XVIII La Balance des Clartés


Guillemot émergea du coma dans lequel il avait sombré après avoir subi le déchaînement des ténèbres, la tête bourdonnante et la gorge brûlante. Il étancha sa soif en buvant goulûment.

Il se sentit mieux. Il constata avec surprise, et soulagement, que les barrières magiques malmenées par l’Ombre avaient repris leur place. L’Armure d’Ægishjamur, renforcée par Odala, le Graphème protecteur des espaces clos, luisait de sa rassurante lumière bleue. Les huit branches de Hagal, la Grande Mère, crépitaient tranquillement de leurs flammes froides et rouges. Enfin, il sentait toujours sous lui, enfoncé profondément dans la pierre, Mannaz, le lien avec les Puissances, l’œuf stellaire qui l’avait définitivement mis à l’abri de son ennemi…

L’Apprenti aurait cru, pourtant, qu’après les assauts de l’Ombre, et compte tenu de l’état de faiblesse dans lequel il se trouvait, ses protections magiques se seraient effondrées. Car c’était bien l’Ônd, le souffle vital, qui chargeait en énergie les Graphèmes à l’origine des sortilèges ! Un Sorcier fort faisait une magie forte, un Sorcier faible, une magie faible. C’était étrange : on aurait dit que les Graphèmes vivaient une existence propre et qu’ils avaient régénéré les sortilèges sans faire appel à lui ! On aurait même dit que les Graphèmes le protégeaient…

Guillemot ne gaspilla pas ses forces à s’étonner ni à chercher une explication : c’était très bien ainsi. Dans son état, il n’aurait pas pu résister à une autre attaque de son implacable adversaire sans l’aide des Graphèmes…

Lorsque l’Ombre pénétra à nouveau dans la pièce, elle marqua un temps de stupeur en découvrant les barrières magiques, manifestement neuves.

– Bien… très bien, mon garçon… J’espère que tu as dépensé beaucoup d’énergie… pour restaurer tes sortilèges…

Il y avait, dans les chuchotements de l’Ombre, quelque chose de presque joyeux qui inquiéta Guillemot, plus encore que la colère qu’elle avait manifesté la dernière fois.

– Je me sens d’attaque aujourd’hui… Une victoire… en appelle une autre… n’est-ce pas, mon garçon…

– Que voulez-vous dire ? demanda Guillemot d’une voix faible, ce qui sembla réjouir son adversaire.

– J’aime voir mourir les fleurs turquoise… dans les champs de poussière…

Les propos de l’Ombre étaient encore plus difficiles à saisir que d’habitude, et l’Apprenti n’insista pas.

– Tu n’aurais pas dû… te donner tout ce mal avec tes barrières… reprit l’Ombre aussitôt. C’est toi bientôt… qui les feras disparaître… pour te jeter dans mes bras…

– Compte dessus ! cria Guillemot d’une voix cassée.

L’Ombre ricana. Elle s’assit contre un mur du cachot, du moins telle fut l’impression de Guillemot ; à cette distance, il la distinguait mal.

– Bavardons un peu, veux-tu… Nous avons tant à nous dire…

La voix caverneuse s’était faite caressante. Guillemot se sentit mal à l’aise.

– Dis-moi, mon garçon… Parle-moi de tes parents… Comment vont-ils ?…

Le cœur de Guillemot battit plus fort.

– Je n’ai rien à vous dire ! Ma vie ne vous regarde pas !

– Mais au contraire, mon garçon… au contraire… Dis-moi… ta mère est-elle toujours aussi jolie ?… La blonde Alicia… à la peau si douce…

Guillemot ouvrit la bouche de stupéfaction. Comment… comment savait-il ? Et que signifiaient ces allusions ?

– Taisez-vous ! hurla-t-il.

La voix de l’Ombre s’adoucit encore.

– J’ai tous les droits, mon garçon… Surtout celui de te parler de ta mère…

– Non ! Pas de ma mère !

Dans la tête de Guillemot, les pensées se bousculaient, s’entrechoquaient. Lui échappaient. Il avait l’impression qu’une main aux ongles acérés s’était introduite dans sa poitrine et s’amusait à lui griffer le cœur.

– Parlons de ton père, alors…

– De mon père ? Pourquoi de mon père ?

Guillemot se sentait près de fondre en larmes.

