
– Eh bien, Coralie, quelque chose ne va pas ? s’enquit d’un ton pincé le professeur de français.
Cette femme sévère n’aimait pas que l’on trouble le silence de sa classe lorsqu’elle avait donné un exercice à faire.
– Il faut l’excuser, madame, répondit une élève sur un ton narquois, elle dormait !
– Ou alors, elle entend des voix ! renchérit une autre élève en pouffant.
– Taisez-vous ! Silence !
L’enseignante dut taper plusieurs fois sa règle métallique sur le bureau pour obtenir le calme.
Coralie n’avait pas que des amies au collège de Krakal. Terriblement mignonne, avec ses longs cheveux noirs bouclés et ses grands yeux bleus, elle avait le chic pour monopoliser l’attention des garçons ; ce qui ne plaisait pas forcément aux autres filles… Elle demanda pardon au professeur et promit que cela n’arriverait plus. Elle se replongea dans son exercice de grammaire. Il lui avait bien semblé entendre une voix, pourtant. Une voix de garçon. Elle n’était quand même pas folle !
« Coralie, c’est moi, c’est Bertram ! »
– Bertr…, commença-t-elle à voix haute, avant de mettre la main devant la bouche, les yeux ronds comme des soucoupes.
« Chut ! Ne parle pas ! Réponds-moi seulement dans ta tête, en pensant très fort ! »
« Bertram ? Mais… comment c’est possible ? »
« C’est de la magie. Écoute-moi bien, Coralie : Guillemot a été enlevé ! Il faut absolument que tu me rejoignes à Dashtikazar. Je vais contacter les autres. On se retrouve tous à la Taverne du Vieux qui Louche. Tu connais ? »
« Oui, je connais. Ils font de très bons jus de fruits et… »
« Occupe-toi de transmettre l’information à Ambre », l’interrompit Bertram.
« Tu ne veux pas lui parler directement ? l’interrogea Coralie. Tu peux bien lui pardonner, maintenant, non ? »
Coralie faisait allusion à la première rencontre de Bertram avec la bande… une première rencontre qui avait plutôt mal commencé pour le Sorcier.
« Il ne s’agit pas de ça, se défendit-il, même s’il conservait un souvenir cuisant du coup de genou qu’Ambre lui avait balancé… Tu sais bien comment réagit Ambre quand Guillemot est en danger… »
« Oui, tu as raison. Bon, le temps de trouver une excuse pour sécher les cours et pour mettre la main sur ma sœur, on sera à… cinq heures à la taverne, ça te va ? »
« Parfait. A tout à l’heure. »
« Je t’embrasse, Bertram et… »
Bertram interrompit précipitamment la communication mentale. Coralie ne lui était pas indifférente, et ce n’était pas le moment de se laisser troubler !
Il fit ensuite irruption dans l’esprit de Romaric qui, de surprise, faillit tomber de cheval, à l’heure des exercices équestres dans la cour de Bromotul, l’école des Écuyers de la Confrérie des Chevaliers du Vent. Même s’il ignorait complètement comment il allait s’échapper de Bromotul, Romaric promit à Bertram d’être au rendez-vous de la Taverne du Vieux qui Louche en fin d’après-midi.
Puis Bertram contacta Gontrand, pendant une pause au milieu d’une répétition, à l’Académie de Musique de Tantreval où le garçon avait été admis deux mois auparavant. Flegmatique comme à son habitude, Gontrand n’eut pas l’air étonné d’entendre la voix de Bertram dans sa tête. Lui aussi l’assura qu’il serait présent au rendez-vous.
Épuisé par sa longue course et les efforts que lui avait demandés la communication mentale, Bertram s’adossa au menhir. Il profita de la force tellurique que générait le mégalithe. Pour renforcer l’action bénéfique du courant, il appela en lui Uruz, le Graphème des énergies terrestres, et s’abandonna à sa bienveillance.
Lorsqu’il se sentit mieux, il essaya d’établir un nouveau contact mental. Il bâtit son Lokk berkanien et forma dans son esprit l’image de son ancien Maître informaticien au monastère de Gifdu.
« Gérald… tu es là ? »
« Où veux-tu que je sois, Bertram ? » répondit aussitôt le Sorcier d’une voix chaude et calme qui réconforta le jeune homme.
« Je ne sais pas ! Peut-être parti dans le Monde Incertain, comme Maître Qadehar ! Ou bien disparu, comme Guillemot… »
« Comment ça, disparu comme Guillemot ? Il s’est passé quelque chose ? »
Bertram expliqua la situation à Gérald et lui exposa ses théories sur un éventuel enlèvement de l’Apprenti Sorcier.
« Si tu as raison, c’est très grave. Tu me raconteras tout cela en détail tout à l’heure… En revanche, je ne sais pas si c’était une bonne idée d’avoir mis dans la confidence les jeunes amis de Guillemot. Ils sont très imprévisibles ! Mais puisqu’on ne peut pas revenir en arrière… Je m’équipe et je pars sur-le-champ. Tu dis que cette taverne est située à proximité du port ? »
« Oui. On doit tous s’y retrouver en fin d’après-midi. »
« J’y serai donc, moi aussi. Tâche de faire en sorte que tout le monde reste tranquille. Un Apprenti disparu, ça suffit amplement pour l’instant ! »
« Je me réjouis de te voir, Gérald ! »
« Moi aussi, Bertram, moi aussi. »
La communication s’interrompit. Bertram laissa aller sa tête en arrière, contre le granit du menhir. Il avait fait tout ce qu’il pouvait. Et malgré les moqueries d’Agathe sur son pouvoir, le jour où lui, Guillemot et sa bande d’amis s’étaient retrouvés prisonniers des griffes des Korrigans, il savait que, cette fois-ci, il s’en était plutôt bien sorti !