– Pourquoi… Tu me demandes pourquoi… Mais enfin, mon garçon… Parce que ton père, que tu n’as jamais connu… ton père que l’on t’a caché depuis que tu es né… celui qui a aimé ta mère Alicia… ton père, Guillemot… C’EST MOI…

– NOOON ! NOOON !

L’Apprenti Sorcier se prit la tête entre les mains, et hurla. Il devenait fou. Son père, ce monstre, ce démon ! C’était impossible ! Il ne voulait pas le croire. Il ne devait pas le croire !

Mais… si c’était lui ? Qu’attendait-il, dans ce cas, pour faire cesser toute cette souffrance ? Qu’attendait-il pour effacer ces barrières et se précipiter contre lui, le serrer dans ses bras ?

L’Armure d’Ægishjamur se mit à briller plus fort et Hagal brûla avec davantage de vigueur… Comme pour mettre en garde Guillemot qui s’était levé et titubait.

– Viens, mon garçon… viens rejoindre ton père… Guillemot… mon fils…

L’Apprenti fit un pas, puis un autre, dans sa direction, comme un somnambule. Désormais, tout lui apparaissait clairement : son père, qu’il cherchait depuis toujours, était là, de l’autre côté des barrières qu’il avait stupidement érigées ! Son père l’attendait, il allait le prendre dans ses bras. Tout était fini…

C’est alors qu’un Graphème se matérialisa dans l’esprit de Guillemot. Un Graphème en forme de balance, nimbé d’une chaude clarté. Teiwaz, le signe d’Irmin, l’équilibre, la loi et l’ordre, l’invincible principe de justice et de cohésion du monde !

A peine installé dans l’esprit de Guillemot, le Graphème combattit les éléments de magie subtile que l’Ombre avait insérés de façon invisible dans ses paroles. Une magie terriblement douce, qui empêchait le garçon affaibli de raisonner normalement et le privait de sa volonté, le transformant en pantin stupide.

Teiwaz travailla efficacement à rétablir la sérénité et l’harmonie dans ses pensées.

L’Ombre vit bientôt Guillemot hésiter, puis revenir sur ses pas.

– Qu’attends-tu… mon fils ?…

Les chuchotements devenaient inquiets. Teiwaz balaya les particules magiques qui accompagnaient les paroles de l’Ombre avant qu’elles n’atteignent le cerveau de l’Apprenti. Guillemot rassemblait peu à peu ses esprits.

Si l’Ombre était son père, pourquoi avait-elle cherché à lui faire du mal, en déchaînant sa magie contre lui, lors de leur précédente rencontre ? Un père n’agit pas comme cela avec son fils ! Son fils…

Une évidence le frappa tout à coup. Alicia n’était pas sa vraie mère ! Il le savait depuis les révélations du Seigneur Sha à ce sujet, et surtout, depuis l’aveu qu’elle-même lui avait fait à propos du bébé volé dans la maternité ! Il le savait, et il s’était résigné à l’évidence. Même si la seule idée que cette femme, qu’il aimait plus que tout au monde, n’était pas sa mère le faisait suffoquer de douleur…

Il le savait, lui ! Mais pas l’Ombre.

L’Ombre s’était certainement renseignée, elle avait appris le nom d’Alicia et ce à quoi elle ressemblait, l’Ombre avait su qu’il ne connaissait pas son père. Elle avait essayé de le tromper ! Et elle avait failli réussir… Comment avait-il pu tomber dans un piège aussi grossier ? Comment avait-il été tenté de se jeter dans les bras de ce monstre ?

Guillemot, ignorant tout du travail accompli par Teiwaz contre la magie insidieuse de son tourmenteur, tourna un visage rouge de colère en direction de l’endroit où il devinait l’Ombre, assise :

– Je ne viendrai pas ! Vous n’êtes pas mon père !

L’Ombre comprit que Guillemot lui avait échappé.

Il ne savait par quel sortilège, mais elle l’avait perdu, alors qu’elle touchait au but !

Elle hurla de rage et déchaîna ses boules noires contre l’Armure qui les stoppa.

– Tu ne perds rien pour attendre… Lorsque je reviendrai… tu me supplieras de te tuer… pour avoir moins mal…

Les ténèbres s’animèrent et prirent la direction de la porte, qui s’ouvrit et se referma en claquant. Guillemot s’autorisa un sourire satisfait : il avait tenu tête à l’Ombre un jour de plus !

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